Chapitre 23

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

23

J’ai pressé les barquettes de baies de sureau contre ma veste en cuir et j’ai souri, sachant que Ruth serait ravie que j’en aie trouvé en hiver. Pour elle, ces baies avaient un gout rassurant, comme celui d’une saison de sa vie. Je pouvais déjà sentir l’odeur de la tarte au sureau encore chaude. Je me suis penchée au-dessus des rails du métro et j’ai regardé aussi loin que je pouvais. J’avais hâte de rentrer à la maison. Le soleil allait se lever dans quelques heures. La machine à coudre de Ruth serait en train de ronronner. Vivement qu’elle voie les baies de sureau. Son sourire serait mon lever de soleil.

J’ai entendu les trois adolescents avant de les voir. Ils chahutaient bruyamment en sautant par-dessus les tourniquets. Des garçons blancs remontés à bloc par les drogues. Leur première cible a été un vieil homme endormi sur un banc. Ils l’ont secoué, frappé et bousculé, en le balançant brutalement de mains en mains. Ils ont ri quand il a traversé le tourniquet et qu’il est parti en courant.

C’est à ce moment-là que j’ai commis une erreur. J’ai reculé dans la gare pour m’éloigner d’eux. En faisant ça, je m’éloignais aussi de la sortie et de toute possibilité d’obtenir de l’aide. Certaines erreurs dans la vie restent sans conséquence, d’autres vous enseignent une leçon que vous n’oublierez jamais.

Quand j’ai entendu leurs pas se rapprocher, j’ai eu la bonne idée de ne pas me cacher derrière le pilier. Le pire, ça aurait été de leur montrer que j’avais peur. J’ai mis la main dans mon sac pour en sortir une petite poignée de baies de sureau. Leur gout légèrement acidulé a éveillé mes sens. Elles tachaient mes mains de la couleur des batailles que j’avais remportées, et de celles que j’avais perdues. J’ai posé le reste sur le quai. J’aurais tellement aimé que Ruth sache que j’avais trouvé pour elle ces baies de sureau en plein hiver, dans cette ville bétonnée. Je voulais plus de temps avec Ruth. J’aurais aimé l’avoir remerciée d’avoir insufflé un peu de vie en moi.

J’ai placé mes clés de maison entre mes doigts de manière à hérisser mon poing de pointes cuivrées. J’étais piégé entre le bout du quai et les trois visages qui se rapprochaient de moi. Ils étaient les chasseurs, j’étais la proie. Un court instant avant que ça commence, j’ai maudit Ruth de m’avoir redonné espoir. Puis j’ai tout oublié, sauf ce que j’étais en train d’affronter.

Le chef de la bande s’est avancé. Il a essayé de me toucher le visage.

– Qu’est-ce qu’on a là ? a-t-il demandé, presque poliment.

J’ai bloqué sa main avec la mienne. Il a souri. Ça venait de commencer. Ils ne pouvaient pas voir mon poing hérissé de pointes. Je ne voulais pas montrer à quel point j’étais prête. Ses potes me regardaient et se moquaient. Mais le plus difficile à affronter, c’était son sourire. Il me faisait penser à celui d’un flic, narquois, destiné à me forcer à admettre mon impuissance.

– T’es quoi, toi, bordel ? m’a-t-il demandé d’une voix calme. Je peux pas dire ce que tu es. Peut-être que ce serait à nous de le découvrir, hein les gars ?

Ses sarcasmes et ses menaces me laissaient indifférent, non pas parce que j’y étais insensible mais parce que j’étais prêt à exploser.

J’essayais de ne pas écouter. Ce qu’il disait n’avait aucune importance. Ce que je répondais n’avait aucune importance. Tout ce qui comptait c’était l’action, la façon dont nos corps se tenaient, la juxtaposition de la matière et de l’espace, gorges à nu et rotules à découvert. À l’instant où ça éclaterait, j’aurais une chance de frapper, de changer le rapport de force. Quand un de leurs coups atteindrait mon corps, quand mes yeux seraient remplis de sang, quand je ne pourrais plus respirer, je serais à eux. Je me suis armée de courage en passant ma langue sur les grains de sureau restés coincés entre mes dents. À tout moment, ça allait exploser. À tout moment.

J’ai regardé le chef dans les yeux, refusant de lui montrer ma peur. Bien sûr, on savait tous les deux que j’avais peur. Je n’étais pas prête à mourir. Bien sûr que j’avais peur. Mais ce que je ne lui avais pas encore montré, c’était ma rage. Je ne pourrais sans doute jamais agir sur les puissances qui animaient ces brutes et les lâchaient sur moi. Mais si je devais mourir, j’étais fermement décidé à essayer de les emmener avec moi. Je pouvais sentir une brise sur mon visage. Un métro approchait. Arriverait-il à temps pour me sauver ?

L’attaque a commencé à ce moment-là. Son corps l’a trahi, me montrant son intention de bouger. J’ai balancé mon poing hérissé de pics en un uppercut au menton. Au moment de l’impact, il s’est mordu le bout de la langue. Son sang a aspergé mon visage, et coulé le long de mon poignet quand j’ai brandi mon poing. Le train est entré dans la gare en vrombissant.

Une autre gorge découverte. J’y ai enfoncé mon poing serré, aussi fort que j’ai pu. Malgré le bruit d’enfer du métro, j’ai entendu un gargouillement au moment où j’ai retiré mes clés.

Un poing aussi dur qu’une enclume s’est abattu sur le côté de ma mâchoire. Mon crâne s’est écrasé contre le pilier métallique. J’ai titubé sur le quai en me frottant les yeux pour essuyer ce sang qui n’était pas le mien.

Les portes du métro se sont ouvertes. La foule de l’heure de pointe matinale s’est écartée de moi, horrifiée. Quand les portes se sont refermées, j’ai regardé autour. Ils ne m’avaient pas suivi dans le train. J’ai regardé mes mains tachées de baies de sureau et de sang, en me demandant quelle proportion de ce sang était à moi. Ma tête palpitait de plus en plus intensément. La douleur me transperçait la mâchoire comme une barre de fer – chaleur ardente, froid glacial. Ma vue se dédoublait, se concentrait puis se brouillait de nouveau. Le bourdonnement dans mes oreilles couvrait le bruit du métro.

Je suis descendu à la 14e rue. C’était Ruth que je voulais voir. Si je devais mourir, je voulais que ce soit dans les bras de quelqu’une qui me comprenne. Mais je savais qu’on risquait de vivre une scène horrible en allant ensemble à l’hôpital. Peut-être que si j’y allais seule et qu’ils ne me faisaient pas enlever mon t-shirt, ils accepteraient de m’aider.

Personne ne m’a remarqué quand j’ai titubé à travers les portes à double battants de l’hôpital Saint Vincent. Puis des mains sont venues m’aider et me guider. Une infirmière m’a dévisagé en me tendant des formulaires. J’ai fait semblant d’être quelqu’un qui avait la sécurité sociale et qui n’avait pas peur d’être recherchée. Combien de temps ça allait leur prendre de vérifier mes mensonges ?

Une autre infirmière m’a allongée, doucement. Un vent violent a soufflé derrière mes yeux. Des médecins et des infirmières se sont penchées par-dessus la table et m’ont dévisagé. Je me suis demandé ce qu’elles voyaient. Le plafond commençait à bouger. On m’emmenait quelque part sur un lit à roulettes. Je me souviens avoir ouvert les yeux et vu un médecin me recoudre la bouche. Je voulais me débattre mais je suis resté immobile. Ma tête me faisait mal.

Quand j’ai rouvert les yeux, il n’y avait plus qu’une infirmière dans la chambre. Elle écrivait sur un porte-bloc. J’ai essayé de m’asseoir. Elle s’est approchée pour m’aider.

– Calmez-vous, a-t-elle murmuré.

Elle a lu la peur dans mes yeux.

– Vous savez où vous êtes? a-t-elle demandé.

J’ai hoché la tête.

– Vous avez alterné entre conscience et inconscience depuis que vous êtes ici. Vous avez la mâchoire cassée. Vous allez boire beaucoup de milkshakes pendant les mois qui viennent. On va bander votre blessure à la tête. Vous avez une commotion cérébrale. Le médecin attend les résultats de la radio. Il voudra peut-être que vous restiez en observation cette nuit.

J’avais l’impression que mon visage et ma tête étaient énormes et gonflés.

Il y avait de la gentillesse dans son sourire.

– Un officier de police va vous aider à faire une déposition.

J’ai écarquillé les yeux, j’avais peur.

– C’est une obligation légale, a t-elle précisé. Restez allongé là, maintenant. N’essayez pas de vous lever. Je reviens dans un moment.

Je me suis levée dès qu’elle est partie. La chambre tournait autour de moi. J’avais du mal à fixer mon regard sur quelque chose. Ma tête ne fonctionnait pas bien.

Ils découvriraient vite que je n’avais pas d’assurance santé. D’un instant à l’autre, un flic allait arriver. Chaque bout d’information que je pourrais donner serait un mensonge. J’étais toujours une hors-la-loi du genre : à chacune de mes rencontres avec la police, je pouvais finir en garde à vue1. J’ai paniqué. C’était le moment de m’enfuir. J’ai regardé dans mon portefeuille. J’avais plus qu’assez pour me payer un taxi et rentrer à la maison.

Il y avait une telle confusion dans la salle d’attente des urgences que personne n’a remarqué mon départ. Dehors, le vent glacé sur mon visage enflé m’a fait du bien, mais il m’a aussi donné mal à la tête. J’ai titubé jusqu’au coin de la 14erue et j’ai hélé un taxi. Le chauffeur s’est retourné vers moi.

– Tu vas où, mon pote ?

Je ne pouvais pas répondre. Il a froncé les sourcils.

– Vous allez où, monsieur ?

J’ai remué les mains, en vain.

– Vous êtes saoul ou quoi ?

Ruth. Je voulais rejoindre Ruth. J’ai grimacé pour qu’il puisse voir que mes gencives étaient suturées.

– Putain de merde.

J’ai mimé le geste d’écrire. Il m’a tendu un bloc-note et j’ai inscrit mon adresse. Il m’a regardé dans le rétroviseur en conduisant.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

J’ai haussé les épaules.

– Ah oui. Vous ne pouvez pas parler. J’avais oublié.

Il s’est arrêté devant mon immeuble.

– Ça fera trois dollars quarante, m’a-t-il dit.

Je lui ai donné un billet de cinq en lui faisant signe de garder la monnaie.

Je ne pensais qu’à une chose, c’était les bras de Ruth. Mais quand je me suis retrouvé devant sa porte, j’ai hésité. Même si je l’entendais dans l’appartement, je n’ai pas toqué. J’ai sorti mes propres clés sans faire de bruit. Elles étaient pleines de sang. J’ai calmé ma respiration, j’avais peur de mourir étouffé si je vomissais. Juste après avoir refermé ma porte, j’ai entendu frapper. Je savais que c’était sûrement Ruth. Je suis restée silencieuse et je n’ai pas bougé jusqu’à ce qu’elle s’en aille et qu’elle referme sa porte.

Pourquoi ? Pourquoi est-ce que j’avais d’un coup si peur de la voir ? Par crainte de faire reposer trop de choses sur elle ? Et si je lui en demandais trop ? Et si elle se détournait de moi ? Et si je la perdais ?

Malgré cela, je voulais aller la voir. Je voulais m’agenouiller devant elle, lui demander de me cacher et de me garder avec elle, en sécurité. Et je voulais que son amour me protège du danger. Plus que tout au monde, je voulais que quelqu’un me serre dans ses bras. Mais j’avais tellement peur de demander.

Ma tête me faisait mal, encore et encore. Je ne pouvais pas ouvrir la mâchoire. La panique me brulait la gorge comme de l’acide. Je me sentais claustrophobe, piégé à l’intérieur de mon crâne. Ma tête palpitait et la chambre tanguait comme le palais du rire de Crystal Beach2. L’espace d’un instant, l’idée de ne pas réussir à demander ce dont j’avais besoin m’a effrayé plus que celle d’être rejeté. J’ai bataillé maladroitement pour ouvrir le verrou de ma porte. Je l’ai claquée derrière moi avant de me jeter sur celle de Ruth en tambourinant avec mon poing. Si elle ne répondait pas rapidement, je sentais que mon élan de courage allait se dissiper.

Ruth a ouvert la porte. Elle portait un tablier démodé. Elle a ramené en arrière ses cheveux roux, laissant apparaitre un regard terrifié. Mon menton me faisait mal et tremblait. J’ai lutté pour essayer de parler. Elle a vu mes gencives recousues. Ruth m’a tendu la main, m’a emmené dans la cuisine et m’a fait asseoir. J’ai essayé de prononcer les deux mêmes mots, encore et encore, mais elle ne me comprenait pas.

Elle m’a apporté un bloc-note et un crayon, mais je n’arrivais pas à le tenir dans ma main droite enflée. Elle a pris une vieille plaque de cuisson sur l’égouttoir et a ouvert une boite de Crisco3. Ensuite, elle a étalé une épaisse couche de graisse sur l’aluminium et l’a placée sur la table devant moi. Avec mon index gauche, j’ai tracé les deux mots que je ressassais :Aide-moi ?

Ruth s’est agenouillée devant moi et a enfoui son visage entre mes cuisses. Elle pleurait avec amertume. J’ai essayé de la consoler en caressant ses cheveux et en lissant le tissu à fleurs qui couvrait ses larges épaules.

– C’est pour ça que je ne voulais pas te laisser entrer dans ma vie, a-t-elle sangloté. Parce que je savais qu’il faudrait que je regarde. Quand c’est moi, je n’ai pas à le voir. Mais à partir du moment où je tiens à toi, je dois regarder les choses en face. Je vois tout ça, même si je ne veux pas.

Ses mots confirmaient ma pire crainte : je lui en avais trop demandé.

Je me suis levée lentement et j’ai titubé jusqu’à la porte. Ruth l’a bloquée avec la main.

– Jess, assieds-toi. Où tu vas ?

Elle s’est essuyé les yeux du revers de la main. Je l’ai regardée calmement, dissimulant ma peur d’être rejeté.

– Mon chou, m’a-t-elle dit en me caressant la joue. Je suis tellement désolée. C’est juste que je refuse que ça tombe sur toi. Allez, mon cœur, s’il te plait. Viens.

Ruth m’a emmenée dans sa chambre. Je me suis protégé les yeux des rayons du soleil qui passaient par la fenêtre. Elle a tiré les stores.

Elle m’a allongé sur son lit. Je pouvais sentir les coins brodés de sa taie d’oreiller contre ma joue. Étendue, j’avais encore plus mal à la tête. Je me suis assise sans savoir pourquoi. Ruth a touché l’arrière de mon crâne. J’ai grimacé de douleur. Elle a regardé sa main, horrifiée. Elle était couverte de sang.

– Jess, a-t-elle murmuré. J’ai peur.

J’ai plissé les yeux, appréhendant une autre réaction de rejet. Ruth a pris ma main et a embrassé chacune de mes articulations meurtries. Je n’avais pas peur de mourir si c’était dans son lit, ma main dans les siennes.

Elle a doucement appuyé ma tête contre elle. Ça faisait mal mais j’avais besoin d’être proche d’elle. Elle s’est mise à parler tout bas, presque à murmurer :

– Une fois, dans un vieux magazine de travestis, j’ai lu qu’à une époque, il y a très très longtemps, les gens comme nous étaient honorés. Si je pouvais, Jess, je te ramènerais là-bas et je te laisserais avec des gens qui prendraient soin de toi autant que moi. Je te saurais aimée et en sécurité.

J’ai essayé de m’asseoir.

– Appuie-toi sur moi, Jess. Il faut que tu te reposes.

J’ai grogné en essayant de poser ma tête sur son sternum. Ruth m’a rehaussée avec des oreillers. Elle s’est ensuite blottie entre mes cuisses et de sa large main, elle a caressé ma poitrine.

– Chut, a-t-elle chuchoté. Je sais que tu as peur, toi aussi, mais ça va aller. Quand ils me blessent à la tête, c’est toujours le pire. J’ai toujours peur de perdre mes pensées, mes souvenirs. J’ai peur de me perdre. C’est comme ça que tu te sens ?

Elle a essuyé les larmes sur mes joues.

J’ai fermé les yeux.

– Essaie de rester réveillé, mon chou, m’a t-elle suppliée. S’il te plait. Ça me fait peur que tu t’endormes maintenant.

J’avais envie de me laisser partir.

– Je vais te raconter des histoires, a-t-elle dit en souriant. Je vais te dire où j’ai grandi. T’es d’accord ?

En un clin d’œil, j’ai retrouvé mes esprits et j’ai hoché la tête. Ruth a posé sa joue contre ma poitrine et m’a serrée fort dans ses bras.

– Oh, Jess. J’aimerais tellement te montrer les vignes. J’aimerais que tu sentes l’odeur du raisin dans l’air de l’automne.

Elle m’a regardée et a souri.

– Un jour, je te ferai une tarte aux raisins. Après ma grand-mère Anne et ma maman, je fais la meilleure tarte aux raisins de la vallée.

L’idée d’une tarte aux raisins ne me disait rien, mais ça n’avait pas beaucoup d’importance à ce moment-là.

Ruth m’hypnotisait avec sa voix.

– J’aimerais tellement pouvoir te montrer tout ça – comment les collines changent avec les saisons. En hiver, mon oncle Dale pouvait me donner le nom de chaque arbre juste en regardant sa silhouette dans le ciel. Mais c’étaient les vignes qui nous faisaient découvrir le printemps. On n’aurait peut-être pas remarqué l’odeur de la terre quand elle dégèle si on n’avait pas eu à la travailler. Les hommes taillaient les vignes et nous, on les attachait aux tuteurs. L’époque où les femmes travaillaient ensemble dans les vignes, c’était les meilleurs moments de ma vie, Jess. Je sais que c’était un travail difficile de porter des bacs lourds, pleins de raisins. Mais tout ce dont je me souviens, c’est qu’on parlait et qu’on riait ensemble. Toutes les histoires commençaient par la même phrase : « Tu te rappelles la fois où… »

Ruth m’a jeté un coup d’œil pour s’assurer que j’étais bien réveillé.

– Quand j’avais huit ou neuf ans, mon oncle Dale a voulu m’emmener avec les hommes pour tailler les vignes. Mais ma mère a dit non. Elle, ma tante et ma grand-mère m’ont emmenée travailler avec elles. Elles savaient déjà qui j’étais.

Je me crispais à mesure que la douleur grandissait dans ma tête. Ruth m’a massé la poitrine jusqu’à ce qu’elle s’apaise.

– Je me rappelle que mon oncle Dale disait à ma mère que j’avais besoin d’un homme dans mon entourage. J’étais très jeune quand mon père est mort. Dale passait à la maison pour m’emmener chasser. La plupart du temps, on ne faisait que marcher dans les bois. Il m’a appris à respecter Bare Hill4, le berceau de la Nation Sénéca. Le gouvernement y a tracé une route, en plein milieu des lieux de sépultures. En tout cas, la façon dont je grandissais avait l’air d’énerver Dale de plus en plus. Il n’y avait clairement rien de masculin chez moi et je crois qu’il pensait que c’était de sa faute. Un jour de printemps, on marchait dans Bare Hill. Les nuages se déplaçaient vite et jetaient au passage une ombre sur la vallée et le lac. Oncle Dale semblait tellement dégouté de moi que je pensais qu’il finirait par arrêter de m’emmener en balade.

Ruth a continué :

– Quand on est arrivés au sommet de la colline, j’ai vu un homme avec de longs cheveux brun chocolat, de la même couleur que le terreau. Un jour, je te montrerai à quoi ressemble la terre qu’on appelle terreau – elle est très fertile et très belle. Là, ils se sont mis à parler tout en restant debout. Puis, Dale a hoché la tête dans ma direction et a dit : « J’essaie d’apprendre à ce garçon à devenir un homme. » Sa voix laissait entendre qu’il avait déjà échoué. J’avais tellement honte d’être là et que cet inconnu découvre, en même temps que moi, la déception dans la voix de mon oncle. Mais cet homme a posé la main sur l’épaule de mon oncle et a dit : « Laisse cet enfant vivre comme il est. » Au bout d’une minute, Dale a baissé la tête et a acquiescé. Il m’a regardée différemment après ça, comme s’il me voyait pour la première fois.

Ruth pleurait doucement contre mon ventre. J’ai fait courir mes doigts dans ses cheveux.

– Je voulais tellement qu’il m’aime. Et après cela, il m’a aimée. Je savais déjà qu’il tenait à moi. Mais je ne le croyais pas capable d’accepter l’idée que je ne devienne pas un homme. Après ce jour-là, on n’a plus fait semblant de chasser. On allait juste se balader. Il aimait ces collines plus que n’importe qui. J’étais si fière qu’il m’emmène là-haut avec lui.

Elle a attrapé un mouchoir et s’est mouchée.

– Tu veux que je te raconte un truc drôle ?

Elle a souri.

– Des années plus tard, je lui ai rappelé ce jour où on avait rencontré cet homme sur la colline, et oncle Dale a prétendu qu’une telle chose n’était jamais arrivée. Il a dit que ça devait être un des esprits Sénécas qui arpentent ces collines. J’étais incapable de dire si c’était vraiment arrivé ou pas. Ce dont je suis sure, c’est que quelque chose a changé entre Dale et moi ce jour-là. Et je sais que c’était vraiment dur pour lui de l’admettre.

J’ai roulé ma tête doucement sur l’oreiller jusqu’à trouver une position qui ne me fasse pas souffrir. Mes paupières tressautaient.

– Jess, bats-toi pour rester éveillée, mon chou. S’il te plait. Réveille-toi, Jess.

C’est la dernière chose que j’ai entendue avant de perdre connaissance.

Les jours suivants, j’ai navigué entre conscience et inconscience. Une femme est venue dans la chambre avec Ruth. Je sentais leurs mains rassurantes sur moi. Ruth me soutenait pendant que la femme nettoyait une zone très douloureuse sur mon crâne. Quand elle a eu terminé, elle a enveloppé ma tête avec un bandage de gaze. Ruth m’a aidée à m’asseoir et m’a encouragée à boire avec une paille. Je voyais mon sang partout : des traces circulaires essuyées à l’éponge sur le mur et derrière le lit, et des auréoles sur ses beaux oreillers brodés.

Les jours passaient et j’entendais les pleurs de Ruth remplacer le bourdonnement régulier de sa machine à coudre. Même à moitié inconscient, je savais que je lui en demandais trop cette fois-ci. Mon sang imprégnait tout et les taches ne s’effaceraient pas de sa vie.

Un matin, j’ai senti ses lèvres sur mon front et j’ai ouvert les yeux. J’avais oublié ma mâchoire cassée et j’ai essayé de parler. Quand j’ai réalisé que je n’y arrivais pas, je me suis touché le visage. Elle a mis ses mains sur les miennes.

– Ça va, mon chou. Tu vas mieux. Regarde-moi. Laisse-moi voir tes yeux.

Elle tenait ma tête entre ses mains comme si c’était une boule de cristal. En voyant l’expression de son visage, je me suis demandé comment j’avais pu croire qu’il me fallait réclamer son amour.

Elle a baissé les yeux.

– J’ai fait quelque chose d’horrible, Jess. Je voulais juste t’aider. Je me suis permis d’entrer chez toi et j’ai trouvé le nom de l’entreprise où tu travailles sur les talons de chèques qui trainaient sur la table de la cuisine. Je pensais que si je les prévenais que tu étais malade, tu pourrais garder ton travail. Je leur ai dit que tu avais été agressée et que tu serais indisponible pendant une semaine ou deux. Jess, j’ai parlé de toi en disant elle. J’ai pas réfléchi. Ils ont entendu. Je suis tellement désolée. Ça veut dire que je t’ai fait perdre ce travail.

Ruth m’a touché le visage.

– J’imagine que tu dois vraiment être fâché contre moi.

J’ai secoué la tête. C’était une erreur, c’est tout. J’ai repensé à Duffy, le syndicaliste qui m’avait fait la même chose. Rétrospectivement, je lui ai pardonné.

J’ai agité la main pour demander quelque chose pour écrire. Ruth est revenue avec un stylo et un papier. Ma main droite était raide et endolorie mais les mots que j’écrivais étaient lisibles. La vie m’offrait une autre chance d’exprimer ce message. Ruth a lu les mots à voix haute :

– Merci de ton amour.

Et on a pleuré ensemble.

***

Je suis allé en personne à l’agence intérim des arts graphiques, et j’ai déposé un mot disant que j’étais à la recherche d’un travail. J’ai commencé un nouveau boulot le soir même. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que j’étais devenue typographe qualifiée.

Il restait un mois et demi avant Noël et la troisième équipe avait du mal à gérer la charge de travail que les agences de pub nous envoyaient. J’ai pris toutes les heures supplémentaires qu’ils me proposaient. Je voulais du fric, vite.

La nuit, je vivais dans les chaines de caractères, le visage éclairé par la lumière blafarde de l’écran. La succession des glyphes est devenue ma poésie. Leurs courbes me chantaient une chanson : la mélodie signifiait tout, les mots peu de choses.

À l’aube, je faisais de la musculation dans une salle de sport. Je m’arrêtais seulement quand les pulsations dans ma tête commençaient à m’effrayer. J’ancrais ma volonté de vivre au plus profond de mon corps. Si mes mâchoires serrées retenaient ma colère et ma frustration prisonnières, je hurlais à travers mes muscles. Je me demandais si je n’allais pas exploser de rage. Au début la musculation avait diminué ma tension, mais au bout d’un moment les séances frénétiques ont fini par l’alimenter. J’étais une bombe à retardement, tic-tac tic-tac, à quelques secondes de la détonation.

Je ne dormais pas vraiment, seulement quelques heures le matin et en fin d’après-midi. J’avais peur de perdre conscience, peur de ne jamais retrouver le chemin du retour.

Ruth semblait s’inquiéter du temps que je passais en dehors de l’appartement. Je le devinais à son air de soulagement quand je frappais chaque jour à sa porte pour dire bonjour. « Tu vas où ? », soupirait-elle en me servant une boisson protéinée. Je voyais bien qu’elle n’attendait pas de réponse.

Un froid matin de décembre, toute cette agitation intérieure m’a conduite jusqu’à la plage de Far Rockaway5.

Alors que je marchais le long du rivage, j’ai réalisé que la peur et le silence avaient maintenu mes mâchoires serrées pendant une grande partie de ma vie. Je me suis demandé si le silence avait aussi tué Rocco et le majordome anonyme, un petit peu chaque jour. Qu’est-ce que j’allais dire, quand je finirais par couper les fils qui maintenaient mes mâchoires fermées ?

Deux jours avant le weekend de Noël, le contremaitre de l’équipe de nuit m’a remis le dernier chèque dont j’avais besoin. Le matin suivant, j’irais l’encaisser, je montrerais ma carte d’entreprise et je ressortirais avec tout l’argent qu’il me fallait pour acheter le cadeau de Ruth.

Je me suis faufilée dans le réfectoire, sans pointer en sortant. Je me suis glissé dans le coin entre deux distributeurs automatiques, ma cachette préférée au boulot, et j’ai prudemment posé ma tête contre le mur. Les maux de tête étaient moins intenses, mais ils me faisaient toujours peur.

J’ai entendu Marija et Karen, deux typographes, entrer dans le réfectoire en riant.

– T’as de la monnaie ? a demandé Marija.

Je suis restée assise sans bouger, j’avais peur d’être découverte.

Les mains de Marija avaient toujours attiré mon attention. Certaines personnes trainent leurs mains toute leur vie comme des poids morts, et d’autres parlent avec les leurs. Mais les mains de Marija étaient différentes. Certes, elles communiquaient, mais elles avaient l’air de mener une conversation totalement distincte de celle dans laquelle elle était engagée verbalement. Quand Marija parlait avec d’autres typographes, elle riait nerveusement et se mordait les lèvres. Mais ses mains restaient calmes. Alors que ses mots pouvaient trancher de manière sèche et incisive, ses mains trouvaient les nœuds douloureux dans les épaules ou le cou d’une collègue. J’imaginais ces mains incroyables passer dans mes cheveux, me caresser la nuque.

– J’te dis, c’est glauque la manière dont il me regarde, a dit Marija.

– Qui ? a demandé Karen.

Marija a soupiré.

– Le gars qui parle jamais, Jesse. J’te dis, la manière qu’il a de me fixer, ça me fout les jetons.

– Peut-être qu’il en pince pour toi, a dit Karen en riant.

– Beeeeuh, il me regarde comme un bout de viande ou un truc comme ça.

– Il est inoffensif, a gloussé Karen.

– T’en sais rien, ça pourrait être un psychopathe, a riposté Marija.

– Il est tellement efféminé, il doit être gay, a interrompu Karen.

Je les ai entendues partir.

– J’te le dis, c’est le genre dont il faut se méfier, a conclu Marija.

Je pouvais voir ses mains s’appuyer doucement sur le dos de Karen. J’ai fermé les yeux et j’ai attendu jusqu’à ce que je sois sûr qu’elles étaient parties. Je suis ensuite sorti de l’atelier, en sachant que je n’y retournerais jamais.

Quand je suis rentré, j’ai posé le miroir de la salle de bain contre le canapé et j’ai sorti des ciseaux et une pince à épiler. J’ai bu deux grosses gorgées de whisky à la paille avant de couper chaque fil qui liait mes gencives entres elles. J’ai retiré chaque morceau d’un coup assuré, comme si j’arrachais de vieux pansements. Ni trop rapide, ni trop lent, juste régulier. Une fois que j’étais sûr d’avoir coupé le dernier point, je me suis rincé la bouche avec du whisky. Puis j’ai bu ce qu’il en restait, pour pouvoir dormir et oublier combien les mots de Marija m’avaient dépouillé de mon humanité.

Quand je me suis réveillée, je suis sortie et j’ai remonté la 34e rue en zigzagant comme une guerrière dans la foule des passants qui faisaient leur shopping. Je savais exactement ce que je cherchais. Sur un bout de papier que j’ai tendu à la vendeuse, j’avais écrit : « la meilleure machine à coudre que vous avez ». J’ai réalisé ensuite que mes mâchoires n’étaient plus lacées. Le silence était devenu une habitude.

Elle m’a montré les modèles d’exposition. Ils se ressemblaient plus ou moins tous, sauf un.

Je ne faisais pas de couture, mais quand elle l’a pointée du doigt, j’ai su que c’était la bonne. Elle scintillait comme une moto. La vendeuse m’a parlé de ses accessoires et de ses capacités infinies. J’ai souri. Je ne comprenais pas un mot de ce qu’elle disait. Je voyais déjà Ruth penchée sur cette magnifique machine, en train de coudre sa magie sur le tissu. Pendant que je payais en liquide, j’ai ressenti de l’excitation, une sensation que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps.

Sous une neige légère, j’ai trimbalé la machine à travers les rues peuplées, avant de héler un taxi.

Aussitôt rentré, j’ai nettoyé mon appartement avec ardeur. Une fois que la maison étincelait, j’ai réalisé que j’étais sale. J’ai pris une longue douche chaude. J’ai laissé l’eau assouplir mes mâchoires, de sorte qu’elles ne claquent pas à chaque fois que j’ouvrais la bouche. Je me suis séchée et j’ai mis un t-shirt blanc propre et un chino kaki. En me passant un coup de peigne, je me suis aperçu dans le miroir de la cuisine. Mes yeux avaient un air si triste que je n’arrivais pas à soutenir mon propre regard. Mon visage semblait beaucoup plus vieux que dans mon souvenir. Du bout des doigts, j’ai parcouru mes muscles qui ondulaient de mes épaules à mes bras, en passant par ma poitrine. Soudain, toutes ces longues heures de musculation me sont apparues comme la preuve de ma volonté de vivre. Je m’étais envoyé un cadeau, un souvenir du corps, un souvenir de moi.

J’ai fait les magasins sur Grand Street pour trouver du papier cadeau chinois fait à la main. Je pointais du doigt ce dont j’avais besoin. Je ne parlais toujours pas.

C’est pour Ruth que j’ai prononcé mes premiers mots. J’ai frappé à sa porte le soir du réveillon de Noël.

– Jess, t’étais où ? J’étais morte de peur. Rentre. Tanya et Esperanza sont là.

Je n’ai pas bronché.

– Ça va ?

Elle avait l’air inquiète. J’ai légèrement bougé les mâchoires.

– Ruth.

Quand elle a entendu ma voix, des larmes lui sont montées aux yeux.

– Merci. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi, ai-je dit.

On a pressé nos fronts l’un contre l’autre.

– Je suis désolé. Je sais que je t’en ai énormément demandé.

– Chut, a-t-elle chuchoté.

– Ruth, je t’aime.

– Chhht, je sais. Je t’aime aussi, chérie.

Elle a pris mon visage dans ses mains, puis m’a attirée tout près d’elle. On s’est serré dans les bras comme si on n’allait plus jamais se lâcher.

– Oh ! Moi aussi j’en veux un peu. Viens ici mon joli, a dit Tanya.

Ruth a secoué la tête et a répondu à Tanya en souriant :

– Jess est une B-girl.

Je n’avais pas entendu ce mot depuis des années. B-girl, le vieux code que les fems utilisaient en public pour parler des butchs quand elles avaient peur d’être entendues. Il y avait encore tant de choses que j’ignorais à propos de Ruth.

– Oh ! Chérie ! s’est exclamée Tanya.

Elle m’a reluqué des pieds à la tête avec un air satisfait.

– Je pourrais changer de bord pour toi, ma belle !

Ruth m’a présenté à Esperanza.

– Mucho gusto6, a murmuré Esperanza d’une voix aussi trouble que la mienne ou que celle de Ruth.

Esperanza a rougi quand je lui ai baisé la main.

– On est en train de décorer le sapin. Tu veux nous aider ?

Elle m’a tendu des guirlandes.

– J’ai jamais fait ça, ai-je souri timidement.

– T’as jamais décoré de sapin de Noël ? a demandé Esperanza en fronçant les sourcils.

J’ai secoué la tête.

– Tu ne faisais pas Noël quand t’étais petite ?

J’ai secoué la tête de nouveau.

– Trop pauvre ?

J’ai ri. Mes mâchoires ont claqué quand j’ai répondu :

– Trop Juive.

Ruth m’a donné un biscuit qu’elle venait de décorer.

– Il est encore chaud, alors il est moelleux. C’est du pain d’épices. Goute. Juste une bouchée.

J’ai redécouvert le gout.

Ruth a continué :

– On fait des biscuits pour les emmener aux amis qui sont coincés à l’hôpital avec le sida.

Jusque-là, j’avais eu l’impression que cette épidémie n’existait qu’à des millions de kilomètres de moi.

– Je peux venir ?

Ruth a soupiré profondément.

– Oui, si tu veux.

– Ça, c’est le lait de poule7 de Tanya. Il déchire. Si ça ne te donne pas le gout de la fête, rien ne le fera, m’a dit Tanya en me donnant une tasse.

– Vas-y tranquille avec ça, a repris Ruth en s’essuyant les mains sur son tablier.

Tanya lui a fait une grimace.

– L’écoute pas. C’est pas parce que c’est une pote de Bill W.8 qu’il faut qu’on traine toutes avec lui, a-t-elle enchainé.

– On va dans un club transformiste ce soir. Tu veux venir ? a demandé Esperanza.

J’ai regardé Ruth. Elle a souri et haussé les épaules.

– Je vais t’apprendre comment on se déhanche sur une piste de danse, chérie, a dit Tanya.

J’ai ri.

– Moi aussi je peux te montrer deux ou trois trucs sur la piste !

– Seigneur, ayez pitié, achevez-moi ! a dit Tanya en s’éventant de sa grande main.

Esperanza a souri.

– Je vais t’apprendre une ancienne danse, le merengue9, la danse des esclaves.

Je me suis souvenu du cadeau pour Ruth.

– Je reviens tout de suite, ai-je dit.

Quand j’ai trainé le lourd paquet rectangulaire dans le salon, Ruth s’est assise lourdement sur le canapé comme si elle avait été frappée par une mauvaise nouvelle.

– C’est pour toi, ai-je annoncé en souriant.

– Ouvre-le, ma fille, a pressé Tanya.

Ruth s’est mordu la lèvre.

– T’aurais pas dû.

Tout mon amour se dessinait dans mon sourire.

– Oh, chut.

Elle a soupiré, a ouvert le papier cadeau avec soin, l’a plié et posé sur le côté. Quand elle a enlevé le couvercle de la machine à coudre, Ruth a eu un hoquet de surprise. À la manière dont ses doigts parcouraient la machine, je voyais combien ça la rendait heureuse.

– Je te ferai un costume, a-t-elle chuchoté.

– Vraiment ? j’ai demandé avec un grand sourire.

Ruth a hoché la tête et s’est mordu le poing. Puis elle s’est levée et s’est dirigée vers le conifère à moitié décoré.

– Tiens, c’est pour toi, a-t-elle dit en me tendant un paquet plat.

C’était un livre intitulé Gay American History10Mes mains tremblaient en le feuilletant. Ruth m’a pris le livre des mains et elle est allée à l’index.

– Écoute, tu te souviens quand je t’ai dit que j’avais lu dans un magazine de travestis que les gens comme nous étaient autrefois honorés ? Regarde tout ce chapitre sur les sociétés Natives. Mais, attends, regarde ça aussi.

Elle a tourné les pages.

– Toute cette partie parle de femmes comme toi, qui ont vécu comme hommes.

Les larmes m’ont troublé la vue.

Esperanza a regardé le titre et a secoué la tête.

– J’aimerais qu’on soit pas tout le temps rangées dans la catégorie gay.

Ruth a changé de sujet, comme à son habitude. Elle m’a tendu un paquet emballé dans un papier rouge.

– Ouvre-le.

Dedans, il y avait une aquarelle qui représentait un visage plein d’émotions en train de regarder les étoiles. C’était un visage magnifique, que je n’avais jamais vu. C’était mon visage.

– Fais-moi voir ça, chéri, a dit Tanya en l’attrapant. Oh, Ruth, c’est trop beau. Ça lui ressemble parfaitement.

– Ruth, est-ce que ça me ressemble vraiment ? ai-je demandé en me mordant les lèvres.

Elle a hoché la tête et a souri à travers ses larmes.

– Quand j’ai cru que t’allais peut-être mourir, j’ai commencé à esquisser ton visage. Je voulais qu’il me reste de toi quelque chose de plus que mes souvenirs. Tes yeux étaient clos, mais en fermant les miens, je me rappelais comment leur couleur changeait avec la lumière.

Ruth s’est assise à côté de moi sur le canapé. On s’est prises dans les bras et on s’est balancées un peu. Esperanza et Tanya se sont assises par terre, tout près de nous.

Mon menton tremblait et me faisait mal.

– Vous savez, je leur ai dit, je vous ai cherchées pendant tellement longtemps. J’arrive pas à croire que je vous ai enfin trouvées.

J’ai serré Ruth fort dans mes bras et on a toutes les deux pleuré.

Esperanza a posé sa main sur ma cuisse.

– Tu sais ce que mon prénom veut dire ?

J’ai secoué la tête.

– Non, mais je sais qu’il est joli.

Elle a souri et m’a regardé d’un air sûr et déterminé.

– Esperanza, a-t-elle expliqué, ça signifie espoir.

**********************************************************************

1. Entre 1848 et 1920, une cinquantaine de villes états-uniennes votent des lois interdisant le travestissement (cross-dressing). Certaines d’entre elles sont restées en vigueur jusque dans les années 1980. La criminalisation des pratiques de travestissement participe de la répression de la prostitution, de l’homosexualité, des déviances de genre et des mouvements féministes. Elle s’inscrit plus largement dans des campagnes contre l’indécence morale et l’extension des dispositifs policiers d’identification des individu·e·s. L’une des manières d’appliquer ces lois est de réprimer toute personne ne portant pas au minimum trois vêtements correspondant à son sexe assigné.

2. Crystal Beach Amusement Park est un parc d’attractions situé dans l’Ontario au Canada. Ouvert de 1888 à 1989, on pouvait y accéder en bateau à vapeur depuis Buffalo et New York.

3. Marque de matière grasse à base d’huile végétale, populaire aux États-Unis.

4. Situé dans l’état de New York, Bare Hill est un lieu sacré pour les Sénécas car il est considéré comme le lieu de naissance de leur peuple. Durant la guerre d’indépendance (1775-1783), les Six-Nations de la ligue iroquoise (dont les Sénécas) combattent du côté britannique, espérant obtenir le respect de leur territoire par ceux-ci. Les Treize Colonies d’Amérique victorieuses envahissent en 1779 leurs terres ancestrales et les repoussent jusqu’en Ontario, sous les ordres de George Washington, futur premier président des États-Unis. Après de nombreux recours devant le Congrès, les Sénécas n’obtiennent qu’une compensation financière. Bare Hill est aujourd’hui connu pour la richesse de sa biodiversité et pour les activités de randonnée.

5.  Far Rockaway est un quartier du Queens à New York, situé sur une péninsule au bord de l’océan.

6. « Enchantée » en espagnol.

7. Le lait de poule est une boisson à base de lait, de crème, de sucre et de jaune d’œuf, parfumée à la noix de muscade ou à la cannelle, agrémentée d’une eau-de-vie comme du rhum, du brandy ou du whisky. Elle est souvent associée aux traditions de Noël.

8. Bill W. est l’un des fondateurs des Alcooliques Anonymes. L’expression « être pote de Bill » est une façon de se reconnaitre entre membres des Alcooliques Anonymes.

9. Né en Haïti, le merengue, comme la plupart des danses caribéennes, s’inspire de danses d’esclaves noir·e·s.

10. Paru en 1976, Gay American History: Lesbians and Gay Men in the U.S.A. (Histoire des gays en Amérique : lesbiennes et hommes gays aux États-Unis) est considéré comme un texte fondateur de l’historiographie LGBT.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 22

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

22

L’incendie ne me laissait plus aucun choix. Comment aurais-je pu baisser les bras ? Capituler était incroyablement plus dangereux que lutter pour survivre.

Les imprimeries n’embauchaient pas avant le début de l’automne, mais je me suis débrouillé pour grappiller du travail par-ci par-là.

Avant septembre, j’avais signé un bail pour un appartement juste au-dessus de Canal Street1. C’était un deux-pièces en enfilade, assez grand mais crasseux. Au moment où j’ai emménagé, je n’ai pas eu l’énergie de le nettoyer. Je me suis dit que je le ferais petit à petit. J’ai acheté un matelas gonflable, une couverture et un oreiller. C’était tout ce dont j’avais vraiment besoin dans un appartement. C’était juste un endroit sûr où dormir, rien de plus.

La première nuit, je me suis faufilée vers l’escalier de secours. J’ai pu distinguer quelques arbres verts, le long d’une minuscule bande de terre que les gens d’ici appellent un parc. Les bouchons en direction du pont de Brooklyn avaient diminué. Les notes des mariachis2 la musique mandarine se mêlaient dans la nuit. Trois petites filles étaient assises sur un escalier de secours de l’autre côté de la rue. Elles se peignaient mutuellement les cheveux en chantant des mélodies pop de Hong Kong. Dans un appartement en dessous, un homme et une femme se disputaient âprement. Je me suis crispé en entendant un bruit de fracas. Le silence qui a suivi était encore plus sinistre. Depuis la fenêtre ouverte du salon de ma voisine de palier, je percevais le bourdonnement régulier d’une machine à coudre.

La faible lueur de la ville adoucissait l’obscurité de la nuit. S’il y avait encore des étoiles dans le ciel, elles m’étaient invisibles.

***

J’ai croisé ma voisine de palier un mois plus tard. Alors que j’étais en train de refermer la porte de mon appartement, elle a ouvert la sienne. J’ai dit bonjour avant même de relever les yeux. Elle n’a pas répondu.

J’ai sursauté en la voyant. De méchantes contusions marquaient la moitié de son visage, comme un arc-en ciel : jaune, rouge et bleu. Ses cheveux étaient outrageusement carmin. Je voyais bien que pour elle, ça n’avait pas été sans difficulté d’être une femme. Ce n’était pas simplement sa pomme d’Adam proéminente ou ses larges mains osseuses. C’était sa manière de baisser les yeux et de s’enfuir précipitamment alors que je lui adressais la parole.

Chaque jour, j’en croisais d’autres comme moi dans cette métropole. On était assez pour fonder notre propre ville. Mais craignant d’attirer l’attention sur nous, notre reconnaissance mutuelle se limitait à un regard furtif. Certes, être seul en public était pénible. Mais être deux, c’était devenir les bêtes d’une foire sans pitié. On n’avait aucun espace à nous pour nous retrouver et partager, pour nous immerger dans les codes et langages qui étaient les nôtres.

Mais à présent, j’avais une voisine qui était différente, comme moi. Ma curiosité pour les sons et les odeurs qui émanaient de son appartement a grandi au fil des semaines. Elle cousait sans relâche. Elle adorait Miles Davis3. Et à chaque fois qu’elle ouvrait son four, les arômes les plus alléchants emplissaient la cage d’escalier.

Un samedi après-midi, je l’ai trouvée en train de batailler pour ouvrir la porte de l’immeuble, encombrée de deux énormes sacs de courses. J’ai sorti ma clé.

– Attends, laisse-moi faire.

Elle n’a pas dit merci. Elle s’est dépêchée de monter les escaliers devant moi.

– Est-ce que je peux t’aider à porter tout ça ? ai-je proposé.

– J’ai l’air si faible que ça, selon toi ? a-t-elle demandé.

Je me suis arrêté net dans les escaliers.

– Non. De là où je viens, c’est une simple marque de respect, c’est tout.

Elle a continué à monter les escaliers.

– Eh bien, de là où moi je viens, a-t-elle dit d’une voix plus forte, les hommes ne font pas de cadeaux aux femmes qui prétendent être sans défense.

Quand j’ai entendu la porte de son appartement se refermer, j’ai donné un coup de pied de colère et de frustration dans l’escalier.

J’ai passé la journée assise dans mon appartement à répéter la scène où je me présenterais à elle. Je suis resté un moment devant sa porte à écouter les sons de la Motown4 qui sortaient à plein volume de sa chaine hi-fi. Puis, j’ai fini par trouver le courage de frapper. Quelqu’un a baissé le son alors qu’elle entrouvrait la porte. J’ai levé la main pour l’arrêter avant qu’elle ne commence à parler.

– Désolé de te déranger, ai-je dit. Je ne t’ai pas fait très bonne impression tout à l’heure. Je sais que tu penses que je suis un homme, mais ce n’est pas le cas. Je suis une femme.

Elle a soupiré et a décroché la chaine de la porte.

– Écoute, a-t-elle dit en ouvrant un peu plus grand sa porte, la dernière chose dont j’ai besoin, c’est bien d’une crise d’identité de genre sur mon palier. Ici, c’est chez moi, et j’ai des invitées. Alors s’il te plait, je n’ai vraiment pas envie d’être dérangée.

La voix d’une drag queen a résonné à l’intérieur de son appartement.

– Qui c’est, Ruth ? Oh, il est mignon ! Laisse-le entrer.

– Tanya, s’il te plait !

Ruth a fait taire la drag queen d’un regard assassin. Je voyais que quelqu’un d’autre me lorgnait depuis le salon.

Ruth était visiblement agacée de voir la curiosité avec laquelle ses amies et moi nous nous examinions du regard.

– Je ne voudrais pas être malpolie, m’a-t-elle dit, mais je vais être très claire : je suis ici chez moi. Je ne veux pas être dérangée.

J’ai posé la main sur l’encadrement de sa porte.

– Mais j’ai besoin de te parler, ai-je continué.

Elle a regardé ma main d’un air menaçant. Je l’ai retirée.

– Eh bien, pas moi. Excuse-moi.

Elle a fermé la porte.

Je n’avais pas d’autre choix que de me tenir à distance de Ruth, comme elle le voulait.

***

Je grelottais dans ma couverture, sur l’escalier de secours. Je n’avais pas envie que cette journée s’achève. Le thermomètre affichait 24°C, une température inhabituelle en cette fin d’octobre. La petite brise frisquette du soir sentait encore le frais, du moins autant que c’est possible à Manhattan.

Ruth a sorti la tête par la fenêtre de son salon.

– Oh ! s’est-elle exclamée, surprise. Je ne savais pas que tu étais là. Je vais fermer la fenêtre, il fait froid.

J’ai soupiré et j’ai regardé le ciel. Elle a continué, d’une voix plus douce :

– Quelle belle nuit, n’est-ce pas ?

Les nuances de genre dans sa voix étaient complexes, comme dans la mienne.

J’ai souri.

– C’est une lune des moissons qui brille là-haut ce soir5.

Ruth a ri.

– Qu’est-ce qu’un petit gars de la ville comme toi y connait aux moissons ?

Ses mots et le ton de sa voix m’ont énervé. J’en avais plus qu’assez d’être « l’autre » de tout le monde. Mais une partie de moi avait éperdument besoin de l’amitié de Ruth. J’ai donc pris un instant pour lui répondre, sans colère.

– Je sais ce que ça fait d’être debout au milieu d’un champ, par une nuit noire, sous un milliard d’étoiles, quand seuls les criquets et les cigales troublent le silence.

Ruth a hoché la tête en regardant fixement la lune. J’ai appuyé la mienne contre les briques.

– Et je sais à quoi ressemble une rivière qui bouillonne d’écume dans sa course vers les chutes. Je connais les tons verts et translucides de l’horizon derrière lequel elle s’élance, semblables à ceux d’une bouteille en verre rejetée par les vagues.

Je lui ai souri.

– Et je sais que tes cheveux sont aussi rouges que les sumacs6 sauvages au début de l’automne.

Ruth m’a regardé avec de grands yeux.

– C’est beau ce que tu dis. Tu es du nord de l’État. Je l’entends à ton accent. Moi aussi.

– Je sais.

L’attitude de Ruth envers moi avait changé du tout au tout. Elle semblait prête à m’entrouvrir sa porte. C’est à ce moment précis que je me suis rendu compte que j’étais encore blessée et furieuse qu’elle m’ait rejetée plus tôt.

– Bonne nuit, lui ai-je lancé avant qu’elle ne puisse rouvrir la bouche.

Et je suis remonté dans mon salon.

J’ai posé la tête contre l’encadrement de la fenêtre et j’ai regardé la lune poursuivre son ascension au-dessus de Manhattan. Je n’aurais jamais pu deviner que Ruth faisait de même à quelques mètres de moi, si je n’avais entendu le craquement d’une allumette et senti la fumée de sa cigarette.

Je ne l’ai pas revue pendant deux ou trois mois. Elle était sûrement partie quelques semaines en vacances car je n’entendais plus sa musique ni sa machine à coudre, et l’odeur de pissotière revenait dans la cage d’escalier.

J’en ai eu assez de dormir sur un matelas gonflable alors j’ai acheté un lit à l’armée du salut. Je me suis également payé une chaine d’occasion qui lisait les cassettes et les disques, et qui était assez déglinguée pour que je ne sois pas affecté si on venait à me la voler.

Un samedi après-midi, après des semaines entières à enchainer les heures supplémentaires, je me suis réveillée tardivement. Mon appartement était si crasseux qu’il me dégoutait. La lumière du jour avait déjà pris une teinte grise quand je me suis enfin emmitouflé pour sortir acheter des produits d’entretien.

Ruth et moi, on a ouvert nos portes au même moment. On a détourné le regard, embarrassées. Je suis restée en retrait pour la laisser passer.

– J’espère que tu ne trouveras pas ça déplacé, m’a-t-elle lancé sur le palier, mais comment s’appelle la musique que tu écoutais hier ? Est-ce que tu t’en souviens ?

– Pourquoi ? lui ai-je demandé du haut de l’escalier. Est-ce que c’est une manière de me dire que c’était trop fort ?

Il y a eu un long silence.

– Non, a-t-elle répondu. Ça m’a plu, c’est tout. Est-ce que ma question te gêne ?

– Si ça ressemblait à de la musique africaine, c’était King Sunny Adé.7

– Merci, a-t-elle répondu d’un ton sec.

J’ai entendu la porte de l’immeuble se refermer.

À présent, je savais qu’elle écoutait ma musique tout comme j’écoutais la sienne. Je me suis alors mis à passer des cassettes pour nous deux, en me demandant lesquelles elle préférait. Je m’imaginais que nos vies étaient liées malgré les murs fins et les portes fermées qui nous séparaient physiquement. C’est là que j’ai pris la mesure de mon sentiment de solitude.

Le matin de l’équinoxe de printemps, à l’aube, j’ai monté les escaliers avec lassitude malgré mon impatience de prendre une douche chaude et de plonger dans un long sommeil. Mais l’arôme puissant de la rhubarbe qui mijotait m’a fait gravir les marches quatre à quatre. L’odeur irrésistible venait de la cuisine de Ruth. J’étais encore une enfant la dernière fois que j’avais senti de la rhubarbe sur le feu. J’ai appuyé la tête contre sa porte. La douce odeur me mettait l’eau à la bouche et éveillait douloureusement mes papilles.

À l’instant où j’ai sorti mes clés, Ruth a ouvert sa porte.

– Pardon, ai-je dit. Je te promets que je ne suis pas en train de t’espionner. Ça fait juste très longtemps que je n’ai pas senti l’odeur de la rhubarbe qui mijote. Ça me rappelle de vieux souvenirs.

Ruth a hoché la tête.

– Je suis en train de faire des tartes. Tu veux un café ?

J’ai hésité. On se tenait raides, l’une en face de l’autre. Mais j’en avais assez qu’on soit autant sur la défensive, si méfiantes l’une envers l’autre. Je lui ai adressé un sourire.

– D’accord, merci. Oh, ça sent tellement bon, ai-je marmonné en entrant dans sa cuisine.

Ruth a souri.

– Eh bien, je t’aurais bien donné une petite tarte pour chez toi, mais c’est pour des amis qui sont à l’hôpital.

J’ai hoché la tête.

– Quand j’étais petite, je mangeais ça comme ça, dans un bol avec du sucre roux.

Ruth a remué la marmite.

– Je suis sure qu’il y en a bien assez pour ça.

Elle a arrêté de s’affairer et elle a enfoui ses mains dans les poches de son tablier à fleurs démodé.

J’ai pointé du doigt l’une des petites aquarelles accrochées au mur de la cuisine.

– Je reconnais les carottes sauvages, mais pas ces fleurs violettes, qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé.

– Des asters, a-t-elle répondu. Et ça, ce sont des solidages.

D’habitude, je n’aimais pas les tableaux fleuris. Mais en voyant ceux-là, je me suis souvenu de ce à quoi ressemblent les fleurs.

– Elles sont très belles, ai-je dit.

– Merci.

– C’est toi qui les as peintes ? lui ai-je demandé.

Elle a hoché la tête.

– C’est beau, ai-je commenté, en désignant un mouchoir encadré, brodé de pensées aux couleurs vives. J’ai toujours adoré les pensées, mais en même temps, elles m’ont aussi toujours dérangée, parce que c’est comme ça que les gosses m’appelaient quand j’étais petite8.

Ruth m’a regardé droit dans les yeux, puis elle est retournée à ses fourneaux.

– C’est presque prêt, a-t-elle dit. Assieds-toi. Tu veux un déca pour pouvoir dormir ? Tu travailles de nuit, n’est-ce pas ?

J’ai hoché la tête en souriant. Comme moi, elle s’était tout de même un peu intéressée à sa voisine.

– Du café normal, ce sera parfait. J’essaie de rester éveillé pour faire le ménage les weekends, mais les couches de crasse se succèdent sans fin.

L’intérieur immaculé de Ruth était une source d’inspiration.

– T’es d’où ? m’a-t-elle demandé.

– De Buffalo.

Elle a souri.

– On est voisines. Tu sais où se trouve le Lac Canandaigua ?

J’ai approuvé de la tête. Il se trouvait à deux heures de route de Buffalo.

– Je suis de Vine Valley, a-t-elle ajouté.

J’ai froncé les sourcils.

– Jamais entendu parler. C’est dans la campagne, une région agricole ?

Ruth a hoché la tête.

– Oh, oui. Dans les vignes.

Alors qu’elle versait le café, j’ai senti l’odeur de cannelle qui s’en échappait.

– Buffalo me manque, ai-je soupiré. Enfin, l’ancienne Buffalo, en tout cas. C’était vraiment une ville ouvrière quand j’étais enfant. Je n’aurais jamais imaginé que les usines fermeraient et que les gens des banlieues pavillonnaires viendraient racheter nos maisons pour une bouchée de pain.

Ruth a hoché la tête en remuant son café.

– Je sais bien. J’ai vu la vie changer à la campagne aussi. Quand les grandes exploitations viticoles ont pris le contrôle des plaines, les petites exploitations familiales sur les collines ont eu du mal à survivre. L’appel des villes a fait miroiter aux gens travail et consommation.

J’ai souri.

– Moi qui ai toujours cru que la vie à la campagne ne changeait pas trop !

Ruth a ri doucement.

– C’est ce que croient les citadins…

– Je sais ce que ça fait de grandir à Buffalo. Mais ça a dû être dur de grandir dans un endroit si petit.

Je me suis demandé si je n’avais pas pris un ton trop intime.

Ruth a soupiré et s’est adossée sur sa chaise.

– Je ne sais pas si c’était dur. Tout ce que je sais, c’est que ce n’était pas facile. Je serais étonnée qu’il y ait plus de deux-cents habitantes dans toute la vallée. Mais d’une certaine manière, je crois que c’est grâce à ça que j’ai survécu. On n’avait aucune aide extérieure pour les vignes, on devait tous se serrer les coudes. Du coup, les anciens liens forgés par l’entraide n’ont pas été complètement brisés. J’avais ma place, là-bas. Mais si je n’étais pas partie, je n’aurais jamais découvert Miles Davis, et mes cheveux seraient peut-être restés bruns comme la terre pour toujours.

Ruth s’est levée et a étalé de la rhubarbe ramollie dans un plat, à la cuillère. Puis elle l’a saupoudrée de sucre roux. J’en ai enfourné une cuillerée dans ma bouche et j’ai soupiré.

– J’avais oublié ce que c’était, le gout.

Elle a froncé les sourcils.

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

– Eh bien, je mange juste par faim. Du fast food, des plats à emporter. Pour moi, ça n’a pas vraiment de gout. Mais ça, c’est si bon que ça me donne envie de pleurer.

Ruth a hoché la tête sans sourire.

– Je cuisine pour le plaisir. J’aime autant préparer les plats que les manger.

J’ai haussé les épaules.

– Je ne suis pas vraiment assez bien installée pour pouvoir cuisiner.

Elle s’est penchée en avant.

– J’ai une question très indiscrète. Tu n’es pas obligé de répondre, mais pourquoi tu n’as pas de rideaux ?

– Eh bien, mon appartement, c’est juste un endroit pour dormir.

Ruth a secoué la tête.

– Je trouve ça étrange. Moi j’habite vraiment ici.

– C’est différent avec le travail de nuit.

Je me cherchais des excuses.

– Quand je rentre, je m’écroule de sommeil. Et l’été dernier, j’ai tout perdu dans un incendie. Je m’étais vraiment donné du mal pour aménager cet endroit et en faire un foyer. Je ne veux plus me donner cette peine.

Ruth a fait la moue.

– Tu veux dire que si rien ne compte à tes yeux, alors ça veut dire que tu n’as rien à perdre ?

J’ai hoché la tête.

– Oui, voilà, quelque chose comme ça…

Ruth m’a regardé d’un air mélancolique.

– Alors je crois qu’on t’a effectivement déjà tout pris. Tu n’as plus rien à perdre, non ?

Je ne savais pas pourquoi elle avait enfin décidé de m’inviter chez elle, mais tout à coup, je me suis senti mis à nu et vulnérable.

J’ai donc pris une dernière gorgée de café, une dernière bouchée acide de rhubarbe, et je me suis levée pour partir.

– Merci, lui ai-je dit. C’était un vrai plaisir.

Ruth m’a raccompagné à la porte.

– Je vais au marché des producteurs à Union Square aujourd’hui. Je te rapporte quelque chose ?

J’ai secoué la tête en ouvrant la porte de chez moi.

– Non, merci.

Une fois rentrée, j’ai ouvert en grand les fenêtres et j’ai commencé à nettoyer, pris d’une soudaine frénésie de ménage.

Quelques heures plus tard, je récurais la crasse sous mon évier, la musique à plein volume. On a frappé à la porte, j’ai sursauté et je me suis cognée le crâne contre la tuyauterie.

Je me suis frotté rageusement la tête en ouvrant la porte. Ruth m’a tendu une brassée de glaïeuls orange.

– J’ai pensé qu’ils te plairaient. Je t’ai entendue faire le ménage et je me suis dit que ça aiderait peut-être à égayer la pièce après tout ce dur labeur.

J’ai ouvert un peu plus la porte d’entrée.

– Merci. Je crois que je n’ai rien pour les mettre.

Ruth est revenue quelques instants plus tard avec un vase en verre taillé. Elle n’a pas pu dissimuler son horreur à la vue de mon appartement vide. J’ai changé de pied d’appui, mal à l’aise.

– Je n’ai pas eu le temps d’acheter des meubles ni rien.

J’ai mis les fleurs dans le vase et je les ai disposées au milieu du salon vide.

– Elles sont très jolies, Ruth. J’ai déjà offert des fleurs à des femmes, mais aucune femme ne m’en a jamais offert. C’est un beau geste.

Ruth a rougi.

– Les gens ont besoin de fleurs dans la vie.

Elle s’est retournée pour partir, puis s’est arrêtée.

– Tu sais, je ne sais même pas comment tu t’appelles.

– Jess.

Elle a souri.

– J’avais un oncle qui s’appelait Jesse. C’est le diminutif de Jesse ?

J’ai secoué la tête.

– Juste Jess.

– Je te laisse à ton ménage, Jess.

J’ai fait oui de la tête.

– Merci pour les fleurs.

Une fois qu’elle était partie, je me suis remise à frotter. Plusieurs heures plus tard, je me suis assise épuisée sur le sol du salon, à côté des fleurs. Ruth avait peut-être raison : avoir peur de perdre tout ce à quoi j’avais déjà tenu, ça voulait dire que j’avais déjà tout perdu. J’ai de nouveau entendu frapper à la porte, pour la deuxième fois de la journée. C’était Ruth. Elle m’a tendu un ballot de mousseline écrue.

– Ce sont les anciens rideaux de mon salon. Nos fenêtres sont de la même taille, alors je me suis dit que j’allais te les offrir. À toi de voir.

Je suis restée plantée là, à regarder Ruth et son cadeau qu’elle tenait dans ses grandes mains, et je leur ai dit oui à toutes les deux.

Une semaine plus tard, je lui ai rapporté son vase rempli d’iris. Son sourire a été ma récompense.

– Est-ce que tu as un vase ? m’a-t-elle demandé.

J’ai secoué la tête.

– Entre. Tiens, tu aimes ?

Elle m’a tendu un vase en verre bleu cobalt.

– Oh ! Cette couleur est si intense qu’elle m’aspire tout entier, ai-je soupiré. Je peux presque en sentir le gout.

Ruth m’a effleuré la joue du bout des doigts.

– Tu as faim, Jess. Tes sens sont affamés.

J’ai plongé mes yeux dans la profondeur de ce bleu.

– Si je te faisais à manger ce soir, qu’aimerais-tu manger ? Du poisson ?

J’ai ri.

– Ça se mange ça, le poisson ?

Ruth a secoué la tête.

– Oh non, ne me dis pas que tu es un mec du genre steak-frites ?

J’ai baissé les yeux.

– Je ne suis pas un mec, Ruth.

Elle a hoché la tête.

– Eh bien, disons que le sens de ce mot est un peu détourné quand il sort de ma bouche, hein ? Très bien, je vais te faire de la viande rouge. Mais je te préviens, je compte bien diversifier un peu tes gouts.

Quelle merveilleuse proposition ! Mais pourquoi était-elle si gentille avec moi tout à coup ?

Cet après-midi-là, je suis parti m’acheter un nouveau chino et une chemise. Je me suis arrêté au marché des producteurs pour acheter de la gelée de Dentelle-de-la-Reine-Anne9, juste parce que j’en adorais le nom. J’ai déniché d’énormes myrtilles chez Balducci et une cassette de Miles Davis chez Tower Records qui, j’en étais sûr, manquait à sa collection.

Ruth a ri de plaisir face à cette petite avalanche de cadeaux.

– On mangera ces myrtilles en dessert. Et je crois que j’ajouterai une cuillerée de cette gelée à notre thé. Mais comment as-tu deviné que je voulais la cassette de ce concert ?

J’ai souri timidement.

– Je suis ta voisine.

Ruth a ri.

– Aucun doute là-dessus ! Assieds-toi.

Sa cuisine était un méli-mélo de senteurs. Elle a posé une énorme salade devant moi. Le bol était rempli de haricots d’une variété qui m’était inconnue, et parsemé de fleurs jaunes-orangées. Mes yeux se sont emplis de larmes.

– Ruth, il y a des fleurs dans ma salade.

Elle a souri.

– Ce sont des capucines. Elles sont belles, n’est-ce pas ?

– Je peux les manger ?

Elle a hoché la tête. J’ai secoué la mienne.

– Je déteste l’idée de manger ça. C’est comme détruire une œuvre d’art.

Ruth s’est assise à côté de moi.

– Ça montre bien à quel point tu as été affamé jusqu’ici. Je crois que tu as peur que ce soit la dernière belle chose qui t’arrive, alors tu veux t’y accrocher.

– Comment as-tu deviné ?

Ruth a souri.

– Je suis ta voisine. Cette salade est merveilleuse, Jess. Je l’ai faite exprès pour toi. Mais la suivante sera succulente, elle aussi.

J’ai rougi et j’ai reposé ma fourchette.

– Tu vois, ces moments où tu as des fourmis dans les jambes et que ça fait mal quand la circulation revient ? Je ne sais pas si je veux espérer. Je ne veux pas être de nouveau déçue.

Ruth m’a tapoté le bras.

– Nous deux, on sait déjà tout ce qu’il y a à savoir sur la déception. Alors pas besoin de l’anticiper.

Elle s’est levée et elle a mis la cassette que je lui avais apportée.

Alors que je mangeais ma salade, des larmes ont coulé le long de mes joues sans raison apparente. Ruth a souri.

– C’est du vinaigre balsamique. C’est délicieux, n’est-ce pas ?

Comment pouvais-je expliquer que le gout des capucines et du vinaigre balsamique sur ma langue me fasse pleurer ?

– Désolée, ai-je dit en séchant mes larmes. C’est précisément pour ça que tu ne voulais pas me laisser rentrer chez toi, pas vrai ? Pourquoi tu es si gentille avec moi maintenant ?

Ruth a reposé sa fourchette et a posé sa main sur la mienne.

– Je suis désolée d’avoir été si froide. Je t’avais mal jugé. J’ai cru que tu étais effrayé et perdu, et j’ai eu peur que tu aspires mes forces. Quand tu as pris de la distance, je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à te cerner – ce qui est selon moi une très charmante qualité. Tu semblais finalement beaucoup plus forte et plus calme que ce que j’avais cru au premier abord. Alors j’ai changé d’avis. C’est le droit de toute femme.

Elle a souri.

– Qu’est-ce qui t’a décidée à me laisser enfin entrer chez toi ? ai-je demandé.

Ruth m’a pressé la main.

– La couleur de mes cheveux, c’est ma façon de clamer au monde que je ne me cache pas. C’est une couleur difficile à porter, mais je le fais pour célébrer ma vie et mes décisions. Cette couleur dérange la plupart des gens. Seule une personne particulièrement extraordinaire pouvait la comparer à celle du sumac.

J’ai ri en mangeant ma salade du bout des lèvres.

– Est-ce que tu sais si je suis un homme ou une femme ?

– Non, a répondu Ruth. Et c’est bien pour ça que j’en sais autant sur toi.

J’ai soupiré :

– T’as cru que j’étais un homme la première fois que tu m’as vu ?

Elle a hoché la tête.

– Oui. J’ai d’abord cru que tu étais un homme hétéro. Ensuite, que tu étais gay. Ça m’a fait un choc de constater que même moi j’ai des préjugés en matière de sexe et de genre. Je me croyais libérée de tout ça.

J’ai souri.

– Je ne voulais pas que tu penses que j’étais un homme. Je voulais que tu voies que je suis bien plus complexe que ça. Je voulais que tu apprécies ce que tu voyais.

Ruth m’a effleuré la joue du bout des doigts. J’ai frémi.

– Eh bien, je n’ai pas tout de suite compris, mais je me suis dit que tu avais l’air intéressant, et que tu étais terriblement mignon et canon.

Même ses mots étaient des cadeaux.

J’ai baissé les yeux pour qu’elle ne voit pas à quel point j’avais faim de son attention.

– Oh, Ruth. J’aimerais tellement qu’on ait nos propres mots pour nous décrire nous-mêmes, pour tisser des liens entre nous.

Ruth s’est levée et a ouvert le grill.

– Je n’ai pas besoin d’une nouvelle étiquette, a-t-elle soupiré. Je suis ce que je suis, rien d’autre. Je m’appelle Ruth. Ma mère s’appelle Ruth Anne, ma grand-mère s’appelait Anne. Voilà qui je suis. Voilà d’où je viens.

J’ai haussé les épaules.

– Moi non plus je ne veux pas d’une nouvelle étiquette. J’aimerais juste qu’on ait des mots assez jolis pour sortir sans aucun autre but que de les crier haut et fort.

Mon regard s’est fixé sur le steak dans l’assiette que Ruth posait sur la table.

– C’est quoi ces trucs dessus qui ressemblent à des brindilles ? lui ai-je demandé.

– De la sauge, a-t-elle répondu.

Armée d’une cuillère, elle a disposé de toutes petites carottes et une citrouille miniature sur mon assiette. Elle a ouvert la porte du four et m’a servi du pain fumant et du beurre doux. Chaque bouchée avait le gout d’une symphonie jouée dans ma bouche.

– Passons maintenant au merveilleux dessert que tu as apporté, a dit Ruth.

Elle a rempli deux bols en faïence de myrtilles, a versé un filet de crème épaisse par-dessus et a saupoudré le tout de sucre.

J’ai cligné des yeux pour chasser mes larmes, et je lui ai serré le bras.

– Ruth…

Les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Elle a posé sa main sur la mienne.

– Je sais tout de la faim, de la frustration et de l’envie, Jess.

Elle a levé sa tasse.

– À l’amitié ? a-t-elle demandé.

J’ai trinqué avec elle.

– Oui, ai-je répondu. À notre amitié.

***

Je suis allé acheter des meubles d’occasion. C’était là le premier signe printanier qui prouvait que les neiges fondaient en moi. Ruth semblait plus enthousiaste que moi à la vue du flot constant de livraisons qui arrivaient. Peu à peu, les pièces de mon appartement commençaient à prendre forme. Ruth a accroché le cadre avec son mouchoir brodé de pensées sur le mur de ma cuisine. Elle m’a aussi offert, pour mon lit, l’édredon en patchwork qu’elle avait confectionné avec sa grand-mère.

Mais j’ai vraiment su qu’on était en train de devenir proches quand elle a admis qu’elle avait besoin d’aide pour repeindre son appartement. C’était un plaisir si intense de lire la joie sur son visage pendant que je recouvrais ses murs de nouvelles couleurs. Elle a frénétiquement découpé du papier peint pour recouvrir les étagères alors que la peinture laquée blanche était encore collante sur les placards.

J’aimais les strates complexes de la vie dans cette ville et j’avais hâte d’en explorer tous les recoins avec Ruth. Mais on ne quittait jamais l’immeuble ensemble à cause de ce qu’elle appelait sa théorie géométrique : deux personnes comme nous en public, ça entrainait plus que le double d’ennuis.

Au lieu de ça, on s’offrait des petits cadeaux rapportés de nos voyages quotidiens. Je lui ai offert du Villa-Lobos, elle m’a offert du Keith Jarrett10. Je lui ai apporté des forsythias, elle m’a apporté des impatientes11. Et au bout d’un certain temps, on s’est aussi mises à échanger nos larmes et nos frustrations.

– Pourquoi, Ruth ?

Je faisais furieusement les cent pas dans sa cuisine.

– Pourquoi est-ce que les gens se retournent sur notre passage quand on marche dans la rue ? Pourquoi est-ce qu’on nous déteste autant ?

Ruth récurait l’intérieur de son four. Elle s’est interrompue.

– Oh, chéri. On nous a appris à détester les gens qui sont différents. On nous a rentré ça dans le crâne. Ça maintient les uns dressés contre les autres.

Je me suis effondrée sur une chaise.

– Avant, j’avais envie de changer le monde. Maintenant, je veux juste y survivre.

Ruth a ri. Ses gants en caoutchouc ont claqué lorsqu’elle les a retirés.

– Eh bien, n’abandonne pas tout de suite, chérie. Parfois les choses stagnent pendant longtemps, puis tout à coup, elles rattrapent le retard si vite que ça donne le vertige.

J’ai soupiré.

– Quand j’étais petit, je croyais que j’allais faire quelque chose d’important de ma vie, comme explorer l’univers ou soigner des maladies incurables. Je n’aurais jamais imaginé que je passerais une si grande partie de mon temps sur terre à lutter pour savoir quelles toilettes je peux utiliser.

Ruth a hoché la tête.

– J’ai vu des gens risquer leur vie pour avoir le droit de s’asseoir au comptoir d’une cafétéria12. Si toi et moi on ne se bat pas pour avoir le droit de vivre, ce sera aux gosses qui viendront après nous de le faire.

J’ai renversé la tête contre le dossier de la chaise de la cuisine et j’ai ri.

– Tu es mon rayon de soleil, Ruth. Tu es la dernière bouteille glacée de coca-cola dans le désert.

Je lui ai décoché un sourire qui l’a manifestement charmée. J’avais oublié que je savais faire ça.

Ce soir-là, on s’est faufilées dehors, sur l’escalier de secours. On s’est assises l’une près de l’autre alors que l’après-midi se muait en soirée.

Je n’avais encore jamais serré dans mes bras de corps plus grand que le mien. En contrebas, la rue avait été barrée pour un festival. Des guirlandes de lampions minuscules pendaient entre des stands de nourriture. Des couples dansaient aux carrefours, au son d’un groupe de mariachis.

– Ruth, si on vivait dans un monde dans lequel on pourrait être qui on voudrait, qu’est-ce que tu ferais de ta vie ?

Ruth a eu un sourire mélancolique.

– Oh, je continuerais à coudre. J’habillerais les gens selon leurs rêves, pour qu’ils puissent marcher fièrement dans la rue. Et je cuisinerais pour tous les gens qui ont un jour connu la faim. Je n’aurais pas peur de sortir de chez moi. Oh, j’aimerais tellement explorer ce monde ! Et toi, Jess ?

J’ai appuyé ma tête contre les briques.

– Je crois que je serais jardinier dans des bois réservés aux enfants. Quand ils passeraient par là, je m’assiérais pour les écouter s’émerveiller et se poser des questions. Et l’océan serait tout proche. J’habiterais dans une petite maison sur la côte. À l’aube, j’enlèverais tous mes habits et j’irais nager. La nuit, je chanterais une chanson qui raconterait comment était la vie avant. Cette chanson serait si triste qu’elle ferait hocher la tête aux adultes et pleurer les enfants. Mais je la chanterais chaque nuit pour que personne ne confonde jamais la nostalgie avec l’envie de revenir en arrière.

Ruth s’est mise à pleurer.

– Oh, Jess. Même dans tes rêves je peux entendre à quel point tu souffres.

J’ai embrassé ses cheveux rouge vif.

– Jess, a-t-elle continué, j’ai grandi en me réfugiant tellement dans une solitude confortable que j’en avais oublié à quel point je me sentais seule au plus profond de moi. J’ai des amies que j’aime, comme Tanya et Esperanza, et les filles du cabaret dont je fais les costumes. Mais je me sens si proche de toi… Je n’arrive pas à l’expliquer.

Je la berçais avec douceur.

– Ruth, si ta vie avait une bande son, elle serait écrite pour quel instrument ?

Elle s’est blottie contre moi.

– Un saxophone soprano.

J’ai souri.

– Parce que c’est si triste ?

Elle a secoué la tête.

– Non, parce que c’est si évocateur. Et toi, quel instrument jouerait ta musique, Jess ?

J’ai soupiré.

– Un violoncelle, je crois.

Ruth m’a serré contre elle.

– Parce que c’est si triste ?

J’ai secoué la tête en regardant la ville en contrebas.

– Non, parce que c’est si compliqué.

**********************************************************************

1. Canal Street est une des artères principales de Chinatown.

2. Mariachi est un terme qui désigne à la fois un type de formation musicale originaire du Mexique, et le style de musique associé. Souvent, un groupe de mariachi traditionnel est constitué de deux trompettes, de deux à quatre violons, d’une vihuela (une sorte de petite guitare), d’une à quatre guitares d’accompagnement, et d’un guitarron (un genre de grosse guitare donnant les basses).

3. Compositeur et trompettiste, Miles Davis est l’un des premiers musiciens noirs reconnu comme une star du jazz aux États-Unis dans les années 1960.

4. Motown, ou Motown Records, est une compagnie de disques états-unienne spécialisée dans la soul et le rythm and blues (ou R’n’B). Elle a produit entre autres Diana Ross, The Supremes, Michael Jackson.

5. La lune des moissons est la pleine lune la plus rapprochée de l’équinoxe d’automne. Elle a souvent lieu entre le 20 et le 25 septembre.

6. Le sumac est un arbuste avec des fleurs rouges duquel est extraite l’épice du même nom.

7. King Sunny Adé est un chanteur nigérian de musique jùjú, qui a commencé sa carrière dans les années 1960.

8. En anglais, pansy est à la fois une fleur (la pensée) et une insulte adressée aux garçons efféminés. On peut le traduire par tapette ou pédale.

9. En anglais Queen Anne’s Lace jelly, il s’agit d’une gelée de fleur de carottes sauvages.

10. Heitor Villa-Lobos est un compositeur et chef d’orchestre brésilien, auteur de nombreuses symphonies, opéras, ballets, etc. entre les années 1920 et 1950. Keith Jarret est un pianiste états-unien abordant différents styles musicaux tels que le gospel, le jazz, le classique et le folk.

11. Les forsythias et les impatientes sont des variétés de fleurs ornementales.

12. Référence aux nombreuses actions de lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Voir notamment les notes du chapitre 2.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 21

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

21

Ce n’était pas simple de vivre à New York – parfois j’avais les nerfs à vif – mais je ne m’ennuyais jamais. J’aimais ça. Il se passait toujours quelque chose à Manhattan, en bien ou en mal. Il y avait des choses à faire à peu près à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

À New York, il y avait une librairie à presque chaque coin de rue. J’y lisais des livres en cachette, jusqu’à ce que je réalise que tout le monde se fichait que je traine là pendant des heures. Je lisais uniquement de la poésie et de la fiction. Je ne voulais pas prendre le risque de découvrir que je n’étais pas assez maline pour comprendre la théorie. Mais j’étais attirée par le rayon Women’s Studies1. Feuilleter ces livres, c’était comme écouter en cachette ces discussions entre femmes. Mais en fin de compte, je ne comprenais effectivement pas grand chose à la théorie. C’était plutôt comme si je me précipitais dans un bâtiment en flamme pour sauver les idées dont j’avais besoin dans ma vie.

Au début, je sautais tous les passages qui parlaient de droits reproductifs. Je n’avais aucun lien avec mon propre utérus. Mais je me suis souvenu combien Theresa avait été bouleversée, après que j’ai été embarquée à Rochester, parce qu’elle n’arrivait pas à se rappeler la date de ses dernières règles. Je n’avais jamais prêté attention à mon cycle menstruel. Mais Theresa savait que mes règles étaient liées aux siennes. D’un coup, j’ai compris : elle avait eu peur que je sois enceinte. L’idée ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Qu’est-ce que j’aurais fait si je m’étais retrouvée enceinte après un viol ?

J’ai arrêté de zapper les passages des livres qui traitaient de comment les femmes contrôlent leurs corps. Peut-être que finalement toutes ces choses qui avaient tant d’importance pour les autres femmes auraient un intérêt pour moi aussi. Peu importait le temps passé à lire dans la librairie, une partie de ma paye partait toujours dans les livres.

J’ai aussi découvert la musique classique. Un matin, sur le chemin du boulot, je me suis arrêtée pour écouter un homme jouer du violoncelle dans la station de métro. La musique m’a pris aux tripes et m’a cloué sur place. Pendant qu’il jouait, je me suis accroupi contre un pilier près de lui. Pour moi, la musique exprimait des émotions, tout comme la poésie. Quand la foule de l’heure de pointe s’est dispersée, je me suis rendu compte que j’étais en retard au travail.

Le musicien a posé son archet et s’est essuyé le front.

– Qu’est-ce que tu jouais ? je lui ai demandé.

Il a souri.

– Mozart.

J’ai également commencé à fréquenter les magasins de musique. J’ai mis de côté assez d’argent pour acheter une chaine hi-fi. Je suis aussi partie à la découverte du reggae et du merengue, de la charanga et du guaguancó2, du jazz et du blues. Un après-midi de printemps, je me suis retrouvée à récurer mon appartement en écoutant le Canon en ré majeur de Pachelbel3 à fond la caisse.

J’ai réalisé que j’étais en train de changer autant de l’intérieur que de l’extérieur.

***

Le patron s’est penché sur son bureau.

– Si tu es un syndicaliste de la Local 64, tu peux pointer en arrivant, mais tu ne pointeras peut-être pas en repartant.

C’était de l’ironie. Il craignait que le syndicat ne m’ait envoyé pour que je mobilise ses travailleurs. J’avais peur qu’il découvre que je n’avais appris le boulot de typographe que très récemment.

Le contremaitre m’a dirigé vers une machine.

– Ça, c’est le manuel, je n’ai pas le temps de te former maintenant. Commence par composer ce texte. Quand c’est fait, tire-le et donne-le aux correctrices là-bas. Je te montrerai les codes de format plus tard, ou trouve-les toi-même, OK ?

J’ai fait oui de la tête, puis je l’ai retenu :

– Attendez ! Comment je fais pour imprimer ?

Il a secoué la tête d’un air dépité.

– C’est exactement pour ça que t’as un manuel.

De là où je bossais, je pouvais voir quatre femmes travailler dans le bureau de relecture. J’entendais leurs rires, tranquilles et décontractés. Le contremaitre a passé la tête dans le bureau et a dit quelque chose que je n’ai pas saisi. Elles ont stoppé net leur conversation. Une des femmes a fait oui de la tête. Il est parti. Leurs rires se sont élevés à nouveau.

Je me demandais si les hommes savaient que les femmes parlent différemment quand elles sont juste entre elles. J’imaginais que ça devait être la même chose pour les travailleurs Noirs et Latinos, quand il n’y a pas de blancs autour.

Les femmes se sont rapprochées pour parler à voix basse.

J’ai composé le texte et j’ai cherché la marche à suivre pour imprimer. En réalité, j’avais hâte de passer un moment dans l’espace de relecture – un espace de femmes. Elles se sont arrêtées de parler quand je suis entrée. J’ai tendu l’épreuve.

– Pose ça par là, m’a dit l’une d’entre elles.

Elle a parlé sans me regarder. J’ai soupiré, lâché la copie dans la bannette et je suis sorti. Alors que je m’éloignais, j’ai entendu leur conversation reprendre et leurs rires s’élever une fois encore.

Je n’ai tenu qu’un jour dans cette boite. Mais New York débordait d’imprimeries qui fonctionnaient jour et nuit. Ils cherchaient en permanence à recruter pour la troisième équipe, celle de nuit. Après avoir falsifié mon parcours dans de nombreux ateliers et appris un peu dans chaque, j’ai fini par réaliser que je ne bluffais plus. J’étais devenu typographe.

Ce n’était pas un mauvais rythme de vie. En six ou huit mois, j’avais gagné un max d’argent.

J’aimais le paisible trajet de retour avant l’aube, circuler en sens inverse des trains bondés de l’heure de pointe et des rues noires de monde. Mais il faisait nuit quand je me levais, et à partir de là j’ai eu l’impression d’être une taupe. Juste au moment où je commençais à me dire que j’allais perdre ma santé mentale, l’été est arrivé – et les licenciements avec. J’avais droit à un maximum d’allocations chômage.

Pendant l’été, j’ai exploré la ville. Mon plus gros problème, c’était la solitude. Je n’ai eu personne à qui parler de toute la période estivale. À l’automne, j’avais hâte de retrouver les conversations sur tout et rien entre collègues.

***

Bill a frappé la table pour marquer le coup. J’ai regardé le journal.

– C’est pas vrai ? m’a-t-il interrogé.

Il s’est penché en avant.

– C’est vraiment bizarre de bosser la nuit dans une usine sans fenêtre. Tu pourrais sortir le matin et apprendre que le cœur d’un réacteur nucléaire est entré en fusion, alors que tu n’en avais même pas entendu parler.

Jim a rigolé.

– Bon, si tu vois le soleil se lever à l’ouest, fais demi-tour et viens nous le dire, OK ?

Il a soupiré et a continué.

– Mais je vois ce que tu veux dire. Je me souviens d’une fois où je suis sorti du boulot à l’aube et y’avait soixante centimètres de neige au sol. Je savais même pas qu’il allait neiger. Ça m’a donné l’impression de rater un truc que tout le reste du monde avait vu, comme si j’étais parti ailleurs.

– C’est comme si on bossait dans un putain de sous-marin ! a ajouté Bill.

Puis Jim a continué.

– Tu sais ce que je déteste le plus ? Je me sens tellement perdu entre les jours. Est-ce qu’on est encore aujourd’hui ou déjà demain ? Quand je me lève dans la nuit pour aller bosser, ma copine me dit « à demain ». Mais pour moi, je vais la voir plus tard dans la journée.

J’ai hoché la tête.

– Je vois exactement ce que tu veux dire. J’ai l’impression de vivre dans la fissure entre aujourd’hui et demain.

Bill s’est exclamé.

– Oooh, j’aime cette image. J’ai le droit de te citer ?

On a tous ri. J’ai dit :

– Tu sais ce que je déteste vraiment avec les trois-huit ? C’est que le monde entier est calé sur le rythme de la première équipe. Quand je sors du boulot, je ne veux pas des œufs au bacon. Je veux un steak et des patates au four. Je veux un diner !

– Ouais, est intervenu Jim. Et je veux aller voir un film !

– Et aller danser avec ma gonzesse dans une boite de nuit assez azimutée pour être ouverte l’après-midi ! a ajouté Bill.

– Et quand j’allume mon poste, ai-je dit, je ne veux pas voir de jeux télévisés ou de feuilletons à l’eau de rose, c’est déprimant.

– Hé toi, a lancé Bill, pourquoi tu viens pas au sport avec nous, le matin ? On va nager directement après le boulot. Ils ont aussi un sauna. On peut te faire rentrer avec un de nos pass.

Ça faisait rêver. Mais j’ai bredouillé une excuse :

– Je n’ai pas de maillot de bain, ni de serviette, ni rien. Peut être une autre fois.

Jim m’a interrompu :

– Ils ont des serviettes là-bas. Et merde, ils diront rien si tu nages à poil.

J’ai secoué la tête.

– Je sens que je n’aurais pas dû mettre un caleçon Pierrafeu aujourd’hui !

Les gars ont ri.

– Une autre fois, mais merci pour la proposition !

Bill a haussé les épaules.

– Fais comme tu veux !

***

Pendant l’été, j’ai fait une liste de projets à mener : intégrer un club de sport, en apprendre plus sur ma tante qui avait été militante syndicaliste et me faire prendre en photo devant le Stonewall, le bar où la révolte avait eu lieu en 1969.

Après avoir visité un paquet de salles de sport, j’en ai trouvé une à Chelsea qui semblait convenable. Il y avait principalement des hommes gays, quelques lesbiennes, différentes nationalités. C’était cher, mais l’avantage d’avoir un travail bien payé la majeure partie de l’année, c’était que je pouvais me le permettre.

Ensuite, j’ai cherché des informations à propos de ma tante qui était morte à New York vers 1929. Elle était devenue militante syndicaliste de l’International Ladies Garment Workers’ Union5 après la mort de son mari. Mon père était particulièrement fier qu’elle ait eu droit à une chronique nécrologique dans le New York Times. Je me rappelais l’avoir vue dans l’album de famille.

J’ai passé deux semaines à éplucher les rubriques nécrologiques à la bibliothèque, mais en vain. J’étais sur le point d’abandonner, quand j’ai décidé d’essayer l’année 1930.

– Aujourd’hui, nous limitons à une demi-heure parce qu’on est débordés, m’a dit la femme derrière le bureau des recherches alors qu’elle me donnait la bobine.

J’ai chargé le microfilm et j’ai vite retrouvé ce mouvement habituel de balayer les titres des yeux. J’ai failli passer ce titre sans réaliser ce qu’il signifiait : Après sa mort, on découvre que le majordome était une femme.

Ma respiration s’est ralentie. J’ai mis une pièce dans la machine et imprimé l’article. J’ai lu chaque mot avec attention. La nécrologie rapportait la mort d’un domestique en 1930. Son corps avait été retrouvé dans une pension. Son nom n’était jamais cité. Rien de plus : pas de journal intime, aucun indice. Mon seul moyen de la connaitre, c’était ces quelques mots sur une page. J’ai fermé les yeux. Je ne saurais jamais les détails de sa vie. Pourtant, je pouvais en sentir la texture du bout des doigts.

À présent, je savais qu’il existait une autre femme dans le monde qui avait pris la même décision difficile que Rocco et moi. Le temps me séparait de ce domestique anonyme. L’espace me séparait de Rocco.

Le gros titre m’a frappé : sa vie réduite à ces onze mots creux. Je me suis demandé si ma vie serait résumée en onze mots, ou en moins que ça. J’ai fixé mon regard sur un point en hauteur, je me sentais vide et tout petit.

La voix de la bibliothécaire m’a tiré de mes pensées :

– Monsieur, votre temps est écoulé.

***

La dernière mission que je m’étais donnée, c’était de me prendre en photo devant le Stonewall Inn6. Je me souvenais du choc que ça nous avait fait d’entendre parler de la bagarre avec les flics en 1969. Je voulais demander à un passant de me prendre en photo devant. Je me disais qu’un jour, après ma mort, quelqu’un trouverait cette photo et me comprendrait un petit peu mieux.

J’ai interrogé deux hommes gays qui se tenaient adossés à un lampadaire, à Sheridan Square :

– Vous savez où se trouve le bar le Stonewall ?

L’un d’eux a désigné une brasserie.

– Avant, c’était un bar.

Je me suis assise avec lassitude sur un banc. Un sans-abri fouillait dans la poubelle à côté. Je l’avais déjà vu avant. Sa jupe aux motifs africains de couleur vive balayait le trottoir. Un tissu fin enveloppait le haut de son corps, jeté sur son épaule à la manière d’un sari est-indien. Il glissait sur le sol avec grâce et dignité. Pendant un moment, il a eu l’air de s’engueuler avec quelqu’un que lui seul pouvait voir. La langue gutturale qu’il parlait était étrangement belle. Personne d’autre sur terre ne comprenait ce langage. Ses mains s’agitaient autour de son visage pendant qu’il parlait, comme deux oiseaux sombres planant sur des courants d’air chaud.

J’ai fermé les yeux. Le soleil était haut et brillait fort. J’ai essayé de me rappeler ce qu’avait été ma vie à Buffalo. Mon passé ressemblait déjà à un rêve s’estompant au moment du réveil. La vie à New York me propulsait de jour en jour, comme le wagon bringuebalant d’une rame de métro lancée à toute allure. Je n’arrivais pas à me souvenir d’un temps où le monde allait moins vite, et où j’en faisais partie.

Des crissements de pneus m’ont tiré de ma rêverie. Le hurlement d’une femme m’a filé la chair de poule. J’ai couru au coin de la rue.

– Appelez une ambulance ! a-t-elle crié. Vite ! Pour l’amour de Dieu, dépêchez-vous !

L’ambulance pouvait bien prendre son temps.

Je me suis agenouillée près du corps sans vie du sans-abri. Ses mains étaient définitivement immobiles. J’ai essuyé avec mon pouce le filet de sang qui coulait de sa lèvre. Un bruit de gargouillis est sorti de sa bouche, du sang a jailli de ses lèvres et a coulé le long de sa joue. Une mare de sang s’étendait sous sa tête.

J’ai senti une matraque contre mon épaule.

– Sur le trottoir, mon gars, a dit le flic en me poussant.

Sa voiture était arrêtée en plein milieu de la 7e avenue. L’homme du kiosque à journaux est venu regarder le corps.

– Qu’est-ce qu’il porte ? Une jupe ? a-t-il demandé.

– Aucune idée, a dit le flic en haussant les épaules.

La femme sanglotait :

– Ils l’ont heurté délibérément, monsieur l’agent. Ils étaient quatre : deux hommes et deux femmes. Le feu était rouge. Ils ont appuyé sur l’accélérateur et l’ont écrasé. Ils étaient en train de rire.

Les mots déferlaient, ponctués de sanglots.

Elle s’est laissée tomber à genoux et a pleuré.

– Oh mon Dieu !

Elle pleurait de plus en plus fort.

– Oh mon Dieu !

Un homme plus âgé a posé sa sacoche et s’est approché d’elle. Il a demandé :

– Est-ce que ça va ?

– Oh mon dieu !

La voix de la femme s’est perchée dans les aigus.

– Madame, êtes-vous blessée ?

L’homme avait l’air affolé.

– Est-ce que ça va ?

Elle a secoué la tête et s’est balancée d’avant en arrière sur ses genoux.

– Oh mon dieu, répétait-elle, ils étaient en train de rire.

Il lui a tapoté l’épaule et lui a dit d’un ton apaisant :

– Calmez-vous Madame. Ce n’était qu’un clochard.

***

C’était l’une de ces étouffantes nuits d’été new-yorkaises, où le thermomètre affiche quarante foutus degrés. Je me suis déshabillé pour enfiler un pantalon de jogging léger et un t-shirt, et je me suis dirigé vers la salle de sport.

Je n’avais pas l’habitude d’y aller en soirée. Je détestais le troupeau de ceux qui venaient après le boulot et qui faisaient la queue pour les haltères. Mais ce soir-là, j’avais eu une bonne intuition. Les habitants de la ville, épuisés par la chaleur intense, s’orientaient vers les endroits les plus frais. J’avais presque la salle pour moi tout seul. J’ai fait travailler mes muscles jusqu’à ce que je me sente comme une bobine d’acier, et j’ai poussé un gémissement quand le coach a annoncé qu’il était 23h00 – l’heure de la fermeture.

Bondissant comme une panthère sur le chemin du retour, je n’aurais pas pu me sentir mieux. Alors que je tournais de l’avenue A vers la 4e rue, j’ai vu des lumières rouges scintillantes se refléter sur les immeubles et la foule. Tout le voisinage regardait dans la même direction, cloué sur place. J’ai marché un peu plus lentement. La rue était grasse et brillante. Il n’avait pas plu depuis des semaines. J’ai marché encore plus lentement.

J’ai entendu le feu avant de le voir. Les flammes de l’enfer rugissaient par les fenêtres de mon immeuble et s’élevaient droit vers le ciel. Les étincelles jaillissaient comme une éruption volcanique et se répandaient sur les toits avoisinants. Mes rideaux de coton jaune volaient à travers les fenêtres cassées, comme si une tempête faisait rage dans mon appartement. Une légère marque de brulé est apparue sur chaque rideau, et pouf, ils ont disparu, comme de la barbe-à-papa qui fondrait sous la langue.

L’alliance que Theresa m’avait offerte ! Un instant, je me suis dit de manière irrationnelle que je pourrais retrouver la flaque de métal refroidie et la faire refondre. J’ai imaginé le boum du chaton en céramique de Milli. Je me suis représenté l’eau dans le vase ambré sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, bouillant furieusement dans la fournaise. J’ai vu une petite flamme lécher la tige de chacun des narcisses du vase jusqu’à ce qu’ils se recroquevillent avant d’exploser dans des jaunes et des orange plus vifs que jamais. J’ai visualisé le petit livre de W.E.B Du Bois que Edwin m’avait donné, en train de se consumer jusqu’à la page sur laquelle elle avait écrit.

Le propriétaire n’aurait-il pas pu nous prévenir qu’il allait cramer l’immeuble ? Tout le monde savait qu’il avait du mal à le vendre. La plupart des immeubles de la zone avaient brulé pendant la décennie de gentrification7. Pourquoi ne pas avoir glissé un mot ce matin sous nos portes de cuisine pour nous prévenir d’emmener avec nous les choses auxquelles on tenait le plus ? Il était pourtant capable de nous notifier sur-le-champ chaque augmentation de loyer.

Mon portefeuille ! Je l’avais laissé à la maison en partant pour la salle de sport. Le reste de ma paye était dedans. Plus important encore, la seule photo que j’avais de Theresa y était aussi. J’avais tout perdu. Tout, excepté la veste en cuir de Rocco. Je l’avais déposée au pressing pour faire réparer une fermeture éclair.

– Abuela ! Abuela !

Une femme s’est échappée des bras de ses proches et s’est frayée un chemin à travers la foule jusqu’à l’immeuble en feu. Des amis l’ont maitrisée. Elle luttait pour se libérer.

– Qu’est-ce qu’elle dit ? ai-je demandé au chef des pompiers.

Il a levé les yeux vers le dernier étage.

– Sa grand-mère.

J’ai frissonné. Voulait-il parler de la vieille femme qui ne pouvait jamais sortir de chez elle parce qu’elle vivait au sixième étage ? De temps en temps, elle me demandait en espagnol de lui ramener du pain, du café, du lait ou du sucre, en me montrant les emballages quand je ne comprenais pas.

– Mrs Rodriguez ? ai-je demandé, incrédule.

Le chef a hoché la tête. La jeune femme s’est arrêtée de crier quand elle m’a entendu prononcer le nom de sa grand-mère. Dans ce moment hors du temps, nos yeux et nos existences se sont liées. Elle a commencé à sangloter de manière incontrôlable. Ses amis l’ont tirée en arrière.

Je me suis tourné, j’ai regardé les flammes balayer chaque étage et je me suis demandé : Où sont passées mes larmes ? Pourquoi suis-je incapable de pleurer alors que j’en ai besoin ? Pourtant, je savais que plus tard, le parfum des lilas ou le ronronnement grave d’un violoncelle déclencheraient mes larmes sans prévenir.

Finalement, le ciel noir s’est éclairci par-dessus l’East River. Je me suis assis sur le bord du trottoir, dos à l’immeuble qui se consumait. Une fine brume me tombait dessus : elle sortait d’un minuscule trou dans la lance à incendie qui continuait à balancer de l’eau dans nos appartements. J’étais assise, sans bouger, ne sachant pas vraiment où aller à partir de là.

***

Je recommençais à zéro. Je me suis installée sur un banc à Washington Square Park et j’ai fait l’inventaire de mes possessions : un jogging, un t-shirt et vingt dollars en poche. Tout le reste était caché dans mon appartement. C’était reparti pour les doubles journées de travail et les nuits dans les cinémas de la 42e rue le weekend. Je n’avais pas d’énergie mais je n’avais pas le choix.

Mon cerveau n’arrivait pas complètement à accepter cette perte. Pour un dollar, j’ai acheté un hot-dog et un soda, et j’ai marché dans le parc en mangeant pour me distraire. J’ai été attiré par un groupe de gens qui regardait un jeune homme. Il portait un haut de forme et une queue de pie, et jonglait avec des torches enflammées. C’était le côté cinglé de la vie dans cette ville que j’aimais malgré moi, même si c’était atrocement dur de survivre ici.

– Qui pourrait bien vouloir devenir jongleur ? Je veux dire, quel est l’intérêt ?

La femme à côté de moi posait la question à son compagnon. Ils ont tous les deux secoué la tête avant de s’éloigner.

La joie que j’avais éprouvée en regardant ce jongleur a quitté mon visage. Juste avant qu’elle ne parle, je songeais au fait que ça devait être vraiment merveilleux de développer un talent qu’on pouvait pratiquer seul, juste pour le plaisir de s’épater soi-même.

L’homme à ma droite m’a regardé dans les yeux en inclinant la tête. Son regard m’a mis mal à l’aise. Je voulais m’éloigner de lui. C’était comme s’il était capable de voir toute la gamme d’émotions qui me traversaient. Mais, je ne sais pas comment, il m’a donné envie de le regarder plus attentivement. J’ai vu un homme doux, dont les sentiments, chez lui aussi, se répercutaient sur le visage. C’était comme si on avait une discussion sans mots, pleine d’émotions.

Il a redressé les sourcils, comme une question. J’ai haussé les épaules.

– Des cyniques, j’ai dit en souriant.

Il a secoué la tête et a commencé à exécuter de gracieux mouvements avec les mains : il était sourd. Il a lu sur mon visage que je comprenais. J’ai souri. Il a souri. Puis je me suis sentie coincée. J’ai regardé mes mains pendre le long de mon corps, incapables de s’exprimer. Une fois encore j’étais dépourvu de mots, rêvant d’un langage qui passerait directement d’un cœur à l’autre.

J’ai relevé les paumes et hoché les épaules d’impuissance. Il a dressé un index. Un ? Non. Il disait : attends.

Il a examiné le sol autour de lui et a désigné quelque chose derrière un arbre, hochant la tête avec un sourire. Puis avec trois de ses doigts, il a ramassé un objet imaginaire. Qu’est ce que c’était ? C’était rond. Je pouvais le dire à sa façon de soulever ça avec deux mains pour l’amener vers son visage. Tenant toujours l’objet avec trois doigts, il l’a reculé comme s’il était en train de… jouer au bowling ! Une boule de bowling.

J’ai hoché la tête avec enthousiasme. Il a trouvé une seconde boule sur une branche au-dessus de ma tête. Celle-ci, il l’a placée délicatement sur son pied droit. Il a cherché une troisième des yeux et l’a trouvée. Avec une boule de bowling dans la main droite et une autre en équilibre sur le pied, il s’est délicatement courbé pour hisser la troisième avec sa main libre. Il a chancelé. Allait-il réussir à empêcher la boule de tomber de son pied ? Il a réussi !

J’ai retenu mon souffle quand il a commencé à jongler. Je pouvais voir le poids des boules de bowling et la force nécessaire pour les envoyer toujours plus haut. Son habileté s’accroissait : les boules passaient sous une jambe, derrière son dos et par-dessus ses épaules. Les trois boules ont bondi dans les airs – et ne sont pas retombées. Il a marqué une pause et a regardé le ciel, se grattant la tête avec perplexité. Soudain, il s’est élancé en avant et en a rattrapée une avec la main gauche, puis il a titubé vers la droite pour en saisir une autre. La troisième a atterri sur le bout de son pied. En feignant de souffrir le martyre, il a sautillé jusque derrière l’arbre. Caché derrière, il a regardé dans ma direction et m’a fait un clin d’œil.

Ça a été un tel soulagement de rire, non pas en dépit de mon chagrin mais à travers lui. On a ri ensemble. D’un rire profond, venu du ventre. Le genre qui te fait monter les larmes aux yeux. Le genre qui décharge des émotions aussi épaisses que de la boue.

Deux hommes se sont approchés de part et d’autre de lui. Il leur a souri et leurs bras se sont animés dans un tourbillon de mots. Il leur a signalé ma présence et nous nous sommes tous serrés la main.

Avant de se détourner pour partir, il a tendu sa main très lentement pour toucher une larme sur ma joue. Il l’a ramenée vers son propre œil. Puis il s’est éloigné.

**********************************************************************

1. Les Women’s Studies sont nées suite aux mouvements de libération des femmes des années 1970. Il s’agit d’études interdisciplinaires qui analysent la société à partir d’une perspective féministe.

2. Le merengue est un genre musical et une danse originaire de République Dominicaine. La charanga désigne des ensembles de musique traditionnelle cubaine. Le guaguancó est une forme de rumba, musique populaire cubaine.

3. Le Canon en ré majeur sur une basse obstinée de Johann Pachelbel fait partie d’une pièce de musique de chambre baroque, écrite vers 1700 pour un effectif de trois violons et une basse continue.

4. Local 6 est une section new-yorkaise de l’International Typographical Union, responsable en 1963 d’une grève de 113 jours des journaux new-yorkais.

5. The International Ladies Garment Workers’ Union a été l’un des premiers syndicats états-uniens composés majoritairement de femmes (notamment immigrées) travaillant dans l’industrie textile. Ce syndicat a mené plusieurs grèves importantes, avec des revendications portant sur les conditions de travail des femmes.

6. Le Stonewall Inn est un symbole de la naissance des mouvements de libération gay et trans’ (voir note détaillée au chapitre 12).

7. Sorte d’« embourgeoisement urbain » à l’œuvre depuis des décennies dans de nombreuses grandes villes, on parle de gentrification quand des personnes de classes sociales aisées commencent à s’installer en nombre dans un quartier populaire de centre-ville. Cela a pour effet d’augmenter les prix (loyers, commerces de proximité) et donc de pousser les plus pauvres à quitter le quartier, modifiant à terme sa population. Dans les années 1970-1980, la ville de New York fait de grosses économies sur les quartiers les plus pauvres en espérant le départ des habitant·e·s : absence de rénovations, arrêt du ramassage des ordures, etc., ainsi que fermeture de nombreuses casernes de pompiers. En 1976 un décret modifiant le système de prime d’assurance fait exploser le nombre d’incendies volontaires, puisqu’il devient plus rentable pour les propriétaires de bruler leurs immeubles pour toucher l’assurance que de les rénover. Certains incendies sont également causés par des locataires, espérant ainsi être prioritaires en termes de relogement et réussir à quitter des quartiers devenus insalubres. Une bonne partie des immeubles du Bronx a notamment été détruite à cette époque par abandon ou incendie.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 20

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

20

Je me tenais immobile devant Grand Central Station1, le regard tourné vers le ciel. Je me sentais à nouveau comme une enfant, comme si j’étais debout au fond d’un canyon de béton aux parois vertigineuses, dans lequel déferlait un torrent de gens. Des inconnus me bousculaient sur leur passage. Bouge de là, connard. Ça m’a rappelé l’effet que ça faisait de grandir dans le monde des adultes, comme s’ils s’étaient tous concertés pour élaborer un plan d’action sans me donner le moindre indice pour le comprendre.

Je me suis frayé un chemin jusqu’au trottoir et j’ai demandé au gars du kiosque à journaux :

– Elle est où la 42e rue ?

– T’es en plein dessus, m’a-t-il répondu sèchement.

– Comment est-ce qu’on trouve un appartement dans cette ville ? lui ai-je demandé.

– Tu veux un appart ? Trouve quelqu’un qui a un HLM et bute-le.

Quand il m’a tendu un exemplaire du Village Voice2 et qu’il a pris mon argent, il ne souriait pas.

Je me suis adossée contre la façade d’un immeuble et j’ai regardé la foule se déverser devant moi. J’ai alors réalisé que pour vivre dans cette ville, il fallait une stratégie. Et je n’en avais pas. J’avais six-cents dollars. Avec ça, il fallait que je trouve un appartement et que je garde assez pour la nourriture et les transports jusqu’à ma première paye.

Heureusement, la 42e rue était effectivement pleine de cinémas ouverts toute la nuit. L’entrée était à trois dollars et on pouvait voir des films de kung-fu s’enchainer sans fin. J’ai choisi un cinéma et je me suis retrouvé dans un monde d’hommes. À l’intérieur, ça sentait le tabac froid et le pétard. Je ne m’étais pas rendu compte que beaucoup de sièges étaient cassés avant de m’asseoir et d’atterrir sur le sol poisseux. Les hommes les plus proches ont jeté un coup d’œil dans ma direction et se sont remis à regarder l’écran.

J’ai adoré les films. Ils avaient l’air d’avoir un thème commun. Un jeune homme fait face à un ennemi puissant. Il n’a pas d’autre choix que de trouver un professeur capable de l’entrainer à la technique du singe, de la mante religieuse, du tigre, de la griffe d’aigle et du scorpion. Mais le coup de théâtre, c’est que le professeur n’est lui-même pas assez fort, ou qu’il meurt avant que le jeune homme soit prêt. Il y avait toujours besoin d’une alliance particulière de compétences et de connaissances pour vaincre l’adversaire. Le héros était honorable : humble, discipliné, et très respectueux avec sa copine, si ce n’est chaste.

Mais à chaque fois qu’une femme apparaissait à l’écran, les hommes autour de moi criaient : « Bouffe-lui la chatte ! Baise-la, cette salope ! » Au début, ça m’a fait peur. Puis, j’ai réalisé qu’à part moi, il n’y avait que des hommes dans le public. À qui pouvaient-ils s’adresser, si ce n’était les uns aux autres ? Chaque mec défoncé qui criait du fond de sa torpeur essayait-il de convaincre son voisin qu’une femme pouvait toujours le faire bander ? Que même si le poids de la rue l’avait écrasé, il était toujours un vrai mec ?

J’avais sans cesse repoussé le moment d’aller aux toilettes, mais au bout d’un certain temps, il a quand même fallu que j’y aille. La puanteur m’a assaillie au moment où j’ai ouvert la porte des toilettes des hommes. Un vieux était assis sur les chiottes, une aiguille plantée dans le bras. Il hochait la tête. Le carrelage était gluant de crasse. Les cabines n’avaient pas de porte. La plupart des chiottes débordaient de merde et de papier toilette.

Je me suis faufilé dans les toilettes des femmes. Elles servaient si peu qu’elles sentaient le renfermé. La porte s’est ouverte juste au moment où je remontais ma braguette.

– Qu’est-ce que tu fais là ? m’a demandé un gars avec un blazer rouge.

J’ai sorti ma voix rauque.

– J’viens de chier. Y a un problème ?

Je l’ai poussé en sortant et je suis retournée à mon siège. Après avoir vu chaque film deux fois, j’ai commencé à somnoler.

Le lendemain matin, j’ai marché en demandant mon chemin à presque tous les gens que je croisais, jusqu’à ce que j’arrive sur le seuil de la première agence immobilière que j’avais trouvée dans le Voice.

– Vous n’avez pas quelque chose de moins cher ? ai-je demandé à la femme de l’agence.

– Vous voulez un appartement ou un taudis ? Deux-cent-cinquante dollars, c’est une affaire.

J’y ai réfléchi.

– Je peux emménager quand ?

– Voilà les clés, a-t-elle dit.

J’ai tendu la main pour prendre les clés. Elle les a retenues.

– C’est un mois de loyer, un mois de caution et les frais d’agence. Ça fait sept-cent-cinquante dollars, à payer tout de suite.

– Je n’ai que cinq-cents dollars, lui ai-je répondu en espérant que les cent dollars que j’avais en plus me permettraient de tenir jusqu’à ce que je trouve un travail et que je sois payée.

Elle m’a regardé de haut en bas et m’a tendu la paume de sa main.

– Je prends les cinq-cents dollars maintenant. Il restera les frais d’agence. Vous avez jusqu’à vendredi. Si d’ici là vous ne m’amenez pas l’argent, vous dégagez.

J’ai signé le bail en la remerciant.

Elle aurait pu se passer de me donner les clés. L’appartement n’avait pas de serrure. Il n’avait d’ailleurs pas non plus de four, de frigo, d’eau courante ni même de parquet. J’ai sauté de poutre en poutre avec précaution.

J’ai dévalé les cinq étages en courant et j’ai appelé l’agence.

– C’est insalubre, ai-je dit à la femme.

– C’est pas mon problème, a-t-elle répondu.

– Je veux être remboursé, ai-je repris.

Elle a ri, presque gentiment.

– Vous avez signé un bail, mon chou. Il est à vous pendant trente jours.

– Remboursez-moi ! Il y a bien des lois. Vous ne pouvez pas faire ça, ai-je bafouillé en vain.

Il faisait presque nuit et j’avais froid. Le mec de l’épicerie du coin de la rue m’a donné quelques cartons. J’ai remonté les cinq étages. J’ai coincé un bout de carton dans la porte pour qu’elle reste fermée, et j’ai aplati le reste pour m’en faire un lit. Je suis restée allongée là. Je me sentais tellement stupide. Je n’avais maintenant presque plus d’argent et toujours pas de salaire.

J’ai entendu des bruits de pas dans l’escalier. Je me suis demandé qui ça pouvait être, vu que l’immeuble semblait abandonné. Les pas se sont rapprochés. Ils se sont arrêtés à mon étage et ont repris jusqu’à ma porte. Je me suis tenu immobile, en essayant de retenir ma respiration. Un seul coup dans la porte et cet inconnu saurait que je l’avais juste coincée de l’intérieur. Je suis resté un moment sans faire de bruit, pendant que quelqu’un se tenait en silence devant ma porte. Puis j’ai entendu les bruits de pas redescendre les escaliers. J’ai bondi et j’ai attrapé mon sac en toile, pressée de sortir de ce dangereux dépotoir. Qu’est-ce qui m’avait fait croire que je pourrais survivre dans cette ville ?

Je n’avais aucune idée d’où passer la nuit, à part dans les cinémas qui projetaient des films de kung-fu. Ça me semblait beaucoup plus sûr qu’un immeuble abandonné. J’ai interpellé un Chinois dans la rue et je lui ai demandé où j’étais.

– Mott Street3, a-t-il répondu. Où est-ce que vous allez ?

– Times Square, la 42e rue, ai-je soupiré.

Il m’a indiqué la direction d’un geste du bras.

– Ligne A.

Mais où était donc ce foutu métro ? Comment les gens faisaient-ils pour le trouver dans cette ville ? J’ai continué à demander et à demander encore, jusqu’à ce que quelqu’un m’indique un escalier qui descendait sous terre. J’ai acheté un billet et je suis entrée dans l’univers du métro new-yorkais. Rien dans ma vie ne m’avait préparée à ça.

À Buffalo, j’avais toujours eu mon propre véhicule. Même quand je devais prendre le bus, on était toutes assises dans le même sens, en train de rêver. Dans le métro, on était toutes face à face.

La rame était bondée. Je n’avais jamais eu l’occasion d’observer les gens de cette façon. La plupart des voyageurs avaient l’air de dormir debout, les yeux vitreux. Les autres avaient la tête dans un journal ou dans un livre. Puis j’ai soudain réalisé qu’il y avait au moins quelques personnes qui faisaient exactement la même chose que moi. Elles regardaient les gens. Elles me regardaient moi.

La femme assise en face de moi me dévisageait comme si je venais d’une autre planète. Elle a filé un coup de coude à son copain :

– Tu crois que c’est un garçon ou une fille ?

Il m’a regardé de haut en bas.

– Qu’est-ce que j’en sais ?

J’espérais qu’on arriverait bientôt à la 42e rue.

Il m’a demandé :

– Hé, t’es un mec ou quoi ?

Je l’ai fixé d’un air vide.

– Hé, je t’ai posé une putain de question. T’es sourd ou quoi ?

Je n’ai pas répondu. Il s’est levé et s’est dressé au-dessus de moi en se tenant aux poignées. Il s’est penché près de mon visage. Il sentait la bière.

– Je vais te le demander une dernière fois, connard. Qu’est-ce que t’es, putain ?

Le train s’est arrêté à la 42rue et les portes se sont ouvertes. Il me bloquait le passage.

– Viens, chéri, lui a dit sa copine en le tirant vers elle.

Je me suis levé. On s’est retrouvés face à face. J’ai serré les poings.

– Allez, chéri ! a-t-elle dit pour le calmer. Tu m’as promis que tu ne te battrais pas aujourd’hui.

Ils se sont retournés et sont sortis du train. J’ai décidé de rester dedans.

– Espèce de sale tarlouze, a-t-il lancé.

– Va te faire foutre, lui ai-je répondu en hurlant.

– C’est un mec, a-t-il précisé à sa copine.

Je suis descendue à la station suivante et j’ai longé la 8e avenue pour rejoindre la 42e rue. Si j’arrivais à gagner assez d’argent, je pourrais peut-être retourner à Buffalo. Sur le moment, j’y croyais.

– Tu veux prendre du bon temps, chéri ?

Une femme est descendue du trottoir d’en face et a ouvert son manteau en faux léopard pour me montrer son bustier noir.

– Laisse-moi m’occuper de toi, a-t-elle dit en se mordillant la lèvre et en s’accrochant à mon bras.

Je me suis souvenu de mes premiers pas de bébé butch et de la force que des pros comme elle m’avaient donnée à ce moment-là. À une époque, on était du même côté de la barrière. Mais maintenant, je passais pour un micheton. Je me suis éloignée d’elle, horrifiée.

– Va te faire foutre, m’a-t-elle lancé en crachant sur le trottoir, juste devant moi.

J’ai remarqué une voiture de police, garée en biais au milieu du carrefour. J’ai entendu les sirènes hurler derrière moi.

J’étais près d’un petit groupe de flics. L’un d’entre eux a poussé une drag queen Noire en bas résille contre la voiture de police et lui a menotté les mains dans le dos.

Elle a tourné le visage vers moi. Aide-moi, a-t-elle demandé sans un mot.

Je ne sais pas comment, ont répondu mes yeux.

Deux autres flics rôdaient autour d’une drag queen étalée sur l’asphalte. Des bulles de sang s’échappaient d’une large entaille qu’elle avait au front. L’un d’eux s’est agenouillé à côté d’elle. Sans me quitter des yeux, il s’est approché d’elle pour palper un de ses seins gonflés par les hormones.

– Pouet pouet ! a-t-il rigolé en le pressant.

Je me suis arrêté net, pétrifié, empli de haine. Je ne savais pas comment intervenir, à part en restant là comme témoin. Le flic le plus proche de moi s’est rapproché. Il a amené son visage tout près du mien.

– C’est quoi ton putain de problème ? m’a-t-il demandé.

Il avait mangé de l’ail peu de temps auparavant. Je suis restée immobile, sans rien dire. Il m’a assené un coup dans les côtes avec l’extrémité de sa matraque.

Il m’a demandé :

– T’as envie que je t’embarque ?

L’idée de me faire arrêter toute seule à New York me terrifiait.

– Tu vas me répondre, hein ? Oui ou non ?

J’étais figé. Il a attrapé sa matraque à deux mains et l’a posée à l’horizontale sur ma poitrine.

– Oui ou non, enculé ?

– Non, ai-je répondu dans un souffle.

– Tu veux dire Non, monsieur, m’a-t-il corrigé.

J’ai serré les dents. Il m’a regardée dans les yeux.

– Dégage de là ! a-t-il ordonné.

J’ai dévalé la 46e rue jusqu’à ce que je ne puisse plus entendre le son de leurs rires. J’étais à bout de souffle. Un vent glacial provenait de la rivière.

Une jeune enfant se tenait près d’une voiture, côté conducteur. Elle parlait à l’homme au volant. Si elle n’avait pas eu des talons hauts, elle n’aurait pas été assez grande pour le regarder dans les yeux. Elle portait une veste courte et légère et des bas nylon. Elle devait être transie de froid. Je l’ai vue faire le tour de la voiture et monter du côté passager.

Je n’avais nulle part où m’enfuir. J’ai posé le front contre la brique froide de la façade d’un immeuble. Une douleur physique m’a traversé la poitrine pour monter jusque dans ma gorge. J’ai ouvert la bouche pour crier, mais aucun son n’est sorti.

***

Le matin suivant, j’étais déjà en train d’attendre en face de l’agence d’intérim de la 42e rue à l’ouverture. Un homme en veste de sport à carreaux a relu ma candidature avec attention.

– Réformé pour quelle raison ? m’a-t-il demandé.

– Hein ?

– Le service militaire. Tu t’es fait réformer pour quoi ?

J’ai haussé les épaules. Je n’avais pas rempli cette partie du formulaire.

– J’ai pas fait mon service.

Il s’est enfoncé dans sa chaise.

– Et pourquoi pas ?

Je me suis penchée en avant.

– Monsieur, vous avez un travail pour moi ou pas ?

Il a reposé brutalement son stylo.

– T’as ton permis de conduire ?

J’ai hoché la tête.

– Passe-le, m’a-t-il dit.

– Non. Je ne veux surtout pas conduire dans cette ville de fou.

Il a griffonné quelque chose sur un bout de papier.

– T’sais conduire un monte-charge ?

J’ai fait oui de la tête.

– Usine de machines à coudre, a-t-il annoncé. Cariste.

– Ça paie combien ?

Il a souri.

– Quatre-vingts dollars la semaine. On prend quarante dollars cette semaine et la prochaine.

Je me suis penché en avant avec colère.

– Pourquoi ?

– Parce qu’on t’a trouvé le boulot. Tu le veux ou pas ?

J’ai soufflé, la mâchoire serrée.

– Ouais, je vais le prendre.

Il a tout de suite eu l’air de meilleure humeur.

– C’est bien, voici les indications. Écoute, petit, y’a rien de gratuit dans la vie.

Toute la semaine, j’ai vécu de sandwichs au beurre de cacahuète. Le jour de la paye, je me suis fait plaisir à la cafétéria en face de l’usine.

– Du gigot, ai-je indiqué du doigt.

L’homme derrière le comptoir a hoché la tête et a commencé à le découper.

– Lo mismo4, lui a dit la vieille femme à ma gauche.

Mon ventre a gargouillé. La femme m’a souri d’un air complice. Toutes les deux, on dévorait des yeux la viande en train d’être découpée.

Les tranches de viande continuaient à s’empiler dans mon assiette et l’homme en ajoutait encore. La femme a hoché la tête dans ma direction. J’ai haussé les sourcils. Elle a soupiré.

– Les hommes doivent manger plus, a-t-elle dit.

Après le travail, je suis allée à la quincaillerie m’acheter deux solides loquets et deux verrous. Je suis retournée à l’immeuble abandonné de Mott Street, et je les ai posés de façon à pouvoir verrouiller la porte de l’intérieur et de l’extérieur. Puis, je suis allé acheter du contreplaqué pour recouvrir une partie du plancher manquant, et un matelas gonflable bon marché en guise de lit. Lors de ma première nuit à New York, j’avais failli mourir de peur dans cet immeuble. Mais une semaine plus tard, je sentais que j’allais mourir si je n’avais pas quelques nuits d’intimité.

Il n’y avait pas l’eau courante dans l’immeuble. Mais quand l’un des gars du cinéma m’a vu rincer un t-shirt dans le lavabo des toilettes pour hommes, il m’a dit que Grand Central Station était un bien meilleur endroit pour se décrasser.

La journée, je remplissais des missions d’intérimaire, je faisais la plonge et chargeais des camions. Après le travail, j’attendais la fin de l’heure de pointe, je lavais un t–shirt dans les toilettes des hommes de Grand Central Station et je le ramenais à la maison pour le faire sécher. Au petit matin, je retournais à Grand Central Station pour me laver. À cette heure-là, les toilettes des hommes étaient le territoire des mecs sans abri qui, comme moi, luttaient pour s’accrocher aux derniers lambeaux de dignité qui leur restaient. À deux reprises, j’ai soupçonné qu’un homme sans abri emmitouflé dans plusieurs manteaux était en réalité une femme.

Grâce à une deuxième agence d’interim, j’ai décroché un boulot de veilleur de nuit. Au moins, je pouvais aller aux toilettes en privé. Je devais faire une ronde toutes les heures. En mettant un réveil, je pouvais dormir quarante deux minutes par heure.

Travailler jour et nuit me tuait, mais la perspective de gagner assez d’argent pour louer un vrai appartement me motivait.

Comme il faisait de plus en plus froid, j’ai fini par attraper une toux que pastilles et sirops ne suffisaient pas à calmer. Ma gorge était à vif. J’espérais que ça passerait. Plus tôt dans la semaine, un des gars s’était adressé à moi sur le quai de chargement :

– Rentre chez toi, pour l’amour de dieu !

– J’peux pas me le permettre, lui avais-je répondu.

Je brulais de fièvre. Le trottoir tanguait sous mes pieds. Les bâtiments se courbaient au-dessus de moi et me bouchaient le ciel. Le vent transperçait mes vêtements. J’ai fini par arriver jusqu’à mon appartement en m’appuyant sur la rampe d’escalier fragile et en me reposant à chaque palier.

Mon duvet et mon oreiller me tendaient les bras. Dans la chambre, il faisait sombre. Pour la première fois depuis des semaines, j’avais assez chaud. Trop chaud, en vérité. En m’allongeant pour dormir, j’ai cru voir une créature diabolique aux airs de chauve-souris tourner et voler au-dessus de moi, emplissant la chambre du bourdonnement de ses ailes. Le sommeil m’a sauvée de ma terreur. Quand je me suis réveillé, j’ai vu Theresa assise à côté de moi. Mon oreiller était trempé. Sur mes joues, ses mains étaient fraiches. J’avais presque oublié à quel point son sourire était une bénédiction.

– Theresa, ai-je murmuré. Je t’aime tellement. Tu me manques, bébé. Reprends-moi, s’il te plait.

Elle m’a mis la main sur la bouche, pour me faire taire.

– Jess, tu dois aller à l’hôpital.

J’ai secoué la tête.

– Je ne peux pas. Je suis trop malade pour pouvoir me protéger.

Elle m’a apaisé d’une caresse du bout des doigts.

– C’est le moment, chérie. Tu peux le faire. Je sais que tu en es capable.

– Theresa, j’ai tellement peur.

Elle a hoché la tête en faisant courir ses doigts dans mes cheveux.

– Je sais, Jess, je sais.

J’ai secoué la tête.

– Je ne parle pas juste de l’hôpital. Je ne sais plus comment vivre ma vie. J’ai peur.

Elle a hoché la tête.

– Tu y arrives, Jess. Accroche-toi.

J’ai essayé de me lever sur un coude mais je suis retombé en arrière.

– Je suis si seule, Theresa. Il n’y a aucun endroit où je me sens à ma place. Je ne sais même pas si j’existe encore.

Theresa a essuyé les larmes de mes yeux. J’ai pris sa main dans la mienne.

– S’il te plait, Theresa, reste avec moi. Ne pars pas, s’il te plait. J’ai trop peur.

– Je suis là, bébé, m’a-t-elle rassurée. J’ai toujours été là avec toi.

J’ai dévalé la pente de l’inconscience.

– Mais ton image s’efface peu à peu, ai-je murmuré.

***

Je me suis forcé à marcher face au vent glacial, sans réussir à aller jusqu’à l’hôpital. Mes jambes n’arrivaient plus à me porter et je me sentais trop faible pour subir un examen médical. Theresa avait surestimé ma force – aussi bien physique que mentale.

J’ai toussé si violemment que j’ai eu peur de me fêler les côtes. Au loin, le son d’une sirène semblait se tordre comme un caramel mou. Les lumières de la ville étaient éblouissantes. J’errais dans les rues du Lower East Side5 sans trop savoir comment rentrer à l’appartement.

– Cocaïne ? LSD ? Tu cherches quoi ? m’a murmuré un jeune homme quand je suis passée à côté de lui.

J’ai secoué la tête.

– Je ne sais pas.

Une étincelle a brillé dans ses yeux.

– De quoi t’as besoin ?

J’ai toussé et toussé encore jusqu’à ce que les lumières de la rue tournoient autour de moi.

– Merde, a-t-il dit, t’es malade, hein ?

– C’était juste un mal de gorge mais maintenant j’arrête pas de tousser.

– T’as combien d’argent ? m’a-t-il demandé.

J’ai haussé les épaules.

– T’as vingt dollars ?

J’ai fait oui de la tête.

– Attends ici, m’a-t-il ordonné.

Je suis restée au coin de la rue si longtemps que j’ai fini par oublier pourquoi j’attendais. Il est revenu avec un flacon en verre ambré. Quand j’ai voulu l’attraper, il l’a éloigné. Je lui ai tendu un billet de vingt dollars.

– Prends-en quatre fois par jour. Tu dois tout prendre, t’as compris ? C’est ce que le mec a dit.

J’ai froncé les sourcils.

– C’est quoi ?

Il a haussé les épaules.

– Des médicaments. Je lui ai dit ce que tu m’as dit. T’as dix dollars de plus ?

– Pourquoi ? lui ai-je demandé.

Ça voulait dire oui.

– J’ai quatre cachets de codéine, là. Ça devrait t’faire arrêter de tousser ou t’faire arrêter d’y penser.

J’ai souri et je lui ai tendu dix dollars de plus.

– Merci, lui ai-je lancé.

Et je le pensais.

Il m’a serré la main.

– Tu vas prendre soin de toi maintenant, OK ?

J’ai acheté deux litres de jus de fruits et j’ai retrouvé mon chemin jusqu’à ce lieu abandonné que j’appelais « maison ». Toutes les deux ou trois heures, quand la toux me réveillait, j’avalais une pilule et un comprimé de codéine et je me rendormais. Quand je me suis réveillée le dimanche matin, mon sac de couchage était trempé. Je me suis assise et me suis frotté les yeux. Je me sentais mieux. La maladie était en train de se dissiper et de me laisser tranquille.

Ici, il fallait payer le loyer à la fin de chaque semaine. J’avais vu un hôtel bon marché à côté des agences d’intérim. Je pouvais louer une chambre à la semaine, le temps d’économiser assez d’argent pour pouvoir me payer un appartement décent, une vraie maison. J’ai regardé autour de moi. Je n’arrivais pas à croire que j’avais vécu dans ce taudis tout un mois durant.

***

– C’est combien ? ai-je demandé au gardien.

– Trois-cent-vingt-cinq par mois avec le chauffage et l’eau chaude. Les toilettes sont dans le couloir. Trois-cent-vingt-cinq de caution.

J’ai hoché la tête. Il y avait une petite chambre, une cuisine et un salon en enfilade. Je lui ai donné les billets, il m’a tendu le bail.

– Attendez, ai-je dit alors qu’il se retournait pour partir, il n’y a pas de baignoire ?

– Là.

Il m’a indiqué une grosse bassine recouverte d’une plaque de métal dans un coin de la cuisine. Cette ville était bizarre.

J’ai refermé la porte de l’appartement et je me suis retourné pour regarder autour de moi. Il y avait besoin de repeindre : jaune pour la cuisine, bleu ciel pour la chambre, blanc crème pour le salon. J’avais également besoin de tapis. Et de vaisselle, de couverts, de casseroles et de poêles. Et de produit nettoyant pour l’évier.

J’ai ouvert mon sac en toile et j’y ai cherché un bloc-note et un stylo pour faire une liste. J’y ai trouvé le chaton en porcelaine que Milli m’avait laissé. Je l’ai posé avec précaution sur le manteau de la cheminée, dans le salon. Sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, j’ai installé le vase en verre ambré qui venait de l’ancienne maison que nous partagions avec Theresa. J’ai noté dans un coin de ma tête d’acheter des fleurs. J’ai laissé la bague de mariage que Theresa m’avait achetée sur le dessus de la cheminée.

J’ai décidé d’acheter des rideaux jaunes en calicot pour les fenêtres du salon, comme ceux que Betty avait cousus pour le garage que j’avais transformé en studio. J’ai jeté un coup d’œil à la porte, pour m’assurer une nouvelle fois qu’elle était bien fermée.

J’ai forcé l’ouverture de la fenêtre qui menait à la sortie de secours. De là, je pouvais voir l’East River6. Les musiques latinos, émanant des voitures et des fenêtres, se faisaient concurrence dans mes oreilles. Les enfants jouaient dans la rue. Leurs mères leur criaient dessus depuis les fenêtres. Quelle que soit leur langue, leurs avertissements signifiaient tous :Fais attention !

De jeunes bourgeons apparaissaient sur les maigres troncs alignés dans la rue. C’était le printemps. J’ai remarqué des mauvaises herbes toutes droites, presque aussi grosses que de jeunes arbres, qui grandissaient entre les bâtiments et sur les terrains vagues. Elles poussaient à travers les fissures dans le ciment, et grandissaient quasiment sans terre ni lumière. Ce spectacle était étrangement rassurant. Je me suis dit que si elles réussissaient à survivre ici, alors moi aussi je pouvais y arriver.

***

Au supermarché, une femme s’est retournée et m’a dévisagé alors que je me grattais l’entrejambe. Au fil des mois, les démangeaisons et les brulures étaient devenues insupportables. Ça n’allait pas partir tout seul. J’avais une infection vaginale. J’avais sans cesse repoussé à plus tard sans jamais m’en occuper, refusant d’admettre que j’avais besoin de voir un médecin. De toutes les parties du corps, pourquoi fallait-il que l’infection se loge précisément à cet endroit-là ? Pourquoi est-ce que ça ne pouvait pas être une infection à l’oreille ?

Sur la porte de mon frigo, il y avait ce prospectus que j’avais décollé d’un lampadaire, avec les coordonnées d’un centre de soins médicaux pour femmes dans mon quartier. Le mercredi soir, j’ai pris mon courage à deux mains et j’y suis allé.

– C’est une clinique pour femmes, a dit la réceptionniste en souriant.

J’ai fait oui de la tête.

– Je sais. J’ai une infection vaginale, ai-je murmuré.

– Une quoi ? a-t-elle demandé.

J’ai pris une profonde inspiration et j’ai parlé d’une voix plus forte.

– Une infection vaginale.

Le calme est tombé sur la salle d’attente bondée. Le silence me sanctionnait. La réceptionniste m’a examinée de la tête aux pieds.

– Vous plaisantez ?

J’ai secoué la tête.

– J’ai une infection vaginale. Je suis venue chercher de l’aide.

La réceptionniste a hoché la tête.

– Asseyez-vous, monsieur.

J’hésitais à m’en aller, mais les démangeaisons et les brulures empiraient de jour en jour. J’ai observé la réceptionniste accueillir la femme arrivée après moi.

– Sortez juste votre dossier et asseyez-vous, a-t-elle dit. Le médecin va bientôt arriver. Vous pouvez vous servir une infusion.

Dans la salle d’attente, tout le monde me dévisageait. J’ai regardé le panneau d’affichage : danses et rituels pour femmes, thérapeutes, masseuses et comptables. De nouveaux symboles : une hache à double tranchant7, un cercle avec une croix vers le bas8. De nouveaux noms : GoodwomynSilverwomyn9.

Je pouvais les entendre parler de moi à voix haute.

– Il est fou.

– Ben quitte à être fous, qu’ils restent dans leurs propres espaces !

Je me suis assise sur une chaise libre. J’ai remarqué un livre sur l’étagère à côté de moi, intitulé Notre corps, nous-mêmes10. J’ai noté dans un coin de ma tête d’aller l’acheter dans une librairie.

Une ombre m’est tombée dessus : une femme avec un porte-bloc. Sur son badge était écrit « Roz ». Une fois dans la salle d’examen, Roz a jeté son porte-bloc sur le bureau et a secoué la tête en pointant une chaise.

– Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Je butais sur chaque mot. J’ai essayé de tout lui dire : qui j’étais, d’où je venais.

Roz s’est rassise dans sa chaise et a fait oui de la tête comme si elle comprenait vraiment. Puis elle a dit :

– Je ne sais pas quel est votre problème, mais ici, c’est une clinique pour les femmes qui sont malades. En ce moment même, vous êtes en train de gâcher les ressources prévues pour elles.

– Quoi ?

– Vous pensez peut-être que vous êtes une femme, a continué Roz, mais ça ne veut pas dire que vous en êtes une.

J’ai explosé de colère :

– Allez vous faire foutre, ai-je crié.

Elle s’est inclinée en arrière dans sa chaise avec un petit sourire narquois.

– C’est bien un truc de mec de dire ça.

J’ai senti que mon visage devenait rouge de colère.

– Allez toutes vous faire foutre !

Je me suis levé pour partir.

Une médecin m’a bloqué le passage.

– Qu’est-ce qui se passe, ici ? a-t-elle demandé.

Roz a dû faire un geste dans mon dos. La médecin a hoché la tête.

– Venez avec moi, a-t-elle dit.

Je l’ai suivie dans le hall.

– Qu’est-ce qui se passe ? m’a-t-elle demandé.

– J’ai une infection vaginale, ai-je soupiré.

Elle a scruté mon visage.

– Est-ce que vous avez pris des antibiotiques récemment ?

Je me suis sentie soulagée.

– Peut-être. J’ai pris quelque chose il y a quelques mois pour soigner une mauvaise toux.

Elle a hoché la tête.

– Depuis combien de temps avez-vous cette infection vaginale ?

J’ai haussé les épaules.

– Depuis deux mois.

Elle a écarquillé les yeux.

– Vous avez ça depuis deux mois et vous n’avez rien fait ?

– Hé ben, je pensais que ça passerait.

Elle m’a fait un petit sourire.

– On va regarder ça. Venez avec moi.

Je me suis raidi de peur. Il s’était déjà passé trop de choses depuis mon arrivée. Je ne pouvais pas la laisser me toucher à cet endroit.

– Je ne peux pas, lui ai-je dit. S’il vous plait. Ça a été difficile de faire ça. Je ne peux vraiment pas.

Elle a observé sur mon visage les émotions que je ne pouvais dissimuler.

– Voici une prescription pour du Monistat11.

Elle a griffonné sur son bloc d’ordonnances.

– Ça devrait arrêter les sensations de démangeaison et de brulure. La prochaine fois que vous prenez des antibiotiques, mangez un yaourt par jour.

Je me suis demandé si elle se moquait de moi, avec cette histoire de yaourt.

– Vous me croyez, n’est ce pas ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Vous êtes peut-être un homme. Mais si vous êtes une femme, je ne veux pas vous virer d’ici. Ça ne me coute rien de faire une ordonnance. À quand remonte votre dernier frottis ?

Je me suis figée. Elle a insisté :

– Dans les trois dernières années ?

J’ai baissé les yeux mais elle ne voulait pas laisser tomber.

– Cinq, six ans ?

J’ai secoué la tête.

– Je ne sais pas ce que c’est, ai-je admis.

Quand j’ai levé la tête, elle avait les larmes aux yeux.

– Maintenant, je vous crois, a-t-elle dit.

– Pourquoi ? lui ai-je demandé. Il y a plein d’hommes qui ne connaissent pas ce truc non plus, non ?

Elle a hoché la tête.

– Oui, mais ils n’en ont pas honte. Quel est le nom de votre médecin traitant ?

– Je n’en ai pas.

Elle a continué à regarder mon visage d’une façon qui me troublait.

– J’aimerais que vous reveniez pour un examen et un frottis.

– Oui, bien sûr, ai-je menti.

Je doutais de réussir à rassembler assez d’énergie émotionnelle pour supporter une seconde fois la scène de la salle d’attente, à moins d’être vraiment en mauvais état. Et à côté de ça, l’idée qu’une médecin m’écarte les jambes et m’examine me glaçait le sang.

– Merci de m’avoir écouté, lui ai-je dit. Presque plus personne ne m’entend.

Elle a serré mon bras.

– Vous pouvez prendre un rendez-vous au secrétariat en sortant. Essayez de vous en occuper rapidement.

Je pouvais encore sentir sa main sur mon bras après qu’elle soit partie. Soudain, j’ai réalisé que je ne connaissais pas son nom. Je pourrais avoir besoin de revenir un jour. Je suis allée vers le hall pour la chercher. Roz est sortie du cabinet de consultation et m’a bloqué le passage.

– Quel est son nom ? J’ai oublié de lui demander.

La voix de Roz était glaciale.

– Vous avez eu ce que vous vouliez, partez maintenant.

– Vous vous trompez, Roz, l’ai-je corrigée. J’ai eu ce dont j’avais besoin. Vous n’avez aucune idée de tout ce que je voudrais.

***

Chaque fois que je touchais ma paye, j’en utilisais une partie pour l’appartement. J’ai passé un weekend entier à reboucher les fissures des murs et du plafond. J’ai repeint chaque pièce, l’une après l’autre. Les grands coups de pinceau aidaient mon esprit à s’évader.

Un weekend, ma motivation a battu de nouveaux records. J’ai sablé tous les planchers, puis j’ai recouvert l’appartement de polyuréthane12, du sol au plafond, jusqu’à devoir sortir de là. Cette nuit-là, j’ai encore dormi au cinéma de la 42e rue, une dernière fois !

Le sol brillait. Ça ajoutait une nouvelle dimension sous les pieds, comme si le plafond avait été surélevé ou que l’appartement était plus grand.

J’ai trouvé un tapis noir du Guatemala au marché aux puces. Il y avait des petites paillettes blanches dessus. Je l’ai déroulé dans mon salon et je me suis reculée pour le regarder. Ça m’a rappelé le ciel nocturne rempli d’étoiles.

Petit à petit, j’ai acheté du mobilier : un canapé solide et un fauteuil, une table de cuisine en acajou et des chaises. À l’armée du salut, j’ai trouvé un lit dont la tête et les pieds arrondis avaient été sculptés dans du cerisier. J’ai craqué pour des draps chez Macy’s13.

Alors que ma maison commençait à ressembler à quelque chose, j’ai tout à coup eu envie de choses qui feraient du bien à mon corps. J’ai jeté mes vieux jeans et j’ai acheté de nouveaux chinos14, des sous-vêtements, des chemises et deux paires de tennis, pour ne pas être obligée de battre le pavé dans la même paire tous les jours.

J’ai acheté des serviettes douces et épaisses et des sels de bain qui me plaisaient.

Puis un jour, j’ai regardé mon appartement et j’ai réalisé que j’en avais fait un foyer.

**********************************************************************

1. Gare Centrale de New York.

2.  Village Voice : journal hebdomadaire de New York fondé en 1955.

3. Mott Street se trouve à Manhattan et traverse Chinatown et Little Italy. Jess se trouve à environ cinq kilomètres de Times Square.

4. « La même chose », en espagnol.

5. Lower East Side, quartier de Manhattan.

6. L’East River est un détroit situé dans la ville de New York.

7. La hache à double tranchant, également appelée labrys, est un symbole associé au culte d’une déesse, telle Artémise, Gaïa, Rhéa, etc., et aux Amazones. Il est utilisé dans certaines communautés lesbiennes et féministes pour représenter le pouvoir du féminin, de la « nature féminine » et des femmes.

8. Le cercle avec la croix vers le bas est un autre symbole de féminité, associé à Vénus et à l’amour. Il est souvent utilisé pour représenter la femme, et opposé au symbole de l’homme (un cercle avec une flèche vers le haut) associé à Mars et à la guerre. Avec un poing serré dans son cercle, il est l’emblème de nombreux groupes et mouvements féministes.

9.  Goodwomyn et Silverwomyn sont des termes issus de certains mouvements de femmes et lesbiennes des années 1970. Ils sont composés des adjectifs good (bon) et silver (d’argent), et du nom womyn, ou women (femmes). Nous n’avons pas trouvé d’autres occurrences de ces termes dans les outils de recherche à notre disposition. Nous proposons donc des pistes de traduction. Goodwomyn pourrait désigner des « femmes accomplies », proches de la nature, de la maternité et d’une féminité dite naturelle. Silverwomyn pourrait renvoyer aux « femmes chasseresses et libres », par la figure de Diane, déesse de la chasse, associée à la lune d’argent (silvery moon).

10. Our Bodies Ourselves est un ouvrage féministe publié en 1971 par le Collectif de Boston pour la Santé des Femmes, à partir de leur expérience de groupes de parole et d’auto-examen. Il propose une vision critique de la médecine et encourage les femmes à se réapproprier des savoirs, notamment en matière de gynécologie, de contraception et d’avortement.

11. Monistat est un antifongique utilisé pour traiter les mycoses vaginales, sous forme de crème ou d’ovules.

12. Les polyuréthanes sont largement utilisés dans les enduits, laques, peintures et vernis que cela soit dans le bâtiment, l’ameublement, la construction automobile ou la protection du bois.

13. Macy’s est une chaine de magasins états-unienne basée à New York, qui vend des vêtements et autres accessoires de mode.

14. Un chino est un pantalon en toile de coton, à l’origine de couleur claire, porté par les troupes coloniales britanniques en Inde puis pendant la Seconde Guerre mondiale par l’armée états-unienne. Le vêtement a depuis perdu sa connotation militaire.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 19

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

19

On aurait dit un samedi matin comme un autre. Chaque jour était identique au précédent. Les heures s’écoulaient si lentement que je n’avais pas vu les mois se transformer en années.

En me préparant un café, j’ai regardé un geai bleu et un étourneau se battre pour des miettes dans la mangeoire. Ni l’un ni l’autre ne remarquaient le chat au pelage semblable à de la confiture d’orange, tapi en dessous d’eux, prêt à bondir.

J’ai pris mon temps sous la douche. J’essayais de décoller la crasse de l’isolement avec de l’eau chaude et savonneuse. La solitude était devenue un environnement. Elle était l’air que je respirais, la dimension spatiale dans laquelle j’étais enfermée. J’étais sur un bateau, sur une mer mortellement calme, attendant un courant d’air pour gonfler mes voiles.

C’est pourquoi je n’aurais jamais imaginé que ma vie changerait de manière aussi spectaculaire, une fois de plus, ce jour-là. Ça s’est fait très simplement, vraiment. J’ai aspiré un millilitre d’hormones dans une seringue, je l’ai brandie au-dessus de ma cuisse nue, et je me suis arrêtée. Mon bras semblait retenu par une main invisible. J’avais beau essayer, je n’arrivais pas à planter cette seringue dans mon quadriceps, comme je l’avais fait des centaines de fois auparavant.

Je me suis levé et j’ai regardé dans le miroir de la salle de bain. L’intensité de la tristesse que j’ai vue dans mes yeux m’a effrayée. J’ai étalé de la mousse sur ma barbe naissante du matin, je l’ai raclée proprement avec un rasoir et je me suis aspergé le visage d’eau froide. Mes joues avaient encore un aspect rugueux. J’avais beau aimer ma barbe comme une partie intégrante de moi-même, je me sentais emprisonnée derrière elle. Ce que j’ai vu dans le miroir n’était pas un homme, mais je n’arrivais pas à y retrouver la il-elle. Mon visage ne reflétait plus les contrastes de mon genre. Je voyais mon passing, mon image masculine, mais même moi je ne parvenais plus à voir l’être plus complexe qui se cachait sous ma surface.

J’ai regardé loin en arrière et je me suis souvenu de l’enfant qui ne pouvait pas être cataloguée par Sears. Je l’ai vue, face à son propre miroir, dans le costume de son père, me demander si j’étais la personne qu’elle allait devenir en grandissant. Oui, je lui ai répondu. Et je me suis dit qu’elle était vraiment courageuse d’avoir commencé ce voyage, d’avoir résisté aux jugements écrasants.

Mais qui étais-je maintenant, femme ou homme ? J’avais lutté avec ardeur pendant longtemps pour être incluse comme femme parmi les femmes, mais je m’étais toujours sentie exclue à cause de mes différences. J’avais compté sur mon passing pour me cacher. Mais plus que ça, j’avais espéré qu’il me permettrait d’exprimer cette part de moi-même qui n’avait pas l’air d’être une femme. Cependant, je n’avais pas réussi à explorer le fait d’être une il-elle. J’étais simplement devenu un il, un homme sans passé.

Qui étais-je maintenant ? Une femme ou un homme ? Je ne pourrais jamais répondre à cette question. Pas tant que ces réponses seraient les seules possibles. Pas tant que cette question serait posée.

J’ai songé à cette longue route que j’avais parcourue. Tout du long, c’est à travers mes propres yeux que j’avais regardé le monde. Et tout du long, au fond de moi, je me sentais moi-même. Que se passerait-il si le vrai moi pouvait faire surface, changé par ce voyage ? Qui serais-je ? Tout à coup, j’avais besoin de savoir. Que vaudrait ma vie si je m’arrêtais juste avant de le découvrir ? La peur et l’excitation me prenaient à la gorge. Où est-ce que j’allais, maintenant ? Qui étais-je en train de devenir ? J’étais incapable de répondre à ces questions, mais le simple fait de me les poser annonçait un changement tumultueux, bouillonnant juste sous la surface de ma conscience.

J’ai fouillé mon appartement pour trouver une cigarette, mais quand j’ai attrapé le paquet, j’ai regardé ma main l’écraser.

Cette nuit-là, j’ai rêvé que je me débattais dans une eau trouble et profonde. Mes bras et mes jambes s’agitaient dans tous les sens, se heurtant à la résistance de cette mélasse. J’avais mal aux poumons à force de retenir ma respiration. J’avais désespérément besoin d’air. J’ai commencé à nager lentement vers la surface. La pression sur mon corps s’est relâchée. J’ai senti un velours liquide glisser sur mes mains alors qu’elles fendaient l’eau. Je pouvais voir le ciel, des facettes de lumière miroitant au-dessus de moi. Mes poumons étaient sur le point d’exploser. J’ai brisé la surface de l’eau. J’ai senti le soleil et un courant d’air sur mon visage, chaud et frais à la fois. J’ai entendu le son de mon propre rire.

***

Je crois que j’étais vraiment convaincu qu’une fois l’effet des hormones dissipé, je découvrirais que j’avais bouclé la boucle, et que j’étais rentré chez moi, dans mon propre passé. Mais le voyage n’était pas encore terminé. Je m’en suis rendu compte le jour où j’ai vu Theresa faire ses courses au K-Mart.

Quand je l’ai reconnue, j’ai arrêté de respirer. Elle avait à peine changé. Est-ce qu’elle aurait dit la même chose de moi ? Je me suis caché derrière le rayon des sous-vêtements masculins et je l’ai regardée. Qu’est-ce qu’elle ferait, si je l’appelais ? Je voulais qu’elle me prenne dans ses bras et me ramène à la maison. Après tout, elle m’avait quitté parce que je commençais les hormones, et maintenant, j’avais arrêté. Pourrait-elle m’aimer à nouveau ?

J’ai vu quelqu’une passer son bras autour de Theresa. J’ai tourné dans l’allée centrale pour mieux voir cette femme. C’était la même soft butch1 qui m’avait ouvert la porte chez Theresa presque dix ans plus tôt – la même amante. Qu’est-ce que Theresa pouvait bien trouver à cette butch du samedi soir ? C’était tellement plus difficile d’être dans ma peau. J’avais besoin de l’amour de Theresa bien plus qu’elle. Je détestais l’admettre mais elle devait avoir quelque chose de spécial pour que Theresa soit amoureuse d’elle.

J’ai entendu le rire de Theresa, chaleureux et apaisé. Son visage s’est plissé d’affection. C’est là que j’ai su que je n’étais pas en train de rentrer à la maison, que je n’étais pas en train de faire le trajet dans l’autre sens. J’avançais à toute vitesse vers une destination qui m’était invisible. Et si je devais à nouveau un jour me retrouver dans les bras de Theresa, ce serait dans un futur lointain, pas maintenant.

Je suis sortie du magasin avant qu’elles me voient. J’ai pris ma moto et je suis rentré en vitesse chez moi, juste avant de me mettre à pleurer. Je suis resté allongé sur mon lit pendant des heures, jusqu’à ce que cette après-midi pesante se transforme en soirée. Derrière la fenêtre de ma chambre, des feuilles de chêne bruissaient dans le vent et les lampadaires projetaient leurs ombres sur mes murs. Le chant des cigales s’est élevé puis est retombé.

Theresa m’avait demandé de lui envoyer une lettre un jour. Je voulais l’écrire maintenant. Je voulais vraiment déposer sur le pas de sa porte une liasse de phrases enveloppées comme un cadeau. Des mots qui pourraient éclairer le ciel de la nuit, des mots qui pourraient apaiser et guérir. Mais les mots n’étaient pas encore prêts à sortir.

Durant cette longue nuit, j’ai réalisé que si l’amour avait suffi, je n’aurais sans doute jamais perdu Theresa. Mais je l’avais bel et bien perdue. Je voyais bien qu’on était arrivées à la croisée des chemins. C’était la vérité. Mais ce n’était pas toute la vérité. Je savais aussi que j’avais perdu Theresa petit à petit au cours de notre relation, bien avant qu’on ne se sépare. J’avais été au centre de son monde, et elle était devenue mon monde tout entier. Quand mon univers s’était rétréci, j’avais eu besoin qu’elle soit tout pour moi, et en retour j’aspirais à être tout ce dont elle avait besoin. Nous ne pouvions ni l’une ni l’autre satisfaire de telles attentes.

Et pourtant, comment aurait-il pu en être autrement ? Aurais-je pu, à la fin de la journée, ne pas m’effondrer à genoux en lui demandant d’être mon sanctuaire ? En m’aimant comme elle m’aimait, comment aurait-elle pu refuser ? Les seuls moments où je me sentais acceptée et protégée, c’était quand elle prenait ma tête sur ses genoux et me caressait le visage. De son côté, elle m’avait demandé de mille manières d’admettre mes propres besoins. Je ne sais pas où, à part auprès d’elle, j’aurais pu chercher de la sécurité dans ce monde plein de dangers. Et je ne crois pas que son amour pour moi aurait survécu si j’étais restée barricadée dans ma forteresse. Peut-être que le problème avait été de commencer à croire que son amour pouvait être un rempart, de commencer à le vouloir, à le réclamer. Elle avait peut-être cru qu’en essayant juste un peu plus, elle réussirait à me protéger. Est-ce qu’essuyer le sang sur mon visage tournait en ridicule sa force et sa puissance ? Les choses seraient-elles différentes si on se retrouvait à nouveau dans les bras l’une de l’autre ?

Un jour, je lui dirais ces petites choses que je commençais à comprendre. Mais pour le moment, je pouvais seulement lui écrire sept lignes – un court poème sorti du cœur serré d’une il-elle :

Particulièrement dans la nuit froide,

Quand les branches feuillues dessinent des motifs sur les murs,

Quand la conscience disparait doucement,

Et laisse place au sommeil qui clapote contre mes rivages,

Dans ce long instant sans contrôle

Les braises du souvenir rougeoient doucement

Et apportent à l’obscurité une teinte différente.

Il ne s’est rien passé quand j’ai arrêté de prendre des hormones. Pendant des mois, je me levais tous les matins et je filais directement vers le miroir, haletant d’impatience. Rien ne changeait. C’était un peu décevant. Il a fallu des heures d’électrolyse2 pour sentir de nouveau la douceur de mes joues. Un matin, je me suis levée et j’ai trouvé du sang de règles dans mon slip. Je l’ai jeté. Je voulais éviter de prendre le risque que quelqu’un de la blanchisserie se rende compte de la contradiction apparente. Mais le vrai chamboulement avait lieu en moi. Il fallait que je sois honnête avec moi-même. C’était aussi impératif que de respirer. Quand je me suis assis seul et que je me suis demandé ce que je voulais vraiment, la réponse était du changement.

Je ne regrettais pas ma décision de prendre des hormones. Je n’aurais pas survécu longtemps sans passing. Et la chirurgie avait été un cadeau à moi-même, comme un retour dans mon propre corps. Mais je ne voulais pas me contenter d’un semblant d’existence, tel un étranger qui éviterait à tout prix de s’engager. Je voulais découvrir qui j’étais, me définir moi-même. Peu importait qui j’étais, je voulais m’y confronter, je voulais me vivre à nouveau. Je voulais être capable de raconter ma vie et de décrire le monde tel que je le voyais.

En même temps, j’avais tellement peur de me montrer au grand jour et de faire face au monde une fois de plus. Je me suis demandé pourquoi il avait fallu que je choisisse les premières années de l’administration Reagan et l’essor de la Moral Majority3 pour réclamer le droit d’être moi-même. Est-ce qu’ils allaient armer des villageois de torches et de pieux pour me traquer à travers champs ? Est-ce que j’allais me retrouver seule, menottée dans une cellule, sans personne vers qui me tourner si je survivais au cauchemar ? Mais là, j’ai dû admettre que peu importait qui était à la Maison Blanche, ça avait toujours été difficile d’être moi. Entre le marteau et l’enclume, quelque chose me disait que cette vie n’allait pas devenir plus facile. J’avais pourtant déjà traversé beaucoup de choses et je n’avais pas vraiment l’impression que ça pouvait empirer.

Une fois de plus, je ne voyais pas la route qui s’ouvrait devant moi. J’étais encore en train de tracer ma propre trajectoire à travers des eaux inexplorées, en me fiant à des constellations mouvantes. Si seulement il y avait eu quelqu’un quelque part à qui j’aurais pu demander : Qu’est-ce que je dois faire ? Mais une telle personne n’existait pas dans mon monde. Quand il s’agissait de vivre ma vie, j’étais le seul expert, la seule personne vers qui me tourner pour avoir des réponses.

***

J’ai su que j’étais en train de changer quand les gens ont recommencé à me fixer d’un air ébahi. Ça avait pris un an. Mes hanches tendaient les coutures de mes pantalons d’homme. Ma barbe est devenue plus éparse et fine grâce à l’électrolyse. Mon visage s’est adouci. Cependant, les hormones avaient rendu ma voix grave, et elle l’était restée. Et mon torse était encore plat. Mon corps mélangeait des caractéristiques des deux genres, et je n’étais pas la seule à le remarquer.

J’ai dû de nouveau me frayer un chemin parmi des inconnus au regard inquisiteur, hostile, intrigué. Femme ou homme : ils sont indignés que je sème le trouble en eux. La sanction va tomber. À leurs yeux, je ne peux exister qu’en tant qu’« autre » ; c’est la seule possibilité. Je suis différent. Je serai toujours différente. Jamais je ne serai capable de me blottir dans la simplicité de la conformité.

« C’était quoi, ça, bordel !?! » L’homme derrière le comptoir a interpellé un client pendant que je m’en allais. Le pronom a fait écho dans mes oreilles. J’étais de nouveau un ça.

Avant, je subissais la répression des inconnus parce que j’étais une femme qui transgressait une frontière interdite. Maintenant, ils étaient incapables de déterminer mon sexe, et c’était inimaginable et terrifiant pour eux. Femmes comme hommes, la terre s’écroulait sous leurs pieds quand je passais à côté d’eux. « C’était quoi, ça, bordel !?! » J’avais oublié à quel point c’était dur à encaisser. Mais je savais que je commençais une nouvelle phase de ma vie. J’étais dévorée par la peur et l’excitation.

Peu de choses me retenaient à Buffalo. Pourtant, j’avais encore peur de partir. J’avais voulu croire que quel que soit le foyer que je cherchais, je le trouverais ici. Mais il était temps d’accepter l’idée qu’il m’attendait peut-être ailleurs. Ou peut-être que j’avais besoin de voyager pour le trouver à l’intérieur de moi-même. Dans tous les cas, il y avait du travail à New York. Le répartiteur de l’agence d’intérim m’avait dit que je pourrais en trouver à Manhattan. Et il disait que les cinémas de Times Square, ouverts 24h/24, étaient les hôtels les moins chers de la ville. Quand je me disais que je n’avais pas assez d’argent pour bouger, je craignais en fait au fond de moi que New York ne me mâche et ne me recrache.

Ce n’était pourtant pas juste l’espoir d’un boulot stable qui m’attirait là-bas. C’était aussi en partie l’anonymat. Quelque part, ça me semblait plus facile d’être une inconnue dans une ville remplie d’inconnus. Et j’avais l’espoir de trouver là-bas d’autres personnes comme moi. Seule la peur me maintenait à Buffalo.

Un matin, j’ai descendu les marches et j’ai trouvé une flaque d’huile là où j’avais garé ma Harley. Je n’arrivais pas à croire qu’on me l’avait volée. Pendant une heure, j’ai fait le tour du pâté de maison, essayant de me convaincre que j’avais juste oublié où je l’avais laissée. Quand j’ai fini par m’asseoir sur le trottoir et par admettre que ma moto avait disparu, j’ai su qu’il était temps de quitter Buffalo.

***

Quand le train Amtrak4 a quitté la gare de Buffalo, j’ai eu la sensation d’avoir laissé derrière moi ma propre personne. Je ne savais pas ce qui m’attendait au loin, mais le train fonçait vers cette destination à travers l’obscurité.

Le ciel d’hiver était aussi bleu qu’un rêve d’enfance, et les nuages dessinaient des formes qui n’attendaient que d’être nommées. De nouveaux paysages défilaient devant ma fenêtre. La terre s’est dévoilée : boisée, morne et brute. Une longue route se dessinait devant moi.

– Il y a quelqu’un ici ? m’a demandé une femme.

J’ai fait non de la tête. Elle a mis ses bagages dans le filet au-dessus. Une petite fille cachée entre ses jambes m’a jeté un regard.

– Je suis Joan et voici ma fille Amy.

Amy m’a fixé. J’ai hoché la tête et j’ai souri.

– Je suis Jess.

J’ai tourné la tête et j’ai regardé par la fenêtre. Je voulais qu’on me laisse tranquille pour réfléchir et méditer.

Amy s’est pelotonnée sur les genoux de sa mère.

– Raconte-moi une histoire.

Joan a souri et a appuyé sa tête contre le fauteuil.

– Il était une fois…

Elle a bâti l’histoire d’une petite fille qui voyageait à travers le monde à la recherche d’un sorcier qui lui dirait ce qu’elle était censée faire de sa vie. Mais sur le chemin, la fille s’est retrouvée face à un dragon cracheur de feu qui lui bloquait la route. Elle avait très peur du dragon. « Qu’est-ce que je dois faire ? » a-t-elle crié. Soudain, elle a remarqué un gros bloc de roche en contre-haut, qui tenait en équilibre sur le bord de la falaise. Si elle arrivait à pousser le rocher, il tomberait et tuerait le dragon. Mais comment pouvait-elle monter là-haut ? La petite fille a appelé un aigle. « Frère Aigle, aide-moi à tuer le dragon, s’il te plait ! » Et l’aigle est descendu en piqué pour emmener la fille au-dessus de la falaise. Le dragon a vu le bloc de roche tomber, mais trop tard. Quand le rocher l’a écrasé, le dragon a disparu dans un nuage de fumée. La fille était très contente, mais elle avait peur que toute cette pagaille ne l’ait retardée dans son voyage. Elle craignait de ne jamais trouver le sorcier après ça. Ce soir-là, elle s’est arrêtée pour camper sous un saule pleureur au bord d’une rivière. Elle a commencé un petit feu pour faire cuire ses hot-dogs et elle est retournée chercher plus de bois dans la forêt. En revenant, elle a trouvé le sorcier assis près du feu, en train de griller des marshmallows. Elle savait que c’était le sorcier parce qu’il portait un chapeau haut et pointu avec des étoiles et des lunes dessus. Elle s’est assise et elle lui a demandé : « Monsieur le sorcier, s’il vous plait, dites-moi ce que je dois faire de ma vie. » Le sorcier a souri et lui a répondu : « Ton destin est de tuer un dragon. »

Amy a souri à sa mère et s’est recroquevillée contre sa poitrine.

– Maman, c’est une fille ou un monsieur ? a-t-elle demandé, en levant les yeux vers Joan.

Cette dernière m’a lancé un regard d’excuses et s’est tournée vers Amy :

– C’est Jess.

Quand je me suis levée et que je suis passée devant elles, j’ai demandé à Joan :

– Je vais au wagon restaurant, vous voulez quelque chose ?

Elle a secoué la tête.

J’ai acheté une bouteille de soda et un jeu de cartes, et je me suis assise dans le wagon restaurant pour jouer au solitaire. Quand je suis revenu à ma place, Joan et Amy étaient parties. Elles avaient dû descendre à Rochester. J’ai savouré ma solitude.

Le monde s’est précipité devant ma fenêtre : traces de vermillon, de magenta, de terre de sienne. Des bouleaux argentés et des plaques de neige. Des feuilles ocres et craquantes encore collées aux branches. Des vagues dorées d’élégantes herbes régnant sur les marais. Des canards marron nageant et plongeant dans des étangs calmes. Le ciel rempli de corbeaux, de faucons et de petits vautours. Des maisons battues par les vents, alignées sur des collines entre des conifères. Des champs en jachère et des silos brillants.

Des communes endormies tournaient leurs dos élimés aux voies de chemin de fer. Des grand-rues de la taille d’un pâté de maison : magasins bon marché, quincailleries, pièces automobiles, gazole, cuisine maison. Des maisons aux couleurs pastels, citron vert, citron jaune et pêche. Des vérandas qui s’affaissaient. Des pickups et des balançoires qui rouillaient dans les jardins. Des trailer parks5– les rêves de mobilité d’hier déshabillés de leurs roues. Des usines abandonnées, aussi familières que le soupir d’une amante. Des rubans de routes, de viaducs et de sentiers nouaient toutes nos vies ensemble comme un paquet cadeau.

J’ai commencé à ressentir le plaisir d’être en apesanteur, entre ici et là.

Mais quelques heures plus tard, la terre a commencé à disparaitre sous le poids de kilomètres et de kilomètres d’usines et de tours d’immeubles. On approchait de New York. Les bâtiments surgissaient, de plus en plus larges, jusqu’à boucher le ciel. Je me suis enfoncé de plus en plus profondément dans une forêt d’immeubles. Certains étaient habités, d’autres abandonnés. Les différences étaient minces : soit des planches soit des tissus fixés à la va-vite sur les fenêtres. Du linge suspendu aux escaliers de secours claquait au vent. Chaque centimètre de mur semblait recouvert de noms peints à la bombe.

Je pouvais sentir le gout de la pauvreté – une poussière familière entre mes dents.

« C’est Harlem », a dit un homme à son compagnon de route. Harlem ! L’excitation m’a coupé le souffle.

**********************************************************************

1. Les soft butchs sont considérées moins masculines que les stone butchs ou bulldaggers. Une soft butch adopte certains codes de masculinité (vêtements ou coupe de cheveux par exemple), en même temps que certains codes de féminité (attitude, langage corporel), et peut être perçue comme androgyne.

2. L’épilation électrique par électrolyse est la plus ancienne méthode d’épilation définitive, aujourd’hui supplantée par l’épilation au laser ou à la lumière pulsée.

3. Fondée en 1979, la Moral Majority est une organisation de la droite chrétienne qui défend des politiques conservatrices, telles que l’interdiction de l’avortement. Elle a pour principe d’appliquer le christianisme et ses valeurs à la vie politique, invitant les bon·ne·s chrétien·ne·s à lutter contre le démon. La Moral Majority a soutenu l’élection de Ronald Reagan en 1980, président républicain, presbytérien, anti-communiste notoire et promoteur d’un ultra-libéralisme.

4. Amtrak : entreprise ferroviaire publique états-unienne, qui gère un réseau principalement implanté dans l’Est.

5. Les trailer parks sont des parcs de maisons mobiles (caravane, mobile home, etc.), établis sur des terrains occupés de manière permanente ou semi-permanente. C’est une alternative à la construction développée en Amérique du Nord, qui permet de réduire les couts et de déplacer sa maison en cas de déménagement.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 18

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

18

La feuille, large et humide, flamboyait des nuances rouges et orange de l’automne. Je l’ai trouvée collée au siège de ma Harley, le samedi matin. Ça me rendait triste quand les feuilles commençaient à tomber. Je voulais un autre départ, une autre chance.

Je détestais l’idée de laisser ma Harley sous la remise pour l’hiver. Je prenais des risques en la conduisant – ça faisait trois ans que je roulais sans permis – mais je ne vivais que pour parcourir les routes sur cette moto. C’était ma joie et ma liberté.

Chaque jour, seules deux choses m’importaient : soulever des haltères au centre YMCA1 d’à côté, et sentir le vent me fouetter, à cheval sur ma moto.

Quand mon réveil sonnait le matin, je me réveillais avec une sensation de terreur et le sentiment d’être tout petit. Je ne parvenais pas à me retrouver dans ma propre vie. Je ne pouvais saisir aucun souvenir de moi-même et je n’avais de place nulle part sauf en moi-même. Alors chaque matin, je m’obligeais à replonger dans la vie. J’étais déjà en tenue de sport quand j’allais à la salle. C’est là que j’emportais ma tension et ma frustration, ma rage et ma crainte. Je mettais tout ça dans la musculation.

Sous le poids du fer froid, je pensais beaucoup à mon corps. J’appréciais le fait de devenir plus fin et plus sec. Était-ce un but que le monde m’avait enseigné ? Probablement. Je pensais à mes amantes fem qui déploraient chaque épaisseur et chaque pli de leur corps – cette belle chair que j’aimais. Mais en me regardant bander mes muscles sous les haltères, je me suis rendu compte que la masse et la forme de mon propre corps me plaisaient. Je me concentrais sur ma discipline et mon endurance. J’essayais de m’aimer du mieux que je pouvais.

J’ai appris que la force, comme la taille, se mesure en fonction de qui se tient à côté de toi. À la salle, j’étais considéré comme un mec squelettique. Cette opinion se lisait sur le visage des hommes aux muscles plus gros que les miens, et faisait écho aux jugements cruels portés sur mon corps et sur moi-même toute ma vie durant, qui me faisaient souffrir comme des plaies encore ouvertes.

Mais parfois, à la maison, quand je me tenais devant mon propre miroir, je voyais le reflet de quelqu’un de puissant. Je ne parvenais cependant pas à m’accrocher à cette image. Elle glissait comme une goutte de mercure sous mon doigt.

C’était peut-être ça la leçon que j’essayais de m’enseigner à chaque répétition : que le pouvoir est plus que la force, au niveau qualitatif. Et que le monde avait tort à mon sujet. J’avais le droit de vivre.

Chaque jour, les hommes autour de moi venaient exercer leurs corps. Moi, je venais exorciser mes démons.

Ce matin-là d’automne, l’euphorie était ma récompense pour ma séance acharnée. C’était samedi. Il n’y avait nulle part où aller, il n’y avait rien à faire. J’ai relevé le col de ma veste en cuir. L’automne était là et l’hiver arrivait juste derrière. Le ciel était couvert. Les nuages étaient bas et formaient un plafond aussi sombre qu’un hématome.

J’ai donné un coup d’accélérateur sans savoir où je me dirigeais. J’avais de l’argent dans mon porte-monnaie et un weekend entier pour rouler aussi loin que me le permettrait mon niveau d’essence. Quand les premières gouttes sont tombées sur mon réservoir, je me suis rangée sur le côté et j’ai enfilé mon équipement. Des éclairs illuminaient le ciel au-dessus du parc. J’adorais les conditions météorologiques spectaculaires. C’était le genre d’excitation qui rendait un jour différent d’un autre.

Les femmes à l’entrée du zoo profitaient du calme de leur journée. Elles m’ont fait signe de rentrer sans payer.

La tête du condor était inclinée en arrière dans le vent, et ses ailes déployées étaient d’une envergure supérieure à ma taille. J’ai ouvert mes propres bras, j’ai tourné mon visage vers le ciel et je me suis mis à rire.

Quand je me suis approché d’elle, la chouette a gonflé son cou blanc comme la neige et s’est mise à souffler comme si elle était hors d’haleine. Je me suis dépêché de passer mon chemin.

Des gouttes de pluie perlaient du bec du faucon à queue rouge. Son aile gauche avait été cisaillée par un coup de feu. Il avait l’air désespérément triste.

L’aigle mâle se tenait en équilibre sur une branche, les plumes lissées par la pluie et le vent. Il bougeait avec le vent, ses ailes étendues comme en plein vol. Ses yeux fixaient le lointain. On ne savait pas où était la limite entre sa frustration et sa folie. Pendant un court instant, il a détourné son regard et m’a fixé dans l’intensité de son œil doré. Il a de nouveau relevé la tête, et sa nature sauvage s’est mise à briller dans ses yeux au moment où il s’est envolé vers son passé, les ailes déployées.

***

Une fois l’orage passé, j’ai conduit ma moto le long des rues détrempées par la pluie, en proie au désir de tant de choses que je ne pouvais nommer. Il arrivait parfois que des activités banales fassent disparaitre cette sensation. J’ai donc décidé d’aller faire des courses.

Le supermarché était bondé de femmes. À la caisse, le tapis roulant ne fonctionnait pas, alors j’ai poussé la nourriture vers l’avant pendant que la caissière tapait les prix.

– Ça fera vingt-deux dollars quatre-vingts, a-t-elle annoncé.

Je lui ai tendu un billet de vingt, et un autre de dix. Elle m’a tendu le ticket de caisse. Nos regards se sont croisés.

J’ai murmuré son nom à voix haute : « Edna ». C’était bizarre de constater qu’après toutes ces années, je la voyais encore comme l’ex de Butch Jan et j’avais encore l’impression d’être une bébé butch à ses yeux.

Elle a cherché mon regard. Son visage s’est adouci. « Jess. »

La femme derrière moi dans la queue a soupiré lourdement.

– Mon chou, est-ce qu’on pourrait accélérer ?

La dernière fois que j’avais vu Edna, je lui avais dit que j’étais trop jeune pour être le genre de partenaire que j’aurais voulu être pour elle. Maintenant, la vie me donnait une autre chance.

Je l’ai aidée à mettre mes courses en sacs. Aucune de nous ne parlait. J’ai pincé mes lèvres pour m’empêcher de demander : « Est-ce que t’es avec quelqu’un ? » J’ai pensé à une question neutre.

– Est-ce qu’on peut parler ?

La femme derrière moi a claqué une boite de lessive sur le tapis roulant et a demandé à Edna :

– Vous prenez bientôt une pause, ma belle ?

Edna l’a regardée d’un air inexpressif et a hoché la tête.

– Alors pourriez-vous s’il vous plait continuer vos retrouvailles à ce moment-là ? a-t-elle poursuivi.

On a toutes les deux rigolé. Edna a rougi.

– Je débauche à 15h30, a-t-elle précisé.

Il n’était que 14h00.

J’ai fait les cent pas autour de ma Harley, j’ai tourné en moto sur le parking en faisant des figures, j’ai regardé les vitrines des magasins, je me suis arrêtée prendre un café… Il n’était toujours que 15h00.

À 15h30, j’ai tiré ma moto devant le magasin. J’aurais aimé avoir un deuxième casque. Edna a regardé ma Harley de haut en bas et elle a souri : elle avait l’air d’aimer ce qu’elle voyait. Puis elle m’a regardé de la même manière.

– C’est bon de te voir, Jess. Ça fait combien de temps ?

J’aurais pu lui demander quand est-ce qu’elle avait rompu avec Jan, mais je me suis ravisé.

– Eh bien, ma main s’était prise dans cette espèce de truc et on était en grève. Je pense que c’était en 1967, alors ça fait douze ans. J’ai presque trente ans, t’y crois ?

Edna a hoché la tête.

– Ça veut dire que tu as presque l’âge que j’avais quand tu considérais que j’étais une si vieille femme.

J’ai secoué la tête.

– Tu sais que c’est faux Edna. Le problème, c’était que j’étais trop jeune. J’ai jamais pensé que tu étais vieille.

Edna a pris mon visage dans ses mains. J’ai senti mes joues rougir.

– Pardon, a-t-elle dit, c’est moi qui ai peur d’être vieille.

Je lui ai proposé mon casque. Elle a balancé sa jambe par-dessus la moto et s’est installée derrière moi. C’était tellement bon de sentir son corps contre le mien.

– Où est-ce qu’on va ? a-t-elle demandé.

– Je ne sais pas, ai-je répondu.

J’ai appuyé doucement sur l’embrayage.

On a fini au zoo. L’air mouillé par la pluie y était plus frais. On a marché sur un lit de feuilles humides, sous un entrelacement de branches. Je mourais d’envie de lui prendre la main. On a essayé de parler de la pluie et du beau temps, mais rien de ce que l’une ou l’autre disait ne paraissait insignifiant. J’ai essayé d’attendre avant de poser la question coincée dans ma gorge, mais je ne pouvais pas me retenir plus longtemps.

Je me suis tourné vers elle.

– Je ne peux pas faire un pas de plus tant que je ne te pose pas une question.

Elle a secoué timidement la tête.

– Non.

– Non ? Je ne peux pas te poser de question ?

Elle a souri.

– Non, je ne suis avec personne.

Un large sourire a traversé mon visage, puis je l’ai refréné.

– C’est juste que je me demandais.

On est restées debout face à face sous un érable.

– Et toi ? a-t-elle demandé. T’es avec quelqu’un ?

J’ai secoué la tête.

Les graines d’érable tourbillonnaient autour de nous. J’en ai attrapé une dans ma paume.

– On les appelait des hélicoptères, ai-je dit en la laissant tournoyer jusqu’au sol.

Edna a parcouru ma barbe de trois jours du bout de ses doigts. Si seulement je m’étais rasé avant d’aller à la salle de sport. Elle a touché mes lèvres, mes cheveux, mon cou, comme si elle me cherchait avec ses mains.

– Est-ce que j’ai tellement changé ? lui ai-je demandé, craignant sa réponse.

Elle a souri et elle a secoué la tête.

– Non. Quelque part, je ne vois pas comment qui que ce soit sur Terre pourrait penser que t’es un homme, surtout si on regarde dans tes yeux.

Avec une légère pression, elle a tourné mon visage vers le sien. Ses mains se sont ensuite déposées sur mon torse comme les ailes d’un oiseau au repos. Nos visages étaient très proches. Ça me donnait l’impression que ma vie entière se jouait dans ce moment. Si Edna m’avait tourné le dos, je ne sais pas où je serais allé ni comment j’aurais trouvé la force de continuer. Mais elle ne l’a pas fait. Elle a amené ses lèvres près des miennes, elle m’a laissé savourer le moment avant qu’il ne commence, puis elle m’a donné sa bouche. Tout ce que j’avais à offrir était dans ce baiser. Edna tenait le haut de ma nuque dans le creux de ses mains et m’a attiré à elle.

Le baiser a duré jusqu’à ce que j’arrête de redouter sa fin et que je commence à le savourer comme un voyage débutant à peine. Nos lèvres sont restées jointes jusqu’à ce que le vent agite les feuilles au-dessus de nous, nous éclaboussant de pluie froide.

Edna s’est éloignée de moi et a commencé à marcher. Je l’ai rattrapée et j’ai pris sa main. Nos mains collaient tellement bien ensemble que je me suis défaite de ma première couche de solitude.

– T’as faim ? lui ai-je demandé.

Elle s’est arrêtée et s’est à nouveau tournée vers moi.

– Il va bientôt falloir que je rentre, a-t-elle répondu.

Ma déception était perceptible.

– Je suis désolée, a-t-elle continué.

– Je peux te revoir ?

Tous mes espoirs reposaient sur sa réponse.

Elle a hésité et elle a hoché la tête :

– Vendredi soir prochain.

Vendredi ! Aujourd’hui, on était samedi et j’avais eu du mal à tuer une heure et demie en attendant qu’elle sorte du boulot. Edna a secoué une branche au-dessus de nos têtes. Une douche de gouttes de pluie est tombée sur nous.

Pendant que je la conduisais chez elle, ses mains reposaient sur mes épaules et sa joue était appuyée contre mon dos.

– C’est là, m’a t-elle indiqué du doigt.

J’ai ralenti et je me suis garé.

– T’es sure que tu veux qu’on se voie vendredi ?

J’avais besoin d’être rassurée. Edna a caressé mes joues. Je ne sentais pas vraiment le contact de ses doigts sur ma peau – ma barbe de trois jours était trop rugueuse. Pour la première fois depuis que je m’étais laissé pousser la barbe, je souhaitais qu’elle disparaisse.

Edna a mordillé ma bouche. Elle s’est reculée quand je me suis avancé, puis m’a ramené vers elle comme si elle voulait me dévorer.

– Je suis tellement contente de te voir, Jess !

Elle semblait le penser. J’avais la gorge serrée d’émotions. J’ai avalé ma salive et j’ai hoché la tête.

– Tu me retrouves ici, à 21h00 vendredi ? m’a-t-elle demandé.

J’ai à nouveau hoché la tête et je l’ai regardée marcher du trottoir à son porche. Elle s’est retournée et m’a saluée de la main. Je ne suis pas parti, même après avoir vu sa porte d’entrée se refermer et les lumières s’allumer derrière les rideaux. Une pluie légère m’est tombée dessus. Le vent charriait l’automne et le parfum des feuilles tombées.

Quand le serveur s’est éloigné de notre table, Edna s’est penchée en avant.

– C’est comment de passer ?

J’ai compris qu’elle avait eu envie de me demander ça toute la soirée.

– Toute ma vie, on m’a répété qu’il y avait un vrai problème chez moi, parce que ma façon d’être ne convenait pas à une femme. Mais si je suis un homme, alors je deviens un charmant jeune homme, et ma façon d’être convient à tout le monde.

Edna en attendait plus.

– Y’a un bout qui est sympa. On m’a enfermé dans un carcan tellement étroit, tout le temps où j’étais une il-elle. Ça fait du bien de se sentir libre de faire des petites choses, comme d’aller aux toilettes publiques en paix, ou d’être touché par un barbier. C’est agréable quand des inconnues me sourient ou flirtent avec moi au comptoir d’un fast-food.

Edna a scruté mon visage.

– Alors pourquoi tes yeux sont encore plus tristes que dans mes souvenirs ?

J’ai soupiré :

– Oh, je pense…

Edna m’a interrompue.

– Ce que tu penses m’intéresse, Jess, mais dis-moi plutôt ce que tu ressens.

J’avais oublié combien j’aimais les fems. Une autre butch aurait hoché la tête quand j’ai soupiré, satisfaite que toute l’histoire soit énoncée dans un souffle d’air. Mais Edna voulait des mots.

– Je me sens comme un fantôme, Edna. Comme si j’avais été enterrée vivante. À l’échelle de ma vie, je suis né le jour où j’ai commencé à passer. Je n’ai pas de passé, pas de proches, pas de souvenirs, pas de moi. Personne ne me voit ni ne me parle ni ne me touche vraiment.

Les yeux d’Edna se sont emplis de larmes. Elle s’est penchée en avant et a pris ma main dans la sienne. Le serveur nous a interrompues.

– Un autre café, Monsieur ?

J’ai secoué la tête. Quand le serveur s’est trouvé hors de portée de voix, Edna m’a dit :

– Moi aussi je me sens comme un fantôme, Jess. Est-ce que je dois toujours t’appeler Jess ?

Mon sourire s’est fait timide.

– Parfois, les gens m’appellent Jesse et je ne les corrige pas. Tu peux m’appeler comme tu veux. Essaie juste de te souvenir du bon pronom dans les espaces publics. Ça peut toujours mal tourner.

Edna a soupiré et elle a hoché la tête. J’avais oublié qu’elle avait aussi été l’amante de Rocco.

– Tu savais, Edna ? lui ai-je demandé. Tu savais que je prendrais la même décision que Rocco ?

Edna a secoué la tête.

– Je savais juste que tes options étaient aussi restreintes que les siennes. Mais quand tu étais jeune, j’ai reconnu quelque chose en toi que j’avais vu en Rocco.

J’ai mordillé ma lèvre inférieure, dans l’attente des mots d’une femme qui me connaissait.

– Je ne sais pas comment dire ça. J’ai peur de faire une erreur, a-t-elle hésité.

– Essaie, l’ai-je pressé. S’il te plait, j’ai besoin de l’entendre.

– Je ne crois pas que les fems voient les butchs comme un seul grand groupe. Au bout d’un moment, tu vois combien de manières différentes il y a d’être butch. Tu les vois jeunes et rebelles, tu les vois changer, tu les regardes s’endurcir ou être détruites. Les douces, les amères, les troublées. Toi et Rocco étiez des butchs de granite qui ne pouvaient pas adoucir leurs contours. Ce n’était tout simplement pas dans votre nature.

Edna a pris une bouchée de nourriture. Je voulais qu’elle se dépêche de mâcher et qu’elle continue.

– J’aime toutes les sortes de butchs et toutes leurs manières d’être. J’aime les cœurs des butchs. Mais celles pour lesquelles je m’inquiète le plus, ce sont celles qui ne sont pas dures à l’intérieur.

J’ai froncé les sourcils et j’ai baissé les yeux. Edna s’est penchée en avant.

– Tu vois, je t’ai blessé. Je suis désolée. Toi et Rocco, vous aviez toutes les deux des cœurs magnifiques, si facilement blessés, et je vous aimais pour ça. Mais je ne savais pas combien de temps vous pourriez survivre.

– Je pense beaucoup à elle, lui ai-je répondu.

Elle a regardé fixement son assiette en hochant la tête.

– Moi aussi.

– Je donnerais n’importe quoi pour pouvoir parler à Rocco, ai-je continué, avec l’espoir que Edna sache comment la contacter.

Edna a hoché la tête.

– À qui le dis-tu.

Je me suis laissé aller en arrière sur ma chaise. J’élimais la moquette avec ma chaussure.

– Y’a un million de questions que j’aimerais lui poser.

Edna s’est penchée en avant.

– Qu’est-ce que tu veux savoir de plus ?

J’ai joué avec ma fourchette en haussant les épaules.

– Je ne suis pas sure. Comment survivre à ça, je suppose.

Edna a souri avec douceur.

– Qu’est-ce qui te fait croire que Rocco sait ?

Sa réponse m’a surpris.

– Je ne suis pas comme Rocco, ai-je poursuivi. Elle est comme une légende ou quelque chose comme ça. Elle est tellement forte, tellement sure d’elle. Je ne me sens pas comme ça du tout. Si seulement je pouvais la connaitre.

Edna m’a ôté la fourchette des mains avec douceur et l’a posée sur la nappe. Elle a pressé le bout de ses doigts sur mon avant-bras.

– Les gens se font enterrer sous les légendes. Rocco n’a pas toutes les réponses. Elle a des questions, tout comme toi. Elle essaie de traverser tout ça du mieux qu’elle peut, de la même manière que toi. C’est ce qui vous rend toutes les deux si fortes. Il n’y a qu’une chose que Rocco avait et que tu n’as pas, m’a dit Edna.

Je me suis penchée en avant.

– C’est quoi ?

– Je te montrerai plus tard.

Allait-elle toujours me faire attendre ?

– Edna, où étais-tu passée toutes ces années ? lui ai-je demandé.

Elle a picoré ses lasagnes.

– Quand l’ambiance des bars a changé, j’ai arrêté d’y aller. Les butchs que j’aimais n’étaient plus là. Il y avait surtout des universitaires. J’ai commencé à me sentir gênée de me pointer en jupe, avec du maquillage. On aurait dit que tout le monde dans le bar portait des chemises de flanelle, des jeans et des bottes. Et ça, ce n’est pas moi. Mais je n’avais nulle part ailleurs où aller. Certaines d’entre nous sont allées à un bal sur le campus. Mais on était habillées différemment, on dansait différemment.

Elle a serré son poing avec colère.

– Une des femmes de la soirée s’est moquée de la butch avec qui j’étais, parce qu’elle m’aidait à retirer mon manteau. J’étais tellement furieuse qu’on est parties aussi sec.

J’ai hoché la tête :

– Mon ex-amante, Theresa, travaillait à l’université de Buffalo. Je me revois me mettre en colère et lui dire à quel point je détestais ces femmes parce qu’elles nous rejetaient. Elle avait l’habitude de répondre : « Elles ont raison de vouloir une révolution, mais elles ont tort de penser qu’elles peuvent la faire sans nous. »

Edna a haussé les épaules.

– Je sais que je ne suis pas une femme hétéro, mais les lesbiennes ne m’accepteront pas comme l’une d’entre elles. Je ne sais pas où aller pour trouver les butchs que j’aime ou les autres fems. Je me sens complètement incomprise. Moi aussi j’ai l’impression d’être un fantôme, Jess.

Pendant un long moment, on a tenu une conversation sans mots. À travers cet échange de regards, chacune de nous accueillait l’autre. Le serveur m’a apporté la note d’un geste automatique.

J’ai gloussé. Edna a froncé les sourcils.

– Qu’est ce qui te fait rire ?

– Jusqu’à ce que je te parle ce soir, une partie de moi croyait vraiment que tous les gens que j’avais connus étaient assis quelque part ensemble, dans un bar, en train de passer du bon temps sans moi.

On est revenues chez elle à moto, sans dire un mot. Je voulais la toucher. Je voulais avoir un rôle dans sa vie. Et je brulais de m’endormir, en sécurité, son corps contre le mien.

Je me suis arrêté devant chez elle et je l’ai soulevée par-dessus la moto. Elle a enlevé son casque et m’a fait signe de la suivre. Je suis resté debout dans son salon : j’essayais de la connaitre à travers sa maison. Elle a farfouillé dans toute sa garde-robe.

– Je l’ai trouvée !

Elle est revenue dans la pièce en souriant.

– Il n’y a qu’une chose que Rocco avait et que tu n’as pas. Une veste Armor2 !

Edna m’a tendu une lourde veste de moto noire avec des zip argentés brillants.

Je l’ai prise dans mes mains. Le cuir était déjà fait, à force d’avoir été porté. Le coude droit était méchamment abimé.

– C’est là qu’elle a ripé quand elle a planté sa Harley sur le chemin du retour de Niagara Falls.

Edna a introduit ses doigts dans la manche.

– Elle aimait cette veste au moins autant que sa moto. Elle l’appelait sa seconde peau.

Le regard d’Edna s’est voilé.

– Elle l’a laissée pour me protéger. C’est ce qu’elle a dit. Mais cette veste faisait tellement partie d’elle que je ne pourrai jamais supporter de la mettre.

J’étais sans voix.

– Essaie-la, m’a pressé Edna en tenant la veste pour que je puisse me glisser dedans.

Elle était lourde. Son poids était rassurant.

– Elle te va à la perfection.

Elle a pressé son poing contre ses lèvres.

J’ai ouvert les bras. Elle a secoué la tête.

– J’ai besoin d’être seule. Je suis désolée. C’est juste que je ne suis pas prête. J’espère que tu comprends.

Je ne comprenais pas. Mais j’avais tellement peur de la perdre que je me suis forcée à sourire et à hocher la tête.

Je suis sorti et je me suis dirigé vers ma Harley. J’ai balancé ma jambe par-dessus la moto. Le rugissement du moteur faisait écho à ma propre puissance.

Je suis partie, l’armure de Rocco sur le dos.

***

– Fais attention ! a crié Edna au moment où l’échelle a glissé.

J’ai attrapé le plateau en métal avant que la peinture ne se renverse.

– Descends de là ! a-t-elle ordonné.

Je suis redescendue et j’ai essuyé mon avant-bras sur mon front. Edna a ri.

– Tu viens juste d’étaler de la peinture sur ton visage. Viens-là.

Elle a tenu mon bras tout en me frottant gentiment le front avec un chiffon. J’ai contracté mes biceps.

– J’ai fait de la muscu, me suis-je vanté.

Edna a réprimé un sourire :

– J’ai remarqué, a-t-elle répondu.

Je n’ai pas dissimulé le mien.

Elle a embrassé mes lèvres.

– Merci de m’aider à peindre mon salon.

J’ai souri et j’ai haussé les épaules.

– À quoi servent les butchs ?

Ces cinq mots contenaient toute ma douleur et ma confusion. Je ne comprenais pas pourquoi, un mois après nos retrouvailles, Edna ne me laissait toujours pas lui faire l’amour.

– Oh non, a-t-elle répondu en secouant lentement la tête. Les butchs sont effectivement merveilleuses pour filer un coup de main. Mais vous n’êtes pas bonnes qu’à ça. Les butchs ont transformé mon univers. Elles m’ont permis de me sentir belle quand le reste du monde me retirait ça. C’est l’amour butch qui m’a permis de tenir.

Mes yeux se sont emplis de larmes de gratitude, mais aussi de frustration de me retenir de la toucher.

Elle a caressé mon visage. Le bout de ses doigts me désirait, mais je n’étais pourtant pas sure que son corps tout entier voulait la même chose.

– Tu es si belle, a-t-elle chuchoté. Canon, j’aurais dû dire, tu es canon.

J’ai ri.

– Oh, là tout de suite, les deux me vont.

Je ne voyais plus rien d’autre que sa bouche, si proche de la mienne que je sentais la chaleur de sa respiration. Je n’avançais toujours pas vers elle. Edna a hésité. J’ai retenu mon souffle dans l’attente qu’elle vienne vers moi, espérant qu’elle le fasse, craignant qu’elle ne le fasse pas. Elle est venue dans mes bras, effrayée mais en m’accordant sa confiance. Je l’ai accueillie dans mon étreinte.

Avec maladresse, Edna a cherché les boutons de ma chemise éclaboussée de peinture. On l’a abandonnée sur le sol du salon. Dans sa chambre, elle a défait la fermeture éclair de mon jean. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai autorisé ma passion à rencontrer la sienne.

Une fois que ça avait commencé, toutes nos envies se sont déchainées. Elle savait exactement ce qu’elle voulait et elle m’y a emmené. Elle exigeait de moi tout ce que je pouvais donner. Et j’ai donné avec joie, sans restriction. Même quand je touchais son corps avec ma bouche, avec mes mains, avec mes jambes, je savais que ce n’était pas juste du plaisir que j’essayais de lui donner. C’était tout mon amour. Et alors qu’elle alternait entre me caresser avec ses mains et planter ses ongles dans mon dos, je sentais tout le sien.

J’étais allongée dans ses bras, vêtue uniquement d’un t-shirt et d’un slip. Ses ongles ont glissé le long de mon cou et de mes épaules. Elle a souri d’un air aguicheur. J’avais oublié le plaisir pur et simple des provocations d’une high fem.

Edna s’est rapprochée de moi et m’a tourmenté avec ses ongles et ses lèvres jusqu’à me rendre fou de désir à force d’en vouloir plus. La peur m’a pris à la gorge. Je ne savais plus comment lâcher prise, mais je voulais qu’elle me guide sur cette voie. Ses ongles ont parcouru l’intérieur de ma cuisse.

– J’ai peur, ai-je admis tout haut.

Elle a interrompu ses caresses et s’est allongée immobile dans mes bras. J’ai continué à fixer le plafond bien après qu’elle se soit endormie dans mon étreinte. Je désirais ardemment qu’elle m’amène à dépasser ma propre peur, et je savais maintenant comment le lui demander.

Edna a soupiré de plaisir devant les fleurs que je lui avais amenées.

– Oh, des iris. Elles sont tellement belles.

Je l’ai embrassée sur la joue.

– Elle me font penser à toi.

Edna a vu la carte que j’avais glissée à l’intérieur.

– Attends !

J’ai retenu sa main.

Edna a ri.

– Quel est le problème ? Est-ce que tu as écrit quelque chose que tu n’aurais pas dû ?

Je me suis balancé d’un pied sur l’autre.

– Je t’ai écrit un poème. Je n’ai jamais fait ça avant. Peut-être que tu vas penser que c’est stupide.

Edna a attiré mon visage contre son cou et elle m’a enveloppée de ses bras.

– Chéri, tu as écrit un poème pour moi ? Oh, merci ! Ça signifie tellement pour moi. Je ne suis même pas obligée de le lire si tu ne veux pas.

Les fems peuvent être si habiles avec ce genre de choses. Bien sûr que je voulais qu’elle le lise, surtout depuis qu’elle m’avait donné le choix.

– Oh, d’accord, vas-y ! Lis-le, lui ai-je répondu.

Je me suis préparé mentalement en attendant sa réaction.

Edna m’a surpris en lisant à haute voix. J’ai rougi, mais j’ai aimé entendre sa voix relever et célébrer mes mots :

Tel le jaune des feuilles s’effaçant

Devant la légère persistance du vert,

Tu as touché ma solitude,

Et mes craquantes carapaces brunes

Ont cédé la place à une tendre nouveauté.

Edna a fondu en larmes. Elle m’a embrassé tout le visage jusqu’à ce que mon embarras se dissipe.

– Oh, Jess. Tu as vraiment écrit ça juste pour moi ? C’est beau.

– Edna, ai-je chuchoté dans son oreille, est-ce que c’est ça exprimer ses sentiments ?

Edna s’est penchée en arrière et a gardé mon visage entre ses mains. Sa lèvre inférieure tremblait.

– Oh oui, chéri. C’est exactement ça.

On s’est tenues l’une l’autre et on s’est balancées au rythme d’une musique que nous étions seules à entendre. Elle a pris ma main et m’a emmenée dans sa chambre. Je me suis appliqué à bien lui faire l’amour, mais je n’arrivais pas à lire ses signaux corporels. Tout ce qui arrivait à moi était statique. Impossible de comprendre ce que je faisais mal.

Le mamelon d’Edna s’est resserré comme un bourgeon puis a fleuri dans ma bouche. Je l’ai entendue souffler. Un sanglot a suivi, puis un autre. J’ai amené mon visage près du sien. Elle s’est agrippée à mon t-shirt avec ses deux poings. Son corps tremblait violemment. Elle a enfoui son visage contre mon cou tellement fort que ça m’a fait peur. Je la tenais serrée.

– Je ne peux pas, a-t-elle dit.

– Chhht. Tout va bien.

– Ne sois pas fâchée contre moi, a-t-elle supplié.

– Je ne le suis pas, ai-je chuchoté. Je ne suis pas fâchée contre toi.

Edna n’a pas dit ce qui se passait en elle, et j’avais peur de demander. Si je n’étais pas désirable, je n’étais pas pressé de le découvrir. De plus, j’avais été si désespérément seule pendant si longtemps que le sexe ne m’importait pas autant que cette intimité. J’ai continué à la serrer, m’installant dans le confort simple que sa proximité m’offrait.

On est restées allongées sans parler pendant un long, long moment. J’ai fini par rompre le silence avec une question.

– Tu penses que je suis une femme ?

Edna s’est redressée sur un coude et m’a regardé.

– Toi tu penses quoi ? a-t-elle demandé avec douceur.

– Je ne sais pas, ai-je soupiré. Dans ma vie, il n’y a pas eu beaucoup d’autres femmes auxquelles j’ai pu m’identifier. Mais ce qui est sûr et certain, c’est que je ne me sens pas non plus comme un mec. Je ne sais pas ce que je suis. Ça me donne l’impression d’être folle.

Edna s’est nichée dans le creux de mon épaule.

– Je sais, chérie, vraiment. Je crois que je n’ai jamais eu d’amante butch qui ne se soit pas sentie déchirée de cette manière.

– Oui, ai-je répondu en haussant les épaules, mais c’est différent pour moi parce que je vis en tant qu’homme. Je ne sais même pas si je suis encore butch.

Elle a hoché la tête.

– C’est vrai que Rocco et toi, vous en bavez pour trouver comment être vous-mêmes et continuer à vivre. Mais crois-moi, chérie, tu n’es pas la seule à sentir que tu n’es ni un homme ni une femme.

J’ai soupiré.

– Je n’aime pas le fait de n’être aucun des deux.

Edna a approché son visage du mien.

– Tu es bien plus qu’aucun des deux, bébé. Il y a d’autres manières d’être que ces deux options. Ça ne peut pas être aussi simpliste. Autrement, il n’y aurait pas tant de gens qui ne rentrent pas dans le moule. Tu es magnifique Jess, mais je n’ai pas les mots pour aider les gens à le voir.

– J’aimerais que tout redevienne comme avant, je lui ai dit.

Edna a regardé au loin.

– Moi pas, a-t-elle répondu. Je ne veux pas retourner dans les bars et les bagarres. Je veux juste un endroit pour être avec les gens que j’aime. Je veux être acceptée pour qui je suis, et pas juste dans le monde gay.

Je me suis sentie oubliée dans son idéal.

– Et moi ? Est-ce que moi aussi je peux être acceptée ?

Edna a porté ma main à ses lèvres et m’a embrassé les doigts.

– Je ne suis pas acceptée tant que tu ne l’es pas.

J’ai souri.

– C’est un joli rêve. Comment on fait pour qu’il devienne réel ?

– Je ne sais pas, a-t-elle répondu. C’est ça le problème.

Edna a enroulé sa cuisse autour de mes hanches. Ses lèvres se sont attardées sur mon t-shirt.

– J’aimerais pouvoir te sauver, a-t-elle murmuré, j’aimerais pouvoir être tout ce qui t’a été enlevé.

J’ai ri.

– Sois juste mon amante.

Edna s’est appuyée sur un coude et m’a regardé dans les yeux.

– Tu aimerais que je puisse te sauver, n’est-ce pas ?

– Non, ai-je menti, craignant de la perdre.

Elle s’est assise.

– Je sais que c’est ce que tu veux. Je ne vois pas comment ça pourrait être autrement. Ça me terrifie quand je pense au peu que tu as, et à tout ce dont tu dois avoir besoin. Mais je n’ai pas autant à te donner.

Je me suis retournée et j’ai enlacé sa taille avec mes bras.

– Alors j’essaierai d’avoir besoin de moins.

Elle a attrapé une poignée de mes cheveux, elle a tiré ma tête en arrière jusqu’à ce que je la regarde dans les yeux.

– Oh Jess. Je suis tellement désolée de te blesser. Tu crois que je ne me rends pas compte que ça te fait mal que je ne réussisse pas à te laisser me toucher depuis cette première fois ? Mais je ne sais pas comment te dire que ça n’a rien à voir avec toi.

– Merci beaucoup, ai-je lâché dans un rire amer. Je suis celle dont tu ne veux pas, donc ça a pas mal à voir avec moi. Tout ce que ça veut dire pour moi, c’est qu’il n’y a rien que je puisse y faire.

Edna a posé le bout de son doigt sur mes lèvres pour me faire taire.

– Quelque chose me déchire à l’intérieur, Jess, et je n’arrive pas à l’expliquer.

Je me suis assis avec impatience.

– Alors parle-moi Edna. Je peux aider.

Elle a secoué la tête.

– Tu ne peux rien faire pour ça, mon cœur. Les butchs veulent toujours réparer les endroits qui font mal.

J’ai poussé un soupir.

– Si je ne peux pas te faire l’amour et que je ne peux pas réparer ce qui te fait souffrir, alors où est ma magie de butch ? Qu’est-ce que je peux te donner ?

Edna a souri et est revenue s’installer dans mes bras.

– Donne-moi du temps, a-t-elle dit, et un peu d’espace.

***

Edna a remarqué avant moi les bourgeons des arbres du zoo. Il était devenu rare qu’elle me touche. J’étais jaloux de la manière dont elle les effleurait.

On a acheté des cacahuètes et on a marché sans but. J’ai observé un tigre en cage qui allait et venait de long en large à travers sa minuscule cellule. Il a incliné sa tête et a poussé un rugissement. Edna a observé mon visage.

– Parfois, j’ai l’impression que quand il n’y a personne ici, tu parles à ces animaux et qu’ils te répondent.

– Je pourrais entrer dans ces cages sans aucune crainte, ai-je dit en riant.

Edna a froncé les sourcils :

– Ils pourraient te mettre en pièce sans le vouloir.

J’ai hoché la tête.

– Mais je n’ai pas peur d’eux.

On a marché en silence jusqu’à la mare où barbotaient les canards. Alors qu’on se tenait là sans rien dire, j’ai réalisé que quelque chose était sur le point de se produire. Et rien ne pouvait retarder ce moment.

– Tu sais, a commencé Edna, j’ai passé ma vie à attendre une butch qui arriverait sur son cheval pour me sauver. À chaque fois que je me suis sentie faible, je me suis reposée sur ma butch.

Je faisais craquer les cacahuètes pour les ouvrir, l’une après l’autre, et les jeter aux canards qui se précipitaient dessus. Edna a fixé les oiseaux pendant un long moment sans parler. Elle se pressait contre mon corps. Quand elle a tourné son visage vers le mien, j’ai pu y voir les trainées de larmes.

Je crois que j’ai su à ce moment-là, mais il arrive parfois que la compréhension vienne par vagues successives. J’ai murmuré son prénom à haute voix.

– On peut trouver une solution, je lui ai dit.

Elle a secoué la tête.

– C’est juste que je ne peux pas être avec quelqu’un pour l’instant, Jess. Je ne sais même pas pourquoi. Ça n’a aucun sens. Si les héros existaient, tu serais le mien à coup sûr. Tu es tout ce que j’ai toujours cherché chez une butch. Tu es forte et douce. Tu es à l’écoute, et tu fais tellement d’efforts. Je t’aime tellement, Jess.

Edna a écarté son visage du mien en pleurant. Je ne l’ai pas touchée. J’en brulais d’envie mais je savais qu’il ne fallait pas.

– Tu sais, lui ai-je dit, les moments de ma vie dont je me souviens le plus sont ceux où il s’est passé des trucs que je ne voulais pas qu’il se passe, et que je ne pouvais pas empêcher.

Edna a reniflé et elle a approuvé d’un mouvement de tête.

– Je suis complètement bloquée, Jess. Et je dois trouver un moyen de me sauver moi-même. Tu ne peux pas le faire pour moi. Et je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai tellement peur.

Je me suis approchée d’elle, par réflexe. Elle m’a arrêtée à la distance d’un bras, dans un geste doux.

Mes yeux se sont emplis de larmes mais je me suis retenu. J’allais avoir devant moi de nombreuses nuits pour pleurer.

– Pourquoi ? lui ai-je demandé. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu ne veux pas essayer.

Elle a mordu sa lèvre inférieure.

– J’essaie, Jess. J’ai essayé. Mais je ne sais pas ce qui se passe. Je suis simplement aussi seule que toi. J’ai besoin de tellement. C’est ce qui m’effraie. Ça, et aussi à quel point tu as besoin de moi.

– Oh, Edna. Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux faire pour t’empêcher de me quitter ? Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux faire pour que tu changes d’avis ?

Edna a secoué la tête. Des larmes ont ruisselé sur son visage.

– Oh, Jess. Je t’aime tellement. S’il te plait, crois-moi.

Quand elle est venue dans mes bras pour pleurer, j’ai été soulagé. Puis je me suis rendu compte qu’elle me laissait la serrer pour la dernière fois. Une vague de panique m’a presque submergé. Je pouvais sentir dans mes tripes le souvenir de ce qu’avait été ma vie avant que Edna y revienne.

– Edna, ai-je murmuré.

Elle a fermé mes lèvres du bout de ses doigts.

– Je ne peux pas, a-t-elle dit.

Elle a pris mon visage dans ses mains et a planté son regard dans le mien.

– Qu’est-ce que tu vas faire, Jess ? Oh merde, j’aimerais être assez forte pour nous sauver toutes les deux.

J’ai détourné le regard.

– Ça va aller, me suis-je entendue dire.

On a toutes les deux ri à haute voix.

– C’était vraiment une réplique de butch, non ? ai-je admis.

– Oh oui, vraiment, a-t-elle répondu en riant.

Puis on a repassé la frontière séparant nos rires de nos larmes.

Je me demandais si elle m’aurait quitté s’il y avait eu en moi plus de choses à aimer, ou si seulement j’avais eu moins de besoins.

Edna m’a embrassé sur la bouche. Si j’avais fait un mouvement vers elle, elle se serait reculée. Alors je suis restée parfaitement immobile et son baiser a duré quelques secondes de plus.

Elle s’est redressée.

– Je suis désolée Jess.

Si j’avais eu une chance de la garder dans ma vie en la suppliant, je serais tombé à genoux. Mais je savais qu’elle ne resterait pas.

– Est-ce que je peux te ramener chez toi ? lui ai-je demandé, espérant gagner du temps pour la faire changer d’avis.

Elle a secoué la tête.

Je me suis redressé et j’ai laissé mes lèvres mémoriser son front, ses joues, son menton. J’aimais la façon dont l’âge avait adouci son visage.

– Est-ce que je pourrai te voir de temps en temps ? Te parler ?

Elle a posé une main sur mon torse.

– Un jour peut-être. Mais pas pour l’instant.

Ses lèvres étaient proches des miennes. Je l’ai embrassée de manière hésitante. Elle ne s’est pas détournée de moi. Pendant un court instant, j’ai ressenti son désir, puis elle s’est écartée. J’ai regardé Edna s’en aller loin de moi.

Une par une, j’ai brisé les coquilles de cacahuètes. J’en ai jeté une partie aux canards et j’ai mangé les autres. Je me suis sentie plus seule et effrayée que jamais.

**********************************************************************

1. Aux États-Unis et au Canada, dès la fin du 19e siècle, les YMCA (Young Men’s Christian Association), association chrétienne interconfessionnelle, gèrent des centres où pratiquer une activité sportive et trouver un toit temporaire « pour protéger les hommes vulnérables des dangers de la ville ». Les vestiaires et les dortoirs des structures YMCA, réservés aux hommes, étaient aussi connus pour être des lieux de sociabilité et de sexualité gay.

2. Une veste Armor est une veste de moto très renforcée, avec protections intégrées.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 17

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

17

J’avais des vertiges et la tête qui tournait. Mon estomac était noué. J’étais à deux doigts de vomir mes tripes. Le pire, c’était que je savais que je ne pouvais pas quitter mon poste sur la presse à injection. Si je l’éteignais, le plastique durcirait partout à l’intérieur. Les machines tournaient en continu. Leurs sons répétitifs composaient la musique sur laquelle on travaillait dans le secteur moulage.

J’ai cherché des yeux le contremaitre, mais il n’était pas à mon étage. J’ai essayé de me concentrer sur mon travail. J’ai vérifié le bidon de paillettes de plastique sur l’étagère à ma gauche et j’y ai enfoncé le tuyau d’aspiration un peu plus profondément. Des volutes de vapeur sortaient de la machine pendant qu’elle faisait fondre les paillettes avant de les éjecter en petits morceaux de plastique. Ça puait autant qu’un tuyau de caoutchouc qui brule.

L’esprit est plus fort que la matière. Je me suis efforcé de ne pas penser à la puanteur, à mon estomac, à l’air étouffant et stagnant de l’usine. C’est la matière qui a gagné. J’ai vomi partout sur le côté de la machine et sur le sol en béton graisseux.

Bolt a couru vers moi. C’était le responsable de l’équipe des réglages et de la maintenance. Il a mis sa main sur mon épaule pendant que je régurgitais mon petit-déjeuner. Il m’a rassuré :

– Ça va, ça va aller.

J’étais plus gênée qu’autre chose. J’ai essuyé ma bouche avec le dos de ma main. Bolt a sorti un torchon graisseux de la poche arrière de son bleu de travail et me l’a tendu.

– T’es le troisième gars de cette équipe à vomir.

– Tu penses qu’il fait chaud comment ici, aujourd’hui, Bolt ?

– 43°C.

J’ai sifflé.

– Ça a l’air d’être exactement ça. Comment tu sais ?

Bolt a rigolé.

– Le thermomètre sur le mur de l’atelier d’assemblage. Ça va toi ?

J’ai souri bêtement :

– Ouais.

Vomir avait encore empiré la puanteur.

Bolt m’a donné une petite tape sur l’épaule.

– Y’a pas de honte à vomir. Ça m’arrive tous les samedis soir. J’envoie un gars de la maintenance pour nettoyer ça.

– Hé, Bolt, c’est quoi ces pièces qu’on fabrique ?

– Des trucs pour des ordinateurs, a-t-il répondu en haussant les épaules.

J’ai secoué la tête.

– C’est bizarre de passer la moitié de ma journée à fabriquer quelque chose sans avoir la moindre idée de ce que c’est !

– Tu peux t’estimer heureux que ça ait à voir avec les ordinateurs, a-t-il rigolé. Ça veut sûrement dire qu’on aura encore un boulot pendant un moment !

Il a commencé à partir, puis il a hésité. Il s’est retourné et a mis sa main sur mon épaule.

– Écoute, si t’es intéressé, il y aura bientôt une place qui se libère à l’import-export. Au moins, tu peux respirer là-bas. Ça fait combien de temps que tu bosses là ?

J’ai réfléchi.

– Presque un an. Mais les trois premiers mois j’étais en intérim, donc je sais pas si ça compte.

Bolt a hoché la tête.

– J’ai l’habitude de l’usine. Je vais garder les oreilles grandes ouvertes pour toi.

Il m’a donné une tape sur l’épaule et il est parti.

Quelques minutes plus tard, Jimmy est arrivé pour nettoyer mon vomi. Jimmy était Mohawk. Tous les autres gars de la maintenance et des équipes de réglage étaient blancs.

– Je peux t’aider à nettoyer ça ? lui ai-je demandé. Après tout, c’est mon bordel.

– C’est qu’un boulot, a-t-il répondu en secouant la tête.

– Est-ce que Bolt te laisse réparer les machines ? Ou est-ce que tu fais principalement du ménage ?

Jimmy m’a regardé d’un air suspicieux, puis il a haussé les épaules.

– Bolt est pas un mauvais gars. Il essaie de me donner un boulot décent.

La sonnerie du déjeuner a retenti.

– Je ferais mieux d’éviter de manger ce midi, ai-je dit à Jimmy. Je suis sûr que t’as déjà assez de boulot comme ça !

Il a rigolé.

– L’air ne circule pas ici. Tu devrais sortir et respirer un bon coup.

J’ai pointé pour la pause déjeuner et j’ai commencé à marcher jusqu’au bout du secteur import-export. L’usine était de la taille d’un grand supermarché. Je ne connaissais pas les gars ici. Je n’étais jamais venu là. C’était un autre monde, et en plus j’avais peur de perdre la sécurité que j’avais en bossant tout seul sur une machine. Quand je suis arrivé au service import-export, tous les gars étaient déjà partis déjeuner. Je suis sorti sur le quai de chargement. Il faisait vingt degrés demoins. L’air de l’été était frais.

Je voulais rester dans cette boite. Personne ne me connaissait ici à Towanda, dans cette banlieue de Buffalo. Mais travailler sur cette machine me rendait malade. Peut-être que ça valait le coup de prendre un risque et de tenter d’avoir ce job.

***

Scotty était mon ainé d’au moins trente ans, mais sans lui je n’aurais jamais pu hisser cette dernière caisse ni la charger dans le camion. Après ça, j’avais les bras en compote. Scotty n’était même pas essoufflé.

– Alors, qu’est ce que t’en dis de travailler ici, jeune homme ? m’a demandé Scotty.

– Je peux souffler avant de te répondre ?

– Bien sûr. Tu vas te faire au rythme du boulot. T’es un bosseur, ça sera de plus en plus facile. C’est bientôt l’heure de la pause. Allez viens, on va se laver.

J’ai respiré profondément pendant qu’on se dirigeait tous les deux jusqu’au vestiaire des hommes. Il ressemblait en tout point à celui de l’autre côté de l’usine. Il y avait un énorme évier en béton au milieu de la pièce. Scotty et moi, on a donné chacun une tape sur le distributeur de savon en poudre et on a fait un pas en avant pour appuyer avec nos pieds sur la pompe qui faisait sortir des jets d’eau du robinet.

– T’as déjà un casier ou pas ? m’a demandé Scotty.

J’ai secoué la tête.

– Allez, viens, suis-moi, a-t-il ajouté.

Il a fait taire les plaisanteries dans les vestiaires :

– Il y en a certains d’entre vous qui ont rencontré Jesse ce matin. Il vient juste d’être transféré du département des machines.

À part Scotty et Walter, la plupart des gars ici avait la trentaine. Walter m’a serré la main.

– Eh, fiston. Ça fait longtemps que tu travailles ici ?

J’ai secoué la tête :

– Un an.

Il a rigolé.

– Tu travaillais où avant ?

– Dans l’coin, j’ai dit en haussant les épaules.

Walter et Scotty se sont regardés. J’étais soulagé qu’un des autres gars nous interrompe.

– Je suis Ernie. Lui là, c’est mon pote, Skids. Moi aussi j’étais opérateur avant. J’ai arrêté quand j’ai commencé à cracher du sang.

Skids lui a jeté une serviette.

– Tu crachais du sang parce que tu fumes, crétin.

Ernie a attrapé la tête de Skids dans le creux de son bras et a frotté son poing d’avant en arrière sur son crâne.

Un jeune homme avec une queue de cheval m’a serré la main.

– Je m’appelle Pat.

Ernie a rigolé.

– T’as pas encore rencontré Patty ?

Pat a fait une grimace à Ernie.

– Ta gueule. Je vais te le dire avant eux : je suis objecteur de conscience. Si t’as un problème avec ça, garde-le pour toi.

Skids a brusquement gonflé sa poitrine.

– J’étais au Vietnam. Eh, Jesse ! Tu t’es fait réformer ou t’as combattu ?

J’ai senti le sang me monter à la tête. Je voulais retourner au département moulage, où le niveau de bruit me protégeait des questions inutiles.

– J’y suis pas allé, ai-je marmonné.

Ernie a grogné.

– Un de plus. Qu’est-ce que t’as fait, tu leur as raconté un conte de fée ?

J’ai réfléchi intensément.

– J’ai été réformé. Raison médicale.

Walter nous a interrompus.

– Laisse le gamin tranquille. T’as un casier ? Tiens, prends celui-là.

– Eh, a dit Ernie, tu vas devoir mettre un peu de piment dans ce casier.

Je savais ce que ça voulait dire. Tous les autres gars avaient des posters de pin-ups sur les portes de leur casier.

– Chope-toi un calendrier au restaurant du coin. On y va tous ensemble le jour de paye. Miss Aout va te faire chauffer les couilles. Eh, Walter, tu ferais mieux d’en choper un aussi.

Walter a secoué sa tête tranquillement.

– Y’a des gars qu’ont besoin de photos, et d’autres qui ont le truc en vrai. Pas vrai, Jesse ?

J’ai souri.

– J’ai ramené la pin-up de mon ancien casier.

Ernie m’a tendu deux sparadraps du kit de premiers secours accroché au mur. Je les ai utilisés pour coller une pub de ma vieille Norton arrachée dans un magazine en couleurs.

Pat a sifflé.

– Je préférerais monter celle de Jesse que la tienne, Ernie.

La sonnerie du déjeuner a retenti. J’ai cherché Scotty des yeux, mais il était parti.

– Eh Walter, il est où Scotty ?

Walter a haussé les épaules et a mimé un geste, comme s’il amenait une bouteille à ses lèvres.

– Il traverse une période difficile. Sa femme est en train de mourir d’un cancer. Il traine pas trop quand les gars commencent à parler de chatte.

***

À la fin de l’été, je faisais partie de la bande. En fait, la plupart des matins j’étais même impatiente d’aller au travail parce que c’était mon seul contact humain.

Le vendredi, à l’heure du déjeuner, on était en train de marcher vers un restaurant italien au coin de la rue quand Bolt m’a arrêtée.

– Tu connais quelqu’un qui s’appelle Frankie ?

J’ai senti le sang me monter au visage.

– Il ressemble à quoi ?

Bolt a secoué la tête.

– C’est pas il. C’est une bulldagger. Avant elle travaillait avec toi à l’atelier de reliure. Elle a dit que toi et elle vous aviez participé à la grève. Elle a dit que t’avais fait beaucoup pour le syndicat.

Frankie avait parlé de moi à Bolt. Elle l’avait fait. Je me suis demandé si je devais démissionner tout de suite. Simplement sortir sur le quai, descendre l’allée et continuer à marcher jusqu’à ma moto.

– Où est-ce que t’as rencontré Frankie ? ai-je demandé.

– Elle était dans la deuxième équipe. À partir de lundi, elle commence en équipe de jour. Elle est opératrice. Elle dit que t’es un bon gars.

J’ai cligné les yeux de surprise.

– Elle a dit ça ?

Bolt a hoché la tête.

– Elle dit que t’es un bon syndicaliste.

J’ai ri de soulagement.

– Comment elle a su que je bossais là ?

– Elle t’a vu quitter le parking. C’est une amie à toi ? m’a demandé Bolt.

– Nan.

J’ai marqué la distance.

– Juste quelqu’un avec qui j’ai bossé.

Mon propre manque de loyauté me rendait malade.

Bolt est parti vers les docks.

– Tu viens déjeuner ?

J’ai secoué la tête.

– J’arrive, vas-y.

C’était un soulagement d’être tout seul. J’ai erré dans l’entrepôt et je me suis assis sur une pile de palettes pour réfléchir à la bombe qu’avait lâchée Bolt.

Frankie allait faire partie de l’équipe de jour. Ça me faisait flipper de penser qu’elle aurait pu m’exposer. Mais apparemment, elle ne l’avait pas fait. Frankie était intelligente. Elle avait dû comprendre tout de suite ce qui se passait.

Un sentiment d’excitation m’a envahi. Travailler avec une autre butch ! Peut-être qu’on pourrait trainer ensemble des fois. Peut-être qu’elle savait où étaient passées certaines de l’ancien groupe. Peut-être qu’elle pourrait me présenter une fem.

– Eh, jeunot, m’a interrompu Scotty.

Il était assis sur le sol, adossé contre les palettes. Il a ouvert une bouteille de Jack Daniel’s et m’en a offert.

– Merci, ai-je dit en prenant une gorgée.

Scotty a amené la bouteille jusqu’à ses lèvres et a avalé trois fois. On était assis en silence.

– T’es marié ? m’a-t-il demandé.

J’ai secoué la tête.

Sa tête est tombée sur son torse.

– Ma femme est vraiment malade.

Il a frotté ses yeux avec ses mains. Son visage s’est éclairé.

– Est-ce que je t’ai déjà montré une photo de ma femme ?

J’ai secoué la tête. Il a sorti un portefeuille au cuir rendu fin et doux par l’usure.

– La voilà. C’est ma femme.

J’ai ri et j’ai sifflé.

– C’est toi ça ?

Il a souri.

– Ouais. Tu crois que je suis né à cet âge-là ? J’ai été un jour un p’tit jeune comme toi. J’avais toute ma vie devant moi.

On a ri tous les deux. Mais quand je l’ai de nouveau regardé, il avait les yeux pleins de larmes. Sa voix était rauque.

– J’aimerais pouvoir partir avant elle. Je sais que c’est horrible à dire. Je veux dire, qui prendrait soin d’elle, tu vois ? Mais des fois je me dis que je ne vais pas pouvoir la laisser quand le moment sera venu.

Sa tête est retombée encore une fois. J’ai tendu le bras et j’ai posé délicatement ma main sur son dos, prêt à la bouger si jamais mon geste l’offensait. Mais ça ne l’a pas gêné.

– T’es jeune, a dit Scotty brusquement. Reste pas coincé dans un job comme ça.

J’ai haussé les épaules.

– Ce boulot m’a l’air plutôt pas mal.

– Je veux parler d’un vrai boulot, a-t-il repris en secouant la tête. J’ai fait vingt ans chez Chevy. J’ai eu ma carte à l’UAW1, tu veux la voir ? Vingt ans de ma vie dans l’usine et ils m’ont viré. T’imagines ?

– Chevy ? Tu travaillais avec Bolt ?

Scotty a approuvé de la tête.

– Ouais. Mais il n’y était pas depuis aussi longtemps que moi. Il a travaillé chez Harrison pendant un moment. Viré de là-bas aussi.

J’étais intéressée par Bolt.

– Il était dans le même syndicat ?

– Nous tous, les vieux de la vieille, on est à l’UAW, a-t-il dit. Je serai syndiqué jusqu’au jour où ils mettront mon cercueil en terre. Tu dois avoir un syndicat, mon gars. Si t’as pas de syndicat, t’as plutôt intérêt à te battre pour en avoir un.

J’ai ri.

– On risque pas d’en avoir un ici avant un bon moment !

Scotty a haussé les épaules.

– Eh bien, tu peux jamais savoir. Il y a eu des discussions. On a besoin d’un syndicat ici. Je suis trop vieux pour le faire. C’est vous, les jeunes, qui allez devoir vous y coller.

– J’aimerais vraiment qu’on ait un syndicat aussi, ai-je soupiré. Mais je veux juste garder mon travail, Scotty. À ce propos, qu’est-ce que tu penses de Bolt ? Il a l’air d’être un bon gars.

Scotty a agité son doigt sous mon nez.

– Fais attention à Bolt. Il n’est plus vraiment des nôtres maintenant. Il est à moitié chef d’équipe, à moitié réparateur de machines. Souviens-toi bien de ce que je dis : quand le moment viendra de choisir, il ne saura plus de quel côté il est. Tu ne peux pas lui faire confiance.

J’étais déçu par cet avertissement, parce que j’aimais bien Bolt. Mais heureusement pour moi, je ne faisais vraiment confiance à personne.

***

Lundi après-midi, alors que j’étais en train de pointer, j’ai senti une main se poser sur mon épaule. Je me suis retournée vers Frankie.

– Hé !

– Hé, Frankie ! Écoute, on doit parler.

Elle a mis son index sur ses lèvres.

– Ça va, je sais.

Je l’ai suivie dehors jusqu’au parking.

– Je suis vraiment content de te voir et tout, Frankie. C’est juste que j’ai la trouille. Ça se passe bien ici pour moi. Et les journaux parlent d’une autre récession.

Frankie s’est arrêtée de marcher.

– Je comprends, Jess. Tu crois pas que j’ai déjà compris ?

– Comment t’as réussi à survivre aussi longtemps ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Je vis chez mes parents, là-bas à Tonawanda2, jusqu’à ce que je puisse économiser assez d’argent pour me prendre un endroit à moi. C’est pas si mal. Les weekends, je vis chez ma copine.

J’ai sifflé :

– T’as une copine ? Veinarde.

Frankie a mimé un baiser. Un klaxon de voiture a retenti.

– Tu la connais, ma copine, Jess. Moi et Johnny, ça fait un an qu’on est ensemble. Comme dans la chanson.3

Elle a souri.

Je me suis arrêté net.

– C’est qui Johnny ?

Frankie a soupiré.

– Tu connais Johnny. On travaillait ensemble avant la grève. On était toutes dans la même équipe de softball.

J’ai secoué la tête.

– La seule Johnny dont je me souvienne était une butch et je sais que c’est pas d’elle que tu parles !

J’ai ri.

Frankie a élargi sa posture.

– Si, c’est exactement d’elle que je parle. Elle m’attend dans la voiture là-bas.

J’ai entendu Johnny crier de la voiture.

– Eh, Jess ! Viens voir là !

– Tu déconnes ? ai-je chuchoté à Frankie.

Elle a mis ses mains sur ses hanches.

– C’est mon amoureuse, Jess. Est-ce que j’ai l’air de blaguer ?

Ma bouche est restée grande ouverte. J’ai secoué la tête de gauche à droite.

– Honnêtement, Frankie, je capte pas. Je comprends pas.

Frankie commençait à être agacée.

– T’as pas besoin de comprendre, Jess. Tu dois juste l’accepter. Si tu peux pas, alors passe ton chemin.

C’est exactement ce que j’ai fait. Je ne pouvais pas me faire à cette idée, alors je suis simplement partie.

Ce n’était pas difficile d’éviter Frankie après ça. On travaillait à deux endroits opposés dans l’usine. Je restais en retrait les après-midis. Je ne voulais pas tomber sur l’une d’elles à l’heure du pointage.

Plus je pensais à elles deux, amoureuses, plus ça me contrariait. Je ne pouvais pas m’empêcher de les imaginer en train de s’embrasser. C’était comme deux mecs. Bon, deux mecs gays, ça irait. Mais deux butchs ? Comment pouvaient-elles être attirées l’une par l’autre ? Qui était la fem au lit ?

Je commençais à être obsédé par Frankie et Johnny. Le mercredi matin, j’étais tellement perdu dans mes pensées que je n’avais pas remarqué que Scotty et moi n’étions plus que les deux seuls dans le service. Scotty s’est avancé vers le vestiaire des hommes.

– Tu ferais mieux d’aller là-dedans, a-t-il dit.

– Quoi ?

Il a juste fait un signe de la tête en direction du vestiaire des hommes.

Je ne savais pas à quoi m’attendre quand j’ai ouvert la porte. Le vestiaire était entièrement rempli de gars. Quelques-uns de mon service, d’autres que je ne connaissais pas. Bolt a parlé en premier.

– On t’attendait, a-t-il dit.

J’ai serré les poings. Frankie avait dû parler de moi aux gars, par pure méchanceté. J’aurais dû me douter que je ne pouvais pas lui faire confiance. Peu importe le conflit qu’on avait, ça aurait dû rester entre nous. Je m’occuperais d’elle plus tard. Pour l’instant, j’étais salement en minorité.

Bolt a tendu les mains et s’est dirigé vers moi. Je me suis reculé contre le mur. Le sang battait dans mes tempes. Bolt m’a attrapée par l’épaule. J’ai poussé sa main. J’étais coincé dans le coin.

– Laisse-moi tranquille, ai-je grogné.

Walter est venu vers moi.

– Détends-toi fiston. On veut juste te parler.

– Ouais, à propos de quoi ?

Bolt et Walter se sont regardés et ont reculé.

– À propos du syndicat, a répondu Walter.

J’ai secoué la tête de confusion.

– La femme d’Ernie travaille dans une usine gérée par le syndicat des travailleurs du textile. Elle nous a mis en contact avec un type très bien qui les a aidées. On a besoin de savoir comment tu te positionnes.

J’avais du mal à retrouver mon calme.

– Tu veux dire que c’est une campagne de syndicalisation ?

Bolt a haussé les épaules.

– On n’a fait que parler jusqu’à maintenant. Il faut qu’on trouve un responsable coordinateur syndical et qu’on fasse un appel pour une réunion d’intérêt général. Cette merde ne peut pas continuer comme ça sans finir par exploser.

Ce boulot ne me semblait pas si mal.

– De quel genre de trucs vous voulez vous plaindre ? ai-je demandé.

– Par exemple, qu’on a une paye de merde et qu’ils nous font faire des heures supplémentaires quasiment tous les weekends, a dit Ernie.

J’ai hoché la tête.

– Ouais, mais après on a des jours de congés.

– Bien sûr, parce qu’ils veulent pas nous payer une fois et demi, m’a répondu Skids.

Walter a approuvé.

– Deux personnes peuvent travailler sur la même machine et ne pas être payées pareil. Ça dépend si tu lèches le cul du contremaitre ou pas.

– Les vapeurs sont horribles, a dit Ernie.

– Aucun de nous ne sait ce qu’il inhale. Et il fait tellement chaud qu’il y a des jours où on ne peut pas respirer.

Bolt m’a touché le bras. J’ai fait un bond en arrière. Ça a eu l’air de le blesser.

– Il y a aussi des gros problèmes de sécurité ici. À la maintenance et à la réparation, on voit beaucoup de choses que tu ne vois pas. Les gens ont des accidents : des doigts pris dans des moules, des trucs comme ça. La compagnie essaie de les dissuader de réclamer des indemnités. On leur fait des listes avec les problèmes d’équipement et les managers se contentent de les classer dans la poubelle.

J’ai écouté en hochant la tête. Bolt a haussé les épaules.

– Donc, on doit savoir, Jesse. Comment tu te positionnes ?

J’ai soufflé. Ce travail me convenait bien. J’espérais que ça resterait comme ça. Mais tout changeait tout le temps. J’ai dit aux gars :

– Écoutez, si vous voulez monter un syndicat ici, ça me va.

Bolt s’est rapproché de moi.

– C’est pas assez. On a besoin de toi dans l’organisation du comité.

Je ne voulais pas faire de vagues. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas me contenter de prendre ma carte au syndicat, comme n’importe qui, et continuer à faire mon boulot ?

– Je veux pas être impliqué.

– Écoute, m’a-t-il dit en se penchant vers moi.

J’ai reculé un peu.

– Moi, je me mouille dans cette affaire alors que je ne sais même pas si je pourrais être élu au syndicat, parce que le conseil pourrait me considérer comme un chef d’équipe.

– Vous pouvez compter sur moi en cas d’élection. Mais pas pour militer.

Bolt a secoué la tête.

– C’est pas ce que Frankie m’a dit. Elle a dit que t’avais aidé à gagner la grève.

– Écoute, Bolt, je ne veux pas être impliqué. Je vous soutiendrai tous et je ferai mon travail. Laissez-moi juste tranquille.

Bolt a secoué la tête.

– Je pensais que tu étais différent.

J’ai soupiré.

– Je ne veux pas être différent.

***

En revenant de l’autre côté de l’usine, on a entendu les cris. On a couru sur toute la longueur de l’usine. Au moment où on est arrivé, il ne restait que le sang sur le sol en béton.

– Qui a été blessé ? ai-je demandé à Bolt.

Ses mains calleuses se sont serrées en poings.

– George.

J’ai regardé la flaque de sang sur le sol.

– Est-ce qu’il est mort ?

Bolt a haussé les épaules.

– On ne sait pas encore.

Il a donné un coup de poing sur le manitou à côté de nous.

– J’ai mis cet engin sur la liste moi-même le mois dernier. Les freins étaient morts.

Le surveillant de l’usine a agité les bras.

– Que tout le monde retourne au travail. Ça ne sert à rien de rester autour.

J’ai été surpris que tout le monde reparte travailler. Je m’attendais à moitié à une insurrection. Ce qui a fini par arriver deux semaines plus tard.

L’accident était notre seul sujet de conversation. L’entreprise faisait des tests avec des moules plus grands pour faire des poubelles en plastique. George avait pour tâche d’utiliser le manitou pour porter le moule jusqu’à la machine d’injection. Alors qu’il se tenait devant le manitou en train d’attacher le moule, les freins avaient lâché. Un des bras du manitou avait transpercé le dos de George, juste au-dessous du poumon.

Une semaine plus tard, la colère se faisait toujours sentir. Walter est arrivé en trombe dans notre service, le mercredi après-midi.

– Est-ce que vous avez entendu ? La direction a écrit un rapport sur George pour l’accident. Ils l’accusent !

Bolt était juste derrière lui.

– Écoutez les gars, on appelle à une réunion vendredi dans les locaux de la VFW4 en bas de la rue. Un représentant du syndicat des travailleurs du textile va venir pour nous rencontrer. Ils sont allés trop loin ce coup-ci.

Il avait raison.

On a tous pointé à 15h00 le vendredi après-midi. Je ne me suis pas précipité dehors tout de suite. Je ne voulais pas tomber sur Frankie. Je me demandais si elle serait à la réunion.

Quand je suis arrivée au local de la VFW, à 15h45, il y avait là-bas vingt-cinq travailleurs. Tous les services étaient représentés. Un brouhaha d’excitation flottait dans l’air. Les gens agitaient leurs bras et parlaient à cent à l’heure. Bolt a croisé mon regard depuis l’autre côté de la pièce. J’ai hoché la tête et j’ai souri. Frankie était assise à côté de lui. J’ai évité de la regarder. J’étais toujours perturbé d’avoir découvert qu’elle et Johnny étaient ensemble, même si je ne parvenais pas à expliquer pourquoi.

J’ai remarqué que Frankie était en train de chuchoter à l’oreille d’un gars. Quand il s’est retourné, j’ai reconnu Duffy. Quand il m’a vu, le sourire sur son visage m’a rempli de chaleur. Frankie a attrapé son bras et lui a chuchoté autre chose. Je me suis demandé si elle était en train d’expliquer ma situation.

Duffy est venu droit vers moi.

– Jess.

Il a attrapé ma main. Sa poignée de main m’était familière.

– J’ai pensé à toi si souvent. Ça fait combien de temps que tu bosses ici ?

– Plus d’un an.

– On va avoir besoin de ton aide, a-t-il dit en souriant.

J’ai commencé à protester, mais Duffy a remarqué Ernie et Scotty qui amenaient des boissons du bar à la salle de réunion. Il les a salués.

– Laissez l’alcool là-bas. On est sérieux ici.

J’ai tiré sur sa manche.

– Vas-y doucement avec le plus vieux. La boisson c’est son talon d’Achille, mais c’est un bon gars. C’est un ancien de l’UAW. Comme Bolt.

Duffy a hoché la tête.

– Dis-m’en plus sur Bolt.

Deux femmes Noires que je n’ai pas reconnues ont interpellé Duffy.

– Excuse-moi, a commencé l’une d’elles. Je m’appelle Dottie. Je travaille au service assemblage. Ça, c’est mon amie Gladys. Elle travaille là-bas depuis plus longtemps que moi.

Duffy leur a serré la main.

– Combien de personnes de votre service sont ici ?

– Six, a répondu Dottie. Sur vingt de l’équipe de jour. Il y a environ quinze autres personnes dans la deuxième équipe.

Quelqu’un a crié depuis l’autre côté de la pièce.

– Allez, on commence cette réunion.

Une clameur s’est élevée.

Duffy s’est excusé et s’est dirigé vers le devant de la salle.

– J’ai entendu beaucoup de réclamations cet après-midi.

– Ouais !

La discipline s’est rompue. Tout le monde hurlait sur les conditions de travail à l’usine.

Duffy a levé les mains.

– On va s’occuper de chacune de vos plaintes. Je vous le promets. Il n’y en a pas une seule qui n’est pas importante. Mais concentrons-nous d’abord sur les revendications qui nous concernent tous.

Bolt m’a tapé sur l’épaule.

– Viens par là une minute. Je veux te parler.

J’ai commencé à protester.

– Allez, la réunion sera toujours là.

J’ai suivi Bolt au bar.

Il a commandé deux bières et les a payées. Il a levé sa bouteille.

– Au syndicat, a-t-il dit.

J’ai hoché la tête.

– Je vais boire à sa santé.

– Écoute, Jesse. À quel point tu connais ce gars, Duffy ?

J’ai haussé les épaules.

– À ma connaissance, il est bien. J’ai confiance en lui.

– Certains des gars ont entendu des trucs sur lui. Quelqu’un a dit que c’est un communiste.

J’ai ri.

– Il n’est pas communiste. C’est un bon gars.

Bolt a souri et a fait un signe d’approbation.

– D’accord. Du moment que quelqu’un connait ce gars.

– Eh, Bolt. Est-ce que t’as demandé à Duffy si tu serais éligible ou pas pour rejoindre le syndicat ?

Bolt a secoué la tête.

– Je lui demanderai plus tard. Après la réunion.

On a tous les deux entendu un rugissement venant de l’autre pièce.

– Allez, j’ai dit. On y retourne.

Je commençais à me sentir un peu excité.

– Et maintenant, signons les cartes ! a crié Ernie.

Duffy a levé ses deux mains.

– Vous avez cent-vingt personnes dans votre atelier. Il en faudrait trente pour cent, plus un. C’est le strict minimum pour déposer une candidature à l’élection. C’est un tournant important, mais nous avons besoin de plus.

– Mais où sont passés les autres, bordel ? a crié quelqu’un.

Duffy a secoué la tête.

– C’est vraiment un beau résultat pour une première réunion. Mais on a besoin de trouver plus de travailleurs de tous les secteurs réunis.

Bolt a crié :

– On peut compter sur la maintenance et sur la réparation !

– Et à l’assemblage ? a crié Ernie. Ces filles ne seront pas avec nous. Elles ont des maris qui s’occupent d’elles. Merde, j’ai même entendu dire que deux d’entre elles vivent toujours chez leurs parents.

Dottie s’est levée.

– Je suis l’une d’entre elles. Oui, je vis toujours avec mes parents. J’essaie d’élever deux enfants, sans mari. Et Gladys vit avec ses parents parce qu’elle les soutient financièrement et n’a pas les moyens d’avoir son propre logement. Mais on est toutes les deux là. Vous ne connaissez foutrement rien sur notre secteur.

Gladys s’est levée à ses côtés.

– C’est vrai. Nos doigts et nos poignets nous font un mal de chien à force d’ébarber les débords de plastique toute la journée. On gagne à peine notre vie et on doit bosser les weekends. Beaucoup de filles ont un mari qui ramène aussi un salaire à la maison, c’est vrai. Mais beaucoup d’entre elles sont en colère, elles signeront. Vous verrez.

Duffy leur a souri.

– Les sœurs s’expriment, les gars ! Vous feriez mieux d’écouter.

On était tous d’accord pour clore la réunion et en refaire une la semaine suivante. Mais personne n’avait envie de partir. Nous sommes restés à discuter.

– Eh, Duffy, l’a appelé Bolt. Est-ce que je vais pouvoir faire partie du syndicat ? Je suis responsable au réglage et à l’entretien.

J’aurais voulu pouvoir expliquer à Duffy ce que Bolt valait, mais j’ai vu que Duffy s’en était déjà rendu compte.

– La direction sait que t’es un leader, a-t-il répondu.

J’ai vu Bolt se grandir un peu.

– Mais est-ce que tu recrutes et tu vires ? Est-ce que tu évalues les gars ou est-ce que tu les contrôles ?

Bolt a haussé les épaules.

– C’est un peu vague. Je suis juste le gars qui a le plus d’expérience au réglage et à l’entretien, mais ils me traitent aussi un peu comme un chef d’équipe.

Duffy a hoché la tête.

– L’entreprise va laisser planer le doute sur ta loyauté, histoire de retarder les élections et d’utiliser ce temps-là pour intimider les gens. J’ai l’impression que tu sais déjà de quel côté tu es, mais tu dois faire en sorte que ce soit très clair. Si tu travailles dur pour créer le syndicat, ça sera plus facile d’argumenter pour que tu en fasses partie.

Bolt a serré la main de Duffy.

– Tu penses qu’on va gagner ?

Duffy a souri et a hoché la tête.

– Oui. Mais il va falloir se battre. Nous avons des gens forts dans chaque secteur. Si on en avait plus comme Jess, on gagnerait les yeux fermés. J’ai confiance en Jess. Elle a déjà prouvé qu’elle était à cent pour cent dévouée au syndicat.

Tout s’est déroulé au ralenti. Quand j’ai entendu Duffy dire elle, j’ai été saisi d’horreur. Ma mâchoire est tombée. Frankie s’est frappé le front avec la paume de sa main et a secoué la tête. Les gars regardaient Duffy, puis moi, et Duffy encore. Je suis sortie en trombe du local de la VFW et j’ai foncé vers ma moto.

– Jess, attends !

J’ai entendu Duffy crier. Il m’a rattrapée et a pris mon bras. J’ai tiré d’un coup sec.

– Merci beaucoup, Duffy.

Quand j’ai vu les larmes dans ses yeux, ça a encore empiré les choses.

– Je suis tellement désolé, Jess. C’est sorti tout seul. Je ne voulais pas.

J’ai haussé les épaules.

– Ce que tu voulais faire, ça n’a pas la moindre importance. J’ai perdu ce boulot maintenant !

Il a secoué la tête.

– On trouvera une solution, Jess. Tu pourrais rester. Je parlerai aux gars.

J’ai rigolé d’amertume.

– Tu ne comprends pas, hein ? Quelles toilettes penses-tu que je vais utiliser lundi, Duffy ?

Duffy a mis sa main sur mon bras. Je l’ai regardé fixement.

– Jess, je ne ferais jamais rien pour te faire du mal. Tu le sais ?

J’ai repoussé sa main de mon bras.

– Eh bien si, tu l’as fait.

Je me suis tournée et je suis partie.

– Jess, attends.

C’était Frankie.

– Jess, je sais que tu es furieuse. C’était vraiment merdique. Mais c’était une erreur. Il est vraiment désolé.

– Laisse-moi tranquille, Frankie. Toi non plus tu comprends pas.

Frankie a eu l’air sous le choc.

– C’est quoi ton putain de problème avec moi ? Est-ce que tu vas vraiment couper les ponts avec une autre butch juste parce que tu peux pas supporter de savoir par qui je suis attirée ?

J’aurais aimé que quelqu’un me mette une muselière parce que j’étais tellement énervée que je ne pouvais plus contrôler ma bouche.

– Qu’est-ce qui te fait penser que tu es toujours une butch ? lui ai-je demandé sur un ton amer.

Son sourire était cruel. Elle était sur la défensive.

– Et toi, qu’est-ce qui te fait penser que tu es toujours une butch ? a-t-elle rétorqué.

Je me suis retourné et je suis parti en trombe. Une partie de moi espérait que Frankie ou Duffy me retiendrait. Mais ils ne l’ont pas fait.

**********************************************************************

1. Union Auto Workers, syndicat (voir chapitre précédent).

2. Tonawanda est une ville située dans le nord-ouest de l’État de New York, à une quinzaine de kilomètres de Buffalo.

3. Frankie and Johnny est une chanson populaire traditionnelle des États-Unis du début du 20e siècle.

4. La Veterans of Foreign Wars of the United States (VFW) est une organisation officielle de vétérans de l’armée états-unienne.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 16

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

16

Le soleil pointait à peine à l’horizon. Mon haleine gelait dans ma barbe. Je suis montée avec lassitude dans le bus de l’agence d’intérim.

– Hé, Jesse.

Ben s’est assis à côté de moi et m’a tendu sa grande main calleuse, comme tous les matins. Il aurait pu écraser ma main dans la sienne, mais dans sa poignée de main ferme, je retrouvais toujours sa douceur. J’ai regardé ce grand ours et j’ai souri. J’étais sincèrement content de le voir.

Le froid mordant n’avait pas l’air de l’affecter. Je me suis rappelé pourquoi quand il a sorti une flasque en argent de la poche de sa veste. Il me l’a proposée en premier. J’ai pris une grande gorgée et j’ai toussé en la lui rendant.

– Wild Turkey1.

Il a souri.

– J’aime bien boire un p’tit coup le matin, pour me mettre en marche.

En fait Ben aimait bien boire des p’tits coups tout au long de la journée, pour se maintenir en marche.

On était garés à côté d’une brasserie. De là où j’étais assise, je pouvais voir à travers la fenêtre du restaurant. Annie, la serveuse qui captait toute mon attention, servait du café et plaisantait avec les hommes au comptoir. Une puissante nostalgie s’est emparée de moi, m’arrachant presque des larmes. Sur le siège de devant, un gars a demandé à son ami :

– T’en prendrais bien un morceau, hein ?

Ben a vu mon mouvement de recul.

– Eh, ferme-la, lui a-t-il dit.

L’homme nous a regardés par-dessus le dossier de son siège.

– Ça te regarde ?

– C’est de ma sœur que tu parles, a répondu Ben en le foudroyant du regard.

– Ah désolé, a dit le gars.

Il m’a regardé, me détaillant avec insistance.

– Je te connais pas de quelque part ?

– T’as déjà bossé au Texas ? je lui ai demandé.

Il a secoué la tête.

– Alors tu ne me connais pas, je lui ai dit.

Le bus s’est remis en route. On se dirigeait vers une usine à Tonawanda. L’agence nous promettait un poste stable avec la possibilité d’une embauche permanente. Ben et moi, on était assis dans un silence confortable. Quand l’ambiance du bus est devenue assez bruyante, je lui ai chuchoté :

– Est-ce qu’Annie est vraiment ta sœur ?

Il a souri et m’a fait un clin d’œil.

– Tu as vraiment travaillé au Texas ?

J’ai souri et je lui ai rendu son clin d’œil.

Quand on s’est approchés de l’usine, j’ai vu des piquets de grève qui barraient l’entrée. Alors j’ai compris : on avait été embauchés pour briser une grève.

– Sales jaunes !

Le cri s’est élevé au moment où on sortait du bus. J’avais du mal à reprendre mon souffle dans l’air glacial.

Ben se tenait à mes côtés.

– Je refuse de prendre part à ça, a-t-il dit.

J’ai entendu une femme gueuler dans un mégaphone.

– On va la tenir cette ligne. On ne va pas laisser passer un seul jaune. Je suis prête à tout pour défendre nos boulots et notre syndicat. Et vous, est-ce que vous êtes prêts ?

Les femmes et les hommes du syndicat ont crié leur accord à l’unisson.

Les flics ont baissé les visières de leurs casques anti-émeutes et ont placé leurs tonfas à l’horizontale sur leur poitrine. Ces matraques étaient au moins aussi grosses et longues que des battes de baseball. Ils étaient prêts à attaquer pour nous permettre de rentrer et briser la grève.

Un autre bus d’intérim est arrivé. Les hommes qui en sont sortis se sont dirigés vers nous. On formait un groupe de soixante hommes. J’ai regardé autour de moi ceux avec qui j’avais fait la route. Le plus âgé a annoncé haut et fort :

– Je refuse de vendre mon âme au diable !

– Eh ben, j’ai besoin d’un job, merde. J’ai une famille à nourrir, a hurlé quelqu’un derrière moi.

– Je ne suis pas un jaune, a gueulé Ben. Je n’ai jamais franchi de piquet de grève de ma vie et je ne le ferai jamais. Et je n’ai aucun respect pour les hommes qui le font.

Il a sorti sa carte de l’UAW2 de son portefeuille et l’a tenue en l’air pour que les grévistes puissent la voir. D’autres hommes ont sorti leurs cartes du syndicat et les ont levées fièrement, eux aussi. J’ai serré le poing et je l’ai levé en l’air. Les grévistes nous ont acclamés.

Dans les travailleurs temporaires, moins d’une douzaine ont accepté d’être escortés dans l’usine par la police. La plupart des gars sont remontés dans le bus et ont demandé au chauffeur de nous ramener à l’agence. J’ai écouté les hommes parler entre eux pendant le trajet. Cette année du bicentenaire3 était censée être pleine de patriotisme, mais ce que disaient les gars ressemblait de plus en plus aux discours de Theresa.

– Les temps qui viennent seront durs, je te le dis.

– Ouais, mais tu peux être sûr que les riches vont encore s’enrichir.

– Ce n’était pas juste Nixon4, c’est tous des escrocs. Ce nouveau marchand de cacahuètes5 à la Maison Blanche ne va rien changer.

Ils parlaient des licenciements qui avaient brutalement chamboulé leur vie. Harrison, Chevrolet, Anaconda. Quinze, vingt, trente ans d’ancienneté.

– J’ai donné ma vie entière à Chevy, m’a dit Ben. Quand j’ai été viré, je me suis dit que c’était des vacances. Mais pour être honnête, je suis mort de trouille à l’idée de ne jamais y retourner. Ma vie entière est dans cette usine, tu vois ce que je veux dire ?

J’ai fait oui de la tête. Ben m’a donné un coup de coude.

– On sera quand même payés aujourd’hui, pour le boulot de la semaine dernière. Allons encaisser nos chèques au bar et prendre un verre.

J’ai secoué la tête.

– Nan, je ferais mieux de rentrer.

– Merde, Jesse. Tu as tout le temps autre chose à faire. Tu vas prendre un verre avec moi et c’est tout. À moins que tu penses que tu es trop bien pour moi.

J’ai soupiré.

– Juste un verre.

Ben a souri et m’a tapé sur la cuisse.

Quelqu’un avait mis Stand by your man au juke-box du bar. J’étais perdu dans mes souvenirs quand Ben m’a parlé de son enfance sans son père.

– Et toi, Jesse ? a-t-il demandé. Tu as grandi avec ton père ?

J’ai hoché la tête.

– Tu étais proche de lui ?

J’ai secoué la tête.

– Non.

– Pourquoi ?

J’ai haussé les épaules.

– Oh, c’est une longue histoire. Je n’aime pas trop parler de ça.

– Où c’est que t’as grandi ? a-t-il demandé en faisant signe à la serveuse d’apporter une nouvelle tournée.

– À différents endroits.

J’avais peur de ne pas réussir à rester aussi évasive à la troisième tournée. La serveuse a apporté deux shooters et deux bières. Ben lui a souri chaleureusement.

– Merci ma belle.

Il s’est retourné vers moi.

– Tu sais, je suis curieux à ton sujet.

Je me suis crispé.

– J’ai parlé de toi à ma femme. Je lui ai dit : « Y’a ce gars que j’aime vraiment bien. »

Il s’est arrêté et a levé la main.

– Ne prends pas ça de travers.

L’espace d’un instant, il a eu peur que je croie qu’il était sexuellement attiré par moi. J’ai balayé cette pensée d’un geste. Il avait du mal à articuler.

– Je lui ai dit qu’à chaque fois que j’essayais d’apprendre à connaitre ce gars, il se fermait comme une huitre. Tu sais ce que ma femme m’a dit ? Elle m’a dit que j’étais pareil avec elle. Elle a dit que c’était exactement de ça qu’elle se plaignait tout le temps.

Ben s’est penché en arrière.

– Est-ce que t’as des ennuis, Jesse ? Parce que si t’en as, tu peux me le dire. Je ne suis pas grand chose dans la vie. Mais je suis un bon mécano et un bon ami. À Chevy, tous mes potes bossaient avec moi. Ces gars me manquent.

J’ai hoché la tête, en pensant à mes vieux amis.

– Est-ce que tu fuis la justice ? a-t-il demandé. Parce que si c’est le cas, je comprends.

Sa voix est retombée.

– Je suis allé en prison, deux ans.

D’un coup, quelque chose a changé en Ben. Son corps tout entier est rentré dans une immobilité qui m’a effrayée, comme la surface lisse d’un lac avant la tempête. Je l’ai senti bouillonner sous la surface. La blessure de Ben était en train de ressurgir au grand jour. J’ai attendu. La douleur émerge toujours à son propre rythme. J’étais assis en silence, mon cœur martelait ma poitrine. C’était peut-être juste mon imagination, ou une tendance à dramatiser qui était produite par le Wild Turkey. Mais quand j’ai regardé Ben, j’ai su que j’avais raison. La tempête s’approchait et il était trop tard pour s’enfuir.

Ben a ouvert son portefeuille et a sorti deux photos.

– Est-ce que je t’ai déjà montré ma femme et ma fille ?

J’ai vu un sourire trisomique délicieusement chaleureux sur le visage de sa fille.

– J’adore cet enfant.

Ses yeux se sont remplis de larmes.

– Elle m’a beaucoup appris.

J’aurais voulu lui demander ce qu’elle lui avait appris mais j’étais encore en train de barricader mes émotions. Il voulait tellement me connaitre, et je ne pouvais pas le laisser faire. Et si je lui faisais confiance et que j’avais tort ?

Ben a posé une petite photo défraichie sur la table, en face de moi. Je l’ai examinée et j’ai ri.

– C’est toi ?

Il a fait oui de la tête, sans sourire. J’ai regardé le jeune Ben, un garçon maigrichon avec de grandes mains, les cheveux tirés en arrière et une veste en cuir déglinguée.

– T’étais motard ?

Il a acquiescé à nouveau.

– Belle moto, ai-je dit en pointant la Harley sur la photo.

Il a souri. Je pouvais sentir la pression monter.

– Quand j’étais jeune, a dit Ben, je croyais que j’étais un dur.

C’est drôle tout ce qu’un homme peut exprimer en quelques mots creux. C’était une manière que les butchs aussi avaient de se dévoiler.

– Et puis je me suis fait arrêter pour un vol de voiture. Tu t’es déjà fait arrêter, Jesse ?

J’ai pris une grande respiration et j’ai secoué la tête pour dire que non. Ben a hoché la tête.

– Je suis allé en maison de redressement un p’tit bout de temps. J’étais un enfant sauvage, j’ai brisé le cœur de ma pauvre mère.

Ben s’est envoyé un autre shooter. La serveuse m’a attrapé des yeux. Une autre tournée ? J’ai secoué la tête légèrement.

– J’étais un dur. Tu te dis que la prison c’est rien, que ces matons ne peuvent pas te briser.

Je me suis penchée vers lui. Je savais déjà.

Et puis, soudain, ça y était, dans ses yeux, toute sa honte. Son regard rempli d’eau. J’ai attendu que les larmes coulent le long de ses joues, mais elles ne sont pas descendues. Je voulais le toucher, poser la main sur son bras. Mais j’ai regardé autour de moi les hommes avec qui on travaillait tous les jours et j’ai su que je ne pouvais pas. Je me suis rapproché de Ben. Il m’a regardé dans les yeux.

En silence, sans un mot, ses yeux m’ont raconté ce qui s’était passé en prison. Je n’ai pas détourné le regard. Au lieu de ça, je l’ai laissé se regarder lui-même dans mon propre miroir. Il a vu son reflet dans les yeux d’une femme.

– Je ne l’ai jamais dit à personne, a dit Ben comme si notre conversation s’était faite à voix haute.

À sa manière, il avait fait ce que je n’avais jamais été capable de faire : révéler l’humiliation. Et je voulais lui faire confiance, tout lui raconter. Mais j’avais peur. En même temps, je ne pouvais pas le laisser livré à lui-même.

– Tu sais pourquoi je t’apprécie autant, Ben ?

Ses yeux étaient impatients, comme un enfant qui attend une réponse.

– Je t’apprécie parce que tu es aussi doux que fort.

Ben a rougi et a baissé les yeux.

– Il y a quelque chose en toi, Ben, qui est bon et qui me donne confiance. Et je me demande comment tu es devenu comme ça ? Comment tu es passé de toute cette douleur à l’homme que tu es maintenant ? Qu’est-ce qui a changé pour toi ? Quelles décisions tu as prises ?

Le grand ours a souri timidement. Voilà l’intimité qu’il voulait, l’attention dont il avait besoin. Il s’est penché plus près.

– Quand je suis sorti en liberté conditionnelle, je suis allé travailler dans une station service. Le mécano là-bas, Frank, ce gars a changé ma vie.

La voix de Ben est devenue plus basse.

– Frank se souciait de moi. Il m’a appris à être mécano. Il m’a appris plein de choses. Mais il y a une chose qu’il m’a dite que je n’ai jamais oubliée. Un jour, j’étais sur le point de me barrer. Il y avait ce gars qui était tout le temps en train de me chercher des embrouilles au garage, et je ne pouvais pas me battre avec lui parce que je risquais de retourner en taule. Ça me rendait dingue. Je pétais les plombs, tu vois ?

J’ai hoché la tête.

– Je voulais tuer ce type et me barrer après. Frank le savait. Il m’a poussé contre le mur du garage et il m’a hurlé dessus, pour essayer de m’atteindre.

Ben a ri.

– Si tu avais vu à quel point ce gars était tranquille, tu te rendrais compte de ce que c’était de le voir me hurler dessus comme ça ! Je lui ai dit que je devais prouver que j’étais un homme.

Il a pris une gorgée de bière.

Le côté butch de son histoire m’a fait sourire.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Je n’oublierai jamais ce que Frank m’a dit. Il a dit : « Tu es déjà un homme, tu n’as pas à prouver ça. Tu dois juste prouver quel genre d’homme tu veux être. »

Mes yeux se sont remplis de larmes.

La voix de Ben était aussi intime que son sourire.

– Et toi Jesse ? Qu’est-ce qui a fait de toi ce que tu es ? Qu’est-ce que ça a été ta vie ?

S’il y avait eu une justice, je lui aurais raconté toute l’histoire de ma vie. Je lui aurais retourné la confiance qu’il m’avait témoignée. Mais j’avais peur, alors je l’ai trahi.

– Il n’y a pas grand chose à raconter, j’ai dit.

Il a cligné les yeux d’incrédulité. Je voulais qu’il laisse tomber, mais il ne voulait pas. Il était assez courageux pour se briser une nouvelle fois le crâne contre mon mur de brique.

– Jesse, a-t-il chuchoté, raconte-moi quelque chose à propos de toi.

J’étais pétrifiée par la peur, incapable de rassembler mes esprits pour inventer une histoire qui aurait au moins l’air de révéler quelque chose de moi.

– Il n’y a rien à raconter, lui ai-je dit.

J’étais fermé et barricadé. Il était à nu.

La chaleur est partie de son visage et une rage grandissante l’a remplacée. C’était un gars trop doux pour s’attaquer violemment à moi. Comme une butch, il a gardé ça à l’intérieur.

Je me suis levé  :

– Je ferais mieux d’y aller.

Il a fait oui de la tête et il a fixé sa bouteille de bière. J’ai laissé ma main un instant sur son épaule. Il ne voulait pas accepter mon réconfort, ni me regarder. Je voulais lui dire : Ben, je suis désolé de t’avoir blessé. J’ai fait ça parce que j’avais peur. Je ne savais pas que les hommes pouvaient souffrir comme je souffre. S’il te plait, laisse-moi entrer à nouveau.

Mais bien sûr, je ne l’ai pas dit. À la place j’ai lancé : « À lundi. »

***

La solitude est devenue de plus en plus insupportable. Je mourais d’envie d’être touché. J’avais peur de disparaitre et de cesser d’exister si personne ne le faisait.

Une femme en particulier me faisait tourner la tête tous les matins : Annie, la serveuse du café à côté de mon boulot. Quand elle m’apportait du café, elle ne semblait jamais me remarquer. Mais ensuite, elle captait mon regard et se détournait, et mon attention restait enroulée autour d’elle comme un châle. Elle était aussi dure qu’un gangster. Vraiment, j’aimais bien Annie. Elle traitait chaque client comme un micheton. Elle les travaillait pour un pourboire et ne laissait jamais tomber avant de l’obtenir.

J’étais assis au comptoir et je regardais Annie se détendre avec sa collègue, Frances. Dans le restaurant, les hommes semblaient croire que l’attention des femmes n’existait que pour eux. S’ils avaient vu comment les femmes étaient intimes entre elles, ils auraient été jaloux. Mais ils ne s’en rendaient pas compte. Moi, si.

Annie m’a vu au comptoir.

– Alors, mon cœur, quoi de neuf ce matin ?

J’ai ri.

– Comment tu vas, Annie ?

– Ça ne pourrait pas aller mieux, chéri. Qu’est-ce que tu prends ?

– Du café et des œufs sur le plat.

– C’est parti, a-t-elle dit par-dessus son épaule en s’éloignant de moi d’un bon pas.

Son corps réclamait mon attention.

Frances et Annie se montraient les photos de classe de leurs enfants en attendant les commandes sur le grill.

– Je peux voir ? ai-je demandé à Annie quand elle m’a apporté les œufs.

Elle m’a regardé avec méfiance en me tendant la photo.

– Pourquoi pas.

Quatre rangées de visages d’enfants m’observaient gentiment.

– C’est laquelle ? ai-je demandé.

Annie s’est essuyé les mains sur son tablier et m’a montré sa fille.

– Qu’est-ce qu’elle est grande, je lui ai dit. Elle a tes yeux, à la fois pleins d’intelligence et de colère.

– Où est-ce que tu vois ça ? a demandé Annie en m’arrachant la photo des mains.

Elle est partie, furieuse. Un instant plus tard, elle m’a apporté mon café et l’a posé si brutalement qu’il a débordé de la tasse. Puis elle l’a soulevé, a essuyé le comptoir et l’a renversé une nouvelle fois.

– La prochaine fois que tu veux lire un livre, va dans une putain de bibliothèque.

Elle a tourné les talons. J’ai laissé un pourboire, j’ai payé à la caisse et je suis partie.

Le lendemain, je lui ai apporté une fleur.

– Je suis désolé d’avoir été indiscret, je lui ai dit.

– Ah. Bon, c’est pas un problème que tu sois indiscret, chéri. Mais putain, ne va pas trop vite en besogne, OK ?

– D’accord.

– C’est quoi comme fleur, sinon ?

J’ai souri.

– Une « maman » pour une maman6.

Elle a froncé les sourcils.

– Oh, j’ai compris.

Annie avait un langage corporel très réservé avec moi. Mais dès qu’elle et Frances se sont retrouvées, elle s’est relâchée. Elles ont chuchoté quelque chose. Frances a senti la fleur et a mis une main sur son cœur. Annie l’a embrassée sur l’épaule.

J’avais envie de passer du temps avec Annie en dehors de son boulot. C’était évident à présent.

Annie m’a apporté un sac en papier blanc.

– Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Du café et un gâteau à la cerise.

J’étais embarrassé.

– Je ne l’ai pas commandé.

– Je n’ai pas commandé de fleur non plus, a-t-elle riposté. C’est la maison qui offre ! Il est frais. Le gâteau. Il est frais.

J’ai souri, laissé un pourboire et payé à la caisse pour mon petit-déjeuner. Puis je suis retournée au comptoir et j’ai essayé de capter l’attention d’Annie. Elle m’a fait attendre.

– T’as oublié quoi ? a-t-elle demandé.

– Je voulais savoir si tu…

J’ai hésité. Ça pouvait être une grosse erreur de sortir avec quelqu’un qui connaissait mes collègues. Si elle découvrait tout, ça pouvait vraiment me mettre dans le pétrin et m’obliger à quitter mon travail. Mais j’étais désespérément seul.

– Si je quoi ? a-t-elle dit l’air suspicieuse.

– Si tu voulais sortir avec moi un jour ?

Annie a mis les mains sur les hanches et m’a regardé plusieurs fois de haut en bas.

– Redemande-moi plus tard.

Quelque part, j’ai pensé que c’était bon signe.

Notre flirt a commencé à devenir plus sérieux le lendemain matin. C’était drôle. Ça faisait du bien. Ça m’a rappelé le bon vieux temps entre les fems et les butchs. Mais ce n’était pas entre des femmes. Du moins, ce n’était pas perçu comme ça par le monde autour de nous. Et je n’arrêtais pas de me le rappeler à moi-même : ce n’était pas non plus ce qu’Annie voyait.

Ce qui était incroyable, c’était que cette parade nuptiale pouvait prendre place en public et que tout le monde, collègues comme inconnus, l’encourageait et l’approuvait. Pendant ce temps, Anita Bryant7 agitait la Bible et provoquait un vrai battage médiatique. Tout ça pour revenir sur un simple décret sur les droits des homosexuels. Je me suis demandé comment les sentiments humains pouvaient être jugés de façons si différentes.

Quand j’ai enfin eu le courage de réinviter Annie à sortir, elle s’est essuyé les mains sur son tablier et a répondu :

– Oui, j’imagine. Pourquoi pas ?

Le vendredi soir, j’ai frappé à sa porte. Elle a mis un long moment à répondre. Je l’ai entendue hurler quelque chose. J’avais une sensation étrange au creux de l’estomac. Annie n’a ouvert la porte qu’à moitié.

– Euh … a-t-elle commencé.

Je pouvais voir une enfant enroulée autour de ses jambes.

– C’est pas grave, l’ai-je interrompue.

Elle voulait annuler. J’ai essayé de cacher ma déception.

– Peut-être une autre fois, ai-je dit.

– Attends.

Elle a ouvert la porte en grand.

– Je veux dire, si tu veux entrer, je pourrais te faire un café, ou autre chose.

Je voulais entrer.

On est restés tous les trois mal à l’aise dans le salon.

– Ma nourrice, bon, c’est la fille de ma sœur en fait, elle est malade, donc j’ai Kathy à la maison ce soir et elle a un peu de fièvre.

J’ai levé la main pour l’arrêter.

– T’inquiète pas, je vois bien que t’es occupée. Détends-toi !

Annie s’est apaisée d’un cran.

– Assieds-toi. Tu veux manger quelque chose ? Je pourrais nous cuisiner quelque chose.

– T’en as pas marre de servir à manger ?

Elle a ri.

– Ça va, ça ne me dérange pas.

– Tu veux que je m’assoie dans la cuisine comme ça tu peux tout faire dans une seule pièce ?

Elle a fait oui de la tête en souriant.

J’avais apporté un petit sac en toile. Je l’ai posé par terre près du canapé, hors de vue. Amener un gode avait peut-être été trop optimiste. Mais là encore, être pris de court pouvait présenter des risques. J’ai essayé de respirer pour relâcher mon anxiété tout en suivant Annie et Kathy dans la cuisine.

– Je peux t’aider ? ai-je proposé.

Elle a eu l’air surprise.

– Nan, ça va.

Kathy lui cramponnait la jambe d’une main et agrippait un lapin en peluche de l’autre. Je lui ai souri.

– Est-ce que ton lapin a de la fièvre, lui aussi ?

Elle a regardé le lapin, puis moi, sans répondre.

– Plus tard, lui ai-je dit, si tu penses que ton lapin a de la fièvre, je prendrai sa température. C’est un lapin fille ou garçon ?

Kathy a tendu le lapin bien haut comme si je pouvais déterminer son sexe.

– Ah, c’est une fille, ai-je présumé.

Elle a levé les yeux vers sa mère.

– Montre-lui ton lapin, l’a encouragée Annie.

Kathy a violemment secoué la tête et s’est cramponnée à sa mère, cherchant sa protection.

– Tu aimes les macaronis au fromage ? a demandé Annie.

Je détestais les macaronis au fromage.

– Ça sera parfait, ai-je répondu.

Annie a servi trois assiettes avec des tranches de jambon, des macaronis au fromage, du maïs et du pain. La première assiette contenait de petites portions de chaque, et on devinait des dessins des Pierrafeu8 dessous.

– C’est la mienne ? ai-je demandé à Kathy.

Elle a secoué la tête et a serré plus fort son petit lapin.

Annie a posé mon assiette devant moi et s’est assise. Kathy a levé son verre vide. Annie s’est levée d’un coup pour le remplir de lait.

– Tu veux une bière ? a-t-elle demandé pendant que la porte du frigo était ouverte.

– Je veux bien.

– Tu veux un verre ?

J’ai secoué la tête. Elle a souri.

Annie a amené deux bouteilles de bière à table et s’est rassise. On a trinqué avant de boire. Kathy a essayé de faire pareil. Son verre s’est renversé, mettant du lait partout sur la table. Annie a tout de suite essayé d’éponger le lait de mon assiette avec sa serviette. Je me suis levé d’un coup et je suis revenu de l’évier avec une éponge. On a essuyé l’essentiel.

Annie paraissait tendue.

– Ton assiette est complètement foutue.

– Non, ai-je dit, le lait c’est bon pour la santé.

Kathy semblait sur le point de pleurer. Elle a serré son petit lapin plus fort. Je lui ai souri.

– Des fois, quand je renverse quelque chose, je pense que tout le monde va être en colère contre moi, lui ai-je dit. Mais je ne suis pas en colère contre toi.

Kathy a plissé les yeux en m’examinant, exactement comme faisait sa mère.

– Est-ce que tu te sentirais mieux si je renversais ma bière ? lui ai-je demandé.

Kathy a souri et a hoché la tête vivement.

– N’essaie même pas, m’a conseillé Annie, cachant un sourire.

Le reste du repas a été beaucoup plus tranquille. Après le dessert, Kathy m’a fourré son lapin dans les mains.

– Je dois prendre sa température ? ai-je demandé.

Elle a hoché la tête.

– Ce lapinou doit bientôt aller au lit, je lui ai dit, je pense qu’elle a un rhume.

Kathy a pesé l’information et a hoché la tête.

– Est-ce que ton lapinou doit prendre un bain avant ?

Kathy a secoué la tête énergiquement.

– Oh si, elle en a besoin, a ri Annie en attrapant Kathy pour la prendre dans ses bras.

Je finissais la vaisselle quand Annie est arrivée derrière moi. Elle a attrapé un torchon sur la porte du frigo. J’ai lavé les casseroles pendant qu’elle essuyait la vaisselle. C’était bien. Mais plus Annie essuyait, plus elle avait l’air énervée.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lui ai-je demandé.

Elle a balancé le torchon et m’a lancé un regard furieux.

– Je ne suis pas une fille facile, tu sais ? Vous les hommes, vous savez qu’une femme avec un enfant s’est déjà faite baiser, alors vous vous imaginez que vous pouvez avoir ce que vous voulez, non ?

J’ai rincé l’éponge sous le robinet et je suis allé vers la table pour l’essuyer.

– J’ai eu ce que je voulais pendant le repas.

Elle a eu l’air choquée.

– Quoi, des macaronis au fromage avec une sauce au lait ?

On a ri tous les deux.

– Je voulais juste passer du temps avec toi en dehors du boulot, tu vois ?

– Pourquoi ?

Elle m’a jaugé de ses yeux vifs, une nouvelle fois.

– Je t’aime bien. Je crois que j’aime vraiment les dures à cuire, et dieu sait que t’en es une.

Elle a secoué la tête.

– J’arrive pas à te cerner.

– Et alors ?

– Et un homme que je n’arrive pas à cerner est un homme dangereux.

Elle s’est rapprochée. Mon corps s’est tourné vers elle. On y était.

– Je ne suis pas dangereux, ai-je promis. Je suis compliqué, mais pas dangereux.

– Qu’est-ce que tu cherches, chéri ?

Annie a doucement fait courir ses doigts dans mes cheveux. Oh, mon dieu, c’était tellement bon.

J’ai soupiré profondément.

– J’ai été blessé. Je ne cherche pas à me marier, et je ne voudrais manquer de respect à personne. J’imagine que je cherche juste un peu de réconfort.

– C’est tout ? a-t-elle voulu savoir. Comme un coup d’un soir ?

J’ai haussé les épaules.

– Je sais pas, lui ai-je répondu honnêtement.

Annie a pesé mes mots avec attention, au regard de ses propres besoins. Elle s’est détournée de moi mais j’ai su au bout d’un moment que je pouvais la toucher. J’ai embrassé sa joue la plus proche. Mes lèvres ont effleuré son oreille et ont voyagé vers sa nuque. J’entendais sa respiration se modifier. Elle s’est tournée et m’a regardée un bon moment avant de m’offrir sa bouche. On s’est embrassés profondément, mais toujours prudemment. Doucement, on a commencé à se rapprocher l’une de l’autre. Je pouvais la sentir guetter mes réactions tout en m’offrant son corps. J’étais doux. J’étais lent. Au fur et à mesure, son corps a senti que mon tempo était légèrement plus lent que le sien. Elle a rougi de chaleur. Elle a appuyé son bassin contre le mien et m’a regardé d’un air interrogateur. On savait toutes les deux que je ne bandais pas.

– Maman ! a appelé Kathy de l’étage.

Annie m’a regardé d’un air désolé. J’ai fait un signe de tête en direction de la voix de Kathy. Annie est partie quelques minutes. Elle est revenue dans la cuisine et a rempli d’eau un verre en plastique Cendrillon.

– J’arrive tout de suite, a-t-elle dit d’une voix rauque.

Je me suis souvenu du sac que j’avais laissé dans l’autre pièce. C’était clairement le moment de le prendre. J’ai attrapé le sac et je suis vite allée à la salle de bain. J’ai verrouillé la porte et enlevé mon pantalon et mon caleçon.

Le harnais et la bite en caoutchouc tenaient parfaitement dans mon slip. J’ai remis mon pantalon et vérifié que j’avais un préservatif dans mon portefeuille. J’ai entendu Annie m’appeler de la cuisine. J’ai tiré la chasse et fait couler l’eau du robinet un instant, et je suis sorti à sa rencontre. J’étais à bout de souffle.

– Qu’est-ce que tu faisais là-dedans, tu courais ? a-t-elle dit en riant.

Ça allait prendre un moment pour que la sensation revienne. J’ai fait courir mes doigts dans ses cheveux.

Elle a fermé les yeux et a ouvert les lèvres. Le téléphone a sonné. On a ri tous les deux.

– Oublie ça, a-t-elle dit.

Ça a continué de sonner. Je l’ai attirée plus près de moi. Elle a collé son bassin contre le mien. Cette fois, elle a souri.

Elle s’est reculée et a scruté mon visage. Je me suis appuyé contre l’évier et j’ai attendu qu’elle vienne vers moi. Puis elle m’a pris par la main et m’a conduite vers sa chambre.

Annie avait peur. Je le sentais. Ce qu’elle ne pouvait pas savoir c’est que j’avais peur moi aussi. Je désirais tellement être dans ses bras que j’étais prête à m’exposer et à risquer l’humiliation.

Elle a allumé la lumière de sa chambre quand on est entrés. Un réservoir de Harley-Davidson était accroché au plafond.

– Tu aimes les motos ? m’a-t-elle demandé.

J’ai fait oui de la tête. J’ai marché vers l’interrupteur et j’ai éteint. Elle est restée debout, mal à l’aise, à côté du lit. Je suis venu derrière elle et j’ai posé mes mains sur ses épaules. J’en ai passé une dans ses cheveux, en lui pinçant la nuque avec les lèvres. J’ai doucement pressé mon bassin contre ses fesses tout en tirant ses épaules en arrière pour pouvoir attraper plus de sa nuque avec ma bouche.

Annie s’est retournée et m’a poussée doucement sur le lit. Elle tremblait.

– T’as peur ? ai-je demandé.

– Va te faire foutre, a-t-elle répondu avec un sourire tordu.

– Tu as déjà été blessée, ai-je pensé à haute voix.

– Quelle femme ne l’a jamais été ? a-t-elle dit d’un ton sec.

J’ai roulé sur le dos et je l’ai tirée vers moi.

– J’aimerais vraiment te faire du bien, ai-je chuchoté. Si tu me faisais assez confiance pour me montrer ce que tu veux.

– C’est quoi ton truc, Monsieur ? a-t-elle grogné. T’as envie de baiser ou pas ?

– On peut. Si t’as envie aussi, ai-je dit. Ou on peut faire autre chose. C’est toi qui vois.

Annie a mis un temps à réagir.

– Comment ça, c’est moi qui vois ?

– C’est ton corps. Qu’est-ce que tu veux ? Je veux dire, tu peux me montrer comment tu as vraiment envie que je te touche. Ou alors tu peux faire semblant d’être excitée, en espérant que je ne jouisse pas trop vite – mais sans trop trainer non plus.

Annie a secoué la tête et s’est assise droite comme un i.

– Tu me fais flipper, elle a dit.

– Parce que j’ai envie que tu sois vraiment là quand je te touche ?

Elle a hoché la tête.

– Ouais, exactement.

Je me suis allongé sans rien dire.

– Je ne sais pas si je peux, elle a dit.

Je me suis assis et je l’ai prise dans mes bras. « Essaie », ai-je chuchoté pendant que je l’attirais sur moi. Je l’ai faite rouler sur le dos en l’embrassant, longuement et profondément. J’ai déboutonné son chemisier avec des doigts lents et fermes, et j’ai taquiné ses seins un bon moment avant d’approcher ses tétons du bout des doigts. Puis je les ai effleurés légèrement et j’ai senti son corps frissonner. J’ai pris ses tétons un par un dans ma bouche et j’ai joué avec, toujours très doucement. D’une certaine manière, elle me disait avec son corps où, comment et quand la toucher. Quand j’ai frotté l’avant de son jean, j’ai pu sentir son désir monter, mais j’ai pensé qu’elle méritait le luxe d’en avoir vraiment très envie.

Puis, elle a dit quelque chose. Je savais le courage que ça lui demandait.

– J’ai toujours voulu jouir avant de baiser.

De honte, elle a détourné la tête. J’ai embrassé le bout de sa gorge qui restait exposé.

– Tout ce que tu veux, je lui ai dit.

Elle a tourné la tête pour me regarder. Elle avait des larmes dans les yeux.

– Tout ? a-t-elle demandé.

On a commencé à la déshabiller ensemble – mon besoin, son urgence. J’ai enlevé mon pantalon et ma jolie chemise. Je portais juste un t-shirt blanc et mon slip.

Mes mains ont couru sur ses cuisses et sont remontées vers son entrejambe. Je pouvais sentir sa chaleur et son humidité à travers les sous-vêtements. J’ai commencé à glisser le long de son corps, utilisant mes lèvres et ma langue pour créer de nouvelles zones érogènes partout sur sa cage thoracique et son ventre. Mes doigts avaient attrapé l’élastique de sa culotte et commencé à le descendre sur ses cuisses quand ses mains m’ont stoppé en m’agrippant fermement les oreilles.

Je l’ai regardée d’un air interrogateur.

– Je viens d’avoir mes règles, a-t-elle dit.

J’ai haussé les épaules.

– Et ?

Différentes émotions sont passées sur son visage : incrédulité, colère, soulagement, plaisir. Le plaisir est sans aucun doute celle qui a persisté quand j’ai commencé à stimuler ses cuisses avec ma bouche. En se recentrant sur son propre désir, elle a atteint l’orgasme avec une confiance presque sereine.

Je l’ai serrée plus près de moi pendant que sa respiration ralentissait. Elle a fait courir ses doigts dans mes cheveux, m’a caressé le dos. C’était si bon qu’elle me touche que les larmes me sont montées aux yeux et ont coulé le long de mes joues.

– Qu’est-ce qui se passe, chéri ? a-t-elle demandé d’un air concerné.

J’ai secoué la tête et caché mon visage dans son épaule. Pour l’instant, ses bras me protégeaient de ma propre existence.

Ma bouche était proche de son téton. J’ai senti la respiration d’Annie s’accélérer. Elle a tiré sur mon t-shirt.

– Enlève-le, a-t-elle insisté.

J’ai hésité. Il faisait noir. J’étais au-dessus d’elle. Elle ne pouvait donc pas voir les deux lignes en travers de ma poitrine qui révélaient qu’elle avait été modifiée.

J’ai enlevé mon t-shirt. Annie a fait courir ses ongles de mes épaules vers le bas de mon dos. J’ai frissonné de plaisir. Ses ongles se sont enfoncés plus fort dans ma chair quand elle a bougé son bassin contre le mien. Elle était détendue avec moi, jusqu’au moment où je me suis retrouvée au-dessus d’elle, prête à la pénétrer. J’ai caressé ses cuisses jusqu’à ce qu’elle me regarde.

– C’est si tu le veux, sinon rien, lui ai-je dit.

– J’ai tellement envie de toi, a-t-elle chuchoté d’une voix rauque.

On a tous les deux gémi légèrement quand elle a dit ça. J’ai doucement tiré mon gode de mon slip dans le noir, craignant d’être découvert. Qu’est-ce qui me faisait croire que ça pouvait marcher ?

J’ai enfilé un préservatif sur mon gode.

– Je ne crois pas que je peux avoir d’autres enfants, m’a-t-elle dit.

– Je ne veux pas prendre le risque, ça me regarde après tout, ai-je dit.

– Et ben, pour une fois ça change ! a-t-elle dit en riant.

En douceur, j’ai poussé le bout de ma bite à l’intérieur d’elle. Annie s’est crispée. J’ai attendu. Puis elle s’est détendue et ses hanches ont commencé à bouger, m’attirant en elle. Je suis rentrée profondément en elle, et je suis restée immobile au-dessus d’elle. Nos corps se sont détendus, emboités l’un dans l’autre. Je n’ai pas bougé avant qu’elle ne le fasse. Je bougeais un tout petit peu moins vite que ce que réclamait son corps. Il en voulait plus.

J’ai senti grandir son orgasme bien avant qu’elle ne jouisse. Quand elle a commencé à jouir, ses mains m’ont agrippé le dos en me griffant. À un moment, elle m’a tiré les cheveux si fort que j’ai crié avec elle. Quand son orgasme a commencé à redescendre, je l’ai suivi doucement. Des cercles sur la surface d’une étendue d’eau. J’ai cherché avec elle un autre orgasme, avant même que celui-là ne soit dissipé. On l’a trouvé ensemble, et plus tard un plus petit.

– Oh, Jesse.

La manière dont elle a soupiré mon nom était tellement belle. Elle a caressé mon dos du bout des doigts, comme une pluie chaude.

J’étais encore tout dur à l’intérieur d’elle. On l’a remarqué en même temps.

– Qu’est ce qui se passe, chéri, t’es coincé ?

– Je peux pas jouir avec une capote, ai-je dit. Laisse-moi l’enlever et je me retirerai avant de jouir, promis.

Elle a détourné la tête.

– J’ai déjà entendu ça.

– Promis, crois-moi.

– Seigneur, aie pitié, c’est les trois mots les plus dangereux qui peuvent sortir de la bouche d’un homme. OK, mon cœur, t’as de la chance que je pense ne plus pouvoir tomber enceinte.

C’est vrai que j’ai simulé une éjaculation, mais pas mon plaisir. Le corps d’Annie était si bon. Elle m’a embrassé doucement et profondément, a bougé pour moi, m’a donné tout ce qu’une femme peut donner à son amant, et j’étais excité. Au moment où c’est devenu insupportable pour moi d’aller plus loin, je me suis retiré doucement, j’ai écrasé mon bassin contre les draps et j’ai crié.

J’étais allongé à plat-ventre sur le lit, ma tête posée sur son ventre. Ses mains jouaient avec mes cheveux. Elle a fait courir le bout de ses doigts le long de mes épaules, stimulant la surface de ma peau. À cet instant, j’aurais aimé que le temps s’arrête.

On est restés tous les deux sans parler pendant un moment.

– Je dois aller à la salle de bain, ai-je dit.

– Moi aussi, a-t-elle dit en riant.

– Moi d’abord.

Toujours sur le ventre, j’ai rentré mon gode dans mon slip. Je me suis tourné de l’autre côté, j’ai enfilé mon t-shirt et je me suis dirigé vers la salle de bain dans l’obscurité. J’ai verrouillé la porte, sorti mon sac de derrière la baignoire et j’ai remplacé mon gode par une chaussette dans mon slip. Je me suis regardée dans le miroir tout en m’éclaboussant la tête avec de l’eau froide. C’était toujours moi, en train de me regarder.

Ça a frappé à la porte. Je l’ai ouverte. Annie est venue dans mes bras et m’a embrassé profondément. Elle a glissé doucement sa main entre mes cuisses et a serré la chaussette.

– J’ai eu beaucoup de plaisir ce soir, a-t-elle dit, c’était magique.

Mon corps s’est crispé, et elle a retiré sa main.

Je lui ai ébouriffé les cheveux.

– Toute magie n’est qu’illusion, ai-je constaté.

La lumière était allumée quand je suis retourné dans la chambre. Je l’ai éteinte. Annie est revenue et elle s’est assise au bord du lit.

– T’as faim ? elle a demandé.

– Mmm…

Je l’ai tirée au-dessus de moi et je l’ai embrassée jusqu’à ce que je réalise que j’étais en train de faire des promesses que je ne pourrais pas tenir.

– Je suis crevé, ai-je dit, mais j’ai envie de te serrer dans mes bras.

Annie est venue dans mes bras et s’est appuyée contre mon épaule.

– Tu es un homme étrange.

– Qu’est-c’que tu veux dire ?

– Déjà, j’ai jamais rencontré d’homme qui ne soit pas effrayé par un peu de sang féminin. Mais tu sais ce que c’est le plus bizarre avec toi ?

Chaque muscle de mon corps s’est tendu, à part la chaussette. Annie a ri.

– Détends-toi, bébé. Je ne me plains pas. Ce qui m’a vraiment surprise, c’est que tu savais que je devais m’occuper de ma fille et que tu n’as pas réclamé mon attention avant qu’elle aille au lit. Ça, et le fait que même mon ex-mari n’a jamais fait la vaisselle. Et c’était lui qui en salissait le plus.

Annie a secoué la tête.

– Tu ne baises pas comme les autres, non plus.

J’ai roulé sur le ventre, en protection.

Elle m’a massé les épaules.

– Je veux dire, tu prends ton temps, tu vois. C’est comme si tu avais un cerveau dans la bite, au lieu d’une bite dans le cerveau, tu vois ?

On a ri tous les deux et on s’est roulés dans le lit ensemble.

Je me suis endormie, en sécurité dans ses bras.

La première voix que j’ai entendue au réveil était celle de Kathy.

– Est-ce que je peux mettre les dessins animés ?

Annie a marmonné : « Vas-y ». Peu après, elle m’a embrassé dans l’oreille et s’est levée pour préparer le petit-déjeuner. Pendant qu’Annie faisait des pancakes, Kathy s’est assise sur mes genoux et m’a dit tout ce qu’elle pensait de Bip-bip et Coyote9.

Annie a essayé de cacher son plaisir de nous voir ensemble.

– D’habitude, elle a peur des hommes.

Quand Kathy est sortie, Annie m’a dit :

– Tu es vraiment doué avec elle.

J’ai remarqué quelque chose dans l’attitude d’Annie pendant qu’elle cuisinait.

– T’as quelque chose en tête ?

Elle s’est retournée et s’est essuyée les mains sur son tablier.

– Je sais que c’est dingue de te demander ça.

– Vas-y, ai-je dit.

– Bon, ma sœur se marie demain, et bon, c’est fou, je veux dire je t’en parle au dernier moment, et tu ne t’es engagé à rien hier soir…

– Ouais, d’accord, ai-je dit.

Annie s’est assise sur la chaise à côté de la mienne.

– T’es sûr que ça te va ? a-t-elle demandé.

– Ça me va, tant que les choses sont claires entre nous.

Elle a appuyé le bout de ses doigts contre mes lèvres.

– Des fois, mon cœur demande plus, mais ma tête veut la même chose que toi.

J’ai hoché la tête.

Annie s’est levée et a marché vers le poêle.

– Il y a juste une chose, ai-je ajouté.

Elle ne s’est pas retournée, mais son corps s’est crispé tout entier comme un poing.

– Quoi ? a-t-elle dit par-dessus son épaule.

– Il faudra y aller avec ma Harley. C’est le seul véhicule que j’ai.

Annie a enlevé son tablier, l’a lancé sur l’évier, s’est approchée et s’est assise sur mes genoux. Elle m’a embrassé tout doucement.

– 09h00, elle a dit, sois pas en retard.

Je suis arrivé près de chez elle à 08h30, en fait. J’ai arrêté le moteur quelques rues avant d’arriver et j’ai poussé la moto jusqu’à la maison pour ne pas réveiller tout le voisinage. Je me suis assis sur le perron et j’ai fumé une cigarette, jusqu’à ce que j’entende la porte s’ouvrir et Annie dire :

– Tu rentres ou pas ?

Elle m’a examinée de haut en bas.

– T’es très élégant, chéri.

Elle a eu l’air ravie que je rougisse.

– Je dois finir de m’habiller. J’ai fait du café, a-t-elle crié depuis sa chambre.

– Je vais en prendre, ai-je hurlé en retour, t’en veux ?

Elle est venue à la porte de sa chambre, en retenant les pans arrières de sa robe.

– Ouais.

Elle a souri.

– Tu m’aides avec la fermeture éclair d’abord ?

Je l’ai fait, pendant qu’elle me regardait par-dessus son épaule. J’ai embrassé sa joue. Ses cheveux étaient relevés et tenaient en place avec des pinces. J’ai embrassé le bas de sa nuque.

– Continue comme ça et je ne serai jamais prête, chéri.

Elle s’est éloignée de moi.

J’ai servi deux tasses de café et je les ai amenées dans sa chambre. La porte était entrouverte, mais j’ai frappé sur le cadre.

– Voilà ton café.

Quand elle est sortie quelques instants plus tard, j’ai retenu mon souffle et expiré lentement. Elle a lissé sa robe.

– À quoi je ressemble ?

J’ai soupiré.

– J’ai l’impression d’être mort et d’avoir été emmené au paradis.

Elle a fait une grimace et a levé les bras pour les enrouler autour de ma nuque, mais je me suis écarté et je lui ai tendu un petit bouquet d’orchidées que j’avais acheté la veille.

Elle a cligné des yeux pour éviter de pleurer. Elle semblait en colère.

– Pourquoi tu fais tout ça ? a-t-elle râlé.

J’ai souri à la vue de cette femme pleine de force en face de moi.

Son visage s’est adouci et elle a souri en retour.

– Où est Kathy ?

Elle s’est renfrognée.

– Avec Frances, du restaurant. Il se pourrait que mon ex-mari rôde à ce mariage.

Je n’ai pas compris mais j’ai laissé couler.

C’était une cérémonie traditionnelle à l’église. Je n’étais jamais allé à un mariage avant. Tout le monde dans la salle avait les larmes aux yeux et semblait ému par la cérémonie. La sœur d’Annie devait promettre sincèrement d’obéir à ce gars pour le reste de sa vie avant que le prêtre veuille bien les déclarer mari et femme. J’ai trouvé ça assez moyenâgeux.

La réception se tenait à l’extérieur. Il y avait des tables et des chaises installées sur toute la pelouse. Les boissons et la nourriture étaient servies sous un immense barnum.

Annie m’a présenté à toute sa famille qui avait fait le voyage jusqu’à Buffalo pour le mariage. Elle est restée dans mes bras tout du long. J’ai rencontré la cousine Wilma. Elle a eu un sourire méchant.

– C’est merveilleux d’avoir accepté de venir avec Annie aujourd’hui.

Annie a serré mon bras comme un garrot.

– Tout le plaisir est pour moi.

J’ai posé ma main sur celle d’Annie, qui me coupait la circulation dans le bras. Sans quitter Annie des yeux, j’ai dit à Wilma :

– C’est pas tous les jours qu’une femme aussi belle et forte qu’Annie m’offre sa compagnie.

Wilma a tourné les talons et Annie a gloussé dans mon épaule.

– Va nous chercher une bouteille de champagne, elle a dit.

J’y suis allée.

– Combien de verres, monsieur ? m’a demandé le barman.

– Un seul.

J’ai choisi une petite bouteille de club soda.

– Je peux la prendre ?

Le barman a fait oui de la tête.

– C’est pour quoi ? a voulu savoir Annie.

– Eh, il faut bien que quelqu’un nous ramène à la maison.

À ce moment là, sous la tente, elle m’a embrassé si tendrement que pas un homme ou une femme à portée de vue n’a pu s’empêcher de nous regarder avec envie.

Annie et moi, on a trouvé une place ombragée sous un arbre d’où on pouvait voir toutes les allées et venues. Elle a retiré ses chaussures. J’ai posé ma veste de costard par terre pour qu’elle s’assoie dessus. Annie a secoué la tête :

– On peut dire que ta mère a appris les bonnes manières à son petit garçon.

Elle m’a raconté tous les ragots sur sa famille : qui buvait en cachette, qui frappait ou trompait sa femme, et qui le faisait avec le facteur.

– Ce pédé, a-t-elle dit avec mépris.

J’étais choqué par la haine dans ses yeux. Elle regardait un homme en début de cinquantaine. Il avait un bras autour de l’épaule d’une des nombreuses tantes qui trainaient à la réception. Annie a pesté :

– Qui a laissé rentrer ce tordu ?

– Il est vraiment homo ? lui ai-je demandé.

– Et comment ! Il baise sûrement tous les enfants de la famille.

– Merde, Annie.

Mon sang s’est glacé.

– Comment peux-tu détester quelqu’un juste à cause de qui il aime ?

Elle m’a regardée, choquée.

– Tu aimes les pédés ?

J’ai haussé les épaules.

– On est pas tous pareils, Annie. Et alors ?

Elle a secoué la tête et a craché par terre.

– Je ne laisserai pas un pédé s’approcher de ma fille.

J’ai réfléchi avant de parler.

– Annie, si quelqu’un devait faire du mal à Kathy, ça serait probablement un hétéro, pas un homo.

– Ah ouais ? a-t-elle hurlé.

Annie s’est levée et a agrippé la bouteille de champagne bien serrée contre elle.

– Eh bien je ne laisserai aucun homme bizarre trainer autour de ma fille. J’ai quitté mon propre mari parce que je l’ai attrapé en train d’abuser de Kathy. J’ai essayé de tuer cet homme à mains nues. Aucune espèce de pédé ne s’approche de ma fille, tu comprends ?

J’avais compris que cette conversation ne pouvait pas continuer. Annie a donné un coup de pied dans une touffe d’herbe avec sa ballerine et s’est rassise.

– Et merde, en même temps pourquoi on perd notre temps à parler de ces tordus ?

J’étais impatient de quitter la réception. Annie a fait la route les bras autour de mon cou et le visage contre mon dos. Le temps d’arriver chez elle, ses deux chaussures étaient tombées et le pot d’échappement avait fait un trou dans l’ourlet de sa robe.

– T’inquiète pas, a dit Annie.

Elle était saoule.

Quand on est arrivés sous le porche, elle a mis ses bras autour de moi.

– Tu entres, chéri ?

– Non, j’ai dit, je dois me préparer pour aller bosser demain matin.

Elle a baissé les yeux vers ses pieds nus et les a relevés vers moi.

– Je ne vais plus te revoir, hein ? a-t-elle demandé.

J’ai regardé mes chaussures.

– Je ne crois pas.

Elle a hoché la tête.

– Pourquoi pas ?

La manière dont elle l’a demandé m’a brisé le cœur.

– J’ai peur de tomber amoureux de toi, ai-je dit.

C’était en partie vrai, mais ça ne dévoilait clairement pas toutes mes pensées. C’est une chose, pour le magicien, de révéler les subtilités de l’illusion. C’en est une autre de dire à une femme hétéro que l’homme avec qui elle a couché est une femme. Ce n’était pas quelque chose dans quoi Annie avait accepté de s’engager. Un jour ou l’autre, ça allait éclater. Et après cet après-midi, j’avais encore plus de raisons de craindre l’explosion.

– C’est quoi le problème avec le fait de tomber amoureux ? C’est quoi le problème avec vous les hommes en fait ? a-t-elle bredouillé.

– J’ai été blessé, Annie. J’ai besoin de temps.

– Merde, je croyais que t’étais différent. Tu n’es pas différent d’un autre mec qui pisse debout.

J’ai haussé les épaules.

– Eh bien, peut-être juste un petit peu différent.

– Dis à cette femme qui t’a blessé que je vais venir la trouver et la mettre en pièces. Elle a tout gâché pour le reste d’entre nous.

Le sourire d’Annie s’est effacé.

– Ça ne sert à rien de rester parler ici, non ? Tu devrais y aller.

J’ai hoché la tête. On s’est regardés un bon moment. J’ai pris les clés dans sa main et j’ai ouvert la porte d’entrée. Je l’ai embrassée légèrement sur la bouche.

– Eh, merci pour ce que t’as dit à Wilma, là-bas.

– Je pensais chacun des mots que j’ai dits.

Elle m’a regardé droit dans les yeux.

– Merci pour tout, chéri.

J’ai souri et je me suis tourné pour partir. Elle est restée sous le porche et m’a regardé démarrer ma moto.

– Eh, a-t-elle hurlé par-dessus le boucan du moteur.

– Quoi ?

J’ai mis la main derrière mon oreille pour entendre.

– Le lapinou.

– Quoi ?

– Le lapinou de Kathy.

J’ai hoché la tête et tendu l’oreille pour entendre ce qu’elle me répétait.

– Le lapinou de Kathy, c’est pas une fille, c’est un garçon !

**********************************************************************

1. Marque de whisky produit dans le Kentucky.

2. Fondé en 1935, l’Union Auto Workers est l’un des plus importants syndicats des États-Unis, affilié à l’AFL-CIO. Il est notamment à l’origine d’importantes grèves chez General Motors dans les années 1930.

3. La scène se déroule en 1976, c’est-à-dire 200 ans après la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776.

4. Richard Nixon a été président républicain des États-Unis de 1968 à 1974. Son second mandat est marqué par deux évènements : le premier choc pétrolier qui génère une crise économique d’ampleur mondiale à partir de 1971 ; et le scandale du Watergate, affaire d’espionnage et de pratiques illégales de la Maison Blanche, qui conduit Nixon à démissionner de ses fonctions de président (c’est donc son vice-président qui assure le mandat). En 1976, Jimmy Carter, un démocrate, est élu président des États-Unis.

5. Peanut man dans le texte fait référence aux vendeurs de cacahuètes dans les matchs de baseball. Cette expression signifie que c’est un président comme un autre, comme les vendeurs de cacahuètes qui changent de tête mais vendent tous la même chose.

6. Dans le texte « a mum for a mum ». Mum est un mot familier pour chrysanthème. Ça veut aussi dire maman.

7. Anita Bryant est une chanteuse de folk connue pour sa campagne à Miami dans les années 1970 pour l’abrogation d’une ordonnance locale interdisant toute discrimination basée sur des critères de préférence sexuelle. L’ordonnance a effectivement été abrogée. Ses propos homophobes ont été à l’origine d’une manifestation homosexuelle à Paris le 7 juin 1977.

8. Série de dessins animés diffusée aux États-Unis de 1960 à 1966 qui met en scène la famille Pierrafeu et ses aventures à l’âge de pierre, dans une société très proche de celle des États-Unis de la deuxième moitié du 20e siècle.

9. Personnages de dessins animés états-uniens.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 15

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

15

C’était un matin d’avril où tout changeait brusquement. Les oiseaux chantaient bruyamment devant ma fenêtre depuis l’aube. Je me suis roulé paresseusement dans le lit. Les draps étaient frais et l’air sentait bon.

J’ai cherché une cigarette, mais rien que d’y penser, ça m’a dégouté. J’ai décidé de prendre une longue douche à la place. En me brossant les dents, j’ai jeté un coup d’œil au miroir. J’ai dû regarder une deuxième fois plus attentivement. Un duvet se dessinait sur mes joues. Mon visage paraissait plus fin et plus anguleux. J’ai enlevé mon t-shirt et mon caleçon. Mon corps était fin et musclé. Mes hanches avaient fondu. Je pouvais voir des muscles dont je n’avais jamais soupçonné l’existence au niveau de mes cuisses et de mes bras. Est-ce que les hormones avaient développé mes muscles, ou est-ce qu’elles les avaient juste révélés ?

Mon corps était presque comme je l’avais espéré avant que la puberté ne me surprenne. Presque.

Je me suis rappelé ces filles au lycée qui se plaignaient parce qu’elles avaient des petits seins. J’étais jalouse de leurs poitrines plates. C’était maintenant à ma portée. J’avais économisé mille-six-cents dollars pendant l’hiver pour faire une chirurgie de réduction mammaire.

J’ai pris une douche brulante, je me suis savonnée et j’ai apprécié la sensation de mes mains sur ma peau. Ça faisait si longtemps que je ne me sentais plus chez moi dans mon propre corps. Ça allait bientôt changer.

En me coiffant devant le miroir, je me suis dit que je pourrais peut-être aller chez le coiffeur. Habituellement, c’étaient nos amies qui entretenaient nos bananes – longues de presque trois centimètres – dans leurs cuisines.

Pendant l’hiver, j’avais acheté une vieille moto Triumph à un gars du boulot. Je l’ai sortie du garage et j’ai mis un litre tout frais d’essence. J’ai roulé à travers la ville jusqu’à un coiffeur pour hommes, dans un quartier où je ne serais pas obligée de revenir si ça tournait mal.

Le coiffeur m’a souri.

– Je suis à vous dans une minute, m’sieur.

J’ai essayé de cacher mon excitation en feuilletant un exemplaire de Popular Mechanics1Je n’avais encore jamais osé m’aventurer dans le territoire des hommes comme ça.

Le coiffeur a fait claquer une grande blouse rouge en l’air.

– Monsieur ?

Il m’a fait signe de m’asseoir dans le fauteuil. Il m’a fait enfiler la blouse rouge et l’a ajustée au niveau de mon cou.

– Je rafraichis la coupe ? 

Je me suis regardé dans le miroir.

– Eh bien, je voudrais peut-être quelque chose de différent. Peut-être que c’est le moment de changer.

Le coiffeur a souri.

– C’est comme vous voulez.

– Je ne sais pas. Quelque chose de net.

Il m’a lissé les cheveux en arrière et a pincé les lèvres.

– Qu’est-ce que vous diriez d’une coupe en brosse ?

– Ouais ! Ça changerait.

Le rasoir électrique a vrombi autour de ma banane, de ma nuque à mon front. Des touffes de cheveux sont tombées sur mon nez. Le coiffeur les a balayées avec un blaireau à poils doux. Il m’a coupé les cheveux et les a égalisés jusqu’à former une brosse parfaitement symétrique. D’un coup de brosse, il a soigneusement enlevé les derniers cheveux que j’avais sur moi. J’ai commencé à me lever.

– C’est pas encore fini, m’a-t-il dit.

Il a étalé de la mousse à raser sur mes pattes et sous ma ligne de cheveux. Il a dessiné une ligne nette avec un rasoir. Il a essuyé les dernières traces de mousse sur ma nuque. Juste quand je pensais qu’il avait fini, il a aspergé ses mains d’après-rasage et m’a frictionné les joues. Il a mis de la poudre sur une brosse et l’a passée sur le bas de ma nuque. Il a retiré ma blouse rouge d’un geste théâtral et m’a donné un miroir à main pour que je puisse voir l’arrière de ma tête.

– Qu’est-ce que t’en penses, mon ami ?

Cette fois, je n’ai pas tenté de dissimuler mon excitation. Je passais2.

C’était maintenant l’heure du test le plus important : les toilettes pour hommes. J’ai fait les cent pas dans un centre commercial jusqu’à ne plus tenir. Je me suis arrêté face aux toilettes pour hommes. Qu’allait-il se passer si j’entrais ? Il fallait bien que je le découvre un jour ou l’autre. J’ai poussé la porte. Deux hommes étaient debout en train de pisser. Ils m’ont jeté un regard et ont tourné la tête. Il ne s’est rien passé. Il y avait des cabines libres : je me suis enfermée dedans.

On pouvait encore voir mes pieds dépasser si on y faisait attention. Est-ce que ça arrivait aux hommes de s’asseoir pour pisser ? J’ai tiré la chasse pour qu’on ne m’entende pas. J’ai directement senti quelque chose d’humide et froid sur mon cul et derrière mes cuisses. Les toilettes débordaient. J’ai bondi mais il était trop tard. Mon Levi’s était trempé. J’ai reboutonné mon jean et je suis sorti en trombe. J’ai traversé la foule de clients et j’ai foncé jusqu’à ma moto.

Tout ce que je voulais, c’était rentrer à la maison, enlever mon jean et me débarrasser de ce sentiment de stupidité sous une bonne douche. Je suis montée sur ma moto et j’ai réfléchi à ce qui était en train de m’arriver. Ça ne s’était pas si mal passé, après tout. Je savais désormais qu’il valait mieux ne pas tirer la chasse sans faire attention à la montée de l’eau. Mais j’ai aussi repensé au moment où j’étais entré dans les toilettes des hommes. Ils m’avaient à peine remarquée.

Si besoin, je pouvais maintenant aller aux toilettes n’importe quand et n’importe où sans pression ni honte. Quel immense soulagement !

***

Au début, tout était amusant. Le monde avait cessé de ressembler à un parcours d’obstacles que je devais affronter. Mais très rapidement, j’ai découvert que passer ne signifiait pas seulement glisser sous la surface. Cela signifiait aussi être enterrée vivante. J’étais toujours moi-même à l’intérieur, prise au piège avec toutes mes blessures et toutes mes peurs. Mais je n’étais plus moi à l’extérieur.

Je me rappelle ce matin où j’ai quitté mon travail, à l’usine de macaronis, juste avant l’aube. J’ai remonté Elmwood pour aller chercher ma moto. Une femme qui marchait sur le trottoir, devant moi, a jeté un coup d’œil nerveux par-dessus son épaule. J’ai ralenti le pas alors qu’elle traversait la rue et s’éloignait rapidement. Elle avait peur de moi. À ce moment-là, j’ai commencé à comprendre que passer changeait à peu près tout.

Deux choses n’avaient pas changé : je devais toujours travailler pour vivre, et je vivais toujours dans la peur. Seulement maintenant, c’était la peur incessante d’être démasqué. Je n’avais jamais réalisé à quel point Buffalo était une petite ville.

– T’étais où au lycée, Jess ? m’a demandé Eddie après qu’on a eu déchargé les cartons d’un camion.

Est-ce que je devais mentir ou dire la vérité ?

– Benett, ai-je répondu honnêtement.

– Sans blague ! Quand est-ce que t’as eu ton bac ?

Je me suis creusé la tête pour trouver une réponse. J’avais menti dans mon dossier de candidature pour cette place de chauffeur-livreur. J’avais dit que j’avais mon bac.

– Oh, j’ai changé de lycée en terminale.

– Ah bon ? Quand ?

– Oh, je sais pas. Autour de 1965, je crois.

– Sans blague ? Mon beau-frère était à Benett à peu près au même moment. Il s’appelle Bobby. Il jouait au football. Tu le connais ?

Bobby le violeur. J’ai serré les poings et j’ai grincé des dents.

– Non, je ne pense pas.

Eddie a fait un signe de la tête.

– T’as rien perdu. C’était vraiment un connard des fois, si tu veux tout savoir. Ça va ?

– Ouais, je me sens pas très bien, c’est tout.

– OK, assieds-toi une minute, a proposé Eddie.

– Dis, Eddie, je vais courir au magasin chercher un truc dont j’ai besoin. 

Et je me suis éloigné. J’ai juste continué à marcher, de plus en plus vite. Je m’enfuyais loin de mon propre passé.

J’imagine que j’aurais pu quitter la ville, mais cette idée me donnait l’impression que c’était comme me jeter dans le vide depuis le rebord du monde. Alors je suis restée. Mais je devais toujours être sur mes gardes en public car j’avais peur de tomber sur quelqu’un qui m’avait connu en tant que femme. Parfois, les gens me voyaient avant que je les remarque, comme le jour où je suis tombé sur Gloria et les enfants qui faisaient des courses en centre ville. J’étais dans une des allées du rayon homme. Gloria m’a reconnu quelques secondes avant que je la voie. Elle en est restée bouche bée. Elle a saisi Kim et Scotty par la main et a essayé de les emmener de force loin de moi. Scotty a eu peur et a pleuré. Kim a crié mon nom.

– Jess ! C’est Jess !

Je me suis approchée de Gloria et j’ai posé la main sur son épaule. Elle l’a repoussée d’un air horrifié et a resserré ses bras autour de Scotty et Kim, comme si elle les protégeait du comte Dracula.

– Gloria, arrête, bon sang. J’essaie juste de survivre, tu comprends ? C’est pas la fin du monde.

– Ne t’approche pas de moi. Qu’est-ce que t’as fait ? m’a-t-elle demandé d’une voix étrangement basse. Qu’est-ce que tu fais ?

– J’essaie de vivre, Gloria. Laisse-moi tranquille, tu veux ?

Kim a tendu les bras vers moi mais Gloria lui a saisi la main et l’a retenue fermement.

– Allez, Kim, Scotty, on y va, a dit Gloria, en les poussant vers la porte. Tu es vraiment malade, tu le sais ça ? Faut vraiment que tu te fasses soigner.

J’ai tourné mes mains vers le ciel, en signe d’exaspération.

– Gloria.

Les gens autour se sont arrêtés pour regarder.

Kim s’est échappée et a couru vers moi à toute allure. Je l’ai attrapée et je l’ai serrée fort contre moi. Elle a murmuré :

– Est-ce que tu m’aimes encore ?

Je l’ai embrassée sur le nez.

– Plus que jamais.

Je l’ai reposée sur le sol et elle est retournée vers Gloria en courant.

– Une ex ? m’a demandé le vendeur.

– Pardon ?

– Une ex-copine ? a-t-il demandé en désignant la porte avec son menton.

– Oui, c’est une ex, ai-je répondu.

***

J’ai fini par obtenir un contrat stable à l’imprimerie, comme apprenti mécanicien. Le type qui m’a fait passer l’entretien m’a regardé de haut en bas très attentivement. Je me suis senti rougir.

– Vous m’avez l’air d’un jeune homme soigné et honnête, a-t-il conclu.

Il n’y avait pas si longtemps, j’étais un monstre.

La bonne nouvelle, c’était que j’avais un travail. Mais je n’avais pas grand chose d’autre à faire, ni personne avec qui passer du temps. C’était la mauvaise nouvelle. Je passais la plus grande partie de mon temps libre à conduire ma moto. J’ai décidé d’acheter une très belle moto. Un samedi, en début d’après-midi, j’ai roulé jusqu’à l’ouest de la ville pour aller voir une Harley Sportster que j’avais repérée dans le journal. « Demandez Mike » disait l’annonce.

– Vous y connaissez quelque chose en moto ? m’a demandé Mike.

On s’est accroupis près de la moto dans l’allée de son garage.

J’ai dit que oui mais j’avais l’impression de mentir. C’est drôle, il suffit qu’un mec ait une mini Honda 50 pour qu’il parle comme un expert en motos. À l’inverse, une femme peut conduire toute sa vie une Harley toute équipée, mais en fin de compte, elle aura toujours un sentiment d’imposture. Il m’a dit qu’il adorait cette moto et à la manière qu’il avait de la toucher, je savais que c’était vrai. Il détestait devoir la vendre, mais il était tombé amoureux d’une femme qui lui avait demandé de choisir entre elle et sa moto. Il avait pris la bonne décision.

Je lui ai remis une liasse de billets et j’ai mis le moteur en marche.

– Amène-la au Canada, il m’a suggéré. Tu seras de l’autre côté de Peace Bridge en dix minutes. Tu peux pousser le moteur à fond sur ces routes.

J’ai mis mon casque, je l’ai salué d’un signe de la main et je suis parti.

Je me suis arrêtée chez Ted pour manger un hot-dog de trente centimètres. Je me suis assis sur une table de pique-nique, dehors, entouré de mouettes qui attendaient les restes avec impatience.

Je pouvais voir la file des voitures sur Peace Bridge. Combien de centaines de fois j’étais allé au Canada par cette route ? Mais passer en tant qu’homme, ça voulait dire que je ne pouvais pas traverser le pont car je n’avais pas ma fiche de conscription3.

La guerre du Vietnam venait juste de se terminer officiellement. Ça me semblait fou que les habitants de ce petit pays aient gagné contre toute attente. Peut-être que tous les rassemblements où Theresa était allée avaient aidé. Le président Ford devait amnistier les réfractaires pour qu’ils puissent enfin rentrer chez eux4.

Mais moi, je ne pouvais toujours pas traverser la frontière. Je n’avais pas de carte d’identité valide en cas de contrôle de la douane. J’ai ouvert mon portefeuille et j’ai regardé ma carte d’identité. Certificat de naissance, permis de conduire. Il y avait clairement marqué « femme » sur tous mes papiers. Comment est-ce que je pouvais avoir une carte d’identité d’homme ? Avoir des papiers d’identité impliquait d’autres papiers d’identité. Je ne pouvais même pas ouvrir un compte courant sans papiers d’identité. Je ne pouvais même pas envisager d’avoir une carte bancaire. Je me sentais comme une non-personne. Même les hors-la-loi avaient probablement plus de papiers d’identité que moi.

J’ai retourné mon permis de conduire et j’ai regardé la date d’expiration : juillet 1976. Il était encore valable quatorze mois. Comment est-ce que je pouvais faire pour renouveler mon permis et remplacer la mention femme par homme ? Qu’est-ce qui m’arriverait si j’étais arrêtée par la police d’État en pleine nuit, sur une route déserte, et que je leur tendais ce permis de conduire ? Mais que se passerait-il si j’étais attrapée sans permis du tout ? Chacune de ces options semblait être un cauchemar. Mais c’était impossible de travailler ou de vivre à Buffalo sans moyen de transport.

J’ai regardé fixement de l’autre côté de la Niagara River5. J’avais très envie de lancer ma Harley sur ces routes que je connaissais si bien. J’ai été envahi par un sentiment de claustrophobie. Au moment même où mon univers s’élargissait, il se rétrécissait aussi.

***

Ma barbe poussait de toutes les couleurs : blonde avec des reflets roux, bruns et blancs. Ma vie était un vaste champ de bataille et ma barbe un buisson derrière lequel je pouvais me cacher. Plus personne ne semblait me reconnaitre quand je sortais.

Je détestais mes seins plus que jamais. En les compressant, j’écrasais aussi mes muscles, et ils me faisaient mal. Mais j’avais enfin réussi à mettre de côté deux-mille dollars. J’ai appelé le chirurgien que le Dr. Monroe m’avait conseillé. Je lui ai dit que je voulais avoir un torse plat.

– Oui, oui, a-t-il dit. Une réduction mammaire.

– Est-ce que ça va faire très mal ? Est-ce que je vais devoir arrêter de travailler pendant longtemps ?

– Non, a-t-il répondu. Ce n’est pas une mastectomie totale. On fait une incision et on enlève une partie du tissu adipeux. Même si vous êtes un peu gêné, vous pourrez retourner au travail une semaine ou deux après l’opération.

Je me sentais un peu nauséeux, mais toutes les descriptions chirurgicales me mettaient dans cet état.

– Avez-vous l’argent ? a-t-il demandé.

Je l’avais. J’étais prête. J’ai pris rendez-vous pour l’opération et j’ai quitté mon travail le mardi en faisant croire que j’étais malade.

J’ai passé la nuit de mardi à mercredi étendu sur mon lit à fixer le plafond. J’étais anxieux, mais je n’avais pas peur. J’étais excitée à l’idée de me sentir à nouveau bien dans mon corps. J’aurais aimé que Theresa ait pu m’accompagner si loin. Je regrettais de ne pas avoir eu ne serait-ce qu’une seule nuit pour faire l’amour avec elle, tout en me sentant à l’aise dans mon corps. Theresa. Une fois que je commençais à penser à elle, je n’arrivais plus à penser à autre chose. Je me suis tourné et retourné dans mon lit.

Où que j’aille, je savais que j’y allais seule.

Le matin suivant, je suis arrivée à l’hôpital avant l’heure de mon opération pour remplir les papiers nécessaires.

– Vous avez rendez-vous avec qui ? m’a demandé l’infirmière en souriant.

– Le docteur Constanza.

Son sourire s’est figé.

– Un instant, je vous prie.

Elle est revenue cinq minutes plus tard. Le docteur n’était pas là. Il ne semblait n’avoir pris aucune disposition. Mais elle m’a dit de me rendre au bureau des infirmières, au sixième étage.

Il y avait trois infirmières au bureau du sixième.

– J’ai un rendez-vous pour une opération chirurgicale avec le docteur Constanza.

Les infirmières se sont regardées.

L’une d’elles a poussé un soupir.

– Il n’y a pas de pièce disponible pour vous maintenant. Vous allez devoir vous préparer dans les toilettes.

J’ai hésité.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

– Attendez une minute.

Elle est revenue avec une blouse d’hôpital, un rasoir et de la bétadine.

– Rasez-vous les aisselles, les poils du torse et du pubis avec ceci et ensuite mettez la blouse.

– Les poils du pubis ?

Elle a froncé les sourcils.

– C’est la procédure.

J’espérais qu’ils n’allaient pas se tromper d’opération. Mais j’ai pensé que de toute façon j’allais avoir l’occasion de consulter quelqu’un avant que l’opération ne commence.

– N’entrez pas là ! m’a crié une des infirmières alors que je me dirigeais vers les toilettes des hommes.

Je me tournais vers les toilettes des femmes.

– Non, celles-là non plus ! a renchéri une autre.

Je suis restée clouée sur place. Elles ont trouvé une autre pièce pour moi. Je me suis recouvert de bétadine et j’ai rasé mes aisselles pour la première fois depuis de nombreuses années. Quand j’avais commencé à avoir des poils sous les bras, ma mère avait insisté pour que je les rase régulièrement. Cette fois, ce serait la dernière.

En me rasant la barbe, je me suis promis de prendre bien soin de moi. J’ai juré que quoi qu’il arrive, je ne me laisserais jamais envahir par la folie.

Je me suis assis sur une chaise en attendant l’opération. Deux infirmières parlaient très fort depuis leur bureau. Elles disaient que ça allait mal se passer quand ils se rendraient compte au laboratoire que les tissus qu’on leur avait envoyés étaient sains. Elles disaient que tôt ou tard ça allait se savoir et que ça causerait de sacrés problèmes.

Une infirmière est entrée dans la pièce, elle a souri, puis elle a baissé la tête pudiquement. Elle a désigné le lit d’appoint dans le couloir.

– Je peux pas marcher ? lui ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

Je me suis allongé sur le lit roulant alors qu’elle commençait à le pousser dans le couloir. Je pouvais seulement voir le plafond. Des lumières fortes sont apparues devant mes yeux. J’étais dans la salle d’opération. Des visages recouverts de masques étaient penchés au-dessus de moi. J’espérais qu’ils ne soient pas trop hostiles.

– Lequel d’entre vous est le docteur Constanza ? ai-je demandé.

L’un des masques a répondu :

– Il est en congé, mais ne vous inquiétez pas.

J’ai commencé à protester mais j’ai senti une aiguille percer la peau de mon bras et la pièce a commencé à se dissoudre.

Quand je me suis réveillé, le monde me semblait flou. Je n’arrivais pas à fixer mon attention sur quoi que ce soit. Le mec dans le lit d’à côté me regardait fixement. Les infirmières aussi me fixaient depuis le pas de la porte. J’ai lutté pour reprendre conscience.

Un prêtre est entré dans la chambre.

– Où est-elle ?

Il a regardé autour de lui.

– Qui ? ai-je demandé.

La pièce tournait. Le prêtre s’est approché de mon lit. Il a murmuré :

– Il y a une âme perdue qui a besoin de mon aide.

– Ils viennent juste de la pousser par là, ai-je dit en montrant le couloir du doigt, si vous vous dépêchez vous pouvez peut-être la rattraper.

J’ai essayé de m’asseoir. Une douleur sourde m’a transpercé la poitrine. J’ai appelé les infirmières, qui étaient debout sur le pas de la porte.

– Est-ce que je peux avoir quelque chose contre la douleur ?

Elles se sont éloignées.

L’une des infirmières est revenue.

– Écoutez, a-t-elle dit, je ne comprends rien à tout ça. Mais je peux vous dire que cet hôpital est pour les gens qui sont malades. Les gens comme vous qui font leurs arrangements dans leur coin avec le docteur Constanza, c’est pas mon affaire. Mais ce lit et notre temps, c’est seulement pour les gens malades.

Combien de temps allaient-ils me garder pour que je me remette de l’opération ? Une heure ? Deux ? Je ne voulais pas rester là une minute de plus. Je voulais être en sécurité, chez moi. J’ai basculé mes jambes hors du lit et j’ai essayé de me mettre debout. Lorsque je me suis sentie stable, j’ai enfilé mes habits avec précaution.

L’ascenseur a mis une éternité à arriver. Je suis monté dedans et j’ai appuyé sur le bouton du rez-de-chaussée. La jeune infirmière qui m’avait amené à la salle d’opération a tenu la porte ouverte et m’a mis quelque chose dans la main. C’étaient quatre Darvons6 emballés dans une serviette en papier.

– Je suis désolée, a-t-elle chuchoté.

J’ai dû marcher longtemps entre l’arrêt de bus et ma maison. Quand je suis enfin arrivée chez moi, j’ai mis la clé dans la serrure mais je me suis rappelé qu’il fallait tirer la porte vers soi en tournant la clé. J’ai fini par réussir à tirer assez fort pour faire tourner la clé et je savais que je m’étais fait un peu mal. Mais j’étais chez moi.

Je me suis étendu sur le lit. La dernière chose dont je me souviens, c’est de m’être demandé quel jour on était.

Quand je me suis réveillé, je n’arrivais pas à savoir où j’étais. Une douleur sourde me lançait dans la poitrine. Je me suis levée avec précaution. J’ai ouvert la porte du placard et j’ai vu mon reflet dans le grand miroir à l’intérieur. Je pouvais dire à la taille de ma barbe que j’avais dormi pendant plusieurs jours. Mon torse était entouré de bandages. Voilà, il était là, le corps que j’avais voulu. Je me suis demandé pourquoi il avait fallu que ce soit si dur.

Je suis entré en titubant dans la cuisine et j’ai descendu un Pepsi. J’ai trouvé un morceau de pizza froide aux pepperonis et une part de gâteau au chocolat dans le frigo. Le petit-déjeuner de rêve de mon enfance.

J’ai appelé chez Edwin. J’étais sous le choc en écoutant l’enregistrement automatique : Désolé, mais le numéro que vous essayez de joindre n’est plus attribué. J’ai appelé chez sa sœur. D’une voix tremblante, elle m’a dit :

– Elle s’est flinguée, il y a quelques semaines.

J’ai reposé le téléphone lentement, pour ne pas déranger la mémoire de Ed. « Edwin, Ed » ai-je murmuré comme si elle était endormie dans mes bras et que je pouvais la réveiller.

Je suis retourné dans ma chambre et j’ai perdu conscience. Quand je me suis réveillé, j’ai espéré que la mort de Ed n’était qu’un mauvais rêve. J’ai appelé le contremaitre. Il a gueulé :

– Où est-ce que t’étais passé, mon gars ?

– J’étais malade, très malade.

– Est-ce que t’as un certificat médical ?

Je me suis interrompue et j’ai réfléchi pendant un moment.

– Non, j’ai dit.

– T’es viré, a-t-il grogné.

Et il a raccroché.

J’ai passé plusieurs jours à alterner entre sommeil et éveil. Une douleur lancinante m’a réveillée, mais ce n’était pas à cause de l’opération. C’était une douleur émotionnelle. J’ai changé mes bandages dans la salle de bain. J’avais seulement deux cicatrices qui me traversaient le torse. Avec les points de suture, on aurait dit des voies ferrées. Après un peu plus d’une semaine, ça avait l’air de plutôt bien cicatriser. J’ai mis un t-shirt blanc propre.

Quelque chose m’a poussé vers la cuisine pour boire une bière. Alors que je faisais sauter la capsule, j’ai localisé la cause de la douleur : le suicide d’Edwin. Je n’arrivais pas à croire qu’elle n’était plus de ce monde. Comment avait-elle pu partir ? Est-ce que je n’avais pas su qu’elle brulait de rage de l’intérieur ? Je me suis rappelée qu’elle m’avait dit qu’elle avait marqué une page du livre qu’elle m’avait donné, qui résumait ce contre quoi elle se battait. Je me suis jeté sur les livres de ma bibliothèque mais je n’arrivais pas à mettre la main sur le mince volume qu’elle m’avait donné. Je l’ai finalement trouvé dans un carton ouvert dans le placard de l’entrée. Je me suis assis sur le sol pour feuilleter le livre. Elle avait annoté la page avec un stylo bleu :

C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre… deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure.7

J’ai regardé la dédicace, la manière dont elle avait dessiné un cœur sur le i de son prénom. La douleur a grondé dans mon corps comme un feu attisé par le vent. J’ai crié fort :

– Ed, s’il te plait, reviens. Donne-moi une autre chance de comprendre. Je serais une meilleure amie si seulement tu revenais.

Silence.

Une bière en a suivi une autre. J’ai fini assez bourré. J’ai fondu en sanglots à cause de la perte d’Edwin. Toutes les larmes que j’avais contenues depuis que j’avais perdu Theresa sont aussi sorties.

Je suis allé faire un tour et j’ai fini dans un bus en direction de la fête foraine. Je voulais gagner un de ces ours en peluche que Theresa avait toujours aimés. Mais d’abord, je me suis dit que j’avais besoin de plus de bière. Alors que je m’avançais vers le snack, les deux femmes derrière le comptoir ont chuchoté quelque chose et ont pouffé de rire.

– Est-ce que je peux vous aider, monsieur ? m’a demandé la femme aux cheveux noirs.

– Une bière.

J’ai sorti mon portefeuille. La femme rousse lui a donné un coup de coude et s’est remise à pouffer.

– Dis-lui.

– Me dire quoi ? ai-je demandé.

– Elle trouve que vous êtes mignon.

La femme aux cheveux noirs l’a poussée.

– C’est pas vrai. Elle est con.

Je suis devenue toute rouge. Je me suis éloigné du stand sans la bière. J’ai senti monter en moi une rage puissante. Pourquoi est-ce que j’étais autant en colère ? C’était ce que je voulais, non ? Être capable d’être moi-même tout en vivant sans peur ? Ça me semblait injuste. Toute ma vie, on avait dit de moi que j’étais tordu et malade. Mais à partir du moment où j’étais un homme, je devenais « mignon ». J’avais l’impression qu’en m’acceptant comme un homme, j’abandonnais à chaque instant la il-elle en moi.

J’étais obsédé par l’idée de gagner cet ours en peluche pour Theresa. Alors que je lançais les balles de baseball sur les poupées rangées sur l’étagère, j’ai senti quelque points de sutures se déchirer sur mon torse. Mais je m’en fichais. J’ai continué à tirer avec frénésie. J’ai continué à poser des pièces sur le comptoir et le type a continué de les prendre. Une petite foule se formait autour de moi. Les prix que je gagnais étaient plus gros à chaque fois, mais il restait quelques poupées que je n’arrivais pas à renverser.

– Désolé mon pote, m’a dit le type derrière le stand.

Ses dents serraient un cigare.

Je lui ai donné cinq dollars.

– Hé ! ai-je lancé vraiment fort. Tu prends ma monnaie, et je vais montrer aux gens qui sont là quelles poupées sont truquées.

Il a fait volte face et m’a donné un énorme nounours rose.

– Je veux le bleu, je lui ai dit.

– Va te faire foutre, il a marmonné.

Mais il me l’a changé.

Ce soir-là, en montant les escaliers de Theresa, j’étais tout excité. Mais au moment de frapper, j’ai pris peur. Une jeune femme avec l’air légèrement butch a ouvert la porte. J’étais plantée là avec le gros nounours bleu dans les bras. Elle a appelé Theresa.

Theresa est sortie sur le palier pour me parler, mais elle a laissé la porte entrouverte.

– Comment ça va ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules. J’ai fait un signe du menton vers l’intérieur.

– T’as une femme de ménage butch ? 

C’était mesquin de dire ça. J’étais content qu’elle ne réponde pas. Ensuite, il y a eu un long silence et puis Theresa s’est retournée pour rentrer chez elle.

J’ai murmuré le nom d’Edwin tout haut alors que des larmes coulaient sur mes joues. Theresa a fait volte-face et m’a prise dans ses bras. Elle savait. Elle comprenait. Elle m’a tenue pendant que mes pleurs m’étouffaient. J’ai reniflé et j’ai regardé mes bottes. Elle a regardé mon visage. Il y avait aussi des larmes dans ses yeux. Elle a touché ma barbe de trois jours du bout des doigts. Je ne pouvais pas lire dans ses pensées, je n’avais jamais pu. C’était le moment de partir. Je lui ai demandé :

– Tu travailles ?

– Un peu.

Elle m’a de nouveau caressé la joue et elle a tourné les talons. Je l’ai appelée :

– Theresa.

Elle m’a regardé.

– Est-ce qu’elle s’assoit au milieu des allées, dans ton jardin ?

Theresa a secoué la tête.

– Non, Jess. Tu es la seule.

J’ai levé le gros ours bleu et je lui ai tendu. Elle a souri tristement et a secoué la tête à nouveau. Puis la porte s’est fermée et elle était partie.

J’ai marché quelques rues plus loin jusqu’au supermarché et je suis restée dehors, plantée devant les portes automatiques. Au bout d’un moment, un petit gamin est passé, agrippé à la main de sa mère. Il a fixé l’ours en peluche en s’approchant et quand il est passé à côté de moi, il a tourné la tête pour continuer à le regarder. Sa mère a essayé de le trainer un peu, avant de se retourner pour voir ce qu’il regardait. En montrant l’ours en peluche de la tête, je lui ai demandé :

– Je peux ?

Elle a semblé surprise, mais elle a accepté. J’ai tendu l’ours au garçon.

– Tu prends soin d’elle, promis ?

Il a fait oui de la tête. Ses bras arrivaient à peine à faire le tour de l’animal en peluche.

Sa mère a posé la main sur son épaule.

– Dis merci au gentil monsieur.

**********************************************************************

1.  Popular Mechanics est un magazine états-unien mensuel consacré à la science et à la technologie.

2. Le passing renvoie à la façon dont une personne trans’ est « lue » en terme de genre (voir chapitre 13).

3. La fiche de conscription prouve qu’un homme est enregistré auprès de l’administration militaire. Elle est demandée en cas de contrôle pour vérifier que la personne n’a pas été appelée au front – et n’est donc pas en train de déserter.

4. Entre 1965 et 1973, plus de 50 000 hommes états-uniens, appelés réfractaires, migrent au Canada, pour ne pas participer à la guerre du Vietnam.

5. La Niagara River est la rivière à la frontière entre le Canada et les États-Unis.

6.  Darvon-N est un analgésique narcotique.

7. Les âmes du peuple noir, W.E.B. Du Bois, éditions La Découverte, 2007. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali Bessone. Le concept de « double conscience » désigne chez Du Bois la dualité de l’identité noire-américaine, tiraillée entre ces deux appartenances.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >

Chapitre 14

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

14

Le ciel nocturne a fini par s’éclaircir, passant du noir à l’indigo. J’étais toujours dans notre cour, assise sur la même caisse. Le soleil n’allait plus tarder à se lever. Je ne voulais pas être là au moment où Theresa commencerait sa journée et où le reste du monde allait se mettre en route.

J’ai balancé ma jambe par-dessus ma Norton et je l’ai démarrée au kick. J’ai attaché mon casque et rabattu ma visière pendant que l’engin prenait vie, en rugissant entre mes jambes. C’était là, sur cette moto et sous ce casque, que je trouverais désormais ma mobilité et ma sécurité.

Alors que l’aube commençait à marbrer le ciel, j’ai roulé à travers le dédale des rues silencieuses de la ville. La brume s’accrochait à l’asphalte, suspendue comme de la fumée. Une fine pluie a commencé à tomber. J’ai roulé vers mon propre futur comme s’il ne s’agissait que d’un rêve. La pluie, de plus en plus forte, me bombardait. De l’eau perlait sur mon casque, puis courait en petits ruisseaux vers le bas de ma nuque et trempait ma chemise sous mon blouson en cuir. Mon jean mouillé était froid et rigide sur mes cuisses. Chaque coin de rue était une nouvelle crise existentielle. Tourner à gauche ? Tourner à droite ? Aller tout droit ?

La faim a fini par me tirer hors de la rue et par m’amener jusqu’au supermarché Loblaw’s. J’ai appelé chez Jan. Pas de réponse. Je ne voulais pas appeler chez Ed de si bonne heure parce que Darlene dormait sûrement encore.

J’ai rempli un sac en plastique de cerises, et je les ai mangées en arpentant les rayons de long en large. Mon jean me collait aux jambes à chaque mouvement. Je suivais des yeux les allées et venues de femmes qui poussaient des caddies remplis de céréales et d’enfants.

Celles qui me dévisageaient du regard s’assuraient que je remarque bien leur dégout avant de s’éloigner. Je le remarquais.

– Jess ?

La voix m’a fait sursauter. Je me suis retourné et je me suis retrouvé face à une femme qui m’était familière. Un enfant était agrippé à sa jambe. Un autre tenait sa main et me fixait.

– C’est moi, Gloria. Tu te souviens ? On travaillait ensemble à l’imprimerie. Tu bossais là-bas après l’école.

J’ai hoché la tête, mais mon esprit était comme enveloppé dans du coton. J’ai essayé de comprendre ce qu’elle disait à mesure que les mots atteignaient mon cerveau : Gloria était divorcée, le contremaitre l’avait draguée, elle avait démissionné. Et moi, quoi de neuf ?

Sa dernière question m’a surprise. J’ai haussé les épaules.

– Je cherche un endroit où me poser le temps de trouver un boulot et un appart. Au fait, j’ai toujours voulu te remercier de m’avoir donné le nom de ces bars. Ça a changé ma vie.

Gloria a jeté un regard nerveux vers ses enfants.

– Voici Scotty et voilà Kim. Dites bonjour à Jess. Jess et maman travaillaient ensemble, avant.

Scotty s’est caché derrière les jambes de Gloria. Kim a maintenu son regard fixe, la mâchoire pendante. Son regard m’a troublée mais il ne reflétait pas la moindre hostilité. Au contraire, son visage était plein d’émerveillement, comme si j’étais une pluie de feux d’artifice en train d’exploser dans un ciel obscur.

– Tu peux dormir chez nous ce soir, si tu n’as nulle part où aller. Sur le canapé, je veux dire.

Gloria m’a donné son adresse.

– Après 19h30, a-t-elle dit, une fois que j’ai couché les enfants.

Ça laissait beaucoup de temps à tuer.

Je me suis arrêtée pour prendre de l’essence. Une file de voitures serpentait dans tout le pâté de maison. Tout le monde était paniqué par l’annonce d’une pénurie d’essence qui faisait les gros titres des journaux.

– C’est une blague ? me suis-je plaint au pompiste quand j’ai vu le prix du plein.

– C’est pas à moi qu’il faut dire ça. Dites-le aux Arabes. Ils nous tiennent par les couilles.

– Oh, allez, lui ai-je dit en montrant le fleuve. Il y a des pétroliers pleins de carburant ancrés là-bas qui attendent juste que les prix crèvent le plafond.

Je savais ce que je disais. J’avais essayé de passer par l’agence d’intérim pour qu’ils m’envoient là-bas nettoyer les ballasts1, mais ils avaient dit que c’était un travail d’homme.

Quand je me suis enfin retrouvé sur la I-190 vers le nord, j’ai mis les gaz à fond. J’entendais dans le vrombissement du moteur tout ce que je ressentais à l’intérieur de moi.

En fin d’après-midi, je suis revenue vers la ville. Je me suis arrêtée dans une pizzeria du West Side pour manger des ailes de poulet. Je commençais à m’impatienter au comptoir mais le gars qui était derrière ne semblait pas vouloir me servir. Je me suis retourné pour voir ce qu’il était en train de regarder. C’est là que j’ai vu une table entière de supporters en train de me dévisager.

J’ai tapé un coup sur le comptoir :

– Excusez-moi.

J’ai entendu derrière moi la voix d’un homme :

– Qu’est-ce qu’on a là ?

Il était temps d’y aller.

Un des gars m’a barré l’unique sortie. J’ai réussi à passer en le poussant vraiment fort, puis j’ai couru dehors vers le parking. J’ai bondi sur ma moto, mais il était trop tard. Ils étaient presque sur moi. J’ai sauté de ma moto, qui s’est aussitôt renversée. Je l’ai laissée, couchée sur le bitume, et j’ai couru. Mes poumons me brulaient comme s’ils étaient sur le point d’exploser, mais je n’ai pas arrêté de courir avant d’avoir traversé plusieurs pâtés de maisons. J’ai fini par m’asseoir sous un arbre pour reprendre mon souffle. Je me suis demandé combien de temps j’allais devoir attendre avant de pouvoir retourner chercher ma moto sans prendre de risque.

C’était presque le crépuscule quand j’y suis retournée. Je me suis placé de l’autre côté de la rue, en face du restaurant. Je ne voyais personne à l’intérieur, à part le gars derrière le comptoir. J’ai retrouvé ma Norton sur le parking. Il ne restait pas grand chose sur la moto qui n’ait été écrasé ou tordu. Ils avaient sûrement dû y aller avec un démonte-pneus ou une batte de baseball. Je me suis demandé comment ils s’y étaient pris pour lacérer l’épais pneu en caoutchouc.

Je savais bien que ce n’était qu’une moto, mais j’avais l’impression d’être un fantôme en train de regarder d’en haut son propre corps mutilé sur l’asphalte. Je me suis éloignée de l’épave. On ne pouvait plus rien faire pour elle.

Ça m’a pris une éternité pour aller jusque chez Gloria. À Buffalo, t’avais le temps de mourir avant qu’un bus ne passe. Je ne lui ai pas dit ce qui s’était passé. Il y avait déjà bien assez de malaise entre nous. Je lui ai demandé si je pouvais utiliser son téléphone. Elle a dit oui, à condition que ça ne soit pas trop long. Elle attendait un coup de fil.

J’ai appelé Edwin. Sa voix semblait creuse et distante. Darlene avait fait ses bagages. Elle était partie.

– Oh merde, je suis tellement désolée, ai-je dit à Ed. Theresa et moi, on a aussi rompu.

On est restées silencieuses. Je n’avais aucun moyen de la rejoindre.

– Tu peux venir me chercher, Ed ?

– Darlene a pris la voiture.

– Elle a pris la voiture ? C’est allé aussi loin que ça ?

Ed avait l’air d’être dans le même état que moi. Engourdie et détachée.

– Non, je la lui ai laissée.

Gloria a attrapé mon regard et a regardé sa montre.

– Ed, j’ai plus de moto. Je te raconterai ce qui s’est passé plus tard. Je te rappelle, OK ? Mais… attends ? Est-ce que ça va ?

Je ne suis pas sure de ce qu’elle a répondu.

Gloria a appelé son amie. Je pouvais l’entendre pleurer à voix basse dans la cuisine, pendant qu’elles parlaient.

Je me suis allongée sur le canapé. J’avais passé une grande partie de ma vie sur le canapé des autres. Jusque-là, je ne m’étais pas vraiment laissée aller à ressentir quoi que ce soit par rapport à ma rupture avec Theresa. J’ai failli éclater en sanglots, mais j’ai contenu mes émotions comme si je serrais mon cœur avec un garrot. Je n’avais aucune intimité ici, ni aucun endroit au monde où j’aurais pu pleurer cette rupture tranquillement. J’ai donc tout refoulé et j’ai pris la seule issue de secours qui s’offrait à moi : dormir.

J’ai été réveillé par le bruit des bagarres d’un dessin animé. Mes yeux me brulaient. Ils étaient tellement enflés qu’ils semblaient impossibles à ouvrir. Kim et Scotty étaient assis par terre, adossés au canapé sur lequel je dormais. Kim a jeté un coup d’œil vers moi, par-dessus son épaule.

– Il est réveillé ? a demandé Scotty.

– Ouais, a répondu Kim, elle est réveillée.

***

– T’es bien mieux sans elle, mon petit, m’a dit Grant. C’était une putain de communiste.

J’ai inspiré profondément.

– Grant, ne fais pas ça. J’aime Theresa. Je suis à fleur de peau, là, et complètement bouleversé. Fais gaffe aux endroits où tu appuies.

Grant a haussé les épaules.

– Bon, maintenant, il faut que tu t’en remettes et que tu passes à autre chose.

La sirène a retenti. Grant et moi, on s’est dirigées vers la cantine en passant entre des palettes sur lesquelles s’entassaient des cartons en piles si hautes qu’elles me rappelaient les dunes du désert.

J’étais content d’avoir du boulot. La récession s’aggravait. Ford, Chrysler et General Motors venaient d’annoncer des licenciements massifs.

C’est Grant qui m’avait rencardée sur ce job régulier en intérim, à l’usine de boites en carton. On s’occupait de tracer et de pré-découper du carton ondulé, des boites à pizza et toutes autres sortes de boites en carton. Le staccato infini du poinçon mécanique qui traçait les coupes me faisait mal à la tête.

– Alors, est-ce que tu as un endroit à toi maintenant ? m’a demandé Grant.

J’ai hoché la tête.

– Ouais. Je suis resté chez Gloria pendant un mois. Ça m’a laissé le temps d’économiser assez d’argent.

Grant a souri.

– Elle t’a laissé rester si longtemps ? Peut-être qu’elle t’aime bien.

J’ai secoué la tête.

– Nan, c’est juste que ça tombait bien pour elle aussi. Elle bosse de nuit. Du coup je m’occupais d’emmener les enfants à l’école avec sa voiture et d’aller les rechercher. Comme ça, elle pouvait dormir quand elle rentrait du boulot. Ensuite, j’allais bosser dans l’équipe de l’après-midi. C’était parfait. J’aime bien ses mômes. Ça m’arrive encore de temps en temps de les prendre le weekend.

Grant a souri de toutes ses dents.

– On dirait une vraie petite famille…

– Oh, Grant ! Change de disque ! Ah, d’ailleurs, t’as des nouvelles de Ed ?

On s’est regardées l’une l’autre, surprises. L’espace d’un instant, j’avais complètement oublié la bagarre dans le bar, le jour où Grant avait lâché sur Ed toute sa rage, sans aucune bonne raison. Je détestais ce côté de Grant, si odieux et mesquin.

Grant m’a regardée me souvenir.

– Ed ne m’a jamais aimée, a-t-elle dit. Elle ne m’aime pas parce que je suis blanche.

J’ai secoué la tête.

– Oh, c’est pas vrai ça, Grant. Elle est en colère contre toi à cause des choses que tu lui as dites, le soir où tu l’as frappée, au bar.

Grant a baissé les yeux.

– Merde, j’ai dit que j’étais désolée.

– Allez, Grant !

J’ai claqué le dessus de la table.

– Et si un gars te traitait de pervers ou de monstre et qu’après il te disait qu’il était désolé d’avoir élevé la voix ? Je pige pas, Grant. Je t’ai observée au boulot, tu es sympa avec tout le monde.

Grant s’est frotté les yeux.

– Bon, des fois ma bouche s’emballe et mes mots vont plus loin que mes pensées. En particulier quand j’ai un peu trop bu.

Elle a haussé les épaules.

– Je suis vraiment une merde, des fois.

Je me suis demandé qui était vraiment Grant, sous toutes ces couches de douleur et de colère.

Grant s’est enfoncée dans sa chaise.

– Est-ce que tu vas vraiment par là ?

Je savais de quoi elle parlait : les hormones.

– Ouais. Je vois pas quoi faire d’autre.

Grant m’a servi du café de son thermos.

– Ce serait beaucoup plus simple si on allait à la clinique de ré-assignation. Là-bas, ils te donnent des hormones gratuitement. Le seul truc, c’est que tu dois faire tout plein de tests, et qu’ils veulent interroger ta famille et tout.

J’ai haussé les épaules.

– Ouais, mais moi je veux juste les hormones. Et la chirurgie.

Les yeux de Grant se sont écarquillés.

– Quelle genre de chirurgie ?

J’ai fait une grimace.

– Quel genre, à ton avis ? Je veux pas continuer à avoir des seins comme ça.

Grant a sifflé tout doucement.

– Comment tu sais que t’es pas transsexuel ? Peut-être que tu devrais aller au programme2 et te renseigner.

J’ai fait non de la tête.

– J’ai vu des trucs là-dessus à la télé. Je ne me sens pas comme un homme coincé dans un corps de femme. Je me sens coincé tout court.

Grant a pris une gorgée de son café.

– Je sais pas. Peut-être qu’en réalité je suis un homme et que je suis juste née dans le mauvais corps. Ça pourrait expliquer un tas de choses.

– Alors pourquoi, toi, tu vas pas au programme ? lui ai-je demandé.

Elle a souri d’un air mélancolique.

– Et si c’est pas ça ? Et si je me rends compte que je suis quelque chose d’encore pire que ce que je croyais ? Peut-être qu’il vaut mieux ne pas savoir.

J’ai posé ma main sur la sienne en souriant. Elle a balayé la pièce du regard et a enlevé sa main. J’ai soupiré.

– J’ai pas la moindre putain d’idée de ce que je peux bien être. Je veux juste arrêter d’être différente. Il n’y a nulle part où se cacher. Je veux juste que tout arrête d’être aussi douloureux.

La sirène a de nouveau retenti. Grant s’est levée pour retourner travailler.

– J’ai presque réussi à rassembler assez d’argent pour les hormones. Et toi ?

J’ai haussé les épaules.

– Si on arrive à enchainer deux postes de temps en temps, j’aurai bientôt l’argent.

– Je t’attendrai, a dit Grant.

L’espace d’un court instant, ses mains se sont appuyées sur mes épaules.

***

– Est-ce que tu vas m’aider à monter ma station-service Texaco ?

Scotty tenait à la main un sac plein de pièces en plastique colorées. Je me suis affalée sur le tapis et j’ai étalé les pièces.

– Comment tu fais pour savoir où vont les pièces ? a demandé Scotty.

Je lui ai montré le mode d’emploi.

– Grâce à ça. C’est comme une carte. Ça me dit que ça c’est A, que ça c’est B et que les deux vont ensemble.

Sauf que ça ne marchait pas.

– Je veux dire… que ça c’est A… et que peut-être ça c’est B.

Ce n’était pas ça non plus. J’ai continué en silence.

Une pub pour des Pet Rock3 est apparue à l’écran de la télé. Scotty l’a regardée d’un air affligé.

– J’aimerais bien avoir un Pet Rock.

– Un Pet Rock ? j’ai dit en riant, qu’est-ce que c’est que ça ?

Il a pointé la télé du doigt. Je lui ai ébouriffé les cheveux.

– T’inquiète pas, je vais te trouver un caillou qui sera vraiment bien.

Scotty s’est mis sur le ventre et m’a observé de très près.

– T’es pas censé les coller ensemble avant de savoir exactement où ils vont. Et il faut mettre du papier journal sur le tapis, m’a-t-il averti. Tu sais ce que je serai quand je serai grand ?

J’ai pris dans mes mains une pompe à essence minuscule et un autre truc non-identifié. Pour une raison totalement obscure, les deux allaient ensemble.

– Quoi ?

– Je serai le vent.

Kim a levé les yeux au ciel.

– Il est vraiment bizarre. Il reste assis dehors et attend de sentir le vent.

J’ai souri à Scotty.

– C’est pas bizarre. Si tu grandis et que tu deviens le vent, j’enlèverai mon casque quand je conduirai ma moto et tu pourras souffler dans mes cheveux.

Kim a secoué la tête.

– Ce serait dangereux.

J’ai hoché la tête.

– Ouais, t’as raison. Pourquoi tu ne deviendrais pas plutôt un rayon de soleil, Scotty ? Comme ça tu pourrais me tenir chaud.

Scotty a secoué la tête de gauche à droite d’un air catégorique.

– Non. Je serai le vent.

Kim regardait au loin. Je lui ai demandé :

– Hé, Kim, qu’est-ce que tu veux être quand tu seras grande ?

– Je sais pas, a-t-elle répondu.

– C’est pas grave, t’as pas besoin de savoir maintenant.

Elle a pris un air inquiet.

– Ma mère dit que je serai sûrement quelque chose de spécial quand je serai grande.

J’ai pris sa tête entre mes mains.

– Ça, tu l’es déjà, ai-je dit.

Elle observait mon visage. Petit à petit, son expression a vacillé. Puis son sourire a commencé à grandir jusqu’à ce qu’il remplisse son visage tout entier.

Gloria est rentrée tôt du travail. Elle avait attrapé une grippe intestinale. Elle m’a demandé de passer la nuit chez elle et de déposer les enfants à l’école le lendemain matin. Elle avait vraiment mauvaise mine. Quand je lui ai conseillé d’aller au lit, elle n’a pas protesté.

Quand Scotty a émergé le lendemain matin, on aurait dit qu’il s’était enlisé dans de la glu. Kim a ouvert les yeux, s’est assise raide comme un piquet et m’a fait un câlin.

J’ai fait des pancakes pour le petit-déjeuner. J’ai essayé de dessiner dessus des visages souriants avec des raisins secs, mais quand j’ai retourné les pancakes, les raisins ont coulé dans la pâte.

– Je crois que j’ai trouvé sa bouche, elle sourit ! a annoncé Kim, en picorant son pancake avec sa fourchette.

Scotty a regardé l’assiette de Kim.

– Il sourit pas, c’est son œil, a-t-il dit.

Je me suis entendu rire, un rire qui résonnait comme de l’eau de source en train de bouillonner sous la terre.

– Est-ce que t’es mariée ? m’a demandé Kim.

J’ai regardé la bague en or à mon doigt. Ma gorge s’est serrée.

– Plus maintenant.

Scotty a hoché la tête.

– Ma maman et mon papa sont diborcés.

– Di-vorcés, l’a corrigé Kim. T’étais mariée à qui ?

Est-ce que Gloria allait m’empêcher de voir les enfants si je leur répondais ouvertement ? J’ai pris une profonde inspiration.

– Elle s’appelle Theresa.

Kim a évalué l’information.

– Elle était jolie ?

J’ai souri.

– Très jolie.

Kim a froncé les sourcils.

– Attends un peu. Les filles ne peuvent pas se marier avec d’autres filles.

Du sirop coulait lentement le long du menton de Scotty.

– Si, elles peuvent, a-t-il dit.

J’ai essuyé son menton avec mon pouce.

– Non, elles peuvent pas, crétin, lui a dit Kim.

Elle s’est retournée vers moi.

– Ma maitresse dit que les garçons et les filles se marient ensemble quand ils sont grands.

J’ai regardé ma montre. Il était presque temps de les emmener à l’école.

– Bon, Kim, les maitresses savent des tas de choses, mais elles ne savent pas tout. Finis ton petit-déjeuner.

Kim a poignardé son pancake avec sa fourchette. Elle était en colère parce que je ne lui avais pas vraiment répondu.

J’ai soupiré.

– Tu sais, tout le monde peut tomber amoureux de tout le monde, je lui ai dit. Si un garçon et une fille tombent amoureux, tout le monde est très gentil avec eux. Mais quand une fille tombe amoureuse d’une fille ou un garçon tombe amoureux d’un garçon, certaines personnes se moquent d’eux ou essaient de leur faire du mal. Et tu as raison, Kim. Ils n’ont pas le droit de se marier de la même manière qu’un homme et une femme le peuvent. Mais ça n’empêche qu’ils s’aiment vraiment.

Le front de Kim s’est plissé. Je pouvais voir son esprit travailler pendant qu’elle mâchait.

– Tu l’as déjà embrassée ?

Des signaux d’alarme lumineux se sont mis à clignoter devant mes yeux.

– Hum, oui, bien sûr, ai-je dit aussi naturellement que possible.

– Beuuuurk ! s’est exclamée Kim en laissant tomber sa fourchette. Avec la langue ? J’ai vu papa mettre sa langue dans la bouche de maman une fois. Berk, c’était dégoutant.

J’ai ri.

– Tu n’es jamais obligée d’embrasser quelqu’un comme ça, si tu ne veux pas.

– Je ne le ferai jamais, a déclaré Kim.

– Moi non plus, a ajouté Scotty.

Kim a mangé en silence. Quand elle a levé les yeux, j’ai senti venir la question avant qu’elle ne la pose.

– Est-ce que tu l’aimais ?

Mon menton a tremblé.

– Oui, je l’aime.

– Alors pourquoi vous avez divorcé ?

La question est restée suspendue dans l’air. Je lui ai répondu avec honnêteté :

– Je sais pas, je peux pas expliquer.

Sur la route de l’école, Scotty a dit à voix haute le nom des marques de toutes les voitures qui passaient. Kim m’observait pendant que je conduisais. Elle a continué :

– Elle était gentille ?

J’ai fait oui de la tête.

– Tu crois que tu lui manques ?

J’ai souri.

– J’espère que oui.

Ça a été un soulagement d’arriver devant leur école, de les embrasser et de les prendre dans mes bras pour leur dire au revoir. Aussitôt que j’ai été sûr qu’ils étaient bien en sécurité à l’intérieur, j’ai appuyé mon front contre le volant et j’ai pleuré.

J’avais une voiture, et la journée entière à tuer.

Le Pet Rock de Scotty ! Je voulais aller voir si le muséum d’histoire naturelle avait un magasin de souvenirs où ils vendaient des pierres et des cristaux. Je n’étais jamais allée là-bas auparavant. Un bison géant empaillé m’a regardé quand je suis entré. À l’intérieur du bâtiment, tout avait l’air calme et immobile. J’ai trouvé exactement ce que je cherchais au guichet de la boutique de souvenirs. J’ai choisi une pierre qui faisait la taille du poing de Scotty. Elle était coupée en deux. À l’intérieur, il y avait une petite cavité constellée de cristaux. Certains étaient violets et d’autres blancs comme du lait. C’était une pierre dans laquelle on pouvait facilement se perdre, si on le voulait. Je me suis dit qu’il en aurait envie.

Le cadeau de Kim n’était pas difficile à choisir : une pierre verte, plate et polie, de la taille de ma main, avec des tourbillons blancs comme les courants rapides d’un torrent.

– Vous savez ce que c’est ? ai-je demandé à la jeune femme derrière le comptoir.

Elle a haussé les épaules.

– Je travaille ici, c’est tout.

J’aurais voulu passer toute la journée là-bas. Chaque salle attenante à l’immense hall central était dédiée à une branche différente de la science. L’une d’entre elles s’appelait la Salle de l’Homme – en l’occurrence, elle incluait aussi les femmes. Il y avait des salles qui révélaient les secrets des atomes, les secrets d’autres univers.

J’aurais aimé pouvoir rester et dévorer tout ce savoir. J’espérais quelque part que ça aurait donné à mes yeux du sens au monde. Mais je sentais ma vessie qui commençait à me faire mal, et les deux WC étaient en plein dans le champ de vision de la femme derrière le guichet. Je n’avais pas la force de gérer ça. J’ai laissé derrière moi les secrets de l’univers, je suis retournée à la voiture et j’ai conduit jusqu’à la maison de Gloria pour utiliser les toilettes en toute intimité.

***

Grant et moi, on était assises dans la voiture, devant le cabinet du docteur.

– J’ai peur, a-t-elle admis.

– Moi aussi.

Je lui ai raconté :

– Quand j’étais môme, j’avais l’impression qu’il n’y avait aucune place pour moi dans le monde. Et c’est comme ça que je me sens, maintenant.

Grant a hoché la tête et a soufflé la fumée de sa cigarette à travers ses dents.

– Je te le dis, gamin, je sais pas ce qui est le pire. Ne jamais savoir ce que ça fait d’être acceptée, ou te faire enlever le peu que t’avais, tu vois ?

Bien sûr que je voyais.

– Allez, on y va, l’ai-je encouragée.

Le nom du médecin était peint sur la porte en verre translucide. Ça avait l’air éteint à l’intérieur.

– Peut-être qu’il n’est pas là, a dit Grant.

J’ai attrapé son bras.

– Je ne te force pas, ai-je dit, mais moi, je ne vois plus d’autre choix.

Grant a pris une grande inspiration. J’ai poussé la porte, c’était ouvert. Il était là. Le Dr. Monroe nous a conduites jusqu’à son bureau privé et nous a fait signe de nous asseoir. J’ai décliné. J’ai regardé tout autour, sur les murs de son bureau.

– Où sont tous vos diplômes ?

Grant m’a regardée d’un œil mauvais.

Elle s’est adressée au Dr. Monroe.

– Vous vous souvenez de mon appel ?

Il me toisait de haut en bas. Mon dieu, il nous déteste, je me suis dit. Il a humecté ses lèvres.

– Si je me souviens bien, c’était au sujet d’un déséquilibre hormonal que vous partagez toutes les deux4

Qu’est-ce que ce type s’imaginait, qu’on avait des dictaphones sur nous pour enregistrer la conversation ?

– Est-ce que vous avez apporté l’argent ? a-t-il demandé.

Quand on a sorti nos portefeuilles, Monroe a sorti son carnet d’ordonnances.

– Je suppose que vous y avez bien réfléchi, a-t-il dit, comme s’il s’y intéressait vraiment.

On a toutes les deux hoché la tête.

Il nous a montré comment aspirer un millilitre d’hormones masculines dans une seringue et comment la planter dans le muscle de la cuisse.

– Vous vous faites une injection toutes les deux semaines. Des questions ?

– J’ai quelques questions, ai-je dit.

Grant et le docteur ont tous les deux eu l’air surpris.

– Par exemple : combien de temps avant que ça marche ? Et est-ce qu’il y a des effets secondaires ?

Le docteur a roulé un crayon entre son index et son pouce.

– Eh bien, c’est difficile à dire.

– Pourquoi ça ? ai-je voulu savoir.

– Parce que c’est plutôt… expérimental, a t-il hésité. Il se peut que vous fassiez l’expérience d’effets secondaires : chute de cheveux, prise de poids, acné.

Super, je me suis dit, vraiment super…

– Est-ce que c’est dangereux ? ai-je demandé.

Grant s’est penchée en avant pour entendre sa réponse.

Le docteur Monroe a arraché la page du bloc.

– Ce sont seulement des hormones. Votre corps en produit naturellement. Vous en voulez ou pas ? a-t-il demandé en agitant l’ordonnance sous notre nez.

J’ai fait oui de la tête et je l’ai prise. Il en a arraché une deuxième et l’a tendue à Grant. Elle n’avait pas l’air sure, mais elle l’a mise dans sa poche. Le docteur Monroe a compté notre argent, l’a glissé dans le tiroir de son bureau et nous a congédiées.

– Une dernière chose, ai-je dit.

Le docteur a soupiré lourdement.

– J’ai besoin que vous m’envoyiez chez un de vos confrères pour une mastectomie5.

Il a griffonné sur un bout de papier.

– Deux-mille dollars, m’a-t-il dit, en me tendant un nom et un numéro de téléphone.

C’était fini. On était de retour dans la rue.

J’ai donné à Grant une tape sur l’épaule.

– Allez ! On va à la pharmacie, et après je te paie une bière.

Elle a accepté à contre-cœur.

Au milieu de la journée, on était assises au bar. Le patron avait l’air de nous tolérer à peine. On a chacune posé devant nous sur le comptoir nos gros sacs en papier marron remplis de boites de seringues et d’ampoules d’hormones.

– Deux bières et deux shots, ai-je dit au barman. Sans vouloir faire de jeu de mots6, ai-je ajouté en aparté à Grant, mais elle n’écoutait pas.

– Qu’est-ce qui se passe, Grant ?

– Toute ma putain de vie est sens dessus dessous, a-t-elle dit.

Je comprenais bien ça.

– C’est un gros truc, ce qu’on est en train de faire, ai-je admis.

Elle a hoché la tête, mais elle avait autre chose à l’esprit.

On a commandé une autre tournée, puis une autre. Grant commençait à s’ouvrir un peu.

– Comment ça va être avec les femmes ? Je veux dire, qui voudra encore sortir avec nous ? J’aurais préféré qu’elle n’ait pas dit ça tout haut.

– J’ai quarante et un ans, elle m’a dit. Ma vie est complètement bousillée. Il ne reste aucune place pour nous. Je sais juste pas quoi faire.

Ses larmes ont commencé à tomber sur le bar. On a toutes les deux regardé autour de nous, pour voir si un des gars avait remarqué qu’elle pleurait. On a pris nos paquets et on s’est rapidement déplacées vers un box, à l’écart. Grant a éclaté en sanglots silencieux. Ça m’a fait peur de la voir pleurer comme ça.

Je me suis penchée par-dessus la table et je lui ai caressé les cheveux.

– Ça va aller, l’ai-je rassurée.

– Ah ouais ? a-t-elle lancé avec colère. Tu parles ! Pour toi, c’est différent.

– Tu rigoles ? Qu’est-ce qu’il y a de différent pour moi ?

Grant s’est essuyé le nez avec une serviette en papier.

– Y’a des choses que tu ne sais pas sur moi. Des choses que je ne peux dire à personne.

J’ai avalé une gorgée de whisky en jetant la tête en arrière. Ça m’a brulé la gorge et ça m’a réchauffé de partout.

– Grant, ma voix était douce, il n’y a rien que tu ne puisses me dire.

Elle a examiné mon visage.

– Je ne suis pas une vraie butch, a-t-elle dit.

Je l’ai regardée sans comprendre.

– Quoi ?

– Je ne suis pas une vraie butch.

J’ai ri, incrédule.

– Eh ben, tu m’as bien eue jusqu’à maintenant !

Elle a secoué la tête.

– Tu ne me connais pas vraiment.

L’alcool s’est mis à me marteler la tête, comme une tonne de briques. J’aurais aimé ne pas avoir autant bu. Le patron est venu et a commencé à essuyer la table où on était installées.

– C’est l’heure d’y aller.

On a reconnu la haine sur le visage des hommes qui bloquaient la porte qu’on aurait dû prendre pour sortir. Le patron a fait un signe de la tête vers la porte du fond.

– C’est l’heure d’y aller.

On a attrapé nos sacs et on est sorties à toute vitesse par la porte de derrière, jusque dans la voiture de Grant. J’ai verrouillé les portières pendant qu’elle démarrait le véhicule. Plusieurs des hommes se déployaient à travers le parking. L’un d’eux avait un démonte-pneu en fer. Grant a fait crisser les pneus. Elle est montée direct sur le trottoir et s’est retrouvée face à une voiture qui arrivait en sens inverse et qui a fait une embardée avant d’aller percuter un véhicule garé. Grant est partie à toute allure, jusqu’à ce qu’on soit assez loin pour être en sécurité.

On s’est arrêtées devant chez moi. On a chacune allumé une cigarette. Mes mains tremblaient.

– Merde, Grant. T’as toutes tes chances si tu tentes Indy 5007!

Ça ne l’a pas fait sourire. Je savais qu’elle était trop bourrée pour reprendre le volant.

– Monte avec moi, lui ai-je dit. Tu rentreras plus tard.

Grant a fait non de la tête.

– Où est-ce que tu vas aller ? lui ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

– Je ne sais pas.

– Monte avec moi, ai-je insisté, mais je savais que c’était inutile.

D’un mouvement de doigts, Grant a jeté sa cigarette par la fenêtre et a démarré la voiture.

Avant de refermer la portière, je lui ai dit :

– Eh Grant, essaie d’expliquer aux gars de tout à l’heure que t’es pas une butch.

Grant m’a regardé. C’était dur d’affronter la tristesse dans ses yeux. J’ai pointé du doigt le rétroviseur.

– Regarde-toi et dis-moi que t’es pas une butch. Tu es ce que tu es, Grant. Je sais pas ce qu’il te faut de plus comme preuve.

Grant m’a tendu son paquet d’hormones.

– T’es sure ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Je ne suis sure de rien, là maintenant.

Une fois en haut, j’ai appelé chez Edwin et j’ai laissé le téléphone sonner un long, long moment. J’ai bu une bière, avant de déballer les seringues pour les regarder. Les aiguilles me terrifiaient tellement que je n’arrivais pas à croire que j’étais sur le point de me piquer avec. J’ai examiné les ampoules d’hormones, comme si leur mystère allait se révéler à moi, juste là, sur la table de la cuisine. Mais il ne s’est rien passé.

Je suis allée dans la salle de bain, j’ai enlevé mon pantalon et je l’ai accroché à la porte. Je me suis assis sur la lunette des toilettes et j’ai préparé la seringue. Est-ce que j’allais vraiment faire ça ?

J’ai repensé à une des questions de Grant qui m’avait touchée d’un peu trop près. Est-ce qu’un jour je serai à nouveau allongé dans les bras d’une femme ? Pendant un court instant, je me suis rappelé le plaisir pur et simple que me procuraient les bras de Theresa quand ils m’enlaçaient. Cette pensée m’a fait me sentir encore plus seule. J’ai eu une montée de colère contre Theresa. Elle ne m’aimait pas assez pour rester lorsque les choses se compliquaient.

Ma vie a défilé dans ma tête comme un film que je ne voulais pas revoir. J’ai repensé à la fois où mes parents m’avaient surprise habillée avec les vêtements de mon père.

Des souvenirs réconfortants m’ont envahi : des amies butchs, des confidentes drag queens, des amantes fems. Mais je ne pouvais pas les rejoindre maintenant. J’étais seul à ce carrefour.

Je n’arrivais pas à me résoudre à enfoncer l’aiguille dans ma cuisse. Puis j’ai revu ma Norton, fracassée en mille morceaux sur le parking de la pizzeria. J’ai planté l’aiguille dans ma cuisse et j’ai injecté le produit. C’était moins dur que ce que j’avais pensé.

J’ai senti monter une vague d’excitation en moi. Je ressentais la possibilité que quelque chose change, qu’un énorme poids me soit enlevé. J’allais peut-être maintenant enfin être moi-même et simplement vivre. J’ai fermé les yeux et j’ai reposé ma tête contre le carrelage du mur.

Après un moment, je me suis levé et j’ai remis mon pantalon. J’ai regardé mon reflet dans le miroir de la salle de bain. C’était toujours moi, en train de me regarder.

***

Pendant les deux premiers mois, il ne s’est rien passé. Ma voix n’est pas devenue plus grave. Je le savais pour sûr car j’avais appelé les renseignements tous les jours et les opérateurs continuaient de m’appeler « m’dame ». Les seuls changements que je pouvais voir n’étaient pas ceux que j’espérais. Ma peau se couvrait de boutons. Mon corps devenait plus rondouillet. Mon humeur faisait des sauts, des vagues et des plongeons. Ce qui allait émerger, quoi que ce soit, n’était pas encore là. Mais ça arrivait.

J’allais bientôt devoir dire au revoir à Kim et Scotty. Gloria ne m’autoriserait jamais à voir les enfants une fois que j’aurais commencé à changer.

Un samedi d’hiver, je me suis arrangé pour les emmener au zoo. Il neigeait si fort que le trajet en bus jusqu’à chez Gloria m’a semblé interminable.

– Je m’en vais, ai-je dit à Gloria.

– Tu veux encore du café ? a-t-elle demandé.

J’ai recouvert ma tasse de la main en faisant non de la tête.

Gloria s’est assise à côté de moi.

– Tu l’as déjà dit aux enfants ?

J’ai secoué la tête.

– Ces mômes s’imaginent que le soleil se lève et se couche avec toi – je pige pas pourquoi.

Ses mots m’ont blessée.

– On ne peut que m’aimer, Gloria, que veux-tu que je te dise ?

Elle a secoué la tête.

– Fais attention quand tu leur diras, OK ? Ils sont encore tout chamboulés à cause de leur père et moi.

J’ai hoché la tête.

Scotty et Kim se sont pratiquement rentrés dedans en courant dans la cuisine pour venir me dire bonjour. Ils étaient si emmitouflés que je ne pouvais voir que leurs yeux, entre leur bonnet et leur écharpe.

Gloria m’a lancé les clés de sa voiture. Elle avait l’air contrariée.

– Sois prudente en conduisant sur la neige.

Je ne crois pas que c’était ça qui la préoccupait.

– T’inquiète pas pour nous.

Le temps qu’on aille au zoo, la couche de neige s’était épaissie et de gros flocons continuaient à tomber. Il n’y avait pas grand monde dehors, juste quelques parents avec leurs enfants.

– Venez, on fait des anges dans la neige, a suggéré Kim.

– Pas tout de suite, lui ai-je dit. On va éviter de se mouiller avant d’être prêts à repartir.

Je pouvais voir la silhouette d’un aigle royal sur son perchoir. Quand on s’est rapprochées, j’ai réalisé qu’il y avait en fait deux aigles, un mâle et une femelle posés l’un à côté de l’autre. La femelle a piqué vers le sol et a déployé ses puissantes ailes. Elle bondissait et tournoyait dans la neige. Je me suis souvenu que les journaux avaient raconté que son œuf avait éclos la semaine précédente, mais que l’aiglon était mort. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une danse funèbre traduisant une douleur amère.

– Qu’est-ce qu’il fait ? m’a demandé Kim.

– Elle joue dans la neige.

Je me suis dit que c’était une réponse aussi bonne qu’une autre.

– C’est l’aigle fille.

– Comment tu le sais ? a-t-elle demandé.

– Parce que les filles sont plus grandes que les garçons.

Les deux gamins ont repéré avant moi les ours polaires et ont couru dans leur direction. La maman ours était dehors avec son ourson. D’après les journaux, l’ourson était né trois mois plus tôt et n’avait pas encore été aperçu hors de la grotte.

– Ouah, se sont extasiés les enfants pendant que l’ourson tombait à la renverse dans une congère.

La mère s’est assise sur son arrière-train. Le petit ours a farfouillé pour trouver sa mamelle et a tété.

– J’ai faim, a annoncé Scotty.

Il n’y avait quasiment personne à l’intérieur de la buvette : deux hommes d’entretien du zoo sirotaient leur café dans un coin. J’ai commandé des hot-dogs et des chocolats chauds.

– Il nous faut des cacahuètes, m’a rappelé Kim, pour les animaux.

– Il me semble qu’on n’est pas censés les nourrir, lui ai-je dit.

– Alors il nous faut des cacahuètes pour nous !

– Et trois paquets de cacahuètes, ai-je ajouté, en direction de l’homme derrière le comptoir.

Il m’a lancé un regard de dégout manifeste. Oh s’il te plait, ai-je pensé, pas devant les gamins. J’ai préparé la monnaie en avance, histoire d’en finir au plus vite.

Il est revenu avec la nourriture et les boissons dans un carton.

– Ça fera neuf dollars et quatre-vingts cents, monsieur, a-t-il dit avec un sourire satisfait.

J’ai balancé un billet de dix dollars sur le comptoir et j’ai attrapé le carton.

– Gardez la monnaie, m’dame, ai-je répondu. Bon, allez les enfants, vous voulez aller manger sur un banc dans le parc ?

Scotty était d’accord, Kim n’avait pas l’air si sure. J’ai déblayé la neige sur le banc.

– Pourquoi tu l’as appelé m’dame ? m’a demandé Kim.

J’ai haussé les épaules.

– Il a été méchant avec moi.

Elle a insisté.

– Il ne t’aimait pas ?

J’ai secoué la tête.

– Pourquoi ? Comment il peut savoir qu’il ne t’aime pas ?

– Je sais pas. Ça ne t’arrive jamais à l’école de croiser des petites brutes qui sont méchantes avec toi sans raison ?

Elle a hoché la tête.

– Pourquoi il t’a appelé monsieur ? Il sait pas que t’es une fille ?

J’ai soupiré et j’ai remis mon hot-dog dans le carton. La dernière bouchée que j’avais prise faisait comme un nœud collé dans ma gorge. J’ai bu quelques gorgées de chocolat chaud avant de répondre.

– Il savait que j’étais une fille. Mais il s’en est pris à moi parce que je suis différente.

J’ai anticipé sa prochaine question.

– Je ne ressemble pas à ta maman. J’ai l’air différente de beaucoup d’autres filles. Certaines personnes n’aiment pas ça, ils pensent que ce n’est pas bien.

Kim a froncé les sourcils.

– Alors pourquoi tu ne mets pas de robes et tu ne te laisses pas pousser les cheveux, comme les autres filles ?

J’ai souri.

– Tu ne m’aimes pas comme je suis ?

Scotty a levé les yeux vers moi et m’a fait un grand sourire. J’ai essuyé le ketchup de son nez avec mon gant.

– Je ne veux pas changer, ai-je dit. Je pense que les filles et les garçons devraient pouvoir être tout ce qu’ils veulent être sans qu’on s’en prenne à eux.

Kim s’est agenouillée sur le banc, face à moi. Elle a enlevé ses gants et a caressé mes joues. Je me suis demandé si elle pouvait déjà voir de la barbe pousser.

– Qu’est-ce que tu vois ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules et a remis ses gants.

– Tu sais ce qu’on t’a pris pour Noël ? Une radio ! m’a dit Scotty, tout excité.

– Scotty ! la voix de Kim s’est élevée pleine de colère. Tu devais pas le dire. T’as tout gâché.

Les yeux de Scotty se sont remplis de larmes. Je l’ai pris dans mes bras.

– Ça va, c’est bon. Écoutez-moi les gars… heu… les enfants. J’ai quelque chose à vous dire.

Kim s’est assise lourdement, comme si elle avait attendu ce moment. Je les ai tous les deux entourés de mes bras.

– Je dois m’en aller avant Noël. Il faut que je trouve du travail.

Il y a eu un long silence. Scotty a enroulé son bras autour de moi et s’est mis à pleurer.

– Non ! Ne t’en va pas, a-t-il supplié. S’il te plait, je serai gentil. S’il te plait, ne t’en va pas.

J’ai embrassé le haut de la capuche de sa combinaison.

– Oh, Scotty, tu n’as rien fait de mal. Tous les deux vous êtes très, très gentils. C’est pas de votre faute si je m’en vais. Je vous aime tellement tous les deux. Je dois juste trouver du travail.

Kim était assise, les mains sur les genoux. Elle regardait droit devant elle.

– Je vous aime beaucoup, leur ai-je dit à nouveau. Vous allez vraiment me manquer tous les deux.

– Alors pourquoi tu t’en vas ?

La voix de Kim vibrait de colère.

– Pourquoi tu peux pas trouver un travail ici ?

Mon explication ne lui suffisait pas.

– Kim, c’est dangereux pour moi ici, parce que je suis différente.

Son visage s’est adouci, autorisant les larmes à lui monter aux yeux.

– Je vais quelque part où je serai en sécurité.

– Je peux venir avec toi ? a-t-elle demandé.

J’ai attiré Scotty plus près de moi et j’ai tendu le bras vers Kim. Elle ne s’est pas rapprochée mais j’aurais pu jurer qu’elle en avait envie.

– C’est pas vraiment un endroit, là où je vais.

Je me suis demandé jusqu’où les règles implicites m’autorisaient à parler aux enfants.

– Imagine que tu me cherches dans une pièce. Tu regardes partout – dans le placard, sous le lit, derrière la porte – mais je ne suis pas là.

Scotty a levé les yeux.

– Où t’es alors ? a-t-il demandé.

– Je suis quelque part en sécurité, là où personne ne va regarder. Je suis là haut, près du plafond. Imagine que tu me cherches ici – derrière les arbres, sous les bancs, derrière la maison de l’éléphant. Où est-ce que je serai en sécurité, d’après toi ?

Les deux enfants se sont regardés et ont secoué la tête.

– Là-haut dans les airs, là où le vent souffle, je leur ai dit. Je serai en sécurité dans le ciel, là où personne n’ira me chercher. Mais je serai toujours dans le coin. Je serai toujours là à veiller sur vous.

Scotty a essuyé les larmes de ses yeux avec ses mitaines.

– Quand je serai le vent, je pourrai venir dans les airs avec toi.

J’ai hoché la tête et je l’ai attiré plus près. Des larmes gouttaient du menton de Kim, mais son visage avait l’air calme.

– Est-ce que tu pourras rentrer et venir nous rendre visite ?

J’ai réfléchi avant de répondre.

– Vous me reverrez, mais pas pendant un moment. Pas avant que ça soit suffisamment sûr pour moi de rentrer.

J’ai pointé du doigt les aigles royaux tout proches.

– Vous savez, il ne reste pas beaucoup d’aigles. La nourriture qu’ils mangent a été complètement empoisonnée par des produits chimiques, et parfois des gens les tuent. Vous savez ce qu’ils ont fait, les aigles ?

Ils ont tous les deux fait non de la tête.

– Ils se sont envolés haut dans les montagnes, tout là-haut, au-dessus des nuages. Et ils vont rester là-haut à voler en cercle dans le vent jusqu’à ce qu’ils puissent à nouveau venir nous rendre visite en toute sécurité.

Kim s’est agenouillée sur le banc et a mis ses gants contre mes joues. Ils étaient froids et mouillés par la neige.

– S’il te plait, emmène-moi avec toi, a-t-elle chuchoté.

Les larmes brulaient mes yeux.

– Je dois me cacher seule, Kim. Et ta maman t’aime très fort. Elle a besoin de toi, elle aussi. Grandis du mieux que tu peux, Kim. Je reviendrai te voir, je te le promets.

La neige tombait si fort qu’elle nous a presque recouverts, sur le banc. Je me suis levé et je nous ai époussetés. J’ai embrassé le nez froid de Scotty avant de resserrer son écharpe autour de son visage. Agenouillée, j’ai attendu que Kim vienne vers moi. Elle s’est jetée dans mes bras tellement fort qu’on a failli tomber à la renverse toutes les deux.

Alors qu’on approchait des aigles, Kim a couru vers eux. Elle s’est arrêtée et les a observés.

– Ils sont heureux, ici ?

J’ai secoué la tête.

– Ils seraient plus heureux là-haut.

J’ai regardé vers le ciel. Des flocons de neige sont tombés sur mes cils et mes joues.

– Est-ce qu’on peut faire des anges dans la neige, maintenant ? a demandé Scotty.

J’ai hoché la tête. Scotty et Kim se sont laissés tomber en arrière dans la neige et ont agité leurs bras et leurs jambes dans tous les sens. Ils criaient tous les deux :

– Regarde-moi, regarde-moi !

J’ai fait une boule de neige et je l’ai roulée jusqu’à ce qu’elle soit grosse comme un rocher.

– Qu’est-ce que tu fais ? a demandé Kim.

Ils se sont rapprochés tous les deux.

– Je fais une bonne-femme de neige, ai-je répondu.

Kim a fait une grimace.

– C’est pas une bonne-femme de neige, c’est un bonhomme de neige, a-t-elle dit en boudant.

– Qu’est-ce que t’en sais ? Tu ne l’as pas encore vue.

Scotty a commencé à rouler un petit tas de neige.

– Je peux aider à la fabriquer ? a-t-il demandé.

J’ai fait oui de la tête et j’ai commencé pour lui une boule de neige à la bonne taille.

Kim a tapé du pied.

– Une bonne-femme de neige, ça n’existe pas. C’est un bonhomme de neige.

J’ai posé la boule de Scotty, qui était plus petite, au-dessus de la première.

– Aidez-moi à faire sa tête !

Kim a eu une montée de colère et a sangloté. J’ai posé ma main sur son épaule.

– T’es contrariée à ce point ?

Elle a hoché la tête et a pleuré. J’ai essuyé son nez qui coulait.

– Ça va aller, a dit Scotty gentiment. On peut dire qu’elle est un bonhomme de neige, d’accord ?

J’ai hoché la tête.

– Aide-nous à faire sa tête, d’accord ?

Kim a reniflé, puis a accepté. On a roulé la tête et je l’ai mise en place. J’ai récupéré des cailloux sous la neige et on les a utilisés pour faire une bouche, un nez et des yeux.

– Il a besoin d’une écharpe, pas vrai ? ai-je demandé.

Ils ont hoché tous les deux la tête. J’ai enlevé mon écharpe et je l’ai mise autour de son cou. J’ai sorti mon paquet de cigarettes.

– Non, ont-ils crié à l’unisson, ne fume pas !

– Ben, j’ai pas de pipe pour le bonhomme de neige. Est-ce que je peux lui mettre une cigarette dans la bouche ?

– Non, ont-ils crié. Il ne fume pas ! Il est intelligent.

J’ai ri.

– D’accord, d’accord. Mais c’est un bonhomme de neige sacrément joli qu’on a fait, vous trouvez pas ?

Scotty a hoché la tête et est tombé par terre.

– Regarde-moi faire un ange dans la neige !

Il a agité frénétiquement ses bras et ses jambes.

– Tu vas bien ? ai-je demandé à Kim.

Elle m’a fait signe que oui. J’ai serré son écharpe pour bien l’ajuster autour de sa nuque.

– Je suis désolée de t’avoir fâchée, je lui ai dit. Je te taquinais juste.

Elle a haussé les épaules.

– Ça me va.

– Je suis quand même désolée.

– Non, m’a-t-elle dit. Je veux dire que ça me va que ce soit une bonne-femme de neige.

J’ai souri.

– Et si on décidait juste que c’est une personne de neige et qu’on l’aime, lui ou elle, comme elle est ?

Kim a hoché la tête sans sourire.

Pendant le long retour à la maison, elle regardait en silence par la vitre de la voiture.

– Est-ce qu’ils ont mangé ? a voulu savoir Gloria.

– Oui.

– C’est l’heure du bain, leur a-t-elle dit.

– Oh, maman, on est trop crevés, a dit Scotty.

Gloria a ri.

– D’accord, petit malin. Mais demain soir, vous prenez tous les deux un bain, et je ne veux rien entendre.

Scotty a souri triomphalement de toutes ses dents.

– Est-ce que Jess peut nous mettre au lit ?

Gloria m’a regardé du coin de l’œil. Je lui ai fait un signe de la tête.

Scotty et Kim se sont mis en pyjama et ont embrassé Gloria pour lui dire bonne nuit. Je les ai bordés l’un et l’autre sous leurs couvertures.

– Tu dois nous lire l’histoire de quand on était des petits enfants, m’a informé Scotty.

J’ai attrapé le livre sur la table de chevet. Kim a montré un marque-page.

– C’est là que Maman s’est arrêtée, a-t-elle dit.

J’ai commencé à lire, d’une voix basse et tranquille.

Où est-ce que je vais ? Je ne sais pas bien.

Scotty a bâillé. J’ai embrassé ses cheveux moites. Un mobile tournait lentement au-dessus de nos têtes, projetant sur les murs des ombres de bateaux en mouvement.

Si tu étais un oiseau, et que tu vivais en l’air,

Ma voix craquait comme celle d’un adolescent. Puis, au fil de ma lecture, elle est un peu descendue dans les graves. Les hormones commençaient à faire effet.

Tu dirais au vent quand il t’emporterait :

« C’est justement là où je voulais aller ! »

Kim me fixait du regard. Son visage était immobile et triste.

– Je ne vais plus jamais te voir, n’est-ce pas ? a-t-elle demandé.

Je me suis approchée de son lit et je l’ai embrassée sur le front.

– Je reviendrai te voir quand ce sera plus sûr. Tu me reverras. Je te le promets. Je t’aime, Kim. Endors-toi, maintenant.

Elle a soupiré en remontant les couvertures sous son menton. J’ai continué à lire jusqu’à ce que sa respiration devienne profonde et régulière.

Qu’est-ce que ça peut bien faire où vont les gens ?

N’importe où, et partout, je ne le sais aucunement.8

**********************************************************************

1. Un ballast est un réservoir rempli d’eau de mer, destiné à lester ou charger un bateau pour la navigation.

2. Si les opérations chirurgicales de réassignation génitale pour personnes trans’ commencent dans les années 1910-1920, les premiers traitements hormonaux débutent eux dans les années 1950-1960. À cette époque quelques médecins (H. Benjamin, J. Money, R. Stoller) théorisent le genre à partir de la médicalisation de l’intersexuation et de la transidentité. S’ouvrent alors des « cliniques d’identité sexuelle » qui déterminent, avec des tests mesurant la masculinité et la féminité, si les personnes sont « réellement » trans’ et qui mettent au point des protocoles, ou programmes, de réassignation sexuelle (chirurgie et hormonothérapie).

3. Pet rock : dans les années 1970 aux États-Unis, des cailloux sont commercialisés en tant que « faux animaux de compagnie » pour enfants, sous le nom de Pet Rock, ou « Roche de Compagnie ».

4. Dans le début des années 1970, les personnes qui ne veulent pas rentrer dans un protocole de réassignation sexuelle tel que proposé par les « cliniques d’identités sexuelles » peuvent trouver des médecins complaisants, par le bouche-à-oreille, qui prescrivent des hormones sous un faux prétexte, moyennant finances.

5. Une mastectomie, ou mammectomie, est une opération chirurgicale d’ablation des seins.

6. En anglais, injection peut aussi se dire shot.

7.  Indy 500 : course automobile.

8. « Spring Morning », poème de Alan Alexander Milne, l’auteur de Winnie l’ourson, paru en 1924.

**********************************************************************

< Chapitre précédent

Chapitre suivant >