CHAPEAU BAS [Ivan E. Coyote]

Une déclaration d’amour à toutes les lesbiennes fems, par Ivan E. Coyote.

vidéo : © Pancake Heart, 2010 (https://www.youtube.com/watch?v=2Q7IzwUa_kI)
sous-titres : © Hystériques & AssociéEs, 2012, 2017

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CHAPEAU BAS

par Ivan E. Coyote,

texte extrait de Missed Her, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 2010,

traduit de l’anglais (Canada) par Noémie Grunenwald (2012).

J’aimerais exprimer ma gratitude à chacune des fems magnifiques, féroces, plantureuses, ardentes et explosives qui sont dans les parages ce soir. C’est pour toi que je plie mes chemises et que je repasse consciencieusement mes cravates. C’est pour toi que je m’arrange pour assortir mes sous-vêtements et mes chaussettes. C’est à toi que je fais signe quand je soulève mon chapeau de cow-boy. C’est pour toi que je cire mes grosses bottes noires.

Je sais que tu as parfois l’impression que personne ne te remarque vraiment. Je veux que tu saches que moi je te vois. Je te vois dans la rue, dans le bus, à la salle de sport, au parc. Je ne sais pas comment je fais pour savoir que tu n’es pas straight, mais j’y arrive. C’est peut-être grâce à la façon dont tu me regardes. S’il-te-plaît, n’arrête pas de me regarder de cette manière. Toute ma vie, on m’a dit que j’étais moche, que j’étais moins bien qu’un homme, que je n’en étais d’ailleurs pas un, que personne ne voulait de moi. J’ai cru à tout ça, jusqu’à ce que tu arrives. S’il-te-plaît, n’arrête jamais de me regarder de cette manière.

Je ne m’aventurerais jamais à dire que la vie est plus difficile pour moi qu’elle ne l’est pour toi. Parfois, tu es invisible. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’on peut ressentir dans cette situation, de passer juste devant ses semblables et de ne pas être reconnue. De ne pas être vue. Moi, je ne peux pas me cacher, même si on me prend souvent pour quelqu’un que je ne suis pas du tout. Et ce n’est pas plus difficile, c’est juste différent.

Je sais que ces chaussures te font grave mal aux pieds. Et je veux que tu saches à quel point j’apprécie le fait que tu les portes quand même. Tu es sexy. J’aime quand tu les mets. Elles vont bien avec cette robe. Et si ça peut apaiser un peu ta douleur, sache que les gaudiots que j’ai aux pieds en ce moment même pèsent environ six kilos chacun et transforment la plante de mes pieds en une espèce d’érythème fessier pris dans une vague de chaleur, et me donnent l’impression de porter des chaussures de ski dès que je dois monter un escalier. Mais je les porte pour toi. Même si mes nouvelles bottes restent des chaussons de velours comparés à tes chaussures à talons de 12 cm qui montent jusqu’à tes genoux. Je le sais, et je te tire mon chapeau.

Je te promets que je ne suis pas en train de fixer tes seins. En fait, j’essaye de te regarder droit dans les yeux, mais tu fais presque 20 cm de plus que moi. Merci de te rappeler le paragraphe précédent dans lequel il est question de tes talons de 12 cm. En même temps, je voudrais mentionner que lorsque j’ai essayé de te regarder dans les yeux, je n’ai pu m’empêcher de remarquer ton ravissant nouveau pendentif. Je pourrais sans doute admirer à quel point il fait bien ressortir la couleur de tes yeux, si seulement je pouvais les voir.

Je veux te remercier de sortir du placard. Encore et encore, toujours et tout le temps, tout au long de ta vie. À l’école, au travail, chez le docteur, à la crèche de tes enfants, au mariage de ton frère. Merci de dégommer leurs stéréotypes. Je n’ai jamais eu l’occasion de sortir du placard, parce que mon placard a toujours été fait de verre. Mais tu le fais pour moi. Tu te bas contre l’homophobie d’une façon dont je ne pourrais jamais. Certaines personnes pensent que je suis queer parce que je suis indésirable. Tu leur prouve qu’être queer est ton désir.

Merci de m’aimer pour ce que je suis et pour ce à quoi je ressemble, et non malgré ce que je suis et ce à quoi je ressemble.

Merci de sentir si bon.

Merci de me tenir la main dans la rue quand il y a un match de hockey. Je sais que c’est certainement mesquin de ma part de sourire cruellement à tous les mecs bourrés en survet’ qui fument leur clope devant les bars pendant les mi-temps, juste parce que tu es tellement sexy, et que tu es avec moi, pas avec eux, mais je ne peux pas m’en empêcher. C’est bien ça, les gars. Vous la voulez, mais elle, c’est moi qu’elle veut. Alors, ça vous en bouche un coin, hein ?..

Merci de porter des culottes et soutien-gorges assortis. Je ne sais pas pourquoi ça me donne l’impression que ma vie est si parfaite, mais c’est vraiment l’effet que ça me fait.

Merci de te coller à moi dans l’ombre du cinéma et de m’attraper la main dans les moments qui font peur. Ça me donne le sentiment d’être solide, d’être capable de prendre soin de toi. Même si les vampires ça n’existe pas, et que tu fais tellement de yoga que tu pourrais sûrement me botter le cul sans problème.

Je veux que tu saches que j’aime ta dent de travers, tes vergetures, ton bout de doigt en moins, ta jambe plus courte que l’autre, ton troisième téton, ton oeil paresseux, ta mèche rebelle, ta tâche de naissance qui a la forme du Texas. J’aime tout ça.

Je veux que tu saches que je sais que ce n’est pas toujours facile de m’aimer. Que parfois mon torse est comme un champ de mines, et ce n’est pas sûr que demain tu puisses retourner là où tu es allée hier soir. Il n’y a pas de manuel, pas d’itinéraire balisé, ni aucune hotline que tu puisses appeler. Mon corps ne se livre pas avec un mode d’emploi, et parfois moi-même je ne sais pas quoi en faire. Ce n’est parfois pas simple, mais malgré cela, tu me touches quand même.

Merci de m’avoir escorté dans les toilettes des femmes le jour où le sol de celles des hommes était recouvert par quelque chose dont je préfère ne pas parler. Merci de m’avoir demandé si j’avais un tampon dans mon sac suffisamment fort pour que la dame avec le pull turquoise réfléchisse à deux fois avant d’attraper sa fille et de me frapper avec la frite en mousse de la piscine. Je ne peux pas garantir à coup sûr que c’est ce qu’il se serait réellement passé, mais grâce à toi, je n’ai pas eu à le découvrir.

Merci d’avoir mis cette robe uniquement parce que tu savais qu’elle serait assortie à ma chemise. Ensemble, personne ne peut nous arrêter. À travers tes yeux, je suis superbe. En fait, c’est juste que je suis un cygne depuis toujours.