Chapitre 13

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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13

Après la première Gay Pride, la police a sérieusement intensifié son harcèlement. Les flics griffonnaient nos numéros de plaque d’immatriculation et nous prenaient en photo quand on entrait dans les bars. On organisait régulièrement des soirées dansantes dans un nouveau bar gay, et on écoutait la radio de la police pour prévenir tout le monde quand les flics s’apprêtaient à faire une descente. On entendait parler des réunions du mouvement de libération homosexuelle et du mouvement féministe qui étaient organisées chaque semaine à l’université, mais Theresa était la seule de notre bande à connaitre le campus. C’était encore un monde inconnu pour le reste d’entre nous. Tout changeait si vite. Je me demandais si c’était ça, la révolution.

Un jour, en rentrant du boulot, j’ai trouvé Theresa assise à la table de la cuisine, verte de rage. Quelques lesbiennes d’un nouveau groupe du campus s’étaient moquées d’elle parce qu’elle était fem. Elles lui avaient dit qu’elle avait subi un lavage de cerveau.

– Je suis super énervée, a lancé Theresa en donnant un coup sur la table. Elles ont dit que les butchs étaient de sales machistes.

Je savais bien ce que machiste voulait dire, mais je ne comprenais pas du tout ce que ça avait à voir avec nous.

– Elles se rendent pas compte qu’on y est pour rien, nous, dans cette merde ? Et qu’on se la prend simplement dans la gueule ?

– Elles s’en foutent, bébé. Elles sont pas près de nous faire une place.

– Peut-être qu’avec Jan, Grant et Edwin on pourrait aller à une de leurs réunions et leur expliquer ?

Theresa a posé la main sur mon bras.

– Ça va pas aider, mon chou. Elles sont vraiment en colère contre les butchs.

– Pourquoi ?

Elle a réfléchi à la question.

– Je pense que c’est parce qu’elles ont tracé une ligne : les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. Les femmes qui, selon elles, ressemblent à des hommes sont l’ennemi. Et les femmes comme moi couchent avec l’ennemi. On est trop féminines à leur gout.

Je l’ai arrêtée :

– Attends un peu… On est trop masculines et vous êtes trop féminines ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse alors ? Prendre un mètre et mesurer pile poil le milieu avec l’index ?

Theresa m’a tapoté le bras.

– Les choses changent, tu sais.

– Ouais, je lui ai dit, mais tôt ou tard, elles rechangeront dans l’autre sens.

– Ça ne revient jamais en arrière, a-t-elle soupiré, ça continue juste à changer.

J’ai frappé sur la table.

– Alors, on les emmerde ! On n’a pas besoin d’elles de toute façon !

Theresa a froncé les sourcils et a joué avec mes cheveux.

– J’ai besoin de ce mouvement, Jess. Et toi aussi. Tu te souviens de ce que tu m’as dit une fois à propos d’une usine où tu travaillais et où les gars ne voulaient pas que les butchs viennent aux réunions syndicales ?

J’ai hoché la tête.

– Ouais, et alors ?

Elle a souri.

– Tu m’as dit que Grant avait envoyé bouler le syndicat. Mais toi, tu savais que le syndicat était une bonne chose. Tu disais que ce qui n’allait pas, c’était que les butchs en soient exclues. T’avais essayé d’organiser l’entrée des butchs dans le syndicat, tu te souviens ?

Theresa m’a tenue serrée contre son corps chaud et m’a embrassé les cheveux. Plutôt que de continuer sa tirade, elle m’a laissé le temps de réfléchir à ce qu’elle venait de dire. J’avais peur, alors je me suis levée et j’ai commencé à préparer le diner. Theresa s’est simplement assise à la table de la cuisine et a regardé au loin, derrière notre arrière-cour.

***

J’aurais aimé qu’on ne soit jamais allées jusqu’à Rochester, ce weekend-là, pour aller voir nos amies dans ce bar. Si on était juste restées à la maison, je ne me serais pas faite embarquer. Mais ça ne servait plus à rien de penser à ça.

J’étais allongé sur le sol d’une cellule, seul, dans un commissariat d’une ville inconnue, la bouche appuyée contre le béton froid. Je me suis demandé si j’étais en train de mourir, parce que j’avais l’impression d’être tirée hors du monde. Deux choses seulement me raccrochaient à la vie : la sensation du béton froid contre mes lèvres et le son étouffé d’une chanson des Beatles sortie d’une radio quelque part dans la prison. She loves you, yeah, yeah, yeah1.

Je flottais entre conscience et inconscience. Theresa était en train de m’aider à m’appuyer contre un mur de briques, sur le parking du commissariat. Elle évaluait du regard l’étendue des dégâts. Elle s’est mordillé la lèvre inférieure en pointant du doigt les taches de sang sur ma chemise.

– Je n’arriverai jamais à enlever ces taches.

Elle a tenu ma tête sur ses genoux durant tout le trajet du retour. Elle me caressait les cheveux du bout des doigts en conduisant, et maintenait ma tête avec douceur quand elle freinait.

Puis je me suis retrouvé à la maison. Theresa était dans la pièce à côté. Je me suis installée dans l’eau chaude et savonneuse du bain et j’ai appuyé ma tête contre la faïence. Seule ma tête, au-dessus des bulles, était réelle. Le bain me détendait, mais je sentais encore la panique me ronger les tripes. À chaque fois que je m’approchais d’une sensation de bien-être, j’étais brutalement rattrapée. La peur m’asphyxiait. J’avais besoin que Theresa vienne, qu’elle m’aide, mais je n’arrivais pas à l’appeler. Ma gorge serrée m’étranglait.

Mes dents me faisaient mal. Quand j’ai appuyé ma langue contre l’une d’elles, celle-ci a sauté et s’est retrouvée dans ma main, comme un chewing-gum dans une petite flaque de mon propre sang. Je me suis précipitée hors du bain en faisant gicler de l’eau sur les bords. J’ai glissé sur le carrelage, soulevé la lunette des toilettes et j’ai vomi.

Quand je me suis regardée dans le miroir, mon reflet faisait peine à voir : ensanglanté, contusionné, cabossé. Je me suis rincé la bouche avec du dentifrice et une lampée d’eau. Mes jambes tremblaient.

Theresa avait laissé un caleçon blanc propre sur les toilettes. Je me suis séché et je l’ai enfilé. Je venais à peine de passer la tête dans mon t-shirt quand Theresa a ouvert la porte de la salle de bain.

– Je, euh… je venais juste voir si on avait des pansements.

À cet instant, une image terrifiante que j’avais refoulée a refait surface : le souvenir du visage de Theresa quand ils m’avaient arrêtée. Dans ses yeux, j’avais vu la douleur de l’écrasement et de l’impuissance. C’était ce que je ressentais presque chaque jour de ma vie.

J’ai écarté ce souvenir pendant que Theresa, debout dans la salle de bain, scrutait mon visage. Ses yeux étaient rouges et humides. Mes yeux à moi étaient secs comme la poussière. Ma respiration était lente et calme. J’avais plus l’impression d’inspirer et d’expirer de la mélasse que de l’air. Theresa a touché mon visage avec sa main, tournant légèrement ma tête pour étudier le gonflement autour de ma bouche.

Je n’avais pas les mots. Si j’avais su les trouver, je les lui aurais livrés. Mais rien ne me venait. J’ai regardé les émotions se succéder sur son visage, mouvantes comme des dunes de sable balayées par le vent. Elle ne trouvait pas de mots non plus. À quoi auraient-ils ressemblé s’ils avaient résonné dans l’air ?

Theresa s’est mordu la lèvre inférieure et a fermé les yeux. Je me suis assis sur la cuvette des toilettes. Elle a nettoyé la plaie autour de ma bouche avec de l’eau oxygénée.

– Je vais te mettre deux pansements, a-t-elle dit, pour être sure. Tu auras peut-être besoin de points de suture.

J’ai fait non de la tête, en m’efforçant de ne pas trop bouger. Pas d’hôpital. J’avais besoin de douceur et de sécurité. Theresa m’apportait les deux. Elle m’a emmenée jusqu’au lit. Elle m’a pris dans ses bras, elle m’a caressé, elle a passé sa main dans mes cheveux et s’est mise à pleurer.

Plus tard, quand je me suis réveillée, j’ai réalisé que Theresa n’était pas à mes côtés. Il faisait encore nuit. Je me suis dirigée vers la cuisine en chancelant. Mon corps me faisait mal, mais je savais que les pires douleurs et courbatures viendraient le lendemain.

Theresa était assise à la table de la cuisine, la tête entre les mains. J’ai remarqué que le niveau de whisky avait baissé dans la bouteille. J’ai ramené sa tête contre mon ventre et j’ai caressé ses cheveux.

– Je suis désolée, a-t-elle répété en boucle. Je suis tellement désolée.

Elle s’est maladroitement remise sur ses pieds et s’est affalée sur moi avec lourdeur. J’ai senti la frustration grandir en elle comme un orage prêt à exploser. Je l’ai entendue venir à travers les sons étouffés de sa gorge. Elle m’a martelée avec ses poings.

– Je n’ai pas pu les arrêter ! a-t-elle hurlé. Ils m’ont tout de suite menottée. Je n’ai rien pu faire.

Je me sentais exactement pareil. On vivait vraiment les choses de la même façon. On n’avait peut-être pas les mots qu’il fallait, mais on savait toutes les deux très bien ce qui nous étouffait. Il y avait tellement de choses que j’aurais voulu lui dire à ce moment-là. Mes émotions remontaient dans ma gorge et y restaient coincées, comprimées comme un poing serré.

J’ai embrassé son front en sueur.

– Ça va, ai-je murmuré. Ça va aller.

L’ironie de mes mots nous a fait sourire toutes les deux. J’ai pris sa main et je l’ai entrainée vers notre lit. Les draps étaient froids. Le ciel de la nuit était rempli d’étoiles. Theresa a levé les yeux vers moi. Son visage était doux et attentionné.

L’espace d’un instant, j’ai failli lui dire que j’avais peur de ne pas pouvoir continuer comme ça encore longtemps – malgré son amour. Les émotions montaient de ma gorge vers ma bouche et les mots se heurtaient à l’arrière de mes dents. Puis ils se sont évanouis. Theresa m’a questionné du regard. Je n’avais pas de réponse. Je ne parvenais pas à trouver quoi dire. Alors, comme je n’avais aucun mot à offrir à la femme que j’aimais, je lui ai donné toute ma tendresse.

***

J’ai trouvé Theresa dans la salle de bain en train de se rincer le visage à l’eau froide. Ses yeux étaient rouges et gonflés à cause des gaz lacrymogènes. J’ai essayé de la prendre dans mes bras, mais elle était tout excitée. Elle s’est reculée et a commencé à me parler de ce qui s’était passé sur le campus. Tous ses mots s’entrechoquaient de manière confuse.

– Les étudiantes appellent à la grève ! Ils ont bloqué le campus et la rue principale. Il y avait partout des flics en tenue anti-émeute. Je suis restée dans le coin mais il y avait tellement de gaz lacrymo que j’ai fini par ne plus rien voir. Ma copine Irma m’a vue et m’a ramenée à la maison en voiture. On dirait que je vais pas retourner bosser avant un bon bout de temps.

J’ai secoué la tête d’étonnement.

– Tu vas pas avoir des problèmes si tu pointes pas ?

Theresa a souri et m’a caressé la joue.

– Est-ce que tu traverserais un piquet de grève ? m’a-t-elle demandé. Viens avec moi dans la cuisine, je veux te montrer quelque chose.

J’ai préparé du café pendant qu’elle déballait un paquet qu’elle avait rapporté à la maison.

– Laquelle de ces affiches tu préfères ? m’a-t-elle demandé.

J’en ai tenu une devant moi.

– Tu te rends compte de ce que c’est ?

Elle a hoché la tête.

– Ça ressemble à ce que c’est.

J’ai de nouveau regardé l’affiche.

– Il n’y a pas des lois contre ça ?

Elle a ri doucement.

– Comme t’es coincée ! Et qu’est-ce que tu penses de celle-là ?

C’était l’image de deux femmes nues dans les bras l’une de l’autre. J’ai lu les mots à haute voix : « La sororité : faites-en une réalité ».

– Ça veut dire quoi ? ai-je demandé.

Theresa souriait toujours.

– Réfléchis, Jess ! Ça veut dire que les femmes doivent rester soudées. Est-ce qu’on peut la mettre au mur ?

J’ai haussé les épaules.

– Ben oui, si tu veux. Tu t’y mets vraiment à ces trucs de libération des femmes, hein ?

Theresa m’a fait asseoir sur une chaise de la cuisine et elle s’est assise sur mes genoux. Elle a écarté mes cheveux de mes yeux.

– Ouais, a-t-elle commencé, je m’y mets vraiment. Je me rends compte de plein de trucs sur ma vie. Sur le fait d’être une femme. Des trucs auxquels je n’avais jamais pensé avant de rencontrer le mouvement des femmes.

Je l’écoutais.

– Je les sens pas trop, moi, lui ai-je répondu. Peut-être parce que je suis une butch.

Elle a posé un baiser sur mon front.

– Les butchs aussi ont besoin du mouvement de libération des femmes.

J’ai éclaté de rire.

– Ah oui, vraiment ?

– Mais oui ! Tout ce qui est bon pour les femmes est bon pour les butchs ! a-t-elle confirmé.

– Ah oui ?

– Ouais, et y’a autre chose, a-t-elle continué.

– Hmmm, ai-je soupiré. C’est quoi ?

Theresa a souri.

– Quand une femme me dit : « si je voulais un homme, j’irais avec un vrai », je lui réponds : « moi, je suis pas avec un faux mec, je suis avec une vraie butch ».

J’ai eu un grand sourire de fierté.

– Mais, a-t-elle ajouté, ça ne veut pas dire que les butchs n’ont pas deux ou trois trucs à tirer du mouvement des femmes, pour apprendre à mieux respecter les fems.

J’ai fait descendre Theresa de mes genoux.

– Hé, mais de quoi tu parles ?

Je me suis levée et j’ai commencé à faire la vaisselle.

Elle m’a fait tourner sur moi-même en me prenant par les épaules.

– Ce que je dis, a-t-elle expliqué, c’est qu’il est temps que les femmes commencent à regarder comment elles se traitent les unes les autres. Les fems aussi doivent travailler là-dessus.

Il y a eu un court silence, mais je l’ai saisi.

– Qu’est-ce que les fems ont besoin d’apprendre ?

Theresa a réfléchi un moment.

– Elles doivent apprendre à être solidaires. À être loyales les unes envers les autres.

– Hum, ai-je grommelé en pesant l’information. Et qu’est-ce que les butchs doivent apprendre ?

Theresa m’a repoussée contre l’évier.

– La prochaine fois que vous toutes, les butchs, vous serez ensemble à parler au bar, écoute combien de fois tu entends les mots « poulette », « gonzesse », « nibards » ou « pare-chocs ».

Theresa a appuyé son corps contre moi.

– Bébé, tu vois, des fois tu dis des trucs comme : « Je ne comprendrai jamais les femmes » ? Eh bien, penses-y, mon amour : tu es une femme. Alors, qu’est-ce que ça dit en réalité ? C’est un peu comme un flingue avec un canon ouvert des deux côtés. Quand tu tires, tu finis par te blesser toi aussi.

Je me suis retourné pour finir la vaisselle en silence. Theresa a enroulé ses bras autour de moi.

– Mon chou ?

– Oui, je t’ai écouté. J’y réfléchirai.

Je suis restée silencieuse pendant un long moment.

– Mais, attends une seconde, ai-je dit en me retournant vers elle. Je ne dis pas que je ne comprendrai jamais les femmes. Je dis que je ne comprendrai jamais les fems.

Theresa a souri. Elle a passé ses doigts dans la boucle de mon jean et elle a attiré mon bassin contre le sien.

– Oh bébé, a-t-elle murmuré avec sensualité, tu as raison sur ce coup-là.

***

Surprise ! Il y avait plein d’amies dans notre salon. Theresa était rayonnante.

– Joyeux anniversaire, mon cœur.

Son sourire s’est effacé de son visage. Elle m’a saisi la tête avec douceur et l’a tournée vers elle. L’entaille au-dessus de mon œil semblait plus grave qu’elle ne l’était en réalité.

Elle m’a calmement pris par la main.

– Viens, on va aller nettoyer ça.

Je me suis assise sur les toilettes et elle a commencé à tamponner la blessure.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

J’ai haussé les épaules.

– Trois gars devant le 7-Eleven2. Ils étaient bourrés.

– Tu vas bien ?

J’ai souri.

– Oui et non.

Elle a posé deux pansements sur la coupure.

– Peut-être que cette fête n’était pas une si bonne idée, finalement, a-t-elle soupiré.

Je lui ai pris la main.

– Tu rigoles ? Toutes les personnes que j’aime sont réunies, justement quand j’ai besoin d’elles.

Theresa m’a embrassée sur le front. Elle a pris ma main et l’a retournée. Les articulations de mes doigts étaient gonflées et saignaient.

Elle a souri.

– Très bien, bébé. J’espère que tu leur as donné du fil à retordre à ces salauds.

– C’était du trois contre un, mais ils étaient vraiment très très bourrés. J’ai fait de mon mieux.

Elle a attiré ma tête contre son ventre avec douceur. Elle m’a embrassé les cheveux et y a passé ses doigts.

– T’as été super, bébé.

Ça avait été une fête formidable. L’ambiance était redescendue mais on pouvait toutes sentir à quel point on comptait les unes pour les autres.

Jan était appuyée sur le bord du réfrigérateur. J’ai pris deux bières et je lui en ai offert une.

– Ça va ? a-t-elle demandé.

J’aurais voulu lui dire que j’avais le sentiment de ne pas aller bien du tout. C’était si dur d’être différente. Je n’avais jamais une seconde de répit. Je me sentais toute désorientée et mon corps fatigué me pesait. Je voulais lui dire tout ça. Mais les mots ne venaient pas.

J’ai haussé les épaules.

– J’ai vingt-et-un ans aujourd’hui et je me sens vieille.

J’ai perçu la tristesse dans le sourire de Jan.

– T’as traversé beaucoup de choses. L’âge ne se compte pas toujours en années. Tu sais, c’est comme quand on scie le tronc d’un arbre pour compter le nombre d’anneaux. Tu as un tas d’anneaux dans ton tronc, toi. Et tu sais quoi ? Je crois qu’il est temps que j’arrête de t’appeler « gamine ». Ça fait longtemps que t’es plus une gamine.

J’ai hoché la tête. Ed a surgi derrière moi et m’a pris par les épaules.

– Joyeux anniversaire, mon pote.

J’ai glissé mon bras autour de sa taille pour la serrer plus fort.

– Hé, nous a lancé Grant. Vous êtes toutes là, agglutinées devant le frigo. Qu’est-ce qu’il faut faire pour avoir une bière ici, bordel ?

– Tu dois me faire un câlin, ai-je réclamé.

– Oh, viens par là !

Grant a ri et elle a passé ses bras autour de moi.

– Maintenant, donne-moi une bière !

J’ai entendu le son de la voix de Tammy Wynette chanter Stand By Your Man. Je suis allé chercher Theresa dans le salon et je lui ai tendu la main. Elle a pressé son corps contre le mien. On a commencé à suivre la musique ensemble. Elle a fait courir ses doigts le long de ma nuque. Je l’ai serrée plus fort, cherchant du réconfort contre son corps. Elle m’en a donné. Ses bras me semblaient être le seul havre de paix au monde.

– Bébé, a-t-elle murmuré, est-ce que ça va ?

– Ouais, ai-je répondu. Je vais bien.

***

– Salut, chérie.

Theresa se tenait dans l’encadrement de la porte de la cuisine. J’ai croisé les bras.

– Le diner est foutu, j’ai dit.

Theresa s’est avancée vers moi, bras tendus. Je l’ai esquivée.

– T’étais où ?

– Oh, bébé, a-t-elle répondu en m’embrassant dans le cou, t’avais oublié que j’avais cette réunion ce soir après le travail ?

– Quelle réunion ? ai-je demandé en faisant la moue. Tu batailles encore pour te faire une place dans ces réunions féministes ?

Comme prévu, j’avais visé droit dans le mille.

– Eh bien non. C’était pour réunir du soutien pour les Indiens de Wounded Knee3, figure-toi. J’aurais pensé que tu serais sensible à ce genre de choses.

Theresa avait marqué un point. Son ton s’est adouci.

– Toujours pas de travail, bébé ?

J’ai fait non de la tête.

– Rien. J’aurais jamais pensé que ça arriverait. Qu’il y ait si peu de boulot pendant si longtemps. Il ne me reste plus que cinq semaines de chômage.

Theresa a hoché la tête et m’a caressé les cheveux.

– On va se débrouiller.

– Pas si tu continues à foutre en l’air les repas que je te prépare. On verra, tiens, si je me décarcasse encore pour toi.

– T’inquiète pas mon cœur, a-t-elle murmuré, ça va aller. Tu vas trouver du boulot bientôt, tu verras.

Elle se trompait. En 1973, c’en était venu au point où on aurait dit que toutes les personnes qu’on connaissait avaient été virées4.

Theresa a perdu son travail à l’université, ce qui a anéanti nos espoirs de vacances ensemble. On en avait pourtant bien besoin. Les mois passés à chercher un boulot se faisaient sentir et l’argent commençait à manquer. Il fallait qu’on s’en sorte, mais toutes les issues semblaient bloquées.

– Je ne veux même plus partir en vacances, ai-je annoncé un jour à Theresa.

– T’es folle ? a-t-elle crié. On va devenir dingues si on se casse pas d’ici bientôt. On sort jamais, on fait jamais rien.

Je me suis affalée sur la table de la cuisine.

– Ça devient trop flippant là dehors, tu sais, Theresa. Ça a l’air de pire en pire. Au point que je déteste même sortir maintenant.

Theresa s’est assise près de moi.

– T’es déprimée, c’est tout. C’est une raison de plus pour partir d’ici.

Je n’étais pas sûr de comprendre ce qu’elle voulait dire.

– Écoute ce que je te dis. C’est de plus en plus dur dehors !

Theresa a tapé du poing sur la table.

– Mais ça a toujours été dur ! Quand est-ce que ça a été plus simple, dis-moi ?

– Putain, mais j’y crois pas ! ai-je hurlé. J’essaie de te dire que je peux pas encaisser plus, et toi tu me reproches de me laisser abattre ?

Theresa s’est appuyée sur le dos de la chaise en cherchant à capter mon regard avec ses yeux.

– Jess, j’ai jamais dit que tu te laissais abattre !

Ses mots ont résonné dans le silence de la cuisine. Je me suis levée et je me suis dirigée vers la chambre.

– Jess, attends un peu. Où tu vas ?

– Au lit. Je suis vraiment crevée.

***

Quand je suis arrivée devant l’agence d’intérim de Chippewa Street à l’aube, deux hommes étaient adossés à l’entrée du bureau.

– Hé, bulldagger ! m’a interpellée l’homme aux cheveux noirs.

Son ami a ri. Ils étaient tous les deux bourrés. Une fois de plus, il n’y avait sans doute pas de boulot à l’intérieur.

L’homme aux cheveux blonds s’est touché l’entrejambe.

– J’ai du travail pour toi ici, bulldagger. Mais c’est un boulot important, tu crois que tu peux t’en charger ?

J’ai continué mon chemin sans répondre à leurs ricanements.

J’ai salué le répartiteur.

– Salut Sammy.

Il avait l’air désolé.

– Tu veux attendre par ici, Jess ? Peut-être qu’autour de 10h30, on aura besoin de deux ou trois gars.

Je me suis demandé si je correspondais bien à cette catégorie – si j’étais un des gars.

J’ai observé autour de moi les mecs qui attendaient pour bosser. Certains fixaient le plafond. Leurs cigarettes sans filtre se consumaient dangereusement jusqu’à presque bruler leurs doigts jaunis par le tabac. D’autres me lançaient des regards chargés de colère. Je ne leur avais rien fait, mais sur le moment, j’étais la personne la plus simple à haïr.

– Nan, Sammy. Appelle-moi plus tard si t’as quelque chose, OK ?

Sammy a hoché la tête et m’a fait un signe de la main.

– Peut-être demain, Jess.

– Ouais, peut-être demain.

Je me suis armé de courage avant de repasser devant les deux hommes dehors. Je savais qu’ils m’attendaient. Quand je suis arrivé à leur niveau, le brun m’a lancé une bouteille de rhum vide qui a atterri à mes pieds. Je suis tombée en arrière, contre le mur de briques, sonnée.

– Putain de il-elle ! Vous volez notre boulot ! a-t-il hurlé alors que je m’éloignais rapidement.

Je me suis demandé qui je pouvais bien blâmer, moi.

Cette nuit-là, je me suis réveillée en plein milieu d’un rêve. La lumière de la lune illuminait notre chambre. Je voulais me replonger dans le rêve, mais j’étais déjà trop réveillée. Je me sentais encore emplie des sensations que j’y avais ressenties.

Dans le rêve, je marchais à travers une ville. Toutes les fenêtres étaient fermées. Il n’y avait aucun signe de vie : personne, pas un aboiement, rien. Tout était totalement silencieux.

La ville était entourée de champs et de forêts. Je suivais un filet de fumée dans le ciel au-dessus de la forêt et j’ai trouvé une hutte au milieu d’une petite clairière. Je me suis faufilé à l’intérieur à quatre pattes. Un modeste feu brulait au centre. J’ai pressé ma joue contre le sol chaud près du foyer et j’ai attendu.

Toutes les drags queens étaient là : Justine, Peaches et Georgetta. Butch Al était là aussi, et Ed. Il y avait d’autres gens autour, mais des ombres couvraient leurs visages. Je me suis aperçue que Rocco était assise près de moi. Elle s’est avancée vers moi et a passé la main sur ma joue. J’ai touché mon propre visage. J’ai senti la peau rugueuse d’une barbe de plusieurs jours. J’ai caressé mon torse plat. Je me sentais bien dans mon corps, à l’aise au milieu de mes amies.

– Où sont les autres ? ai-je demandé.

Justine a hoché la tête.

– Tout le monde va dans des directions différentes.

J’ai été envahie par un sentiment d’abandon.

– On ne se retrouvera plus jamais.

Peaches riait doucement.

– On se retrouvera, petite, ne t’inquiète donc pas.

Je me suis allongé et j’ai serré la main de Peaches.

– S’il te plait, ne m’oublie pas. S’il vous plait, que personne ici ne m’oublie. Je ne veux pas disparaitre.

Peaches m’a enlacée et m’a attirée contre elle.

– Tu es l’une d’entre nous, gamine. Tu le seras toujours.

J’étais paniquée.

– Je suis vraiment comme vous ? J’ai vraiment ma place ici ?

Des rires affectueux ont répondu à ma question. Une par une, chaque personne dans la cabane m’a prise dans ses bras. Je me sentais en sécurité et aimé, dans leurs bras.

Puis, j’ai regardé vers le haut : la hutte n’avait pas de toit. Les étoiles brillantes clignotaient comme des lucioles. L’air frais sentait l’eucalyptus. J’ai croisé mes jambes face au feu et je me suis réchauffée avec délectation.

– Où est Theresa ? j’ai demandé.

***

Je me suis réveillé sans entendre la réponse. J’ai secoué doucement Theresa.

– Bébé, s’il te plait, réveille-toi !

Elle a levé sa tête de l’oreiller.

– Qu’est-ce qu’il y a, Jess ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Je viens de faire un rêve incroyable.

Theresa s’est frotté les yeux.

– J’étais dans un endroit qui avait l’air ancien, en plein air, dans une forêt. J’étais avec Peaches, Justine et Georgetta. Et Rocco était assise près de moi.

Je ne savais pas comment lui décrire les émotions que j’avais ressenties dans ce rêve.

– Je sentais que j’étais comme elles, tu vois ?

J’ai senti la main de Theresa caresser l’arrière de mon t-shirt, puis elle s’est rendormie.

– Theresa.

Je l’ai secouée à nouveau. Elle a ronchonné.

– J’ai oublié de te raconter une partie du rêve. J’avais une barbe et ma poitrine était plate. Et ça me rendait tellement heureuse. C’était une partie de moi que je ne peux pas expliquer, tu comprends ?

Theresa a secoué la tête.

– Qu’est-ce que ça veut dire, Jess ?

J’ai écrasé ma cigarette.

– C’était comme un truc qui était en moi depuis longtemps. Comme si j’avais grandi différemment. Jamais de ma vie je n’ai voulu être différente, mais dans le rêve, j’aimais ça et j’étais avec d’autres gens qui étaient différents, de la même façon que moi.

Theresa a hoché la tête.

– Mais je croyais que c’était ce que tu avais ressenti en découvrant les bars.

J’ai réfléchi un moment à ce qu’elle venait de dire.

– C’est vrai, ai-je repris, c’était la même chose. Mais dans le rêve, c’était pas le fait d’être gay, c’était le fait d’être un homme ou une femme. Tu vois ce que je veux dire ? D’habitude, je dois toujours prouver que je suis comme les autres femmes, mais dans le rêve, je ne ressentais pas cette obligation. Je ne suis même pas sure que je me sentais comme une femme.

La lune éclairait l’air renfrogné de Theresa qui fronçait les sourcils.

– Tu te sentais comme un homme ?

– Non. C’est ça qui est bizarre. Je me sentais ni homme, ni femme, et j’aimais cette façon d’être différente.

Theresa n’a pas répondu tout de suite.

– Tu traverses beaucoup de changements en ce moment, Jess.

– Ouais. Mais qu’est-ce que tu penses de mon rêve ?

Theresa m’a jeté un oreiller.

– Je pense qu’il faut qu’on se rendorme.

Quelle que soit la réponse que j’attendais de Theresa, ce n’était pas celle-là. Mais le sujet n’allait pas être clos si facilement.

Vers la fin de l’été, Edwin et Grant ont débarqué chez nous. Jan est arrivée plus tard, avec des sacs de courses. Jan et sa nouvelle amante Katie avaient l’air très mal à l’aise, comme si elles s’étaient engueulées avant.

– C’est vraiment la crise, a dit Grant. Il faut qu’on change notre apparence ou on finira par crever de faim. Katie a ramené quelques perruques et du maquillage. Il y a un peu de boulot dans les supermarchés. Bon dieu, je sais pas pour vous, mais moi j’ai vraiment besoin de bosser. C’est juste pour un moment, le temps que les usines rouvrent.

Katie et Theresa se sont retirées dans la cuisine.

On était donc quatre stone butchs en train d’essayer des perruques à la mode. C’était comme Halloween, sauf que c’était effrayant et douloureux. Les perruques nous donnaient l’impression de nous tourner nous-mêmes en ridicule.

– J’en ai mis une. Jess, maintenant c’est ton tour, m’a dit Grant.

Edwin secouait la tête pendant qu’elle tenait le miroir devant moi.

J’ai jeté violemment la perruque par terre.

– Je ressemble encore plus à une il-elle avec cette perruque qu’avec une putain de banane !

– OK, fais comme tu veux, alors ! a crié Grant.

– Fous-moi la paix, Grant, j’ai hurlé en retour. Tu crois que t’es la seule à flipper ?

Grant s’est collée nez-à-nez avec moi.

– Bordel, qu’est-ce que je vais faire s’ils me mettent à la rue, hein ?

Je ne voulais pas me battre avec elle.

– Écoute, Grant. Si ça marche pour toi, alors vas-y, fais-le. Mais personne ne va m’embaucher avec cette putain de perruque sur le crâne. Et le maquillage non plus, ça va pas aider. Il faudrait me mettre un panier en osier sur la gueule pour cacher qui je suis.

Jan s’est levée et est partie. Comme ça, sans rien dire. Ed est allée chercher Katie à la cuisine pour la prévenir. Avec Grant, on s’est serré la main à contrecœur.

– Bébé, j’ai dit à Theresa, si ça te dérange pas, Ed, Grant et moi, on va aller chercher Jan et peut-être boire quelques bières, d’ac ?

Je savais que Theresa aurait préféré que je reste, mais comme Katie aussi était super énervée, elle m’a juste fait oui de la tête.

On était toutes les quatre assises en silence autour d’une table, dans l’arrière-salle d’un bar presque vide du West Side. On évitait de se regarder, Jan, Grant, Edwin et moi. On fixait nos bières des yeux, comme si elles allaient nous donner les réponses qu’on cherchait.

– J’ai fait beaucoup de rêves, dernièrement, ai-je commencé. La nuit dernière, y’a eu ce cauchemar. J’étais poursuivie par quelque chose jusqu’au bord d’une falaise. J’avais peur de ce qui arrivait derrière moi, et je ne savais pas ce qu’il y avait devant moi. Et d’un coup, j’ai décidé qu’il valait mieux sauter plutôt qu’attendre que la chose me rattrape.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Grant.

– Tu le sais bien, j’ai répondu.

Elle a haussé les épaules.

– Je sais ce que tu ressens. Mais je ne comprends pas ce que ça veut dire.

J’ai regardé Ed. Elle savait de quoi je parlais. J’en étais sure.

– J’ai pas mal pensé à Rocco, ai-je dit.

Jan a soupiré et a fait un mouvement de la tête. Elle était en train d’arracher l’étiquette de sa bouteille de bière avec ses ongles.

– J’étais sure que tu étais en train de parler de ça.

– Je peux pas m’empêcher de penser que je serais plus en sécurité. Vous comprenez ?

Ed évitait toujours mon regard.

Grant a hoché la tête.

– J’avoue que j’y ai pensé aussi. Tu connais Ginni ? Elle a été acceptée dans le programme de changement de sexe, maintenant elle se fait appeler Jimmy.

Edwin a lancé à Grant un regard furieux.

– Il nous a demandé de dire il, tu te rappelles ? On doit respecter ça.

Jan a reposé sa bouteille sur la table.

– Ouais, mais je suis pas comme Jimmy. Jimmy m’a dit qu’il pensait déjà être un garçon même quand il était petit. Je suis pas un mec, moi.

Grant s’est avancée vers elle.

– Comment tu sais ça ? Comment tu sais qu’on est pas des hommes ? On peut pas non plus dire qu’on soit des vraies femmes, hein ?

Edwin a secoué la tête :

– Putain, j’ai pas la moindre idée de ce que je suis !

Je me suis approchée d’elle et j’ai posé mon bras sur ses épaules.

– T’es mon amie.

Ed a eu un rire cynique.

– Oh super. Avec ça, je vais pouvoir payer mon loyer ! Merci.

– Oh va te faire foutre ! je lui ai dit en lui embrassant l’épaule.

Grant est partie commander une autre tournée au comptoir. Jan a filé aux toilettes. Je l’ai regardée pousser la porte des toilettes sur laquelle était écrit Femmes. Aucune femme n’est sortie en courant, aucun homme ne l’a suivie pour la jeter dehors, alors je me suis dit que ça devait aller.

Ed m’a tapé sur l’épaule.

– Je suis désolée, a-t-elle dit.

– Ça fait combien de temps qu’on est amies, Ed ?

Elle a baissé les yeux. J’ai continué :

– Alors, comment ça se fait que tu ne me dises pas ce qui t’arrive ? Tu sais que j’ai deviné, mais tu vas pas lâcher le morceau.

Ed a haussé les épaules

– J’ai honte.

– Honte de faire ça ou honte tout court ?

Grant est revenue à la table en trimbalant maladroitement les quatre bières. Jan a rappliqué peu après. Ed n’arrêtait pas de se frotter les yeux.

– Qu’est-ce qui se passe ? a demandé Grant.

J’ai regardé Ed.

– Y’a pas de honte à avoir.

Ed a hoché la tête :

– Ouais, je sais.

– On est toutes face au même questionnement, t’es pas toute seule, lui ai-je rappelé. Si tu peux pas t’ouvrir à tes amies, à qui tu vas parler de ça, bordel ?

– Je sais qu’il va bien falloir que j’en parle, a soupiré Ed.

– Quelqu’un va enfin me dire ce qui se passe, bordel ? a grogné Grant.

Ed a soupiré, avant de continuer :

– J’ai commencé à prendre des hormones masculines. Je les ai eues au marché clandestin, avec le charlatan un peu flippant.

– Putain de merde, a dit Grant. Waouh. Mais comment t’as deviné ça, Jess ?

– Ben, ta voix est en train de changer, Ed. Juste un petit peu, mais je l’entends. Et puis, forcément, je le sais. Je lutte avec le même souci, moi aussi.

Grant a tapé du poing sur la table, en rythme avec la musique du jukebox.

– Ed, tu pourrais me donner le nom de ce médecin ? Je dis pas que je vais faire quoi que ce soit. Mais j’aimerais avoir plusieurs options. Tu vois ce que je veux dire ?

Ed a hoché la tête.

J’ai frappé la table, dans un geste de frustration.

– J’ai besoin de parler à Rocco. Quelqu’un sait où elle est ?

Tout le monde a fait non de la tête.

– Qu’est-ce que ça fait ? Est-ce que ça dure juste un temps ? Je veux dire, est-ce qu’on pourra redevenir des butchs après, quand ce sera moins dangereux ?

Grant a souri d’un air triste.

– J’ai vu un film un jour. C’était sur un mec qui avait une maladie incurable, alors des scientifiques l’ont congelé. Plus tard dans le futur, d’autres médecins ont trouvé comment soigner sa maladie, alors ils l’ont ramené à la vie et l’ont guéri. Mais le seul problème, c’était que le mec venait du passé, et qu’il n’arrivait plus du tout à s’adapter au présent.

Je retenais mes larmes.

– Ouais, mais nous on n’est pas malades.

Jan a approuvé :

– Ouais, et qu’est-ce qui vous dit qu’un jour ce sera possible pour une butch de marcher dans la rue sans danger ? Peut-être que c’est foutu pour les gens comme nous. Peut-être qu’on est coincées là-dedans pour toujours.

Jan a baissé la tête.

– Ma sœur m’a dit que je pouvais venir vivre chez elle et son mari à Olean. Ils gèrent une petite laiterie. Le problème, c’est qu’ils ont dit que je pouvais emménager chez eux seulement si je venais seule, sans Katie. Ils disent qu’ils ne veulent pas que leurs filles voient ce genre de trucs tordus et contre-nature.

Elle a cogné lourdement la table.

– J’ai quarante-quatre ans, bordel. Et ma petite sœur me traite comme si elle était ma mère. C’est pas juste. Rien de tout ça n’est juste.

J’ai hoché la tête.

– Qu’est-ce que tu vas faire ?

Elle a haussé les épaules.

– J’en sais rien encore, a-t-elle répondu en passant son bras autour de mes épaules. C’est censé être moi la vieille bull, mais là, j’aimerais bien avoir une ainée à qui parler. Je voudrais que Butch Ro soit encore en vie. Elle, elle saurait quoi faire.

J’ai souri avec tristesse.

– Je suis pas sure, Jan. Je crois qu’aucune d’entre nous ne sait ce qu’il faut faire.

Grant s’est levée.

– Je vais aller acheter un pack de bières et rentrer à la maison me coller devant la télé. Vous voulez venir ?

J’ai secoué la tête. Jan et Grant sont parties ensemble.

Ed a enfilé sa veste.

– Hé Ed, je lui ai dit, il faut qu’on parle, mon pote. Si tu parles pas, tu vas exploser. Et moi, j’ai vraiment besoin de te parler. J’ai la trouille, Ed.

Elle s’est mordu la lèvre inférieure en fixant le sol.

– Tu te rappelles le bouquin que je t’ai filé ?

J’avais espéré qu’elle ne me poserait pas de questions là-dessus. J’avais apprécié le cadeau mais je ne l’avais pas lu.

– Ouais, le livre de Du Bois ?

Ed a hoché la tête.

– Il y a ce paragraphe que j’ai souligné pour toi. Je l’ai recopié sur un papier que j’ai tout le temps dans mon portefeuille. Lis-le. C’est comme ça que je me sens. Je pourrais pas le dire mieux.

J’étais si près d’elle que je pouvais sentir l’odeur délicate de sa peau et de ses cheveux.

– Ed, j’ai dit tout bas, je veux pas te perdre. Tu es mon amie. Je t’aime tellement fort.

Elle m’a repoussée fermement.

– Il faut que j’y aille, je t’appellerai.

– Ed, attends, hum, c’est quoi le nom de ce docteur ?

Elle a soupiré, puis elle a griffonné le nom et l’adresse sur une serviette en papier.

– Bonne chance, a-t-elle dit.

Je lui ai tapé amicalement sur l’épaule.

– Merci. J’en ai besoin.

J’avais trainé trop longtemps dehors. Je savais que ce n’était pas bien. Quand je suis rentrée à la maison, j’étais bien saoule. Je ne m’attendais pas à ce que Theresa soit encore debout à m’attendre. Elle était assise sur le canapé du salon dans un silence si complet que j’ai failli sauter au plafond quand elle s’est mise à parler.

– T’étais où ?

Quelque chose dans le ton de sa voix m’a fait peur.

Je me suis assis près d’elle sur le canapé. Je voulais la toucher mais j’ai commencé à réaliser à quel point elle était en colère contre moi. Au bout d’un moment, elle s’est rapprochée et elle a attiré tout le poids de mon corps contre elle. Elle était plus inquiète et contrariée qu’énervée.

– Je suis désolée, chérie, vraiment désolée, je lui ai dit. J’ai pensé qu’à moi. Je suis désolée.

Elle a hoché la tête.

– T’étais où ?

Je n’ai pas répondu tout de suite. J’étais bourrée et un peu perdue.

– Je sais bien où j’étais. Je sais juste pas où je vais.

C’était le seul truc que j’avais trouvé à dire.

Elle a regardé mon visage en essayant d’y lire toutes mes pensées et toutes mes émotions. Je ne sais pas si elle y a trouvé ce qu’elle cherchait, mais elle s’est mise ensuite à me caresser les cheveux.

– Tu te rappelles ce que je t’ai raconté sur Butch Al et sur Jacqueline ?

Elle a tressailli. J’ai continué.

– Theresa, je commence à croire que je vais passer par là moi aussi.

Elle m’a regardée. Elle avait l’air calme et inquiète en même temps.

– Jan, Grant, Ed et moi, on a parlé presque toute la nuit, ai-je expliqué.

– Oui, ça en a tout l’air, a-t-elle dit en souriant. Vous avez parlé de quoi ?

– Bébé, je peux pas survivre en tant que il-elle plus longtemps. Je peux pas continuer à me prendre le système en pleine face, comme ça. Je vais pas tenir le coup.

Theresa m’a serré encore plus fort. Elle n’a pas dit un mot.

– On a parlé de peut-être commencer à prendre des hormones. Des hormones masculines. J’ai pensé que je pourrais peut-être essayer de passer en tant qu’homme.

J’attendais que Theresa dise quelque chose. Je pouvais entendre sa respiration, profonde et régulière. Je lui ai caressé l’épaule et le bras. Je sentais sous ma main le contour de chacun de ses muscles.

– Bébé, il faut qu’on en parle, ai-je dit.

Elle est restée un long moment assise en silence à côté de moi. Puis elle s’est levée sans un mot et elle est allée se coucher.

***

On n’a pas reparlé de ça pendant des semaines. D’ailleurs, on n’a pas beaucoup parlé tout court. En revanche, on trouvait régulièrement des petits trucs sur lesquels se prendre la tête, des petites explosions qui menaçaient d’en déclencher des plus grosses.

Quand j’ai commencé à me fermer sexuellement, Theresa réussissait encore à faire fondre mon mur de glace. Mais petit à petit, je me suis transformé en un roc monolithique d’émotions. Je me suis complètement fermé, comme un bloc de granit. J’avais besoin que Theresa en taille la pierre et qu’elle m’en libère, mais au lieu de ça, elle perdait patience et me maudissait. Ça ne marchait pas. J’étais toujours bloquée en stone, figée dans la pierre5.

– Parle-moi ! a-t-elle crié.

– Je regarde la télé, ai-je menti.

Elle s’est levée et s’est plantée devant la télé.

– Tu me parles jamais.

J’ai soupiré de manière exagérée, pour bien montrer mon exaspération.

– Super. Maintenant, tu veux bien parler. Génial. Eh bien, allons-y, parlons.

Mon ton était plat et scellé comme une porte encore fermée à double tour.

– Tant pis, a lancé Theresa.

Elle est sortie de la pièce en claquant la porte, furieuse.

J’ai continué à regarder la télé. Elle a claqué la porte de la chambre. Maintenant, nos deux portes étaient fermées. J’ai éteint la télé et j’ai fumé en silence. Les murs de pierre qui m’entouraient étaient en train de s’effriter. Je me sentais vulnérable et à vif. Maintenant que Theresa avait battu en retraite, je me rappelais à quel point j’avais besoin d’elle.

Tout à coup, je me suis mis à paniquer. Peut-être que je l’avais déjà perdue et que je ne m’en étais juste pas rendu compte. Je me suis levé et je me suis lentement dirigé vers la chambre. Au même moment, Theresa a ouvert la porte et s’est avancée vers moi. On s’est embrassées fébrilement.

– Je suis tellement désolée, chérie, je lui ai dit. Quand je deviens comme ça, je ne sais pas comment en sortir.

Theresa m’a serrée fort dans ses bras.

– Je sais, Jess. Je suis désolée, moi aussi.

Je pouvais entendre le faible son des accords de Marvin Gaye sur une radio, dehors.

– Tu sais ce que j’aimerais ? lui ai-je demandé. J’aimerais qu’il y ait encore un bar gay où on pourrait aller danser, comme on faisait avant.

Theresa a soupiré.

– Il y a des soirées lesbiennes au campus. J’aimerais qu’on puisse y aller. J’aimerais qu’il y ait quelque part où on puisse aller et se sentir les bienvenues.

On se balançait doucement au rythme de la musique, serrées dans les bras l’une de l’autre. Theresa s’est légèrement écartée de moi. Elle m’a regardé de haut en bas avec un sourire et a passé un doigt dans la boucle de ma ceinture. Elle m’a doucement tiré vers notre chambre, en chantant à voix basse :

– Let’s get it on6.

On s’engueulait, puis on faisait l’amour pour se réconcilier. C’est devenu une habitude assez inquiétante.

***

– Tu es une femme ! a crié Theresa en plein petit-déjeuner.

Elle a repoussé son assiette. C’était son boulot d’intérim à temps partiel qui avait apporté ce repas sur la table.

– Non, je n’en suis pas une, ai-je hurlé en retour. Je suis une il-elle, c’est différent.

Theresa a frappé sur la table avec colère.

– C’est un mot dégueulasse. Ils t’appellent comme ça pour te faire du mal.

Je me suis penché en avant.

– Mais je les ai écoutés. Ils ne disent pas « il-elle » aux butchs du samedi soir. Ça veut dire quelque chose d’autre. C’est une manière de dire qu’on est différentes. Ça veut pas simplement dire qu’on est… lesbiennes.

Theresa a froncé les sourcils.

– Qu’est-ce qui se passe ?

J’ai haussé les épaules.

– Rien. C’est juste que j’avais encore jamais prononcé ce mot. Ça a l’air si simple quand c’est toi qui le dis. Mais pour moi, ça sonne trop comme une insulte. J’ai même du mal à l’articuler.

On s’est souri malgré nous.

– Chérie, ai-je repris sur un autre ton. Il faut que je fasse quelque chose. Toute ma vie, je me suis battue pour défendre qui je suis. Je suis fatiguée. Je ne sais vraiment plus comment continuer. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour rester moi-même et réussir à survivre. Je ne vois plus aucun autre chemin.

Theresa s’est rassise dans sa chaise.

– Je suis une femme, Jess. Je t’aime parce que tu es une femme, toi aussi. En grandissant, j’ai décidé que je ne trahirais pas mes désirs en me résignant à épouser un fermier crasseux ou le mec de la station service. Est-ce que tu comprends ça ?

J’ai secoué la tête avec tristesse.

– Est-ce que tu préférerais que je ne sois pas une butch ?

Elle a souri.

– Non, j’adore ta butchitude. Je ne veux juste pas être la femme d’un homme, même si cet homme est une femme.

– Alors qu’est-ce que je suis censée faire ? ai-je demandé en tournant la paume de mes mains vers le ciel.

Elle a secoué la tête.

– Je n’en sais rien.

Theresa m’a demandé d’aller récupérer le linge sec et d’aller faire les courses pendant qu’elle était au travail. Mais au moment où elle a quitté la maison, je me suis sentie perdue. J’ai erré dans l’arrière-cour et je me suis agenouillée près de son potager.

Le temps que le soleil arrive au zénith, j’étais assise entre les rangées de courges en fleurs et de plants de tomates. Ce jardin était une partie de Theresa que je ne connaissais pas. J’ai commencé à réaliser que ce petit lopin de terre était en fait une photo souvenir du sol du pays où elle avait grandi. Où étais-je au printemps, quand Theresa avait semé ce jardin ? Maintenant, tout était flétri.

J’ai pensé à la manière dont chaque chose pousse à sa saison, et à toute la place que ça devait prendre sous la terre. J’ai pensé aux différentes choses qui échappent au contrôle du jardinier, comme la météo et les bestioles.

Derrière moi, le bruit des pas de Theresa sur l’herbe m’était familier, mais il m’a tout de même surpris. Je n’avais pas réalisé qu’il était si tard dans l’après-midi.

Je me suis souvenu que plus tôt dans l’été, je l’avais un jour trouvée en train de travailler dans le jardin, toute en sueur et rougie par le soleil. Je l’avais allongée juste à côté sur l’herbe, j’avais plaqué son corps au sol avec mes hanches et j’avais embrassé sa bouche jusqu’à ce qu’elle pousse ces petits gémissements de désir que je pouvais reconnaitre.

– Jess ?

La voix de Theresa a interrompu mes pensées.

– Qu’est-ce que tu fais dans mon jardin ?

– Je réfléchis, ai-je soupiré.

– T’es allée chercher le linge ? m’a-t-elle demandé. Et les courses ?

J’ai fait non de la tête.

– T’es restée assise là toute la journée ?

J’ai hoché la tête.

– Bordel, Jess, a-t-elle grommelé avec colère en repartant. J’aurais bien besoin d’un peu d’aide dans cette maison !

***

Ed et moi, on gardait un œil sur les mecs à côté de nous dans le bar.

– Qu’est-ce que ça fait, Ed ? je lui ai demandé avec empressement.

– C’est pas très différent. Pas encore, en tout cas, a-t-elle dit en haussant les épaules.

Sa voix était plus grave et elle commençait à avoir quelques poils de barbe fins et clairsemés.

– Est-ce que tu réussis à passer7 ? je lui ai demandé.

Elle a secoué la tête de gauche à droite.

– On ne me prend plus pour une femme. Mais apparemment on ne me prend pas pour un homme non plus. On me voit comme quelque chose entre les deux. Ça fait peur. J’aimerais pouvoir accélérer et arriver direct au moment où on me verra juste comme un homme.

– Mais Ed, les gens ont toujours fait comme si on était moitié femme, moitié homme.

– C’est vrai. Mais maintenant, ils ne savent pas ce que je suis, et ça les rend dingues. Je te le dis, Jess, si ça change pas bientôt, je vais pas réussir à encaisser encore longtemps. J’ai doublé les doses d’hormones juste pour essayer d’en accélérer les effets.

J’ai posé ma main sur son épaule. Deux hommes se sont retournés pour nous regarder. J’ai retiré ma main.

– Et comment Darlene prend tout ça ?

Ed a lentement tourné son visage vers moi. La tristesse qu’il y avait au fond de ses yeux m’a terrifiée.

– On n’en parle pas, a-t-elle répondu.

J’ai secoué la tête, sceptique.

– Vous n’en parlez pas ? Comment est-ce qu’on peut ignorer un truc aussi énorme ? Attends une minute, qu’est-ce que je suis en train de raconter ? On peut pas vraiment dire que Theresa et moi on communique sur ce sujet non plus.

On est restées assises en silence à siroter nos bières. Je me sentais rassurée par sa présence. Le bar a commencé à se remplir d’hommes. Il était temps de partir.

– Tu sais ce que c’est le pire dans le fait de ne pas parler à Theresa ? ai-je dit à Ed en partant. C’est que je n’ai même pas la moindre idée de ce que je veux lui dire.

Theresa était déjà endormie quand je suis rentré à la maison cette nuit-là. J’ai rampé dans le lit et je me suis blotti contre elle.

– Theresa, ai-je murmuré, il y a tellement de choses que j’essaie de te dire, mais je ne sais pas comment faire.

Elle a soupiré dans son sommeil.

– J’ai le sentiment que la prochaine engueulade va me démolir, que je vais en mourir et que ma vie n’aura eu aucun sens. Certains jours, quand tu m’embrasses sur le pas de la porte pour me dire au revoir, ça me met tellement en colère. Tu agis comme si tu étais sure que j’allais rentrer à la maison le soir, alors que j’aimerais que tu me dises au revoir comme s’il y avait un risque qu’on ne se revoie plus jamais.

Je me suis mordu la lèvre inférieure.

– J’ai l’impression que je ne vaux rien. C’est seulement quand tu me montres ton amour que j’ai le sentiment d’avoir une valeur. Et j’ai peur d’être en train de te perdre. Qu’est-ce que je ferais si jamais tu me quittais ?

J’ai essayé de pleurer en silence pour ne pas la réveiller.

– Je suis tellement désolée pour toutes les fois où je me suis conduite comme une abrutie. Je t’aime tellement fort. Peut-être trop fort. S’il te plait, ne me quitte pas, bébé. S’il te plait, ne t’en va pas.

Theresa s’est retournée et a touché mon visage. J’ai essuyé mes larmes.

– Jess, tu as dit quelque chose ?

Sa voix était enrouée par le sommeil.

– Non, chérie.

Je lui ai caressé les cheveux et je l’ai embrassée sur la joue.

– Rendors-toi.

***

Depuis la porte de la cuisine, Theresa me regardait rempoter une phalangère.

– Il y a un pot plus grand sous l’évier, m’a-t-elle rappelé.

J’ai secoué la tête.

– Cette plante préfère quand elle est à l’étroit. Plus il y a de tension sur ses racines, plus elle pousse.

Theresa est venue derrière moi et a passé ses bras autour de ma taille.

– Est-ce que c’est comme ça pour nous aussi, bébé ?

Je n’ai pas répondu. Elle m’a tournée face à elle. Je ne parvenais pas à la regarder dans les yeux.

– Qu’est-ce qu’il y a bébé ? m’a-t-elle demandé avec insistance.

J’ai haussé les épaules.

– Je crois que je n’ai pas les mêmes sentiments que les autres gens, que je ne ressens pas les mêmes émotions. Parfois, tu veux que je te dise comment je me sens et je suis incapable de savoir si je suis comme les autres, à l’intérieur. Peut-être que je n’ai pas de vrais sentiments.

Theresa n’a pas répondu immédiatement. Elle a posé sa tête sur mon épaule et elle m’a attirée contre elle.

– Assieds-toi bébé, a-t-elle dit en soupirant.

Elle a rapproché une autre chaise de cuisine à côté de la mienne.

– Oh, bien sûr que tu as des sentiments, bébé. Je pense que tu peux ressentir l’amour, peut-être même mieux que n’importe qui d’autre.

Elle a pris mes mains dans les siennes.

– Il y a tellement de choses qui se passent dans ton cœur que ça m’effraie parfois. J’ai peur que tu exploses si tu ne trouves pas une sorte de soupape de sécurité. J’ai l’impression que la colère est un sentiment difficile pour toi. Peut-être que c’est ta propre rage qui te terrifie. Je pense aussi que l’humiliation est un sentiment extrêmement dur à encaisser et à gérer pour n’importe qui, et j’ai l’impression que tu y es beaucoup confrontée.

Je pouvais à peine supporter d’entendre ses mots. Je commençais à avoir chaud et j’avais la tête qui tournait. Theresa m’a attirée contre elle et a effleuré ma joue de ses lèvres.

– Calme toi, chérie, a-t-elle murmuré.

Je me suis écartée brusquement.

– Mais peut-être que j’éprouve pas de sentiments comme les autres gens. Peut-être que la façon dont j’ai grandi m’a changée à l’intérieur. Peut-être que je suis comme cette plante. Mes sentiments ont été tellement étouffés que je me suis développée d’une autre manière.

Theresa a souri en réfléchissant à ce que je venais de dire.

– Oui, peut-être que c’est ce qui te rend si sensible aux sentiments des autres. Tu vois si bien à l’intérieur des gens que parfois, ça me donne l’impression d’être nue en ta présence.

– Pourquoi est-ce qu’il faut que les sentiments aient autant d’importance ? ai-je soupiré.

Theresa a souri de nouveau.

– Tu veux dire tes sentiments, bébé. Tu considères toujours les sentiments des autres comme quelque chose de très important. C’est une position difficile pour toi, chérie. Mais ne me laisse pas toute seule dans le brouillard.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? ai-je demandé en fronçant les sourcils.

Theresa a pris une voix douce.

– Je veux dire que moi aussi je ressens des choses par rapport à ce qui nous arrive. Et tu es la seule personne avec qui je peux vraiment en parler. Mais parfois, tu n’es pas là pour moi. Tu te rappelles l’année dernière quand on est allées t’acheter un nouveau costume ?

J’ai grimacé en essayant de chasser ce souvenir douloureux. Je ne voulais pas y penser, mais Theresa m’y a forcé.

– Jess, c’était un cauchemar. J’étais là aussi, tu te rappelles ? On s’est toutes les deux senties humiliées. Quand on est rentrées à la maison, je n’avais personne au monde vers qui me tourner pour en parler, à part toi. Mais tu étais déjà toute refermée et éteinte, et je savais que ça prendrait des jours ou des semaines avant que tu t’ouvres de nouveau. J’avais besoin de toi.

J’ai regardé fixement mes mains jointes sur mes cuisses.

– Tu sais comment je me sens, parfois, Theresa ? Comme si je n’avais absolument rien pour toi. J’aurais envie de te donner tout ce qui est en mon pouvoir, mais j’ai l’impression de ne rien avoir à t’offrir. Je le pense vraiment. C’est toi la plus forte, c’est toi qui fais tout tenir en place, qui nous maintiens à flot. Tout ce que je sais faire, tout ce que je peux faire, c’est te faire l’amour.

Theresa a dénoué mes mains.

– Alors, aime-moi simplement, Jess. Et je t’en prie, ouvre-toi à moi de temps en temps. S’il te plait.

J’ai haussé les épaules.

– J’ai essayé de te dire ce avec quoi je me débats en ce moment, mais tu as refusé d’en parler. Je ne peux pas continuer plus longtemps sans d’abord changer quelque chose.

Theresa a soupiré.

– Je suis une fem, Jess. Je veux être avec une butch. En plus, je commence vraiment à me sentir appartenir au mouvement des femmes, même si tous les aspects de moi-même ne peuvent pas forcément s’y épanouir en même temps. Mais mon monde s’agrandit vraiment.

– Génial, ai-je grommelé. Le mien se rétrécit. Mais les hormones, c’est comme des lunettes adaptées à ma vue. Si j’arrive à le voir à travers ce filtre, il se pourrait bien que mon monde s’élargisse aussi.

Theresa a secoué la tête.

– Je ne veux pas être avec un homme, Jess. Je ne le ferai pas.

– Mais je serai toujours une butch ! ai-je protesté. Même sous hormones.

Ensuite, j’ai dit quelque chose qui me faisait réellement peur mais que j’ai regretté d’avoir formulé à haute voix.

– Peut-être que ça te plairait si j’étais un mec. Ce serait plus facile d’être avec moi.

Theresa s’est enfoncée dans sa chaise. La chaleur de son visage s’est estompée.

– Je mets du rouge à lèvres et des talons hauts, et je marche dans la rue main dans la main avec toi, Jess. C’est ma vie, et je suis sacrément courageuse d’aimer qui j’aime. N’essaie pas de m’enlever qui je suis.

Mon menton s’est mis à trembler.

– Bien, et qu’est-ce que tu penses des choses qui m’éloignent de qui je suis, moi ? Mais putain, qu’est-ce que je vais faire, Theresa ? Dis-moi, qu’est-ce que je peux faire ?

Je suis resté assis, crispé, alors que Theresa m’enveloppait dans ses bras.

– Je ne sais pas Jess, a-t-elle murmuré. Je n’en ai tout simplement plus la moindre idée.

***

Theresa et moi, on est restées assises sur le canapé un long moment sans parler. On était toutes les deux usées et vidées par de longs mois de distance et de piteuses disputes.

– Tu as déjà pris ta décision, n’est-ce pas ? a-t-elle demandé.

Je savais que son ton était plus froid qu’elle ne l’aurait voulu.

J’ai hoché la tête.

– Ouais, et j’ai passé en revue des centaines d’options.

Je n’avais pas voulu paraitre si sarcastique.

– Bon dieu, Theresa, je suis si terrifiée. Je ne veux pas mourir, mais je ne sais pas comment vivre. J’ai vraiment peur.

Theresa m’a tiré vers elle. Elle m’a serré si fort que j’avais du mal à respirer.

– Je ferais n’importe quoi pour être assez forte pour te protéger, a-t-elle dit. Je ferais n’importe quoi juste pour pouvoir te garder en sécurité avec moi.

Elle a posé ses doigts sur mes lèvres pour m’empêcher de parler.

– Peut-être que je comprends ce que tu veux dire. Je crois que je ne veux juste pas admettre que tu as raison.

J’étais soulagée. J’ai essayé de la prendre dans mes bras, mais son corps était inerte. Je me suis écartée pour examiner son visage. Elle n’avait pas encore fini de parler.

– J’ai peur aussi, a-t-elle repris. Si je ne suis pas avec une butch, tout le monde va penser que je suis hétéro. C’est comme si moi aussi j’allais devoir passer, contre mon gré. J’en ai ras-le-bol de ce monde qui présume que je suis hétéro. J’ai travaillé dur pour être perçue comme lesbienne.

On a souri toutes les deux.

– Tu as pris ta décision. Je le sais. Ça ne me surprend pas vraiment. J’ai eu tellement peur pour toi.

Les larmes ont commencé à couler sur son visage. J’ai essayé de les essuyer, mais elle a repoussé mes mains et les a tenues fermement dans les siennes.

– Mais je ne peux pas le faire, Jess. Je ne peux pas arpenter le monde avec toi et faire semblant que tu es un homme. Je ne peux pas être heureuse en me faisant passer pour une femme hétéro. Je ne peux pas vivre comme ce couple dans Appartement 3-G8 qui a trop peur des gens pour leur faire confiance et se faire des amis. Je ne peux pas vivre comme une fugitive avec toi. Je serai incapable d’y survivre, Jess. S’il te plait, essaie de comprendre, mon cœur.

Je me suis écartée d’elle.

– Qu’est-ce que t’es en train de dire ?

Elle s’est contentée de secouer la tête. Je me suis levée lentement.

– Qu’est-ce que tu es en train de dire ? Tu ne vas pas rester avec moi ? Pourquoi ? Ce n’est donc que ça, la force de l’amour que tu me portes ?

Theresa s’est levée et s’est avancée vers moi.

– S’il te plait, bébé. Je ne peux pas. Je ne peux juste pas rester avec toi si tu fais ça.

La rage bouillonnait au fond de ma gorge.

– Mais, si tu m’aimais…

Le visage de Theresa était froid et empli de fureur.

– Ne me dis plus jamais ça.

Mes yeux se sont remplis de larmes de colère.

– Mais, c’est la vérité, non ?

Tout ce que j’avais retenu en moi a fini par déborder et par exploser quand Theresa s’est mise à pleurer. Elle a enfoui sa tête dans mon cou.

– Ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas. Je t’aime si fort que je ne sais pas quoi faire. Je ne peux juste pas te suivre là-dedans. J’essaie de te comprendre. Tu ne peux pas essayer de me comprendre aussi ?

J’ai secoué la tête.

– Comment ça se fait que personne ne me laisse jamais le choix dans la vie ? Je ne peux pas continuer à vivre comme ça, mais tu ne passeras pas avec moi la seule porte qui m’est ouverte. Merci beaucoup.

Theresa m’a frappée violemment l’épaule. Je lui ai attrapé les poignets. On a lutté jusqu’à ce qu’on tombe l’une contre l’autre, exténuées. On s’est assises côte à côte sur le canapé.

– Je ne sais pas comment tu pourrais survivre autrement, a-t-elle dit. Mais moi je peux pas le faire.

Ma gorge s’est serrée. J’espérais pouvoir la faire changer d’avis.

– N’essaie pas de me faire changer d’avis, a-t-elle ajouté.

Elle avait toujours su lire dans mes pensées.

– Et je n’essaierai pas de te faire changer d’avis non plus, d’accord ?

Je l’ai regardée, dubitatif.

– Chérie, s’il te plait, ne me quitte pas maintenant. Je suis terrifiée. C’est trop dur. S’il te plait.

Theresa s’est levée brusquement.

– Arrête ça tout de suite, a-t-elle exigé.

Ça lui faisait trop mal. Je me suis rétractée.

Je me suis avancée vers elle et j’ai tourné doucement son visage vers le mien.

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? lui ai-je demandé.

– Tu ferais mieux de partir, a-t-elle simplement répondu.

C’était étrange de l’aimer autant et de me sentir en même temps aussi loin d’elle.

– T’es sérieuse ?

Elle a hoché la tête et elle a marché jusqu’à la fenêtre, comme si elle pouvait voir au dehors à travers l’obscurité de la nuit.

– Je vais rassembler toutes les affaires dont tu as besoin. Tes amies viendront t’aider.

Je continuais à croire que tout ceci ne pouvait pas être en train d’arriver.

– S’il te plait, ai-je répété, est-ce qu’on pourrait pas au moins essayer ? J’ai besoin de toi !

– Je ne sais pas quoi faire non plus, a dit Theresa. Il va juste falloir que je trouve mon propre chemin, maintenant. Je sens que je suis en train de sombrer, moi aussi. Mais cette fois-ci, on ne peut pas se secourir l’une l’autre.

J’ai fixé le sol des yeux.

– Et si je ne prenais pas d’hormones et que je n’essayais pas de passer ?

– Eh bien, tu seras sans doute tuée en pleine rue ou bien tu deviendras tellement folle que tu finiras par te flinguer, je ne sais pas.

On est restées debout, sans parler.

– Quand est-ce que tu veux que je m’en aille ?

– Ce soir.

Après avoir dit ça, Theresa s’est effondrée et s’est mise à sangloter. Je l’ai enlacée et je l’ai serrée fort dans mes bras, pour la dernière fois.

Elle avait raison. Une fois qu’on avait toutes les deux compris qu’on ne pouvait plus continuer ensemble, il fallait que je parte. La douleur était déjà trop insupportable. Theresa m’a caressé le visage et a répété :

– Je t’aime tellement.

J’ai hoché la tête en laissant les larmes ruisseler sur mon visage. Je savais que c’était vrai, mais une partie de moi était en rage contre elle, parce qu’elle ne m’aimait pas assez pour qu’on reste ensemble.

Je suis allée dans la chambre pour mettre quelques vêtements dans un sac à dos. Je savais qu’elle emballerait le reste de mes affaires avec précaution.

Theresa m’a raccompagnée jusqu’à notre porte. On ne parvenait pas à ravaler nos larmes, mais on essayait de ne pas s’effondrer complètement.

– Une part de moi veut venir avec toi, a-t-elle dit. Mais si je le faisais, je vivrais ta vie, pas la mienne. Je finirais par t’en vouloir de ma décision.

Elle me caressait le visage tout en parlant. Ça faisait tellement de bien de sentir le bout de ses doigts contre ma peau.

J’ai regardé par terre.

– Il y a tellement de choses que j’aurais aimé te dire. Mais je n’ai jamais pu trouver les mots.

Elle a souri.

– Écris-moi une lettre un jour.

– Je ne saurais pas où l’envoyer.

– Écris-la quand même, a-t-elle dit.

– On en est vraiment là ? C’est fini ? ai-je demandé.

Elle a fait oui de la tête.

On s’est embrassées aussi profondément qu’on a pu. Puis, on s’est détachées l’une de l’autre. J’ai passé la porte et je me suis retourné pour la regarder une dernière fois. Elle a souri, presque comme pour s’excuser. Je lui ai fait un signe de la tête. Elle a refermé la porte.

Soudain, j’ai pensé à plein de choses que j’avais besoin de lui dire, mais je savais qu’elle n’avait pas besoin de les entendre tout de suite. Je suis restée assise sur le palier pendant un bon moment. Mais je me suis dit que Theresa allait peut-être appeler une amie pour la consoler, alors je ne voulais pas être dans nos escaliers quand elle arriverait.

Je suis descendue et j’ai traversé la cour. J’ai retourné une caisse en bois et je me suis assise dessus. Le ciel était noir et constellé d’étoiles. Je me suis sentie seule au monde. J’avais tellement peur que j’avais du mal à respirer. Je n’avais aucune idée de vers où je me dirigeais. Je ne savais pas quoi faire de ma vie. Je ne parvenais même pas à identifier une direction vers laquelle commencer à marcher.

Je suis resté assis sur cette caisse toute la nuit, à regarder vers le ciel. De temps en temps, je pleurais, le reste du temps, j’étais juste assis là. Je m’efforçais de penser à mon avenir, essayant d’imaginer la route qui s’ouvrait devant moi, et cherchant à entrevoir qui j’allais bien pouvoir devenir.

Mais tout ce que je pouvais voir, c’était le ciel nocturne et les étoiles au-dessus de moi.

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1. « Elle t’aime, ouais, ouais, ouais », 1964.

2. 7-Eleven est une enseigne de commerces de proximité ouverts 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, développée principalement en Asie et en Amérique du Nord.

3. Au début des années 1970, des habitant∙e∙s de la réserve sioux oglala de Pine Ridge dénoncent la corruption du chef du conseil tribal, la vente des terres de la réserve à des prix bradés aux gouvernements états-uniens successifs et les conditions de vie dans la réserve, l’une des plus pauvres du pays. Après avoir épuisé tous les recours légaux, elles/ils se tournent vers l’American Indian Movement (AIM), organisation militant pour les droits civiques des peuples natifs aux États-Unis. Le 27 février 1973, habitant∙e∙s et militant∙e∙s de l’AIM occupent le hameau de Wounded Knee situé dans la réserve, prenant onze otages. Le choix de ce lieu est symbolique, puisqu’il a été le théâtre du massacre de plus de 300 Sioux Lakotas Miniconjou par l’armée états-unienne en 1890, l’un des derniers du génocide. Alors que le FBI commence un siège militaire et menace de donner l’assaut, un soutien important se met en place et la lutte bénéficie d’une forte visibilité médiatique, poussant le gouvernement à renoncer à un second massacre. Les militant∙e∙s proclament l’indépendance du territoire, et l’occupation devient un symbole de la lutte contre la gestion états-unienne des réserves indiennes en général. Le 8 mai 1973, après soixante-et-onze jours d’occupation, les militant∙e∙s annoncent leur reddition et quittent les lieux avant l’arrivée des autorités.

4. Dans les années 1970, après une période de forte croissance économique, l’inflation, le chômage et les limites de production annoncent une crise économique aux États-Unis comme dans de nombreux pays industrialisés.

5. Feinberg joue dans ce paragraphe sur le double sens du mot stone en anglais, qui signifie pierre mais qui fait aussi référence, dans ce contexte, aux stone butchs.

6.  « Recommençons ensemble », paroles de la chanson éponyme de Marvin Gaye, 1973.

7. Le passing renvoie à la façon dont une personne trans’ est « lue » en terme de genre. Passer, c’est être perçu∙e par les autres, les inconnu∙e∙s, comme appartenant au genre de transition (qui n’est pas celui assigné à la naissance). Dans le cas de Ed, il s’agit de passer en tant qu’homme. Puisque d’un simple coup d’œil on nous attribue un genre ou l’autre, l’idée de passing repose sur tous les marqueurs du genre : habillement, posture corporelle, gestuelle, tonalité et intonation de la voix, activités et comportements jugés socialement comme masculins ou féminins. Ces marqueurs reflètent les codes sociaux en matière de genre et peuvent donc être vécus comme normatifs. Ils comportent également une part de subjectivité qui fait qu’une personne peut être perçue de genre différent selon son interlocuteur∙rice. Pour beaucoup de personnes trans’, avoir un passing apporte une sécurité en protégeant des agressions transphobes.

8.  Apartment 3-G est une bande dessinée publiée à partir de 1961 sous forme de série dans un journal états-unien, qui raconte l’histoire de trois femmes partageant un appartement (le fameux appartement 3G) à Manhattan.

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© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

12

Je me souviens encore de ce moment où j’ai vu Theresa, debout, juste là en face de moi. On entrait dans la conserverie avec Jan. Elle travaillait sur une machine à évider les pommes.

J’ai fait en sorte de pouvoir mieux la regarder. Je me demandais de quelle couleur étaient ses cheveux sous ce bonnet en papier blanc.

– Tu viens, oui ou non ? m’a demandé le contremaitre.

Je suis resté à la traine un moment. Son sourire me montrait qu’elle savait déjà qu’elle avait toute mon attention.

Même après, pendant qu’on remplissait les formulaires dans le bureau du contremaitre, je me sentais encore toute confuse et troublée. Theresa n’a jamais cessé d’avoir cet effet-là sur moi. Le contremaitre l’a remarqué, mais il n’a pas dû y prêter attention parce qu’il m’a affectée à la rangée juste à côté d’elle.

J’ai observé les femmes piquer une pomme sur une broche et appuyer sur une pédale. Les pommes tournaient sur elles-mêmes, elles étaient pelées et évidées en même temps. Tout ça atterrissait sur un tapis roulant qui venait vers moi. Juste après, le tapis roulant se divisait en deux.

Le contremaitre m’a tendu une baguette. Je l’ai regardé bêtement. Il m’a dit de cogner les trognons et les épluchures pour les envoyer d’un côté, et les pommes de l’autre.

– C’est tout ? ai-je demandé.

Il a grogné et il est parti.

Ainsi a commencé ma courte carrière de cogneuse de pommes.

Je savais que Theresa me regardait, alors j’ai voulu faire le geste avec sensualité, mais c’était un peu compliqué compte tenu de la tâche.

– Qu’est-ce que tu fais ? m’a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules.

– J’inspecte les pommes. Tu sais : qualité des fruits, trous de vers, si elles ont été évidées et pelées efficacement.

Elle a jeté la tête en arrière et a souri.

– Tu veux dire que t’es une cogneuse de pommes ?

– Ouais, ai-je rigolé. Quelque chose comme ça.

– Eh toi, trou du cul ! a crié quelqu’un à la fin du tapis roulant.

Oui, bon, j’avais laissé quelques pelures descendre le tapis roulant. Ouhlala !

Theresa a ri doucement et elle est retournée à son travail. Elle jouait avec moi. Ce flirt faisait partie des plaisirs inattendus de la vie. Ça s’est fini presque aussi vite que ça avait commencé. Le contremaitre a annoncé qu’il me déplaçait.

– Vous savez, je peux faire mieux que ça en tapant ces pommes, ai-je insisté.

Je l’ai suivi vers une autre partie de l’usine où on faisait de la mise en conserve à proprement parler. Le bruit m’a terrifié. Le contremaitre a désigné un tapis roulant en forme de Y parallèle au plafond. J’ai vu un gars là-haut, à califourchon sur un énorme tuyau près de l’endroit où le tapis roulant se divisait en deux. Toutes les deux ou trois secondes, un carton tombait sur le tapis roulant à la queue du Y. Il les répartissait alternativement d’un côté ou de l’autre. Je le remplaçais.

Le contremaitre m’a montré une perche en métal avec des prises pour les pieds. J’attendais que le gars qui était déjà en haut redescende par là, mais il est descendu en se balançant de tuyau en tuyau, il s’est essuyé les mains et il est parti. Je me suis dit qu’il devait faire ce boulot depuis longtemps.

J’avais espéré grimper facilement au-dessus du vacarme, mais la hauteur et le grondement m’ont donné la nausée. Ce boulot avait l’air de requérir autant d’aptitude et de jugement que de cogner des pommes. Mais même si ce n’était pas une tâche complexe, ce n’était sûrement pas aussi facile que ça en avait l’air à première vue. Les cartons étaient remplis de lourdes conserves de compote de pommes. Ils passaient en trombe devant moi à une vitesse effrayante, et je devais les cogner pour les dévier. J’ai failli tomber. J’ai appris à frapper les boites avec un angle, pas de plein fouet. Une fois que j’avais pris le coup de main, j’ai réalisé le panorama qui s’offrait à moi. Je n’avais jamais vu la vie d’une usine du point de vue d’un oiseau. L’arrangement des machines, l’enchainement et l’interdépendance des tâches, la précipitation organisée des travailleurs.

J’ai entendu des éclats de voix près des toilettes des femmes. Butch Jan faisait face à deux femmes et un homme. Je m’étais déjà retrouvée un paquet de fois dans ce genre de bagarre, mais je n’y avais jamais assisté en tant que spectateur, en sécurité à l’extérieur de la scène. Jan se tenait debout, les mains sur les hanches, et sa bouche bougeait comme si elle criait. En regardant son corps, je pouvais voir à quel point elle était mal à l’aise et sur la défensive.

Je n’aurais jamais entendu le contremaitre qui m’appelait depuis en bas s’il n’avait pas cogné avec un marteau sur un tuyau en métal relié à celui sur lequel j’étais assise. La vibration m’a fait sursauter et la boite suivante a failli me rentrer dedans et me faire tomber. Il a pointé sa montre. Il devait être l’heure de manger.

J’ai retrouvé Jan à la cafétéria. Elle était à bout. Des femmes dans les toilettes avaient prétendu qu’elle était un homme. Elles avaient dit que Dieu n’avait pas créé les femmes pour qu’elles ressemblent à des hommes.

– Alors expliquez-moi, leur avait demandé Jan.

J’ai ri pendant qu’elle racontait son histoire, mais ce n’était vraiment pas drôle.

Quand j’ai vu la jolie fem arriver, Jan était en train de bredouiller d’émotion et je tenais à l’écouter jusqu’au bout.

– Elles ont dit qu’elles m’ont prise pour un homme à cause de mes tatouages.

Jan a frappé la table.

– J’ai dit : « Si vous pensiez vraiment que j’étais un homme, vous seriez sorties des toilettes en courant et en criant ! »

J’ai hoché la tête. Elle avait raison.

La femme s’est assise à une table avec ses amies. J’aurais juré qu’elle me matait. Jan a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir ce que je regardais, puis elle a ri :

– Tu as vu quelque chose qui te plait dans le menu ?

Je me suis tortillé sur ma chaise.

– Bof, tu sais. Elle est probablement juste en train de jouer avec moi.

– Et comment !

Jan avait l’air au courant.

– Qu’est-c’que tu veux dire bordel ? ai-je enchainé du tac au tac.

– J’ai entendu dire qu’elle avait demandé ton nom à quelqu’un.

– Tu te fous de moi. Je te crois pas.

Jan semblait blessée.

– Non, vraiment pas.

J’ai senti l’espoir monter en moi. Puis redescendre.

– Oh, ça veut probablement rien dire, ai-je conclu.

Jan a souri comme s’il y avait autre chose.

– Ben, en fait elle a demandé si tu étais célibataire.

Ma mâchoire est tombée. Je n’arrivais pas à retrouver mon calme.

– Nom de Dieu… Détends-toi ! a dit Jan en me tapotant le bras.

– Jan, comment elle s’appelle ?

– Theresa.

J’ai savouré son nom, en le répétant dans ma tête. Quand tu te retrouves à faire ça, c’est le signe que quelque chose de grand est en train de se passer dans ton cœur.

À la fin de la journée, j’ai cherché Theresa du regard à la pointeuse, mais elle était cachée dans le flot de centaines de travailleurs qui s’en allaient et de centaines d’autres qui arrivaient pour l’équipe suivante. Je n’ai pas beaucoup parlé dans le bus du retour. Je regardais juste par la fenêtre. Jan a ri doucement en secouant la tête.

Le jour suivant, j’étais impatiente d’aller bosser. Jan et moi, on était affectées au chargement des camions. C’était un travail difficile. J’étais appuyée contre un poteau et je fumais une cigarette quand Theresa est passée pour aller aux toilettes. En l’occurrence, les toilettes étaient dans la direction opposée. J’étais mal à l’aise parce que je dégoulinais de sueur et mon t-shirt blanc était dégoutant. Theresa a souri.

– J’aime les butchs tout en sueur, a-t-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées.

Bon sang, ces cartons ont navigué entre mes mains toute la journée comme s’ils étaient remplis de plumes.

La semaine suivante, je n’ai pas beaucoup dormi. Je bondissais du lit aussitôt que le réveil sonnait. Je parcourais le long trajet jusqu’à la conserverie avec excitation et impatience. Je voyais Theresa au moins deux fois par jour. J’étais sur un petit nuage.

Puis, un jour, Jan m’a pris à part après une pause.

– J’ai de mauvaises nouvelles pour toi, mon p’tit.

Theresa avait été virée. Le grand chef l’avait appelée dans son bureau pour le bilan des six mois. C’est alors qu’il lui avait empoigné les seins. Jan a dit que Theresa lui avait mis un coup dans le tibia, lui avait gueulé dessus, et lui avait tapé dans l’autre tibia. Bien joué. Mais bon, il l’avait virée.

J’ai dégringolé du sommet de mon euphorie. Après ça, ce n’était plus qu’un boulot. C’était même pire, puisque ça avait été tellement plus amusant avant. Je savais qu’il était temps de demander à l’agence d’intérim une nouvelle mission.

***

Le vendredi suivant, quand je suis arrivée au bar, j’étais bien contente de m’être lavé et habillé proprement avant de sortir. Theresa a passé la porte. J’avais abandonné tout espoir de la revoir. Elle avait persuadé quelques amies de la conduire à Buffalo pour me trouver. Heureusement pour moi, il n’y avait qu’un seul bar gay.

La teinte des cheveux de Theresa m’a rappelé les couleurs éclatantes d’une châtaigne. Ça avait largement valu le coup d’attendre pour voir ça. Ses yeux n’ont pas dissimulé à quel point elle était contente de me voir. Je crois qu’elle aurait aimé me serrer dans ses bras, mais elle s’est retenue. Moi aussi. J’ai embrassé la joue qu’elle m’a tendue.

J’ai vu Grant près du jukebox. Un instant après, j’ai entendu l’intro de Stand by your man. Merci, Grant. J’ai proposé à Theresa de danser. Elle a pris son temps. Elle a d’abord lissé mon col et ajusté ma cravate, avant de me conduire sur la piste de danse. Nos corps bougeaient bien, ensemble. Meg m’a dit plus tard qu’on était aussi bien que Ginger Rogers et Fred Astaire1.

Tout le temps où on dansait, Theresa suivait les contours de ma nuque avec ses ongles. Elle me rendait dingue. J’imagine que c’était le but. Je savais que je la rendais folle aussi, mais je le faisais avec beaucoup, beaucoup de prudence. Parfois, quand tu bouges juste un peu, avec précaution, c’est beaucoup plus puissant que si tu y vas à fond.

Quand la chanson s’est terminée, je me suis détachée d’elle, mais elle m’a retenu.

– Je n’essayais pas de te faire tourner en bourrique à l’usine, tu sais. Est-ce que c’est ce que t’as cru ?

– Non, c’était bien.

Elle a souri.

– Je trouve que c’était pas très sympa pour toi. Je t’allumais juste pour avoir ton attention. Je t’aimais bien.

J’ai rougi.

– Personne n’avait jamais flirté avec moi en dehors d’un bar avant. Je veux dire, dans le monde réel, tu vois ? Ça m’a donné l’impression d’être normale.

Elle a fait oui de la tête comme si elle comprenait vraiment.

On a parlé un moment de nos vies. C’était une fille de la campagne. Elle venait d’Appleton. Elle est allée droit au but. Elle m’a dit que des amies l’avaient conduite à ce bar juste pour qu’elle puisse me retrouver.

Puis quelqu’un a tapé sur son épaule. Les filles avec qui elle était venue à Buffalo s’en allaient. Elle a pris mon visage entre ses deux mains et m’a embrassée sur la bouche. J’ai rougi de la tête aux pieds. Elle a reculé et elle a souri en voyant ma couleur, fière de son travail.

– Je t’invite à diner chez moi samedi prochain, le soir, si tu veux, a-t-elle proposé.

– Ça marche, ai-je répondu, encore rouge d’émotion.

Elle a gribouillé son numéro de téléphone sur une serviette en papier. Elle a crié par-dessus son épaule :

– Appelle-moi !

– Tu peux compter sur moi, ai-je crié en retour.

Je rougissais encore.

À la manière dont tout le monde est venu me féliciter, on aurait cru que j’avais gagné le Kentucky Derby2. Je me sentais comme un roi. Je me suis juste demandé si j’avais enfin arrêté de rougir.

***

Le samedi, il m’a fallu la journée entière pour me préparer : choisir les bons vêtements, prendre un bain, une douche, encore une douche. Après il y a eu les questions comme : quelle cravate ? Eau de Cologne ou pas ? Quelque chose d’aussi enivrant demande beaucoup d’attention.

J’ai acheté des jonquilles pour Theresa. Quand je lui ai tendu les fleurs, ses yeux se sont remplis de larmes. J’ai eu l’impression que personne ne l’avait traitée comme quelqu’un de spécial avant. Je me suis silencieusement juré de toujours lui faire ressentir ça.

– J’arrive dans une minute, a-t-elle lancé depuis la cuisine.

J’étais content d’avoir ce temps pour fureter dans son salon et m’imprégner d’elle. Il y avait une chose dont je pouvais maintenant être certaine : elle aimait les fleurs séchées.

– C’est prêt ! a-t-elle appelé quelques instants plus tard. Ça te va de manger ici, dans la cuisine ?

Je n’avais jamais mangé à un autre endroit.

Elle m’avait fait un steak et une purée de pomme de terres avec du jus de viande. Bon dieu, ça avait l’air délicieux. Puis elle a mis un petit tas d’un truc mou et vert dans mon assiette.

– Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé aussi poliment que j’ai pu.

– Des épinards, a-t-elle répondu, en me piégeant du regard.

J’ai tourné autour avec ma fourchette.

– Y’a quelque chose qui va pas ? a-t-elle demandé.

– Je mange juste jamais de légumes, c’est tout.

Theresa a enlevé sa manique. Elle s’est assise sur une chaise à côté de moi et a pris mes deux mains dans les siennes.

– Ne dis jamais jamais, a-t-elle dit. On est trop jeunes pour fermer la porte à quoi que ce soit dans nos vies.

À ce moment, j’ai découvert que j’étais déjà amoureuse d’elle. J’ai aussi découvert qu’en fait, les épinards ce n’est pas si mauvais que ça, si tu mets beaucoup de beurre et de sel dessus.

Après le repas, je l’ai aidée à laver la vaisselle et à ranger. Puis, au bord de l’évier, on s’est rapprochées l’une de l’autre. J’étais toute timide, et je me suis rendu compte que ce n’était pas grave. Doucement, on s’est embrassées. Nos langues ont découvert un langage silencieux pour exprimer nos désirs. Et une fois qu’on était lancées, on ne voulait plus s’arrêter. C’est comme ça que ça a commencé.

Dans le mois, on a loué une remorque U-Haul3 et on a emménagé ensemble dans un nouvel appartement à Buffalo. C’était Theresa qui avait contacté le propriétaire. Il vivait à Kenmore. On comptait donc sur le fait qu’il n’allait jamais me croiser.

On a même eu des vrais meubles. Enfin, ils venaient de l’Armée du Salut, mais c’étaient des vrais meubles. Nos noms étaient imprimés dans un cœur sur le torchon accroché à la poignée de la porte du frigo. On l’avait fait faire à Crystal Beach. On était fières d’avoir eu le courage de le faire. Mais plus tard on a renversé du jus de mures dessus, donc on ne l’utilisait plus que pour la vaisselle parce qu’on ne pouvait pas se résoudre à le jeter. Il y avait des soucis dans des verres ambrés sur le rebord de la fenêtre, des marguerites dans un vase vert avec des motifs sur la table de la cuisine, de la menthe fraiche et du basilic qui poussaient dans un bac à fleurs sur la véranda.

C’était un foyer.

J’ai grandi d’un coup. J’ai appris à réduire les anxiétés de la vie en payant les factures à temps, en gardant les accusés de réception et les relevés, en faisant la lessive avant d’être en rade de sous-vêtements, en ramassant mes affaires derrière moi. Plus important, j’ai appris à dire « je suis désolée ». Cette relation était trop vitale pour laisser la poussière s’accumuler dans les coins.

J’ai commencé à réaliser combien j’étais meurtrie sur le plan affectif, combien j’étais abimée. Mais Theresa arrivait toujours à sentir quand j’étais sur le point de me figer comme une pierre. Elle le voyait arriver à la manière dont je tenais mon corps quand je traversais la pièce. Elle pouvait l’entendre dans les histoires d’abus de la vie quotidienne – au boulot, à l’épicerie du coin, dans la rue. Dans ces moments-là, elle me racontait des histoires au lit – des rêveries merveilleuses, sensuelles et tactiles qui donnent l’impression à ton corps d’être allongé sur le sable sous le soleil, avec les vagues de l’océan qui viennent lui lécher les pieds. Ou qui te font imaginer monter un vieil escalier en bois pour arriver dans une chambre pittoresque et ensoleillée, où t’attend une amante. Ces histoires combinaient thérapie de relaxation et fantasmes sexuels, destinés simultanément à me calmer et à m’exciter. Elles faisaient les deux. Theresa arrivait toujours à faire fondre ma pierre.

***

On était en 1968. La révolution semblait miroiter à l’horizon. Des millions de personnes descendaient dans la rue lors de manifestations. Le monde explosait de changements. Partout. Enfin, sauf dans les usines où je travaillais. Chaque matin à l’aube, on pointait comme d’habitude. On ne rêvait que la nuit.

On n’ignorait pas qu’une guerre faisait rage4. À l’usine, il n’y avait presque plus de gars en âge d’être appelés. Quand une collègue était absente pendant plusieurs jours, on la soupçonnait d’avoir perdu un mari, un fils ou un frère. Quand elle revenait travailler, le chagrin et le teint de cendre sur son visage nous le confirmaient.

Je savais qu’il y avait une guerre. Je n’étais pas stupide. Je ne savais juste pas ce que je pouvais bien faire par rapport à ça.

C’est le boulot de secrétaire que Theresa faisait à l’université qui a ouvert une fenêtre et m’a permis de sentir la force colossale du changement. Elle ramenait à la maison des tracts, des brochures et des journaux indépendants. J’ai lu des choses sur le Black Power et sur la libération des femmes. J’ai commencé à comprendre que cette contestation contre la guerre était plus profonde et plus organisée que ce que j’avais cru. Elle me disait :

– Il y a des rassemblements sur le campus et des manifs presque tous les jours maintenant, pas juste contre la guerre, mais aussi pour ouvrir les écoles à tout le monde.

Theresa nous a abonnées aux journaux du matin et du soir. Un jour, elle a laissé un exemplaire de The Ladder sur un canapé. C’était un magazine édité par un groupe nommé The Daughters of Bilitis5. Je ne savais pas qui était Bilitis. Jusqu’ici, je n’avais jamais rien vu d’imprimé qui parle de femmes comme nous.

– Tu l’as trouvé où ? lui ai-je lancé.

Elle m’a répondu de la cuisine.

– Dans le courrier.

– Tu l’as fait envoyer à notre adresse par courrier ? C’était emballé ? Et si quelqu’un dans l’immeuble l’a vu ?

Après un long silence, Theresa est venue avec un petit miroir et l’a tendu devant mon visage :

– Tu croyais que c’était un secret ?

***

Theresa avait besoin de soins dentaires, mais elle ne pouvait pas faire d’heures supplémentaires à l’université. Alors quand l’agence d’intérim m’a proposé de faire les trois-huit à l’usine d’électronique, j’ai sauté sur l’occasion. Theresa a demandé si l’augmentation de la production à l’usine avait quelque chose à voir avec la guerre. Dans tous les cas, on avait besoin d’argent alors j’ai accepté.

J’ai commencé les trois-huit le jeudi soir. C’était tuant. À la fin du troisième jour, mes mains pouvaient à peine sentir les fils de fer que je soudais. J’ai fini par me bruler l’index avec le métal rougi par la chaleur.

Quand je suis rentré le vendredi soir, Theresa était sortie. J’ai laissé un mot, je me suis écroulée sur le lit et j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillée, elle était allongée à côté de moi et fumait une de mes cigarettes. J’ai su qu’il se passait quelque chose. Elle était non-fumeuse. Theresa est sortie de la pièce. Elle est revenue avec de la pommade et des pansements pour mon doigt.

– T’as entendu que le Docteur King a été tué6 ? m’a-t-elle demandé.

J’ai allumé une cigarette et je me suis recouché.

– Ouais, j’en ai entendu parler jeudi soir au boulot. Quel jour on est, au fait ?

– On est samedi après-midi, a-t-elle répondu. Il y a eu des émeutes partout.

Elle a soupiré :

– Et Jess, il y a eu une vraie embrouille au bar hier soir.

J’ai senti une pointe de jalousie.

– T’y es allée sans moi ?

Theresa m’a caressé les cheveux.

– C’était l’anniversaire de Grant, tu te souviens ?

Je me suis tapé le front.

– Merde, j’avais oublié. Comment c’était, la fête ?

Theresa a attrapé une autre de mes cigarettes. Je lui ai saisi la main.

– Waouh ! Qu’est-ce qui se passe ?

– Il y a eu une grosse bagarre hier, une baston, a-t-elle repris.

J’ai froncé les sourcils.

– Ça va ?

Theresa a fait oui de la tête.

– Les flics ? ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

– Bon, qu’est-ce qui s’est passé ?

Theresa a pris une longue inspiration.

– L’armée a annoncé jeudi soir à la famille de Grant que son frère avait été tué. Grant était déjà bourrée quand elle s’est pointée à la soirée. Au début, tout le monde a essayé de la consoler. Puis quelques-unes des vieilles butchs qui ont fait l’armée ont commencé à parler de la guerre. Certaines des choses qu’elles ont dites n’ont pas plu à tout le monde.

J’ai écouté tranquillement.

– Grant a dit qu’on devrait lâcher une bombe A sur le Vietnam. Elle a dit qu’ils ne manqueraient à personne. Ed a dit à Grant qu’elle était raciste, et qu’on devrait renvoyer tous les soldats chez eux. Ed a dit qu’elle se sentait comme Mohamed Ali7, qu’elle n’avait jamais eu de problèmes avec les gens de là-bas. Grant l’a traitée de communiste.

J’ai secoué la tête et j’ai commencé à parler. Theresa a mis un doigt sur ma bouche.

– Puis c’est devenu bien pire, chérie, a-t-elle dit. Grant a dit des choses terribles sur le meurtre de Luther King, sur les émeutes. Elle ne voulait pas s’arrêter. Alors Ed l’a frappée.

J’ai écrasé ma cigarette.

– Oh merde.

– Bref, a continué Theresa, Grant a tenu Ed contre le bar, en l’étranglant. Peaches a viré Grant et lui a martelé la tête avec ses talons hauts. D’autres personnes se sont retrouvées là-dedans juste parce qu’elles étaient bourrées. Ed a des plaies au visage. Grant a eu une commotion. Et maintenant Meg dit que les Noirs ne seront plus acceptés au Abba’s pendant un moment.

Je n’arrivais pas à croire ce qu’elle disait.

– Merde Theresa, et toi qu’est-ce que t’as fait ?

Theresa m’a regardée droit dans les yeux.

– Quand Grant a essayé de frapper Peaches sur la tête avec un tabouret de bar, j’ai fracassé une bouteille de bière sur la tête de Grant et je l’ai assommée. Je n’ai plus le droit non plus d’entrer au Abba’s.

Je me suis penché en avant et je l’ai embrassée sur la bouche.

– Ça avait l’air d’être le bordel.

Je me suis assise et j’ai dit :

– Je ferais mieux d’appeler Ed pour savoir si ça va.

Theresa m’a tiré le bras.

– Viens là, bébé. N’appelle pas tout de suite.

– Pourquoi pas ?

Theresa a haussé les épaules.

– Qu’est-ce que tu vas dire à Ed ?

– Je sais pas. Je veux juste savoir si ça va. Je pense juste que nous toutes, on ne devrait pas se battre les unes contre les autres. On a besoin de se serrer les coudes.

Theresa a hoché la tête comme si je confirmais quelque chose qu’elle savait déjà. Elle m’a tirée contre son corps. Une vague d’épuisement m’a écrasé.

– Sois prudente, a chuchoté Theresa. Réfléchis avant d’appeler Ed.

J’ai basculé la tête en arrière et j’ai étudié son visage. Je n’avais jamais pu lire dans les pensées de cette femme.

– Allons quelque part, a-t-elle dit.

J’ai gémi :

– Je suis trop fatiguée.

Theresa m’a attrapé une poignée de cheveux et m’a tiré la tête en arrière.

– Trop fatiguée pour qu’on aille se bécoter derrière une dune de sable à Beaver Island ?

Elle en avait dit assez pour me faire céder rapidement.

– OK, d’accord. On prend la voiture ?

Theresa a secoué la tête.

– Sors la moto du garage.

– T’es folle ? j’ai rigolé. Il fait froid !

Theresa a glissé ses mains autour de ma taille.

– On est en avril, chérie. Vivons comme si c’était déjà le printemps.

Au moment où on a balancé nos jambes par-dessus la Norton, j’ai su que c’était une bonne idée. C’était tellement bon de prendre les virages ensemble. Une des mains de Theresa a glissé sur ma cuisse. J’ai monté le régime du moteur en réponse. Un vent froid léchait les sourires de nos bouches.

Après les marais, on a roulé plus doucement. Theresa a montré du doigt un troupeau d’oies sauvages qui allaient vers le nord. La plage était quasi déserte. Quelques mères flânaient sur la promenade avec leurs enfants en bas âge.

On s’est affalées sur le sable à côté de la promenade. Le soleil était fort et chaud. On pouvait entendre une radio tourner légèrement au loin.

Je me suis adossée à une dune et j’ai étendu mes jambes. Theresa s’est glissée entre mes cuisses et s’est appuyée contre moi. J’ai enroulé mes bras autour d’elle et j’ai fermé les yeux. Le clapotis de l’eau et les cris des mouettes ont apaisé toute la tension de mes muscles.

– Chérie, a-t-elle dit.

Quelque chose dans son ton a crispé mes muscles à nouveau.

– Toi et moi, on n’a jamais vraiment parlé de la guerre. Je ne sais même pas où t’en es avec ça.

Mes lèvres étaient proches de sa joue.

– J’ai lu quelques tracts que t’as ramenés à la maison.

Theresa s’est retournée pour me regarder.

– Mais qu’est-ce que t’en penses ?

J’ai haussé les épaules.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? Je déteste la guerre. Mais JFK8 ne m’a pas demandé si je voulais en commencer une. Ils vont faire ce qu’ils veulent. Pourquoi tu me demandes ça ?

Avec ses coudes, Theresa a serré mes genoux contre ses côtes.

– Je déteste cette guerre, Jess. Ça doit s’arrêter. Il y a des rassemblements de protestation au campus quasi tous les jours. Si un membre du personnel se fait repérer à l’un d’eux, il risque de se faire virer. Mais je pense quand même aller au grand rassemblement la semaine prochaine.

J’ai sifflé.

– Tu risques d’être virée pour y être allée ?

Theresa a fait oui de la tête.

– Je ne peux pas m’asseoir et regarder, Jess. C’est arrivé au point où je sens que je dois faire quelque chose.

Je me suis allongée sur le ventre dans le sable frais.

– C’est marrant de t’entendre parler comme ça. Tu sais, je n’avais jamais réalisé, avant, à quel point nos boulots sont différents. Tous ces trucs qui se passent là où tu bosses. Ça ne nous atteint pas à l’usine, à part quand un des gars est appelé ou tué.

Theresa a hoché la tête.

– Je sais, chérie. C’est la première fois de ma vie que j’ai un boulot où je peux voir ce qui se passe dans le monde. Toute la journée, j’entends des personnes débattre de choses qui se passent. Avant, j’écoutais juste. Mais maintenant, c’est important pour moi. Maintenant, j’ai des opinions sur ce qui se passe et je veux aider à essayer de changer les choses.

J’ai serré une de ses mains pour l’arrêter.

– Doucement, chérie.

Je me suis affalé sur le dos. Je me suis demandé pourquoi ses mots me terrifiaient tellement.

– C’est pour ça que tu m’as emmenée jusqu’ici aujourd’hui ? Pour me parler de ça ?

J’ai protégé mes yeux du soleil pour regarder son visage.

Elle a secoué la tête.

– Je t’ai emmenée jusqu’ici pour que tu ne puisses pas appeler Ed tout de suite – pas avant qu’on en parle.

J’ai froncé les sourcils.

– Pourquoi ?

Theresa a souri et s’est tellement rapprochée que je pouvais sentir sa respiration dans mon oreille.

– Parmi tout ce que j’aime chez toi, y’a une chose que j’ai particulièrement aimée quand j’ai commencé à te connaitre. Tu sais ce que c’est ?

J’étais en train de me faire manipuler, mais en douceur, alors ça ne me dérangeait pas trop.

– Dis-moi, ai-je souri.

Theresa a ri.

– Tu étais toujours celle qui ramenait la paix. Chaque fois que les butchs étaient bourrées et qu’elles s’échauffaient, tu trouvais un moyen d’intervenir et de désamorcer les choses. J’ai même remarqué que parfois, quand deux vieilles butchs étaient sur le point de se prendre la tête, elles se tournaient vers toi l’une après l’autre, puis tu allais parler à chacune et au final, il n’y avait pas de baston.

J’ai tourné la tête pour la regarder.

– Je parie que si tu me dis ça, c’est que tu as une idée derrière la tête.

Theresa m’a serré le bras.

– C’est une de tes qualités. Cette manière de calmer les gens quand ils sont furieux les uns contre les autres. Parfois, c’est très important de rester soudées. Mais pas toujours.

Je me suis assise.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

Theresa s’est assise à côté de moi.

– Des fois, tu dois prendre parti.

J’ai attrapé mes cigarettes et j’en ai allumé une. Theresa me l’a prise des mains. J’en ai allumé une autre pour moi.

– Parti pour quoi ? lui ai-je demandé.

Theresa a fait courir ses doigts dans mes cheveux.

– Pour ou contre la guerre, déjà. Si tu t’affiches contre la guerre, tu vas devoir te confronter à certaines des vieilles butchs. Et je pense que ça va être très dur pour toi.

J’ai soupiré.

– Bien sûr que je suis contre la guerre. Qui est pour la guerre ?

Theresa a soupiré.

– Certaines des butchs sont pour la guerre, chérie. Es-tu sure d’être vraiment contre toutes les guerres ? Est-ce qu’il y a des guerres qui te semblent différentes ?

J’ai mis un temps à réagir.

– Comme quoi ?

Theresa a pris une longue bouffée de sa cigarette.

– Ed a le sentiment d’être en guerre ici, chez elle. Tu n’as pas encore lu les nouvelles. Des villes brulent. Il y a l’armée dans les rues.

J’ai haussé les épaules.

– C’est différent.

Theresa a hoché la tête.

– Oui, ça l’est. Et tu dois trouver comment te situer.

J’ai recraché la fumée et j’ai regardé le vent l’emporter au loin.

Theresa a regardé mon visage, d’un air manifestement préoccupé.

– Je te dis juste de faire attention, chérie. Réfléchis avant de parler à Ed ou à quelqu’un d’autre de ce qui s’est passé la nuit dernière.

J’ai écouté le cri des mouettes. Theresa m’a tiré la manche, réclamant une réponse.

– Je t’écoute. Je suis contente que tu ne m’aies pas laissé foncer tête baissée quand j’ai voulu appeler Ed. Tout change si vite. Parfois je comprends ce qui se passe, puis je perds à nouveau le fil. J’y réfléchirai. Je ne sais juste pas quoi en penser.

Theresa m’a embrassé sur les lèvres.

– Voilà une bonne réponse. Tu vas trouver. Tu essaies toujours de faire ce qui est bien.

J’ai baissé les yeux. De sa main, Theresa m’a relevé le menton. Elle me demandait des yeux ce que je ressentais.

– J’ai juste peur, je lui ai dit. Toutes ces choses ne m’avaient pas encore vraiment touchée jusque-là. Mais tout à coup, je réalise combien tu as changé, et ça me terrifie. J’ai peur que tu changes, et moi pas.

Theresa m’a tirée au-dessus d’elle. J’ai jeté un coup d’œil pour voir s’il y avait quelqu’un autour. On était seules. Elle a chuchoté :

– Jess, n’aie pas peur de me laisser changer. On change toutes. Qui sait ? Tu pourrais finir par changer tellement que tu me laisserais derrière.

J’ai ri à ces mots.

– Jamais, ai-je promis. Ça n’arrivera jamais.

***

Avant que j’aie pu mettre la clé de notre appartement dans la serrure, Theresa a ouvert la porte.

– Comment ça s’est passé ? m’a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules.

– C’était dur. J’ai parlé avec Jan en premier. Elle a dit quasiment la même chose que ce que je t’avais dit : qu’on ne devrait pas se battre les unes avec les autres. Mais elle a reconnu que Grant pouvait être vraiment pénible.

Theresa m’a conduite jusqu’au canapé.

– T’as parlé à Meg ?

– Ouais. Jan est venue avec moi. On a parlé à Meg avant que les autres se pointent pour le rendez-vous. J’ai dit à Meg que ce n’était pas en virant les butchs et les queens Noires qu’elle allait maintenir la paix, parce que moi aussi j’aurais sauté à la gorge de Grant pour la merde qu’elle avait dite. Jan m’a soutenue.

Theresa a souri.

– T’as parlé de moi ?

J’ai ri.

– Pas à ce moment-là. J’ai dit à Meg que si elle comptait exclure toutes les personnes que Grant pouvait blesser quand elle était bourrée, elle pourrait aussi bien fermer le bar. J’ai dit que ça aurait plus de sens d’interdire à Grant d’entrer quand elle est torchée.

Theresa a hoché la tête. J’ai allumé une cigarette.

– Alors ? a-t-elle demandé avec impatience, et après ?

J’ai soupiré.

– J’ai dit que c’était pas simplement parce que Ed était mon amie. J’ai dit à Meg que je pensais qu’elle ne faisait pas les choses bien. Elle a répondu qu’elle avait un commerce à faire tourner. J’ai dit que je savais bien, mais que je ne mettrais pas les pieds dans un bar réservé aux blancs.

Theresa m’a tapé sur l’épaule.

– Bon point pour toi, putain. C’est ça !

– Quoi qu’il en soit, quand Grant est arrivée, elle s’est excusée d’avoir passé sa rage sur tout le monde après la mort de son frère.

Theresa a hoché la tête.

– Bien.

J’ai secoué la tête.

– Bon, ce n’était clairement pas suffisant. Elle a refusé de s’excuser pour les conneries racistes qu’elle avait dites. Grant a serré la main de Ed. Ed m’a dit de laisser couler pour le moment.

Theresa m’a secoué le bras.

– Vous avez parlé, Ed et toi ?

J’ai souri.

– Ouais, on est allées chez elle plus tard. J’ai dit à Edwin que je l’aimais –c’est mon amie. J’ai dit que le monde changeait plus vite que moi et que j’avais besoin de raccrocher les wagons pour comprendre. Ed m’a parlé pendant plusieurs heures.

Theresa a commencé à me masser les épaules. Ça m’a fait sacrément du bien.

– De quoi elle a parlé ?

J’ai essayé de me souvenir.

– De tellement de trucs que c’est difficile pour moi de tout rassembler pour te raconter. Tu sais, je pense tout le temps que c’est à peu près la même chose pour Ed et pour moi, de faire avec notre quotidien de butchs, tu vois ? Et là, Ed m’a rappelé tout ce qu’elle affronte tous les jours et que moi je n’affronte pas.

Theresa a souri en hochant la tête.

– Qu’est-ce que t’as dit ?

J’ai secoué la tête.

– Je n’ai rien dit. J’ai écouté autant que j’ai pu. Regarde ce que Ed m’a donné.

J’ai montré à Theresa l’exemplaire de The Souls of Black Folk de W.E.B. Du Bois9. Theresa a lu l’inscription : À mon amie, Jess. – Je t’aime, Edwin. Ed avait fait un petit cœur à la place du point sur le i de son prénom.

Quand Theresa a relevé la tête, j’ai vu des larmes dans ses yeux. Elle m’a baissé la tête et m’a embrassé partout sur le visage.

– Moi aussi je t’aime, Jess, m’a-t-elle chuchoté à l’oreille.

***

Theresa et moi, on a toutes les deux entendu au même moment le tapage à l’extérieur du bar. Elle a posé sa bouteille de bière et elle a couru dehors. J’ai attrapé nos bouteilles au cas où on aurait besoin de les casser pour en faire des armes. Une fois dehors, on s’est toutes les deux arrêtées d’un coup sur notre lancée. Justine était à genoux. Un flic se tenait près d’elle. Sa matraque pendait lâchement à ses côtés. J’ai vu du sang dégouliner sur le côté du visage de Justine.

C’était une soirée de juillet, d’une chaleur étouffante. Beaucoup de gens s’étaient éparpillés à l’extérieur pour boire leur bière. Deux voitures de police étaient garées en face du bar. Quatre flics nous faisaient face.

– Rentrez à l’intérieur vous tous ! a aboyé un des flics.

Aucune de nous n’a bougé.

Le flic qui se tenait près de Justine a attrapé une poignée de ses cheveux.

– Debout, a-t-il ordonné.

Elle a trébuché en essayant de se lever et elle est retombée sur le bitume.

Theresa a enlevé ses talons hauts.

– Enlève tes mains d’elle, a lancé Theresa au flic.

Sa voix était basse et calme.

– Laisse-la tranquille.

Theresa a marché doucement vers le flic avec ses talons dans la main. J’ai retenu ma respiration. Georgetta a enlevé ses deux talons aiguilles et en a pris un dans chaque main. Elle a marché derrière Theresa. Elles ont échangé un regard que je n’ai pas pu voir et se sont dressées côte à côte.

Le flic a posé la main sur la crosse de son flingue. Je ne sais pas comment, mais on savait toutes instinctivement qu’aucune butch ne devait bouger à ce moment-là.

J’ai entendu la voix de Peaches.

– Qu’est-ce qui se passe ici ?

On s’est jeté un coup d’œil les unes aux autres.

– Oh oh, a-t-elle lâché.

La voix de Theresa était aussi basse qu’un murmure.

– Laisse-la tranquille.

Avec Georgetta, elles se sont avancées peu à peu jusqu’à entourer Justine. Le bras de Theresa s’est drapé autour des épaules voutées de Justine. Justine s’est agrippée aux bras de Theresa et de Georgetta pour se relever. Quand elle a vacillé, Theresa a enroulé un bras autour de sa taille pour la soutenir.

Le flic a dégainé son flingue.

– Putain de salope, a-t-il beuglé à Theresa.

– Putains de pervers, nous a-t-il crié à toutes.

Un autre flic lui a fait rengainer son arme.

– Allez, on s’en va.

Lentement, les quatre flics se sont repliés.

Quand les flics sont partis, j’ai lâché un soupir. Theresa et Georgetta ont serré Justine dans leurs bras pendant qu’elle pleurait. Je me suis précipitée vers Theresa mais Peaches a enroulé son bras autour de mes épaules.

– Donne-leur une minute, chérie, m’a-t-elle conseillé.

On a formé un grand cercle autour d’elles. Theresa s’est retournée et elle est tombée dans mes bras. Je pouvais sentir son corps trembler.

– Mon dieu, tu vas bien ? ai-je chuchoté dans ses cheveux.

Elle a enfoui son visage dans mon cou.

– J’en suis pas sure, pour l’instant. Je te dirai dans quelques minutes.

– J’ai cru qu’il allait te tuer, lui ai-je dit.

Theresa a hoché la tête.

– J’ai eu tellement peur, Jess.

J’ai souri.

– Je suis tellement fière de toi.

Theresa a étudié mon visage.

– C’est vrai ? J’avais peur que tu penses que c’était vraiment stupide de faire ça.

J’ai secoué la tête.

– Tu as été très courageuse.

– J’étais vraiment terrifiée, a-t-elle soupiré.

J’ai souri.

– Un jour, quelqu’un m’a dit qu’être courageuse, ça signifiait faire ce que tu as à faire, même si tu as peur.

Theresa a levé les yeux vers moi.

– Ça t’arrive d’avoir peur, Jess ?

Sa question m’a abasourdie.

– Tu rigoles ? J’ai tout le temps peur.

Elle a hoché la tête.

– C’est ce que j’imaginais, mais c’est la première fois que tu me le dis.

– Vraiment ? Je ne te dis pas comment je me sens ?

Theresa s’est mordu la lèvre inférieure et a secoué la tête.

J’ai rougi.

– Je pensais que tu savais.

Elle a fait oui de la tête.

– Je sais. Parfois. La plupart du temps. Mais tu n’en parles jamais.

J’ai soupiré.

– Je n’ai pas de mots, chérie. Je ne sais pas comment parler de ce que je ressens. Je ne sais même pas si je ressens des choses comme tout le monde.

Peaches a doucement écarté Theresa de moi.

– Allez, vous toutes. On va payer des coups à Georgetta et à Theresa jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus tenir debout.

Ed est arrivée dans le bar vingt minutes plus tard.

– J’ai loupé ça ? a-t-elle gueulé. Oh, merde. Pourquoi j’étais pas là ?

J’ai ri.

– Tu peux en être contente. Ça aurait pu tourner autrement. C’était limite.

Jan m’a donné une claque sur l’épaule.

– Ouais, mais aujourd’hui, les fems leur ont montré qu’il ne faut pas se frotter à nous. C’était comme ce qui s’est passé à Greenwich Village il y a quelques semaines.

J’ai froncé les sourcils.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Stonewall ! a crié Grant.

J’ai regardé Ed et j’ai haussé les épaules.

Jan a eu un grand sourire.

– Les flics ont voulu faire une descente dans un bar de Greenwich Village, mais au lieu de ça, il y a eu une baston. Les drag queens et les il-elles leur ont vraiment botté le cul.

Grant a ri.

– J’ai entendu dire qu’ils avaient essayé de bruler le bar avec des flics barricadés dedans10.

J’ai soupiré.

– Merde, j’aurais aimé être là-bas.

– Ouais, c’est exactement ce que je me dis à propos de ce qui s’est passé ce soir, a conclu Ed en tapant du poing sur le bar.

***

Mes amies se sont toutes ruées vers moi à l’instant où j’ai mis le pied à l’intérieur du Abba’s. Ed semblait aussi excitée que moi.

– Fais-voir la bague ! elle a dit.

J’ai regardé autour.

– Est-ce que Theresa est déjà là ?

Ed a secoué la tête.

– Pas encore. Allez, dépêche-toi.

J’ai sorti le mouchoir en soie de la poche intérieure de ma veste et je l’ai ouvert. La bague en or était ornée d’un tout petit diamant et de deux petits fragments de rubis. Tout le monde a poussé le même cri à l’unisson. Oooohhh !

Ed m’a tapoté l’épaule.

– Ça fait combien de temps que vous êtes ensemble, vous deux ?

– Près de deux ans.

Ed a ri.

– Et ça fait combien de temps que t’as cette bague qui attend dans un coin ?

J’ai ri et j’ai haussé les épaules.

– Un sacré bout de temps. Tout le monde est prêt ?

Edwin a fait oui de la tête.

– Jan et Frankie sont aux toilettes en train de se préparer. Elles n’ont pas trouvé de smoking blanc alors on en a toutes mis un couleur crème. Ça va ?

J’ai eu un grand sourire.

– Ça va pour moi, si ça leur va aussi bien qu’à toi.

Ed a tapoté ma veste. J’ai commencé à angoisser.

– Est-ce que tout le monde sait ce qu’elle a à faire ?

Ed a ri.

– Je me suis tellement entrainée sur Blue Moon11 dans toute la maison que Darlene a dit que pour la Saint Valentin, tout ce qu’elle veut c’est ne plus jamais entendre cette chanson.

Frankie et Jan sont sorties de la salle de bain.

– La vache ! leur ai-je lancé, vous en jetez, les amies !

C’était la vérité. Elles ont eu un grand sourire.

Peaches s’est frayé un chemin à travers la foule.

– Regarde ! a-t-elle dit en souriant fièrement.

Elle tenait un énorme carton avec dessus, une pleine lune peinte en bleu. Peaches l’a retourné. L’autre face était dorée. J’ai mis du temps à réagir.

– Comment ça se fait que le visage de l’homme sur la lune te ressemble tellement, Peaches ?

Peaches s’est redressée de toute sa hauteur.

– Où est-ce que tu vois un putain d’homme ? La lune est une fem, mon p’tit. Une high-fem haute dans le ciel12, n’oublie pas ça.

J’ai vérifié l’heure.

– Merde. Theresa va être là dans une minute.

Jan et Meg se sont dirigées droit sur moi. Elles avaient l’air ennuyées. Meg a parlé en premier.

– Oh, Jess. Je suis vraiment désolée pour ça.

Mon ventre s’est serré.

– Quoi ?

Meg s’est frotté le front.

– J’ai installé le phonographe à l’arrière. Jan était en train de répéter ce truc, le dip-di-dip du début. L’aiguille a glissé sur le disque. Au début on a cru que ça allait le faire, mais ça le fait pas.

J’ai regardé Ed.

– Qu’est-ce qu’elle dit ?

– Hum, a grimacé Ed, je pense qu’elle dit que nous n’avons plus de musique.

– Quoi ? ai-je paniqué. Oh bon sang, c’est complètement foutu maintenant !

Jan m’a prise par les épaules et m’a tournée pour me mettre face à elle.

– Jess, respire un bon coup.

C’est ce que j’ai fait.

– C’est la Saint-Valentin. C’est vraiment une fête sacrée pour une high fem. Tu prépares ça depuis un bon bout de temps maintenant. Est-ce que tu vas tout laisser tomber ?

J’ai fait la moue.

– Qu’est-ce que je peux faire, merde ?

Jan a souri.

– Tu peux chanter pour ta copine.

– Tu veux dire chanter en vrai ? Avec ma propre voix ?

Ed a hoché la tête énergiquement.

– Ouais ! On peut te faire un joli do-wah-do en chœur.

– Jan, ai-je supplié, ça ne vaudra rien si je chante.

Jan a souri.

– Je sais. Mais la seule chose qui compte c’est d’avoir le cran de dire à Theresa à quel point tu l’aimes. Un jour, Edna m’a dit que prendre le risque d’avoir l’air cinglée était la chose la plus forte qu’une butch pouvait faire pour prouver son amour. Je ne dis pas que je pourrais le faire, mais je transmets l’info.

Ce qui m’a fait peur, c’est que je savais que Jan avait raison. Et que je savais que j’allais le faire.

Justine m’a embrassée sur la joue.

– Theresa est là, m’a-t-elle chuchoté à l’oreille.

Frankie, Jan et Ed ont pris position en face du bar. J’étais caché derrière. Meg s’est agenouillée à côté de moi.

– Je suis désolée, gamine, a-t-elle dit.

J’ai fait un signe de la main.

– Oublie ça. Si je survis à ce qui va se passer là, ça n’aura plus d’importance.

Après un long silence, la voix de Jan a retenti. Elle se souvenait de chaque dip-di-dip et dinga-dong-ding avant de glisser vers un grave et profond Blue Mooooonnn.

Je suis sorti de derrière le bar. C’est l’expression sur le visage de Theresa qui m’a donné le courage d’élever ma voix.

– Blue Moon, you saw me standing alone, without a dream in my heart, without a love of my own13.

Ma voix se cassait et tanguait d’embarras et d’émotion. Theresa s’est mordillé la lèvre inférieure et s’est mise à pleurer.

Do-wah-do, chantaient en chœur mes amies. Peaches se tenait derrière moi et faisait onduler de gauche à droite la lune peinte en bleu, en dessinant un grand arc au-dessus de ma tête.

J’ai tendu la main vers Theresa. But then you suddenly appeared before me and when I looked the moon had turned to gold14 ! Peaches a retourné la lune sur sa face dorée. Tout le monde s’est exclamé. Peaches a fait une révérence, puis a continué à danser avec la lune.

Theresa s’est approchée de moi. J’ai fini la chanson en dansant dans ses bras.

J’ai réalisé que c’était la vérité, je n’étais pas seule. J’avais un amour à moi15.

Do-wah-do, les chœurs étaient bas et doux.

J’ai sorti le mouchoir de ma poche intérieure et je l’ai ouvert prudemment. En voyant la bague, Theresa a craqué. J’ai pleuré moi aussi. Le moment était vraiment parfait. J’ai glissé la bague à son doigt. J’avais préparé tout un discours sur ce qu’elle représentait pour moi, mais je ne parvenais pas à retrouver les mots.

– Je t’aime, je lui ai dit. Putain qu’est-ce que je t’aime.

– Tu es la meilleure chose qui me soit jamais arrivée, m’a chuchoté Theresa.

Elle a pris ma main droite dans les siennes et a fait courir son pouce doucement sur la cicatrice de mon annulaire.

– Je veux que tu portes une bague aussi.

J’ai secoué la tête d’un air triste.

– J’y ai pensé, mais j’aurais trop peur. Je me dis que si un jour les flics me prennent cette bague, ça va juste me faire péter les plombs.

Theresa s’est touché la joue.

– Si tu vis dans la peur de perdre ce que tu aimes, tu ne pourras jamais te laisser aller à ressentir vraiment cet amour. Si tu la portes, je mettrai dans cette bague tout l’amour que j’ai pour toi. Et si un jour quelqu’un te la prend, tout ce qu’il aura c’est une bague en métal. Alors j’irai te chercher une autre bague et je mettrai à nouveau tout mon amour dedans. Comme ça, tu ne la perdras jamais, Jess. OK ?

J’ai hoché la tête et j’ai caché mon visage dans son cou. Do-wah-do, nous fredonnait tout le monde dans le bar pendant qu’on ondulait sur cette musique.

C’était le moment le plus doux que j’avais jamais vécu.

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1. Ginger Rogers et Fred Astaire, duo mythique du cinéma musical états-unien des années 1930-1940, ont tourné ensemble dans une dizaine de films.

2. Course hippique.

3. Société de déménagement.

4. De 1955 à 1975, une guerre oppose le Sud Vietnam (soutenu par les États-Unis) au Nord Vietnam (soutenu par l’URSS), dans le contexte de la guerre froide. L’intervention militaire massive des États-Unis débute en 1964, envoyant plus de 500 000 soldats au Vietnam (dont 60 000 trouvent la mort). Un mouvement d’opposition à la guerre se développe aux États-Unis, défendant l’indépendance du Vietnam et dénonçant l’ingérence états-unienne et l’impérialisme. Soutenue par des vétérans du Vietnam, la contestation gagne une bonne partie de l’opinion publique, choquée par les images des violences commises sur des civil·e·s vietnamien·ne·s, et refusant de continuer à voir leurs jeunes mourir. Alors que la résistance vietnamienne met en difficulté l’armée états-unienne, des manifestations réunissent des centaines de milliers de personnes, de nombreuses émeutes étudiantes éclatent, de jeunes hommes brulent leurs papiers militaires, d’autres fuient au Canada. L’armée états-unienne se retire du Vietnam en 1973.

5. The Daughters of Bilitis : première organisation lesbienne aux États-Unis, fondée par huit femmes en 1955 à San Francisco, en réaction aux groupes homosexuels mixtes. Elles publient The Ladder (« L’Échelle ») à partir de 1956. Dans les années 1970, le groupe se divise entre revendications homosexuelles et féminisme. Bilitis est un personnage fictif, une jeune lesbienne grecque du 6ème siècle avant J.C, inventée par Pierre Louÿs dans son œuvre poétique Les chansons de Bilitis parue en 1894.

6. Martin Luther King est une figure emblématique de la lutte non-violente pour les droits civiques des noir·e·s aux États-Unis, contre la ségrégation raciale, la pauvreté, la guerre du Vietnam. Prix Nobel de la paix en 1964, il est assassiné le 4 avril 1968 à Memphis. Dans plus d’une centaine de villes, des émeutes éclatent dans les ghettos afro-états-uniens. À Chicago, l’insurrection dure deux jours et occasionne des dégâts matériels (bâtiments incendiés, lignes électriques et téléphoniques coupées, etc.) estimés à dix-millions de dollars. La répression fait onze morts (exclusivement des personnes noir·e·s), cinq-cents blessé·e·s et trois-cents arrestations.

7. Mohamed Ali, ou Muhammad Ali, est un boxeur de légende états-unien des années 1960. Membre de la Nation of Islam, il combat le racisme anti-noir·e·s aux États-Unis. En 1966, il refuse d’aller combattre au Vietnam et déclare : « Ma conscience ne me laissera pas tirer sur mes frères, des personnes à la peau foncée ou des personnes pauvres et affamées dans la boue, pour la grande et puissante Amérique. Pourquoi les tuer ? Ils ne m’ont jamais appelé nègre, ils ne m’ont jamais lynché, ils n’ont jamais lâché les chiens sur moi, ils ne m’ont jamais volé ma nationalité, ni violé et tué ma mère et mon père. » Condamné à dix-mille dollars d’amende et cinq ans de prison, déchu de son titre de champion du monde, il perd sa licence et ne peut plus boxer. Il évite la prison en appel, puis le jugement est cassé en 1971, alors que la guerre du Vietnam est de plus en plus largement contestée.

8. John Fitzgerald Kennedy, président des États-Unis de 1961 à 1963.

9. Les âmes du peuple noir, W.E.B. Du Bois, 1903 pour la version états-unienne.

10. À Greenwich Village, quartier accueillant une large population homosexuelle, le Stonewall Inn est un bar tenu par la mafia, laquelle voit dans le public gay un filon rentable. Il est notamment fréquenté par celles/ceux qui ne rentrent nulle part ailleurs : femmes trans’, drag queens, folles, personnes noires et latinas, jeunes, pauvres, travailleur∙euse∙s du sexe. Le 28 juin 1969, des policiers en civil font leur entrée dans le bar. Ils laissent partir une bonne partie de la clientèle et retiennent celles/ceux qui n’ont pas de papiers d’identité ou qui portent des vêtements attribués au genre opposé. Face aux brutalités policières, des affrontements éclatent devant le bar, contraignant la police à s’y réfugier, bientôt assaillie par de nombreux·ses gays, lesbiennes, trans’, ainsi que par des voisin·e·s. L’émeute dure plusieurs heures, opposant jusqu’à 2 000 personnes face à 400 policiers. Les jours suivants, la foule continue à s’amasser devant le Stonewall Inn et les affrontements avec les forces de l’ordre continuent. Dans les années qui suivent, ces évènements deviennent un symbole des luttes d’émancipation homosexuelle et trans’, souvent présentés comme le déclencheur des mouvements de libération fleurissant dans divers pays occidentaux. En juillet 1969, soit quelques semaines après les émeutes de Stonewall, est créé le Gay Liberation Front (Front de Libération Gay) à New York. Le 28 juin 1970, les premières Gay Prides sont organisées à New York et Los Angeles, commémorant l’anniversaire des émeutes de Stonewall.

11. Blue Moon, « Lune Bleue », célèbre ballade composée en 1934 par Richard Rodgers et Lorenz Hart, reprise par Billy Eckstine (1949), Mel Torme (1949), Elvis Presley (1956).

12. Dans le texte, high-in-the-sky fem, signifiant littéralement fem haut dans le ciel, est un jeu de mot avec high fem et high in the sky.

13. « Lune bleue, tu m’as vue me tenir seule, sans un rêve dans mon cœur, sans un amour à moi. »

14. « Mais tu es soudain apparue devant moi, et quand j’ai regardé, la lune s’était changée en or ! »

15. Référence à la suite des paroles de la chanson : « Lune Bleue, maintenant je ne suis plus seule, j’ai un rêve dans mon cœur, j’ai un amour à moi. »

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Chapitre 11

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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11

J’ai arrêté d’aller au bar pendant quelques semaines. J’avais entendu que Milli avait quitté la ville, mais je n’étais pas d’humeur à croiser qui que ce soit. J’ai pris deux boulots en intérim, pour pouvoir payer les grosses réparations sur ma Norton et pour me maintenir occupée. Depuis que j’avais perdu Milli, j’avais l’impression que ma vie n’avait plus de sens.

La journée, j’emballais des briques de lait à la laiterie de Niagara Street.

La nuit, je travaillais à l’usine de tuyaux en plastique dans South Buffalo. On vidait d’énormes sacs de quinze kilos remplis de poudre dans les extrudeuses1. Il en sortait ensuite des tuyaux en plastique. Mon premier jour là-bas, ma montre à gousset s’est arrêtée dix minutes après le début du travail, enrayée par la poudre. J’étais couverte de la tête aux pieds par cette poussière.

Au bout de quelques semaines, ces deux boulots m’avaient épuisée. J’avais économisé plus que nécessaire pour réparer ma moto et je ne voyais pas de quoi d’autre j’aurais eu besoin. Le vendredi soir, j’ai donc donné ma démission à l’usine de tuyaux.

Quand je suis rentrée chez moi le samedi matin, j’ai trouvé Ed assise sur le pas de ma porte. Elle portait un pantalon habillé et une chemise blanche amidonnée, avec des boutons de manchette en rubis. Elle était superbe et imposante. C’était bon de la voir. Elle m’a fixé, comme si elle avait vu un fantôme.

– Qu’est-ce que c’est que cette saloperie verte partout sur toi ?

Sous la couche de poudre, on ne voyait que mes yeux.

– Tu ferais mieux d’aller te laver, elle m’a dit. T’es pas au courant pour l’enterrement aujourd’hui ? La vieille Butch Ro est morte.

Butch Ro était vraiment très aimée par les vieilles bulls. C’était l’ainée des ainées. Elle avait passé tellement d’années à l’usine Chevy que personne ne pouvait plus les compter. Je pouvais difficilement imaginer l’intensité du chagrin ressenti par les vieilles butchs. Elles s’étaient aimées les unes les autres si longtemps, et avaient partagé tant de choses ensemble.

Ro et son amante n’allaient presque jamais dans les bars. Je ne les avais vues qu’une fois à Niagara Falls, au Tifka’s. Mais que je l’aie connue ou pas, c’était important pour moi d’assister à ses funérailles. Toutes les butchs seraient là. C’était une façon d’honorer le rôle qu’elle avait joué dans notre communauté.

Je me suis lavée pendant que Ed faisait du café. Alors que je me séchais, elle m’a gueulé quelque chose à propos de comment s’habiller.

– Quoi ? ai-je demandé depuis la salle de bain.

– On est censées bien s’habiller, a crié Ed.

– Oui, bien sûr.

– Non, elle a gueulé. Comme des filles, tu vois ?

J’ai enfilé un peignoir et je suis allée à la cuisine pour être sure que j’avais bien compris.

– Qui a dit ça ?

– Les vieilles bulls.

Ed a haussé les épaules en disant :

– Mais moi, je ne mets de robe pour personne !

Elle a dit que, de toute façon, on se préparait pour aller voir un corps à la chambre funéraire. Pas pour aller toquer à la porte du paradis voir s’ils nous laissaient entrer.

J’étais incapable de mettre une robe. L’idée m’a fait frémir. Du reste, ça ne servait à rien de se poser la question : je n’en avais pas. Mais si la consigne venait des butchs plus âgées, il devait y avoir une raison.

– Allez, grouille-toi et habille-toi, m’a conseillé Ed. Tout le monde doit déjà être là-bas.

Il était trop tard pour appeler quelqu’un et demander conseil. J’ai mis mon costume bleu, une chemise blanche et une cravate noire.

Ed a conduit sa voiture jusqu’à la chambre funéraire. Je l’ai suivie en moto. Une fois arrivées, je me suis assis sur ma moto sur le parking. Je voulais montrer mon respect pour Butch Ro, mais j’espérais ne pas avoir à entrer.

– Qu’est-ce que t’as, Jess ? m’a demandé Ed, exaspérée.

– J’en sais rien, je lui ai répondu.

Je sentais une sorte de terreur en moi.

Une fois entrées, on a mis une minute à trouver la bonne chambre. J’ai alors compris qu’on était au bon endroit. Dans la pièce, autour du cercueil ouvert, il y avait les amies de toujours de Ro. Toutes portaient des robes. Voilà combien elles l’aimaient.

Elles étaient imposantes, des il-elles aux larges épaules, qui portaient leur statut de femmes dans des mains rendues caleuses par le travail. Elles pouvaient t’envoyer au milieu de la pièce rien qu’en te tapant dans le dos pour te taquiner. Leurs avant-bras et leurs biceps étaient couverts de tatouages. Ces butchs fortes et puissantes étaient à l’aise dans des bleus de travail. Leur personnalité s’épanouissait quand elles portaient des vestons croisés.

Porter une robe était une humiliation atroce pour elles. Beaucoup de leurs tenues étaient vieilles : elles dataient d’une époque où il leur fallait parfois passer inaperçues. Les robes étaient démodées, blanches, à frou-frou, en dentelle, décolletées, ou simples. Les chaussures étaient vieilles ou empruntées : des chaussures en cuir verni, des mocassins ou des sandales. Ces habits défiguraient leurs personnalités, ridiculisaient qui elles étaient. Mais c’était dans ces douloureux déguisements qu’elles étaient forcées de dire au revoir à l’amie qu’elles aimaient tant.

La fem de Ro, Alice, saluait chacune d’entre elles. On pouvait deviner son impatience de s’effondrer contre leurs corps solides, de sentir la douce force de leurs bras. Au lieu de ça, elle refusait avec pudeur de laisser paraitre la douleur qu’elles partageaient toutes. Elle contenait la sienne. Ro, la butch qu’Alice avait aimée pendant presque trente ans, reposait dans un cercueil juste devant elle, disposée dans une robe rose et tenant un bouquet de fleurs roses et blanches.

Quelle main cruelle manipulait cette scène ? Je les ai vus à l’instant où ils nous ont vues, Ed et moi. C’était la famille de Ro, père, mère et frères. Ils nous ont remarquées à la seconde où on est entrées et ont chuchoté quelque chose à l’oreille du directeur des pompes funèbres. L’instant d’après, le directeur a annoncé que les pompes funèbres fermaient et que nous devions tous partir. Comme ça.

Ed et moi on est allées prendre un café à la brasserie du coin. On était assises là-bas quand les butchs plus âgées sont passées les unes après les autres devant nous. Chacune d’elles avait trouvé un endroit où se changer, même si elles avaient sans doute dû s’accroupir sur le siège arrière d’une voiture. Quand elles nous ont vues, elles se sont tout de suite dirigées vers le côté opposé du bar.

Jan m’a foncé dessus avec un regard assassin, mais les autres femmes l’ont retenue. Butch Jan, l’ainée vers laquelle j’avais l’habitude de me tourner pour demander conseil. Butch Jan, mon amie.

Jan avait toujours été super avec moi, même après la nuit où elle m’avait vue danser avec Edna. À présent, elle me détestait vraiment.

Quelques minutes plus tard, Alice est entrée, soutenue de chaque côté par une butch.

Ed et moi, on était complètement isolées. Je voulais partir. C’était trop douloureux. Après quelques minutes, Alice est venue vers nous, comme une émissaire. Je me suis sentie mal qu’elle ait à jouer la diplomate dans un moment où son chagrin était si insupportable, mais je savais que les butchs étaient trop en colère pour nous parler. Je me suis levée tandis qu’elle s’approchait de notre table. Je lui ai pris la main. Elle m’a embrassé sur la joue et elle a expliqué doucement :

– Les vieilles butchs sont vraiment très en colère contre vous. Certaines d’entre elles ont l’impression que vous avez gâché le moment. Vous voyez, elles se disent que si elles étaient capables de faire un sacrifice pareil pour dire au revoir à Ro, alors vous les jeunes vous le pouviez aussi. C’est pas de votre faute, vraiment. Mais vous deux, vous feriez mieux de faire profil bas pendant quelque temps, si vous voyez ce que je veux dire.

La douleur d’Alice était si perceptible que je brulais de tendre les bras vers elle et de la serrer, mais elle ne m’aurait pas laissé faire. Je comprenais. C’était facile pour moi de me sentir forte, de donner de moi-même, habillée comme je l’étais. Pour les butchs qui nous regardaient à travers le bar, ça avait été douloureux et difficile. Alice a déposé un léger baiser sur ma joue.

– Ça passera, vous verrez, a-t-elle murmuré.

J’espérais qu’elle disait vrai.

Je me suis dit que j’allais suivre le conseil d’Alice et me faire oublier pendant une semaine ou deux, le temps qu’on me fasse signe que c’était bon et que je pouvais réapparaitre au bar. Mais les semaines d’exil sont passées sans le moindre coup de téléphone qui aurait signalé que la glace avait fondu.

Les matins se sont refroidis. L’automne était dans l’air. Il n’y avait pas beaucoup de boulot. L’agence d’intérim m’a envoyé à la conserverie de Four Corners. C’était un trajet non payé de deux heures, à l’aller et au retour.

Je suis monté dans le bus à 04h45 du matin. Il faisait froid et humide. Quelqu’un faisait tourner une bouteille de whisky. J’ai attrapé la bouteille et j’ai bu en regardant par la fenêtre.

J’ai entendu Butch Jan grogner de sa grosse voix :

– Hé, tu vas partager, ou quoi ?

Elle était à genoux sur le siège devant moi. J’ai retenu ma respiration. Jan s’est penchée en avant et a empoigné ma veste.

– Ça y est, t’as compris ? a-t-elle demandé.

Son visage s’est tordu sous le coup de différentes émotions. J’ai hoché la tête.

– Oui, je pense que j’ai compris maintenant. Je savais juste pas quoi faire. Je suis désolée. Je suis tellement désolée d’avoir foutu le bordel au moment où vous étiez toutes là pour rendre hommage à Ro.

Jan a relâché ma veste et en a lissé le cuir.

– Ah, c’était pas de ta faute, a-t-elle dit. Le lendemain, à l’enterrement, la famille nous a tenues à une centaine de mètres de la tombe. C’était pas non plus de ta faute.

Je me suis penchée plus près d’elle.

– Écoute Jan, ai-je chuchoté, je suis désolée pour tout, tu vois ce que je veux dire ?

On savait toutes les deux que j’amenais la conversation sur la nuit où elle nous avait vues, Edna et moi, danser ensemble.

– C’était pas ce que tu crois, vraiment.

Jan a regardé par la fenêtre comme si elle dormait debout. J’ai attendu. Elle a souri et a attrapé la bouteille de whisky.

– C’est bon.

Elle a bu un coup et a frissonné.

– Y’a pas de mal. T’as déjà travaillé à la conserverie, avant ?

J’ai secoué la tête.

Elle a souri et m’a tapoté la joue vigoureusement.

– Je te montrerai les ficelles.

Avec ces mots gentils, elle me rouvrait la porte de la seule vraie famille que j’avais jamais connue.

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1. Machine d’extrusion, permettant de compresser un matériau de façon à le faire traverser un moule ayant la forme de la pièce à obtenir.

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Chapitre 10

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10

Sans Edwin je n’aurais peut-être jamais rencontré Milli. Un matin où elle partait prendre le petit déjeuner avec Darlene, Ed m’a proposé :

– Tu veux venir ?

À l’instant où on est entrées dans ce snack-bar miteux, je me suis dit que j’étais content d’être venu. Le resto était plein de pros – qu’elles soient nées hommes ou femmes. On nous a accueillies avec enthousiasme. On m’a embrassée et taquinée. Darlene a attiré Edwin sur ses genoux, en mimant des menaces aux autres femmes pour qu’elles laissent sa butch tranquille. C’était marrant quand on jouait toutes ensemble comme ça.

Darlene m’a parlé du dernier épisode télé du Fugitif1 : le vrai tueur est pris, David Janssen est vengé et peut arrêter sa cavale.

Ed était en train de s’engueuler avec une femme assise en face de nous au sujet des émeutes de Newark et Detroit2.

– La violence est aussi américaine que la tarte aux cerises3, c’est ce que Rap Brown4 dit.

Ed a tapé du poing sur la table : 

– C’est une répétition générale avant la révolution.

La femme a levé les mains en l’air en signe de reddition.

– OK, ça va, t’énerve pas comme ça.

Tout le monde essayait de crier plus fort que le juke box dont le volume était poussé à fond. Les Beatles chantaient Lucy in the Sky with Diamonds5. J’ai tapoté l’épaule de Darlene.

– Qu’est-ce qu’elle veut dire cette chanson, au fait ?

Elle a ri.

– Comment je le saurais ?

Mes yeux brulaient de fatigue. J’ai demandé à Edwin de m’accompagner dehors pour qu’on écoute ensemble le bruit que faisait ma Norton quand je la démarrais au kick. Chaque fois qu’il faisait froid et humide, elle refusait de se mettre en route.

C’est en regardant par-dessus l’épaule d’Edwin que j’ai vu Milli pour la première fois. Elle se tenait juste là, à me regarder. Ed a jeté un coup d’œil à Milli puis, en bonne amie, elle s’est éclipsée.

J’ai encore quelques images en tête que je peux faire défiler en fermant les yeux. Sur l’une d’elles, Milli, mains sur les hanches, me mate comme si la moto et moi ne formions qu’une seule machine élancée. Son langage corporel, l’éclat de ses yeux, son sourire taquin, tout se mêlait en un défi érotique fem. D’un simple haussement de sourcil, elle a donné l’irrésistible signal de départ.

Sans un mot, j’ai retiré ma veste en cuir marron et je la lui ai tendue. Aucune de nous deux n’était pressée. Une fois cette danse amorcée, il n’y avait pas de raison de se précipiter. Au contraire, nous avions tout intérêt à en savourer chaque instant. Je l’ai aidée à enfiler ma veste.

Je pense que je suis tombée amoureuse d’elle à l’instant où elle a lancé sa jambe par-dessus la moto pour s’installer derrière moi. La manière dont deux femmes s’accordent sur une moto fait partie de la sexualité qu’elles partagent – et Milli était très, très bonne sur une moto.

Quand on a démarré, elle a fait signe à ses amies. Je ne m’étais pas rendu compte jusque-là qu’elles nous observaient toutes depuis la fenêtre du restaurant en lui adressant ce genre de sourire doux et secret.

À partir de ce moment, j’étais sa butch et elle était ma fem. Tout le monde le savait. Nous aussi. On allait ensemble, et ça faisait des étincelles. Toutes les deux, on était un couple en béton et on se sentait invincibles.

Ce n’était pas juste pour la frime. On était assorties dans nos tripes. Survivre, pour une stone butch et une stone pro, ça nécessite de tenir tête au monde. On se vivait sans concession, et on aimait ça l’une chez l’autre. Danser un slow à l’aube, faire l’amour férocement, se pencher ensemble pour faire corps avec la moto dans un virage serré : ça devenait juste de mieux en mieux.

***

Un matin, Milli n’est pas venue au bar après le boulot comme elle faisait d’habitude. Darlene et ses amies non plus. On était toutes inquiètes. Darlene a fini par arriver en voiture. Milli était en sang sur la banquette arrière, le visage tuméfié. Je suis montée et j’ai pris sa tête sur mes genoux. On a dû l’emmener chez un putain de vétérinaire pour lui plâtrer le bras. On ne voulait pas aller aux urgences parce qu’on avait peur qu’ils appellent la police. C’était un flic en civil qui l’avait tabassée.

Milli a mis du temps, beaucoup de temps, pour reprendre confiance en elle. Ça l’a changée. Chaque passage à tabac te change.

J’ai décroché un travail de jour dans une usine de tuyaux en plastique. Milli travaillait à mi-temps dans un atelier de reliure. Ça se passait bien, c’était juste différent. Puis je me suis fait virer et Milli m’a dit nonchalamment qu’elle envisageait de reprendre le boulot de danseuse pour qu’on puisse traverser cette phase.

– Non, non, non, non, non !

Je pensais avoir exprimé ma position on ne peut plus clairement. Mais quand j’ai vu qu’en réponse Milli faisait le tour de la table pour venir vers moi, j’ai battu en retraite.

Elle m’a coincée contre l’évier et s’est mise juste sous mon nez. Elle postillonnait de rage.

– Personne, personne ne me dit comment je dois mener ma vie ! Ni toi, ni personne ! Compris ?

J’ai admis qu’elle avait raison là-dessus. Elle a surenchéri :

– Et depuis quand t’es devenue une foutue moralisatrice ?

Elle arpentait la cuisine. J’ai crié :

– J’t’emmerde !

Elle savait que ce n’était pas vrai.

– Tu dis juste ça pour me faire mal.

Elle a reconnu que j’avais raison.

– C’est juste que ce milieu est vraiment trop dangereux pour toi, ai-je argumenté. T’as déjà oublié pourquoi t’as arrêté ?

Cette dernière phrase était une grossière erreur. Je m’en suis rendu compte quand elle a attrapé l’assiette la plus proche pour l’envoyer valser à travers la pièce, dans ma direction. J’ai esquivé.

– Espèce de pourriture condescendante, a-t-elle crié. Tu crois pas que je connais cette vie mieux que toi, connasse ?

On a gardé le silence toutes les deux pendant un moment. J’ai décidé de faire la vaisselle. Milli s’est appuyée sur le comptoir de la cuisine, en me regardant, les bras croisés devant la poitrine. Le plus calmement possible, j’ai dit :

– J’peux pas supporter l’idée qu’un mec, ou n’importe qui, te fasse du mal.

Milli a attrapé un torchon et a commencé à essuyer la vaisselle. C’était bon signe. Elle a demandé :

– Comment tu crois que je me sens quand tu bosses comme videuse dans les bars le weekend et qu’il y a une baston ?

Elle s’est énervée à nouveau.

– Mais bordel, c’est quoi la putain de différence entre toi qui fais la videuse et moi qui travaille comme hôtesse ?

– Comme danseuse, ai-je clarifié. Tu sais que je m’inquiéterais à chaque putain de minute de retard que tu pourrais avoir à la fin de ta journée.

– Eh ben, va te faire foutre. C’est ton problème, chérie, pas le mien !

Milli a marqué un temps d’arrêt puis a baissé les yeux. Je me suis dit qu’elle s’en voulait peut-être d’avoir dit ça.

– Je suis désolée, a-t-elle dit. C’est juste que je supporte pas quand quelqu’un joue à ce truc moralisateur avec moi.

– Putain de toi ! je criais à présent. Depuis que je t’ai rencontrée tu attends que je fasse une putain d’erreur, que je dise un truc de travers sur le fait que tu sois pro.

– Ex-pro, a-t-elle dit sur un ton sarcastique.

– C’est pas une blague bordel ! Je t’ai jamais fait chier là-dessus. Tu le sais. Mais chaque fois qu’on s’engueule tu es à l’affut, t’espères me mettre suffisamment en colère pour que je fasse une erreur. Comme ça tu pourras partir.

Milli a souri pour la première fois depuis que j’étais rentrée à la maison et que je lui avais annoncé mon licenciement.

– Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? ai-je demandé d’un ton maussade.

– Je t’aime bien, a-t-elle dit doucement.

J’ai pivoté vers l’évier et j’ai secoué la tête pour montrer mon exaspération. Elle m’a retourné vers elle. Elle avait un regard vraiment plein de chaleur. Elle m’a embrassé sur la bouche. Je lui ai rendu son baiser. Puis je suis repartie à la vaisselle.

Elle m’a de nouveau attiré vers elle.

– On doit payer le loyer. C’est juste pour un moment. J’aime pas ça plus que toi.

J’ai éclaté de rire.

– Mon cul !

Elle a levé un sourcil, me défiant de poursuivre.

– Y’a des aspects de cette vie que t’aimes beaucoup, lui ai-je dit. Je le sais.

Milli a eu l’air stupéfaite.

– Vraiment ? Je ne pensais pas que tu comprendrais ça.

J’ai hoché la tête. Elle a mis ses bras autour de moi et a fait courir ses mains de bas en haut dans mon dos.

– On va parfaitement ensemble. Tu te souviens de ces vieux films d’espions où ils déchirent une carte à jouer en deux morceaux ? Puis quand les espions se retrouvent ils réunissent les deux parties. C’est comme ça que sont les pros et les stone butchs. On va parfaitement ensemble, tu vois ?

Elle m’a de nouveau embrassée. Elle embrassait vraiment bien. Puis elle a attrapé une poignée de mes cheveux, m’a tiré la tête en arrière et m’a regardée intensément avant de continuer à parler.

– Vous êtes les seules femmes sur terre à avoir le même genre de blessures que moi, tu vois ?

Je savais. Elle m’a embrassé dans le cou.

– Et, autre chose, vous êtes les amantes les plus tendres du monde.

Elle a déboutonné ma chemise en parlant. Le bavardage était terminé. La vraie conversation venait de commencer. Nos deux corps conduisaient l’électricité entre nous.

Plus tard, au lit, je l’ai tenue dans mes bras et je me suis remémoré notre dispute comme s’il s’agissait d’un mauvais rêve. J’ai demandé :

– Quand est-ce que tu commences ?

Elle s’est tendue.

– J’appellerai Darlene demain.

J’ai passé toute la semaine en panique, à passer des entretiens d’embauche dans les usines. Si seulement je pouvais trouver un boulot avant la fin de la semaine !

Le jeudi, au moment du diner, Milli m’a annoncé nonchalamment qu’elle allait commencer à travailler la nuit suivante avec Darlene au Pink Pussy Kat. J’ai donné un coup de fourchette dans mon morceau de viande. Elle m’a mise en garde :

– Ne commence pas.

– J’ai rien dit.

On a mangé en silence. Le vendredi, je suis partie au bar en début de soirée alors qu’elle dormait encore. Je lui ai préparé un pique-nique et j’ai collé des petits cœurs rouges sur le sac en papier brun.

Tout le monde là-bas savait que j’étais en colère. Les butchs me donnaient des tapes dans le dos en me disant de passer à autre chose. Les fems lissaient simplement un peu les plis du col de ma veste et me fixaient du regard pendant un moment : un message plus complexe. Puis, d’un geste de l’index, Justine m’a appelée de l’autre côté de la pièce. Elle m’a attrapée fermement par la cravate et ne l’a pas lâchée.

– Arrête ça, m’a-t-elle ordonné.

– Quoi ?

Elle a serré ma cravate plus fermement encore :

– J’ai dit : arrête ton mélodrame ! Elle n’a pas besoin de ça, chérie. Et si tu veux la perdre, c’est exactement comme ça qu’il faut t’y prendre.

J’étais sur le cul :

– Je pige pas, ai-je avoué en toute sincérité.

– Grandis, a-t-elle conclu.

Puis elle m’a lâchée.

Quand le soleil s’est levé, j’étais tout excité à l’idée de voir Milli. Quand elle est arrivée avec les autres danseuses du club, j’angoissais à l’idée de repartir avec elle. Mais elles sont toutes restées ensemble un bon moment dans les toilettes.

Finalement, elles en sont sorties une par une, quittant à reculons la camaraderie de leur groupe pour rejoindre chacune d’entre nous.

La tête de Milli a reposé sur mon dos pendant tout le trajet du retour. J’avais peur qu’elle se soit endormie et qu’elle tombe dans un virage.

Quand on est arrivées, je lui ai fait couler un bain chaud et moussant. Je suis allée dans la chambre lui dire qu’il était prêt mais elle s’était déjà endormie. Je n’étais pas fatiguée.

Je l’ai réveillée à 18h00 pour le diner. Je lui avais préparé son plat favori mais elle s’est contentée de jouer avec sa fourchette.

– Ça va ? ai-je demandé.

– Ouais, ça va, a-t-elle répondu exactement comme je l’aurais fait.

– Tu viens au bar après le boulot ?

Elle est restée silencieuse une minute.

– Je peux te rejoindre à la maison ? Je suis tellement crevée.

Ça m’a directement rendu maussade parce que j’appréhendais quelque chose.

– C’est quoi le problème de se retrouver au bar ?

– Est-ce qu’on peut parler de ça une autre fois ? a-t-elle demandé.

– Oui, bien sûr, ai-je dit.

Cette nuit-là, je lui ai emballé son déjeuner dans le sac avec les petits cœurs rouges. Elle l’a pris en souriant – au sac, pas à moi.

Je me suis sentie bizarre le lendemain quand les autres filles sont rentrées du boulot pour retrouver leurs butchs. À chaque fois qu’une personne me demandait où était Milli, je me mettais un peu plus en colère et sur la défensive.

Ce matin-là, avec Milli, on s’est disputées à ce propos.

– Ça ne t’est jamais venu à l’esprit que je pouvais être mal à l’aise au bar ? a-t-elle crié.

Ça ne m’était absolument jamais venu à l’esprit.

– Pourquoi ? ai-je demandé, confuse.

– Parce qu’il y a du mépris envers nous.

– Qu’est-ce que tu racontes ? Beaucoup de femmes au bar sont des pros !

J’avais conscience d’être en train de crier, et j’aurais aimé pouvoir m’arrêter.

– C’est des filles du coin qui se débrouillent pour payer leur loyer. Elles ont honte de ce qu’elles font. Elles sont pas du milieu comme le reste d’entre nous. On est différentes.

Je n’avais jamais pensé à ça. J’étais sous le choc.

– Tu comprends, bébé ? C’est ton monde, pas le mien.

Son ton glacial m’a refroidie.

– Mon monde à moi, c’est les femmes avec qui je danse. Ce sont elles qui assurent mes arrières.

Milli avait toujours été une pro parmi les pros.

J’ai pris ma veste en cuir et je suis partie à moto. J’ai roulé bien au-delà des limites de la ville avant de m’arrêter sur le bord de la route pour m’asseoir et penser.

On a été super polies l’une envers l’autre le reste de la semaine à l’appartement. Mais je n’arrivais pas à la faire réagir. Elle refusait d’entrer dans la partie.

– J’sais pas, ai-je confié à Edwin. D’habitude, c’est moi qui dis rien.

– Donne-lui du temps, a conseillé Ed. Vous avez simplement besoin de temps toutes les deux.

Le dimanche matin, je dormais presque quand Milli est rentrée. Elle est restée dans la salle de bain un long moment avant que je réalise que quelque chose n’allait pas. Quand je me suis pointée à la porte de la salle de bain, elle a détourné la tête. Je me suis assise sur le carrelage.

– Ça va ? j’ai demandé.

– Oui, bébé. Va dormir.

Après quelques minutes, j’ai réussi à faire en sorte qu’elle me regarde. Son visage était enflé d’un côté. Un peu de sang coulait de sa lèvre entaillée. J’ai attrapé une serviette et j’ai fait couler de l’eau froide. Je suis resté face à elle jusqu’à ce qu’elle me fasse comprendre que je pouvais toucher son visage. Elle a serré ses bras fort autour de ma taille. Je me suis mis à genoux et je l’ai enlacée. Puis elle s’est dégagée et a fait couler un bain.

J’ai saisi le message. Je suis allée au lit. J’étais éveillée quand elle s’est mise nue et s’est allongée, mais je ne l’ai pas montré. Elle savait. Je crois que j’ai été plus surprise qu’elle quand j’ai commencé à pleurer. Elle savait s’y prendre avec mes larmes à peu près aussi bien que moi avec les siennes.

Elle est partie à la cuisine faire un café. Je suis restée couchée.

Elle a ramené une tasse de café à partager et s’est assise sur le lit. Son ton était plus doux que ce à quoi je m’attendais.

– Tu te souviens de la fois où j’ai été méchamment tabassée, et que j’ai arrêté de travailler dans les clubs ? Tu sais, après qu’on se soit rencontrées ?

– Oui, bien sûr.

Je me demandais où elle voulait en venir.

– Tu te souviens, tu m’as prise dans tes bras et tu as dit que tu me protégerais, que tu ne laisserais personne me blesser ?

J’ai grimacé. Milli a passé sa main dans mon dos pour me rassurer.

– Il n’y a rien de mal là-dedans, bébé. C’est ce qu’on veut toutes entendre quand on est blessées. Le seul problème, c’est que tu y as cru toi-même. Tu peux pas me protéger, mon chou. Je peux pas te protéger. Je crois que tu as du mal à accepter ça ces derniers temps.

Je n’ai pas démenti. Je n’ai rien dit. Au bout d’un moment, j’ai sombré dans le sommeil. Quand je me suis réveillée pour aller au boulot, Milli dormait encore sur le canapé. Je l’ai recouverte d’un plaid. Bordel, qu’est-ce que je l’aimais. Ce qu’elle avait dit était vrai. Je voulais la protéger et je savais que je ne pouvais pas. Je ne parvenais même pas à me défendre efficacement moi-même. J’étais à bout de nerfs. J’avais la trouille, même au boulot.

La nuit d’avant, juste avant la fermeture, le jeune Sal était arrivé dans le bar en trébuchant, tellement recouvert de son propre sang qu’on avait eu du mal à le reconnaitre. Il avait été agressé par un Marine6 qui attachait les jeunes gays efféminés aux lampadaires et les tailladait avec des lames de rasoir – des centaines de petites coupures. Puis le Marine allait s’asseoir au restaurant en face du bar et attendait de voir si quelqu’un oserait faire quelque chose pour l’arrêter.

Tout le monde savait que ce Marine trainait par là, mais on ne s’attendait pas à le voir débarquer au bar un samedi soir blindé de monde. Dans un premier temps, j’ai à peine réalisé ce qui se passait. Le téléphone a sonné. Justine a crié que c’était pour moi et m’a dit de me grouiller, c’était Milli. J’ai mis un doigt dans mon oreille pour mieux l’entendre et atténuer le son du juke-box quand j’ai vu le Marine fendre la foule droit vers moi. Il a pointé son doigt vers moi en marmonnant quelque chose.

– Du calme, ai-je dit.

Booker a frappé le mec à la tête avec une bouteille de ketchup. Il a expliqué plus tard que, dans la précipitation, c’était le seul truc qu’il avait pu trouver. Ça a très bien fonctionné. Je crois que ça a redonné du courage à tout le monde de voir le Marine inconscient, recouvert de ketchup. Le weekend d’après, on a appris qu’il avait été retrouvé mort. Personne ne savait qui avait fait le coup.

Quand je suis rentrée ce matin-là, j’ai rejoué toute la scène pour Milli. Au fond de moi, j’avais tellement envie de lui faire l’amour. Je l’avais désirée toute la semaine. Mais on s’est endormies en parlant encore de l’héroïsme de Booker.

C’est le vendredi suivant qu’on s’est amèrement disputées. Je ne me souviens pas de ce qui a provoqué ça. Ça n’a pas vraiment d’importance. Le truc à retenir, c’est que c’était le genre de dispute si douloureuse qu’elle arrache la première couche de peau de ton cœur.

J’ai essayé d’aller faire un tour en moto. Elle ne voulait pas démarrer. Je suis partie en trombe faire le tour du pâté de maison à pied.

Quand je suis revenu, Milli était partie. Je suis restée assise dans l’appartement, dans le noir, pendant un long moment. J’étais hors de moi. Mes pensées n’étaient pas très claires, je m’en souviens.

C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’on était en train de dérailler. J’ai tout à coup ressenti le besoin de m’excuser, de m’expliquer, ou j’allais la perdre pour toujours. Je suis donc descendue au Pink Pussy Kat. Je ne sais pas à quoi je pensais.

J’ai fait les cent pas devant le club en fumant une cigarette. On ne voyait pas à l’intérieur du bar parce que les fenêtres et les portes étaient recouvertes d’un papier alu brillant.

Darlene m’a vue dès que j’ai ouvert la porte. Elle avait le bras autour du cou d’un marin. Elle a levé les yeux vers Milli qui dansait dans une petite cage juste au-dessus du bar. Milli m’avait vue aussi.

Peut-être que je m’étais imaginé que Milli portait une tenue quand elle dansait. Non pas que ce soit important, mais je venais juste de réaliser que je ne m’étais jamais posé la question. Je me suis imprégné des regards, des sons et des odeurs du monde dans lequel elle travaillait. J’ai écouté la chanson sur laquelle elle dansait : I never loved a man the way that I, I love you7.

J’avais déjà été dans tellement de bars à hôtesses qu’il y avait quelque chose de familier et d’ordinaire dans tout ça. Je pouvais tout de suite voir qui était en train de bosser dans cette pièce. Bien sûr, c’étaient les femmes. Mais on le devinait plus par leur attitude que par leur sexe. Après tout, c’était un boulot. Pour les femmes qui savaient prendre soin d’elles, ça payait bien. Et Milli savait faire ça.

Mais je savais que j’avais commis une erreur fatale en franchissant cette porte – la dernière que j’aurais l’occasion de commettre. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il était trop tard pour nous.

Je suis retournée à notre appartement pour attendre Milli.

Elle est revenue à la maison dans les heures qui ont suivi.

Elle a laissé la porte d’entrée ouverte pour se précipiter sur moi. J’ai dû sentir venir la suite parce que j’ai enfoncé les mains profondément dans mes poches. Elle m’a giflé violemment.

– Je suis désolée.

C’est tout ce que j’ai réussi à dire. Je le pensais vraiment. Vraiment.

– J’espère bien que t’es désolée !

Sa voix était cruelle et froide parce qu’elle était blessée, elle aussi.

– Est-ce que t’as vu tout ce que tu voulais ? a-t-elle demandé.

J’ai essayé d’expliquer :

– Je suis désolée bébé. Je n’ai pas fait ça pour te blesser. Je voulais repartir à zéro. J’ai fait une erreur.

– Ça c’est sûr, a-t-elle rétorqué, mais sa voix était plus calme.

Elle m’a regardée, perplexe.

– À quoi tu pensais ? a-t-elle lancé.

Puis sa colère s’est arrêtée un moment.

– Comment tu t’es sentie quand tu es entrée là-bas, Jess ? Ça t’a fait mal ?

– C’est drôle, j’ai dit. En quelque sorte ça m’a fait me sentir plus proche de toi, de vous. Et je me suis dit que vous aviez beaucoup de courage, vous toutes.

– De courage ?

Milli a froncé les sourcils.

– Ouais. Je crois pas que j’aurais la force de me battre sans mes vêtements.

Milli est restée debout à me regarder sans un mot. Puis elle est allée dans la chambre et a commencé à jeter des habits dans une valise. Je n’ai pas bougé de là où j’étais. Quand elle est sortie, elle a fait comme si elle cherchait quelque chose d’autre à emporter, mais je savais qu’elle essayait juste de gagner du temps.

– Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux dire ? ai-je demandé, connaissant déjà la réponse.

Son expression s’est adoucie et elle s’est rapprochée.

– Je suis désolée, bébé, lui ai-je murmuré quand les larmes ont commencé à couler sur mon visage.

Elle s’est glissée dans mes bras pour la dernière fois.

– Je sais que j’ai fait une grosse erreur ce soir, Milli. Je suis désolée de t’avoir blessée.

Elle a secoué la tête en prenant mon visage dans ses mains.

– C’était une erreur. Mais rien de plus. J’en ai fait pas mal avec toi, et des grosses. Ce n’est pas pour ça que je pars.

Elle s’est dirigée vers sa valise. Elle a pris le chaton en porcelaine avec lequel elle avait quitté sa maison quinze ans plus tôt et l’a posé sur la table basse à côté de moi. Elle est revenue vers moi et a posé une main sur ma joue. Elle a expliqué :

– Je pense juste qu’il y a peu de chances que ça change, plus maintenant en tout cas. Je veux partir avant qu’on bousille tout.

De ses lèvres, Milli m’a caressé la joue, puis elle est passée par la porte encore ouverte. Elle était partie.

Je me suis assis sur le canapé et j’ai pleuré, simplement parce que je ne savais pas quoi faire d’autre. J’ai bondi sur mes deux pieds et j’ai descendu les escaliers en courant, mais elle était déjà partie. Et puis, je ne savais de toute façon pas comment faire pour que les choses redeviennent comme avant.

Je suis remontée, j’ai ouvert une bouteille de bière et je me suis assise sur le bord du lit. C’est là que je me suis souvenue que le weekend précédent, Milli m’avait appelée de son boulot sur le téléphone du bar. Pile au moment où je m’étais rendu compte que ce Marine se dirigeait sur moi, j’avais oublié. On aurait dit qu’elle pleurait. Dans l’excitation, je n’avais juste plus pensé à lui demander ensuite pourquoi elle avait appelé. À cet instant, j’aurais donné n’importe quoi pour savoir.

Le téléphone a sonné. J’ai couru pour décrocher. C’était Edwin. Elle savait, bien entendu. Darlene avait attendu en bas dans la voiture pendant que Milli montait faire sa valise. Darlene avait demandé à Ed de me dire qu’elle était désolée et qu’elle m’aimait beaucoup, moi aussi.

– Ça va ? m’a demandé Edwin.

– Je crois pas, lui ai-je répondu.

Il y a eu un long silence.

– Vous étiez géniales ensemble, a dit Ed.

– Ouais, hein ?

– Elle t’aimait vraiment, m’a rappelé Ed. Et ces repas que tu lui emballais dans des sacs en papier brun avec des petits cœurs rouges dessus…

– Comment tu sais ça ? ai-je demandé. Est-ce que les autres filles la chambraient avec ça ?

– Ah ça, non ! a dit Edwin. Elles étaient jalouses ! T’as mis la barre haut pour toutes les autres butchs. On a toutes dû commencer à préparer des « déjeuners d’amour ». En tout cas, promets-moi que tu ne raconteras pas ça à Darlene.

J’ai promis.

– Milli a dit à Darlene qu’elle pensait avoir été aimée une ou deux fois dans sa vie, mais que personne ne s’était jamais occupé d’elle aussi bien que toi.

J’ai pris une grande respiration.

– Est-ce qu’elle a dit ça il y a longtemps ?

– Nan, a dit Ed, voyant ce que je voulais dire. Récemment.

– Ed, j’ai mal.

– Je sais, a-t-elle répondu doucement. J’suis un peu dans le même bateau. C’est difficile en ce moment entre Darlene et moi.

– Pourquoi est-ce que c’est si dur ?

Je me sentais perdue.

– Je sais pas, a soupiré Ed. Je suppose que l’amour n’est jamais facile. Mais c’est pas pareil entre une butch et une pro.

Elle a eu l’air perdue dans ses pensées.

– C’est de l’amour sans illusion.

Il y a eu un long silence. On a pris toutes les deux une grande inspiration.

– Ma moto ne marche pas.

– Va au boulot ce soir, m’a conseillé Edwin. Je te retrouve là-bas demain matin et on regarde ça.

– Ed, ai-je dit, j’ai vraiment merdé cette fois.

– Non, m’a-t-elle rassuré, t’as juste encore besoin de grandir un peu.

– J’sais pas si je peux le faire, je lui ai répondu.

Mon amie a éclaté de rire.

– T’as pas vraiment le choix.

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1. Le Fugitif est une série télévisée diffusée de 1963 à 1967, mettant en scène la cavale du héros, joué par David Janssen, accusé à tort du meurtre de sa femme.

2. Dans un contexte de contestation sociale et de luttes anti-racistes, les étés 1964, 1965, 1966 et 1967 sont marqués par de nombreux épisodes d’insurrections et d’affrontements avec les forces de l’ordre. En juillet 1967, suite à l’arrestation d’un chauffeur de taxi noir, des émeutes éclatent dans la ville de Newark (État de New York), et donnent lieu à six jours d’incendies, fusillades, pillages, patrouilles de blindés, etc. Quelques jours plus tard, à Detroit, une descente de police dans un café fréquenté par des afro-états-unien·ne·s met le feu aux poudres. Des blanc·he·s des quartiers pauvres se joignent aux émeutier·ère·s noir·e·s pour piller les magasins et combattre les forces de l’ordre. La production des trois grandes usines automobiles est stoppée, le centre-ville est paralysé et la contestation commence à s’étendre aux villes voisines. La répression est massive, mobilisant policiers et militaires, tanks et hélicoptères et détruisant des pâtés de maisons entiers. Sur ces quatre jours et nuits d’affrontements, on dénombre 4 000 arrestations (dont 90 % de personnes noir·e·s), quarante-trois mort·e·s et 2 000 blessé·e·s – et environ sept milliards de dollars de dégâts matériels.

3. La tarte aux cerises est une spécialité très populaire aux États-Unis.

4. Brillant orateur et rappeur, Rap Brown (Jamin Abdullah Al-Amin) est un membre important du SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee, Comité de Coordination Étudiant Non Violent, actif dans le mouvement des droits civiques), puis du Black Panthers Party dans les années 1960. En 1969, il sort une autobiographie, Die, Nigger, Die, où il critique le racisme états-unien. Victime de la répression d’État, il est accusé et condamné à plusieurs reprises – notamment à une peine d’emprisonnement à perpétuité en 2000.

5. « Lucy dans le ciel avec des diamants », 1967.

6. Soldat dans l’infanterie de marine aux États-Unis.

7.  « Je n’ai jamais aimé un homme de la manière dont moi je t’aime »paroles de la chanson I never loved a man, Aretha Franklin, 1967.

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© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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9

Le lundi, Jim Boney ne s’est pas montré au travail. J’étais content. Je ne l’aurais jamais admis devant personne, mais il me faisait encore peur. Alors, quand il a appelé lundi matin pour dire qu’il était malade, je me suis baladée dans l’usine avec un petit sentiment de satisfaction.

Jack m’a retirée de la chaine et m’a conduite à une presse qui découpait des fiches scolaires en forme de cartes à jouer. D’habitude, un des gars utilisait une puissante soufflerie pour enlever la poussière avant qu’elle n’enraye la machine.

Jack a gueulé par-dessus le vacarme des machines :

– La soufflerie est en réparation. Tu aides Jan à charger les palettes quand elle en a besoin. De temps en temps, tu essuies les merdes de la presse, comme ça.

Il a passé la main sur le plateau de la presse, profitant de la fraction de seconde entre les découpes. Avant de s’en aller, il m’a prévenue :

– Ne la laisse pas s’enrayer.

Jan a jeté un œil à la machine puis m’a regardée.

– Fais attention, m’a-t-elle averti.

J’ai regardé la presse découper les cartes en essayant de mémoriser son rythme comme une chanson. Ma main s’est élancée et a rapidement essuyé la poussière. J’en ai eu une bonne partie. Mes mains tremblaient. Quand tu travailles avec des machines, tu apprends à respecter leur pouvoir hypnotique. J’essayais de rester synchro avec la poinçonneuse. Juste une fois, ma main a été un peu trop lente. Mais il a suffi d’une fois.

C’est arrivé si vite. Un instant, mes doigts étaient tous attachés à moi. L’instant d’après, je pouvais sentir mon annulaire contre ma paume. Mon sang a giclé en arc sur la machine, sur les paquets de cartes empilés sur les palettes, et sur le mur d’en face.

J’ai essayé de ne pas regarder ma main droite, mais je n’ai pas réussi. Mon estomac s’est soulevé avant même que mon cerveau comprenne ce que mes yeux voyaient. Les autres n’avaient rien dû entendre par-dessus le fracas des machines, mais ça n’avait pas d’importance. Je ne pouvais pas émettre le moindre son. Tout s’est passé au ralenti. Jan a remué les bras en gueulant. Des gens se sont approchés mais ont été tétanisés par l’horreur.

J’ai réalisé que je devais aller à l’hôpital. Et je savais que je ne pouvais pas conduire ma moto. En me dirigeant vers la porte, je me suis demandé si j’avais assez d’argent pour le bus. Walter et Duffy m’ont couru après.

Après ça, la première chose dont je me souviens c’est d’être dans une voiture. Walter avait passé son bras autour de moi. Duffy conduisait et n’arrêtait pas de se retourner, guettant un signe de Walter. Ma main était entièrement bandée dans un chiffon imbibé de sang. J’étais tellement anéantie à cause de mon doigt que de chaudes larmes coulaient le long de mes joues. Je me suis dit que je devrais peut-être l’enterrer, et je me suis demandé qui j’inviterais à la cérémonie.

D’une de ses grandes mains douces, Walter tenait en l’air ma main blessée, et de l’autre, il me serrait fort contre lui. Je tremblais violemment.

– Ça va aller, ma belle, a-t-il dit doucement. J’ai déjà vu plein de fois ce genre de choses arriver. Ça va bien se passer.

Tout ce dont je me souviens, c’est qu’ensuite j’étais allongée sur une table d’opération. Je paniquais. Et s’ils m’enlevaient mes vêtements ? J’étais seul. Une mouche bourdonnait autour de moi. Elle a fini par se poser sur ma main. J’ai vacillé. La mouche a volé en cercles et elle s’est posée à nouveau. Cette fois-ci, quand j’ai fait un geste avec ma main blessée, mon doigt a eu l’air de partir dans une autre direction. Je me suis évanouie.

Quand j’ai repris conscience, c’est le visage de Duffy que j’ai vu. Il souriait, mais avait aussi l’air soucieux. J’ai murmuré :

– Duffy, où est mon doigt ?

Il a grimacé.

– C’est bon, Jess. Ils l’ont sauvé.

Je ne le croyais pas. J’avais vu des tas de films où on ment comme ça aux blessés. J’ai légèrement relevé la tête pour regarder ma main. Elle était couverte de bandes de gaze et il y avait une sorte de pièce en métal qui partait de mon avant-bras, rentrait dans le bandage, puis ressortait au bout, là où était censé être mon doigt. Duffy a hoché la tête :

– Ton doigt va bien, Jess. L’os n’était pas complètement sectionné.

En disant ça, il s’était retourné. Je me suis dit qu’il allait peut-être vomir.

Je portais encore mes habits de travail pleins de sang.

– Fais-moi sortir d’ici, Duffy.

Il s’est arrêté à la pharmacie pour prendre mes médicaments et m’a conduit jusqu’à la maison. Quand je me suis réveillée, il était parti. Il y avait un mot sur la table de nuit qui expliquait comment je devais prendre les médicaments. Il avait aussi laissé son numéro de téléphone et disait de l’appeler à mon réveil. J’ai été soulagée de voir que j’étais encore dans mes habits de travail.

Je l’ai appelé plus tard ce soir-là et il est revenu aussitôt.

– Jack a monté un coup contre toi, Jess.

Duffy faisait les cent pas dans ma cuisine.

– Juste avant que Jack te mette sur cette machine, un des gars a vu Kevin enlever le dispositif de sécurité. Jack pourrait prétendre qu’il l’a enlevé parce que la soufflerie était détraquée, mais ordonner à quelqu’un de mettre ses mains là-dedans c’était totalement contraire au règlement.

J’avais du mal à suivre ce qu’il disait. Ce n’était pas seulement parce que les anti-douleurs m’embrumaient le cerveau, mais je ne voulais tout simplement pas comprendre.

– Mais écoute ça, Jess…

Duffy s’est penché et a tapé du poing sur la table de la cuisine.

– Après qu’on t’a emmenée à l’hôpital, Jack a réinstallé le dispositif de sécurité et il a juré qu’il était en place depuis le début. Ce connard a monté un coup contre toi, Jess.

La peur me troublait l’esprit. Ça m’a rappelé quand mes parents m’avaient fait interner, ou encore quand les flics ouvraient la porte de ma cellule. Tant de gens dans ce monde avaient le pouvoir démesuré de me contrôler et de me faire du mal. J’ai haussé les épaules comme si je m’en fichais.

– Écoute, Duffy. C’est fait. En plus, mon contrat se termine dans deux mois. On a d’autres chats à fouetter.

Duffy m’a regardée comme si j’étais cinglée, mais au moment de parler, sa voix était calme.

– Écoute-moi, Jess. On va s’occuper de ça. On va prouver ce que Jack t’a fait et on va expliquer à la direction que soit ils le virent, soit on fait grève.

J’étais ébahi à l’idée que des hétéros se mobilisent pour moi, ou pour n’importe quelle il-elle. Duffy a ajouté :

– Tu sais, je crois que je n’avais pas réalisé à quel point c’est dur pour toi. Je sais quel genre de connards peuvent parfois être les gars au boulot.

Il s’est appuyé contre l’évier et a croisé les bras.

– Mais quand j’étais à l’hôpital avec toi, j’ai vu comment ils te traitaient, comment ils parlaient de toi.

Il s’est passé les mains sur le visage. Quand il m’a à nouveau regardée, j’ai vu des larmes dans ses yeux.

– Je me suis senti tellement impuissant, tu sais ? J’ai pas arrêté de leur crier que tu étais un être humain, que tu comptais, mais on aurait dit qu’ils ne m’écoutaient même pas. Je ne pouvais rien faire pour t’aider. Je ne pouvais pas les obliger à prendre soin de toi comme j’aurais voulu, tu sais ?

J’ai hoché la tête. Je savais. Et maintenant je savais que Duffy aussi.

***

Le vendredi soir, Jan m’a emmené au Abba’s. Tout le monde m’a acclamée quand je suis entrée. Une banderole où l’on pouvait lire Bon rétablissement, Jess ! était accrochée sur le mur de l’arrière salle. Frankie, Grant et Johnny m’ont dit que Duffy menait une enquête avec le syndicat à propos de l’« accident ».

Je regardais Jan. Elle avait l’air tellement triste.

– Où est Edna ? ai-je chuchoté à Grant.

Elle a passé son index en travers de sa gorge. J’ai attendu de voir Jan s’asseoir seule dans le fond et j’ai apporté deux bières.

– Je peux m’asseoir avec toi ?

Elle m’a désigné une chaise vide. Je lui ai dit :

– T’es mon amie Jan, et je t’aime.

Elle a eu l’air surprise quand j’ai dit ça.

– Si tu ne veux pas en parler, ça me va. Mais je ne vais pas faire semblant de ne pas voir que tu vas mal.

Jan s’est penchée en avant et a posé les coudes sur la table.

– Je l’ai perdue. Je l’aime et je l’ai perdue. Qu’est-ce qu’il y a de plus à dire ?

J’ai haussé les épaules.

– Je sais que vous vous aimez beaucoup toutes les deux.

Jan a bu une gorgée de bière.

– Des fois, l’amour ne suffit pas, a-t-elle dit.

J’espérais qu’elle avait tort. Elle a soupiré.

– Le pire, c’est que c’est de ma faute. Je savais qu’elle allait me quitter et je n’ai pas réussi à changer assez vite pour l’en empêcher. Qui sait, peut-être que je suis trop vieille pour changer tout court.

Je ne savais pas de quoi elle parlait, mais je n’ai pas ouvert la bouche. Jan s’est effondrée.

– Si je te dis pourquoi elle a rompu avec moi, tu me promets que tu ne le diras jamais à personne ?

J’y ai réfléchi, avant de répondre :

– Tu peux me faire confiance.

– T’as mis du temps à répondre, a-t-elle dit avec méfiance.

– Je devais d’abord être sure de le penser.

La voix de Jan est devenue rauque.

– J’arrivais pas à la laisser me toucher. On n’en a jamais parlé. Je ne sais même pas comment parler de ça. Au début ça lui allait, elle comprenait. Mais au bout d’un moment elle m’a dit qu’elle était fière d’avoir toujours réussi à faire fondre ses amantes stones. Ça m’a fichu la trouille de ma vie, tu vois ?

Je me disais que ça devait vraiment être agréable d’avoir une amante fem assez attentionnée pour essayer.

– En tout cas, a dit Jan, je ne pouvais pas, et elle a fini par me quitter. Après toutes ces années. T’y crois à ça ?

Elle a ri jaune.

– C’est la seule femme que j’ai aimée à m’en tordre le bide, et elle m’a quittée.

Elle m’a attrapé le bras.

– Je ferais n’importe quoi pour la récupérer.

Elle avait les larmes aux yeux quand elle parlait.

– Je me mettrais à genoux devant tout ce putain de bar. Je ferais n’importe quoi. C’est juste que je ne peux pas changer qui je suis. Je sais pas ce qui cloche chez moi. J’y arrive juste pas, tu vois ?

Je voyais très bien. Je me suis penchée en avant et j’ai passé mon bras autour d’elle. Elle a posé la tête sur mon épaule. Si elle n’avait pas été bourrée, ça l’aurait sans doute mise mal à l’aise.

Au fond de moi, je bouillonnais. Je savais que j’étais stone, moi aussi. Être stone, c’était comme être équipée d’un système d’alarme qui ne semblait pas avoir d’interrupteur. Une fois installées, les sirènes se déclenchaient et les barrières se fermaient, même si l’intruse était tendre et aimante. Est-ce qu’un jour j’allais finir par trouver une femme qui m’aimerait et par la perdre à cause de ça ? Si c’était le cas, la vie semblait trop dure à surmonter.

J’étais obsédée par une chose que Jan avait dite : Edna était fière de savoir séduire ses amantes stone butchs. Je me demandais comment elle s’y prenait. Je me demandais comment ça pouvait être, de se laisser toucher sans avoir peur. J’ai beaucoup pensé à Edna.

***

Pendant mon arrêt de travail, j’ai passé presque toutes mes soirées à trainer au Abba’s. Jan a arrêté de venir au bar, de peur de tomber sur Edna. Edna, elle, venait au bar les samedis. Toute la semaine, j’attendais cette soirée avec impatience. Ce samedi-là, quand elle a passé la porte, tout le reste a disparu. Toutes les autres étaient en noir et blanc. Seule Edna, vive et étincelante, était en couleur.

Elle s’est dirigée vers moi. Je suis descendue du tabouret à son approche. Elle a attrapé ma main blessée. Elle a doucement soulevé l’attelle et a levé les yeux vers moi.

J’ai haussé les épaules.

– Ça va mieux, le docteur dit que je retrouverai des sensations, l’ai-je rassurée.

– Tu dois la garder combien de temps ?

– Je sais pas. Ils me diront dans un mois.

J’ai vu de l’inquiétude dans ses yeux. Je me suis sentie flattée.

On s’est assises toutes les deux et d’un geste, j’ai commandé deux verres à Meg. J’ai sorti mon portefeuille. Edna a posé sa main sur mon bras.

– Je travaille, a-t-elle dit. Laisse-moi payer.

Elle a bu une gorgée.

– T’as vraiment du courage, m’a-t-elle dit.

J’ai eu honte, parce que ce n’était pas vrai. En toute sincérité, je lui ai répondu :

– Non, vraiment pas. J’ai tout le temps peur, Edna.

Son visage s’est adouci.

– C’est courageux de me dire ça.

J’ai rougi. Elle a posé sa main sur la mienne. Un vernis rouge tout frais brillait sur ses ongles. Elle m’a demandé :

– Tu sais ce que je pense ?

Je me suis approché pour l’écouter.

– Je crois que tout le monde a peur. Le courage, c’est de ne pas laisser tes peurs te paralyser.

J’ai décrété que c’était la personne la plus sage que j’avais jamais rencontrée.

Edna a glissé ses doigts dans ses cheveux. C’était un geste si intime. Elle a vu l’expression de mon visage, puis elle a baissé les yeux et a souri. Quelqu’un a mis une pièce dans le juke-box. Les Righteous Brothers ont commencé à chanter You’re my soul and my heart’s inspiration1.

Je me suis demandé si j’avais le courage de l’inviter à danser. J’ai marmonné :

– Edna, tu veux danser ?

À ce moment précis, la porte du bar s’est ouverte et tout le monde s’est tu. Dans l’embrasure de la porte se tenait une femme gigantesque. Elle portait un blouson en cuir noir, ouvert. Son torse était plat et il était clair qu’elle ne portait pas de bande. Elle avait un jean taille basse sans ceinture. Elle tenait ses gants de moto et son casque à la main. Rocco. Sa légende la précédait.

J’ai jeté un coup d’œil à Edna. Elle était perdue dans des souvenirs qui m’étaient invisibles. J’ai observé leurs visages alors qu’elles se revoyaient pour la première fois depuis des années. Mes yeux passaient de l’une à l’autre comme si c’était un match de tennis dont je ne voulais pas louper la moindre balle. Je pouvais sentir à quel point elles s’aimaient.

– Salut Rocky, a dit Edna d’une voix basse.

On aurait dit une réplique de film.

– Salut Edna, a répondu Rocco d’une voix grave.

Leurs visages étaient proches l’un de l’autre, et du mien. Je pouvais voir la barbe de trois jours sur le menton et les joues de Rocco.

Jan m’avait dit un jour que Rocco avait été tabassée tellement de fois que personne ne pouvait les compter. La dernière fois que les flics l’avaient tabassée, elle avait failli en mourir. Jan avait entendu dire que Rocco avait pris des hormones et s’était fait opérer de la poitrine. Maintenant, elle travaillait comme un homme dans une équipe de construction. Jan disait que Rocco n’était pas la seule il-elle à avoir fait ça. C’était une histoire fantastique. Je n’y ai cru qu’à moitié mais elle m’a obsédé pendant longtemps. Peu importe à quel point ça pouvait être dur d’être une il-elle, je me suis demandé quel genre de courage il fallait pour quitter ainsi le sexe que tu avais toujours connu, et oser vivre aussi seule.

J’avais envie de connaitre Rocco. J’avais des tonnes de questions à lui poser. J’avais envie de voir le monde à travers ses yeux. Mais par-dessus tout, j’espérais qu’elle était différente de moi. Je craignais de voir mon reflet en elle.

J’ai scruté le visage d’Edna. Elle se retenait avec tant de force et de dignité que la douleur qu’elle essayait de cacher en était d’autant plus visible. J’étais incapable de savoir si elle était en train de tendre la main vers la joue de Rocco ou si je lisais juste dans ses pensées. La proximité de deux femmes aussi puissantes m’a fait frissonner.

Rocco a touché le coude d’Edna. Edna s’est levée et l’a conduite à une table dans l’arrière-salle. Je suis resté assis seul, secoué. Je me sentais délaissée, jalouse. Je désirais ardemment l’attention des deux femmes. En jetant à nouveau un coup d’œil vers Edna, j’ai brulé d’envie qu’elle me regarde de cette manière-là. J’aurais voulu être si puissante qu’un simple coup d’œil de ma part puisse suffire à secouer les feuilles de ses branches. Et je voulais que Rocco soit mon amie, qu’elle me révèle tous les secrets de l’univers dans lequel on gravitait. Je voulais qu’elle soit mon refuge, pour les jours où je n’avais pas la force.

J’ai essayé de lire leur langage corporel pendant qu’elles discutaient.

Rocco s’est levée. Edna a saisi le revers de son cuir. Leurs lèvres se sont effleurées, puis Rocco s’est retournée pour partir. J’aurais aimé qu’elle voie l’expression sur le visage d’Edna après qu’elle lui avait tourné le dos. Ça aurait sans doute signifié beaucoup pour elle.

Pour sortir, Rocco devait passer devant moi. J’ai cherché dans mon esprit quelque chose à dire pour l’intercepter et la faire parler. Peut-être à cause de mon air abattu, elle s’est arrêtée face à moi. D’un seul mouvement de sourcils, elle m’a posé une question. Je ne parvenais pas à trouver les mots pour exprimer ce que je voulais. Je ne suis pas sûr que je le savais moi-même.

Pendant un court instant, le doute s’est lu sur son visage. Je l’ai vue monter sa garde. Je n’avais aucune idée de quoi faire, alors j’ai lui ai tendu la main. Elle l’a regardée puis a jeté un coup d’œil à mon autre main, toute bandée, qui ressemblait à celle d’un robot. Quand elle m’a serré la main, elle a hoché la tête. Je ne saurai jamais pourquoi. Puis elle a quitté le bar.

Une fois qu’elle était partie, le volume sonore est remonté. Je me suis sentie vide, amoindrie par son absence. Si moi j’avais mal, je savais que Edna devait saigner. J’ai laissé passer un laps de temps raisonnable avant de retourner vers elle.

– Je peux t’offrir un verre ? lui ai-je demandé.

Elle a paru surprise.

– Quoi ?

Elle a hésité.

– Oui, merci.

On a bu en silence. Je me suis sentie connectée à son chagrin. J’ai observé les couples qui dansaient dans l’obscurité enfumée. Tout à coup, Edna m’a regardé et a murmuré :

– J’ai mal.

Elle avait parlé si doucement et si calmement que j’ai eu peur d’avoir compris de travers. Mais en voyant la douleur dans ses yeux, j’ai rapproché ma chaise. Edna s’est lovée contre moi, explorant tendrement mon corps avec le sien. Le simple fait de la serrer me mettait en joie. Elle a soupiré une fois, puis son corps a commencé à trembler alors qu’elle fondait en sanglots.

Au début, ça m’a gênée, j’étais préoccupée par ce que les gens allaient penser. Mais après je me suis livrée à Edna, inquiète seulement de son confort. Elle me faisait suffisamment confiance pour déposer sa tristesse dans mes bras. J’ai embrassé ses cheveux. L’odeur m’a étourdi. Elle a levé les yeux vers moi. J’avais envie de lui caresser le menton de la main et de l’embrasser sur la bouche, lentement et profondément. Elle a vu ce regard dans mes yeux. Il n’y avait aucune raison de se cacher.

– J’arrive tout de suite, a-t-elle dit.

Elle est restée aux toilettes pendant un bon moment. Quand elle est revenue, je lui ai offert une cigarette et je l’ai allumée pour elle. Edna a secoué la tête lentement.

– Juste au moment où je pensais que je ne pouvais pas souffrir plus, qui est-ce qui passe la porte ?

J’ai soufflé ma fumée et j’ai regardé son visage.

– Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Je n’arrivais pas à croire que je lui posais une question aussi personnelle.

Edna a cligné des yeux, surprise par mon côté direct.

– Elle a entendu dire que Jan et moi on s’est séparées. Elle a attendu à peu près un mois et elle est venue me demander s’il y avait une chance qu’on se remette ensemble.

J’ai doucement tapé mon zippo contre mon verre de whisky : code morse de butch.

– Et y’en a une ? Une chance, je veux dire.

Edna a soupiré.

– Les gens fonctionnent par périodes, tu vois ? Par cycles. Je viens juste de quitter un mariage de huit ans. Rocco a été seule un long moment.

Ça m’a fait mal d’imaginer Rocco seule.

– Je pense pas que j’ai déjà vu une femme comme Rocco avant, je lui ai dit.

J’ai senti que Edna n’était pas complètement sure de ce que je voulais dire et j’ai réalisé qu’elle se battrait jusqu’à la mort pour défendre Rocco.

– J’aimerais être amie avec elle, j’ai ajouté rapidement, pour clarifier.

Elle a souri chaleureusement et a tendu le bras pour toucher le mien.

– Rocco t’apprécierait.

Mon visage s’est illuminé.

– Tu le penses vraiment ?

Edna a fait oui de la tête.

– Tu me fais penser à elle sur plein d’aspects. Tu lui ressembles beaucoup, quand elle était plus jeune.

Je voulais lui demander ce qu’elle voulait dire, mais une partie de moi avait peur d’entendre sa réponse. J’ai dit :

– La première fois que j’ai trouvé un de nos bars, la nuit où j’ai rencontré Al…

Edna a hoché la tête.

– Tu étais amie avec Al ? a-t-elle dit.

Ses yeux se sont embrumés.

– Tu as connu Al ? lui ai-je demandé.

Je voulais dire connaitre au sens biblique du terme2. Elle a compris ma question.

– C’est un petit monde, a-t-elle répondu, le cercle de personnes reste plus ou moins le même.

Elle m’a touché le bras.

– Quoi que tu fasses maintenant, assure-toi de pouvoir vivre avec pour le restant de ta vie.

Je savais que je ferais bien d’y réfléchir sérieusement.

– Enfin, a-t-elle dit, je t’ai interrompue.

Je me suis penché en arrière.

– Quand j’ai posé les yeux sur Al la première fois, ça a été comme un coup de foudre, tu vois ?

Le visage d’Edna s’est adouci.

– Je veux dire, il y a plusieurs sortes d’amour, je ne peux pas expliquer ce que je ressens, mais c’est de l’amour. C’est ce que j’ai ressenti ce soir quand j’ai vu Rocco.

Edna m’a touché le visage du bout des doigts. Elle a dit :

– Plus je te connais, plus je t’apprécie.

Elle s’est appuyée en arrière et m’a doucement embrassée sur les lèvres. J’ai rougi de la tête aux pieds. Edna a souri.

– Je dois rentrer me coucher, a-t-elle dit, tu veux que je te dépose ?

J’ai secoué la tête.

– Je crois que je vais rester un peu, merci.

Après son départ, j’ai repassé la soirée entière dans ma tête, encore et encore.

***

« Sales jaunes ! » C’est ce qu’on criait tous pendant que les flics tentaient de les aider à traverser nos lignes pour qu’ils nous piquent notre travail.

Plusieurs centaines d’entre nous ont poussé les barricades avec force, alors les flics ont tiré les jaunes en arrière.

– Pédés ! a hurlé l’un des nôtres aux briseurs de grève.

Toutes les butchs se sont éloignées du barrage de police. Le mot brulait comme du métal en fusion.

– Duffy, ai-je dit en le tirant par le bras, c’est quoi ces conneries de pédé ?

Duffy a eu l’air tiraillé dans tous les sens.

– D’accord, a-t-il repris. Écoutez les gars. Arrêtez avec ce truc de pédé. C’est des jaunes.

Les gars ont eu l’air perplexe.

Puis une ampoule s’est allumée au-dessus de la tête de Walter.

– Ah, merde.

Il a tendu la main vers moi.

– On parlait pas de vous, les amies !

Je lui ai serré la main.

– Écoute, j’ai dit, appelle-les comme tu veux, mais pas pédés.

Walter a hoché la tête.

– Entendu.

– Espèces d’enculés, allez baiser vos mères ! ont-ils gueulé à la place.

Je me suis frayé un passage sur le devant de la barricade.

– Espèces de jaunes, ai-je hurlé, vous faites tous du sexe avec d’autres hommes.

Les gars ont eu l’air déconcertés.

– De quoi elle parle ? a demandé Sammy.

– Vous avez des relations sexuelles avec votre propre mère, j’ai crié.

– C’est dégueulasse, a dit Walter.

Duffy est intervenu.

– OK, c’est des jaunes et des briseurs de grève. On n’a qu’à les appeler par ce qu’ils sont, d’accord ?

Duffy m’a regardée avec colère, mais il y avait un sourire caché derrière.

Grant m’a tiré en arrière et a montré Duffy du doigt.

– T’es au courant que ce gars c’est un communiste ?

J’étais abasourdi. Je lui ai dit :

– C’est pas vrai.

– Ah ouais, et qu’est-ce que t’en sais ?

Jan a eu l’air embêtée. Elle a voulu savoir :

– C’est vrai ?

– C’est des conneries, leur ai-je dit.

Quand elles sont retournées gueuler sur les jaunes et les flics, je me suis mis à côté de Duffy.

– Ça va ? s’est-il renseigné.

J’ai haussé les épaules.

– Est-ce que t’es un communiste ?

J’avais espéré qu’il se marre, ou au moins qu’il ait l’air surpris, mais au lieu de ça il a eu un regard triste. Il a demandé :

– On doit en parler maintenant ?

– Je leur ai dit que c’était des conneries. C’est des conneries, hein ?

Il a insisté :

– On peut en parler plus tard ?

J’ai hoché la tête mais j’aurais aimé résoudre ça tout de suite. Je voulais juste l’entendre dire que c’était faux.

Tout à coup, les flics ont mis leurs casques anti-émeute et ont sorti leurs matraques. On s’est tous raidis et on s’est rassemblés face à eux. Ils étaient prêts à faire passer les jaunes de l’autre côté. On a fait tellement de bruit que des habitants des HLM d’à côté sont venus voir ce qui se passait. On a entrechoqué les barrières pour montrer à quel point elles étaient fragiles et on a levé nos pancartes, mal agrafées à des tasseaux.

Quand les jaunes se sont approchés, l’un d’eux a sorti une matraque et a frappé les doigts de Frankie qui étaient posés sur la grille. Ça a tellement énervé Jan de voir ça qu’elle a cogné sur la tête du jaune avec sa pancarte. Les flics l’ont attrapée et l’ont tirée de l’autre côté des barrières. Ils l’ont balancée contre le fourgon de police et l’ont tabassée. Trois grévistes ont essayé de sauter la grille pour l’aider, mais les flics les ont chopés et les ont menottés. Ils se sont tous les quatre fait balancer à l’arrière du fourgon.

– Duffy, ai-je hurlé par-dessus de la cohue, Duffy, on doit la sortir de là. Aide-la !

Duffy s’est frayé un passage dans la foule.

– Jess, ils sont quatre membres du syndicat dans ce fourgon.

– Duffy, tu comprends pas. Réfléchis. C’est pas pareil pour elle de se faire arrêter. Écoute-moi, s’il te plait.

Je n’avais pas le temps d’expliquer. Duffy m’a pris le bras et m’a regardée dans les yeux, essayant d’y trouver une réponse. Je l’ai laissé y lire la peur et la honte – ce que je n’avais jamais laissé voir à un homme de mon plein gré. Duffy a fait oui de la tête. Il avait compris.

Il s’est frayé un chemin jusqu’aux grilles, a levé sa chaussure de sécurité et donné un coup de pied dedans. Il a fait signe aux grévistes :

– Allez !

On a pris les flics par surprise en déferlant sur eux. Il y a eu des frictions, mais la plupart d’entre nous se sont attaqués au fourgon et l’ont encerclé. Les gens des HLM ont fait un cercle autour de nous.

– Libérez-les, on a gueulé en faisant tanguer le fourgon.

– Libérez-les ! Libérez-les !

Un flic blême qui portait des galons a chuchoté quelque chose à l’officier à côté de lui. On s’est resserrés autour d’eux. Rapidement, ils ont ouvert le fourgon. Quatre paires de menottes se sont ouvertes. Aussi rapidement qu’ils avaient été arrêtés, les quatre étaient libres.

On s’est tous retournés vers les jaunes près de la porte de l’usine. Sans cordon de police pour les protéger, ils ont détalé comme des rats. Plusieurs d’entre eux ont couru à l’intérieur de l’usine et ont essayé de maintenir la porte fermée. Des grévistes ont tiré la porte, essayant de les rattraper. D’autres ont pourchassé les jaunes dans les rues. La police s’est retirée de l’autre côté de la rue.

On a installé un piquet de grève pile en face de l’entrée de l’usine. On a crié pour s’encourager :

– Un accord3 ! À nos conditions !

– On a gagné, j’ai gueulé à Duffy, on a gagné !

Il a secoué la tête.

– On a gagné cette bataille, demain ça sera plus dur encore.

Quel rabat-joie, ai-je pensé.

J’ai vu Jan trembler. J’ai prévenu Duffy que j’allais l’emmener ailleurs. On a marché toutes les deux jusqu’à sa voiture, quelques pâtés de maison plus loin. Elle s’est adossée contre la portière et son estomac s’est soulevé. Ses mains tremblaient tellement qu’elle ne parvenait pas à allumer sa cigarette. J’ai sorti mon Zippo.

– J’ai eu peur là-bas, a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête.

– Moi aussi.

– Non.

Elle m’a attrapé par l’épaule.

– Je veux dire, je crois pas que j’aurais pu le supporter, pas toute seule, pas sans retrouver Edna à la maison.

J’ai rougi à l’idée d’Edna m’attendant à la maison. Mais j’ai refoulé cette pensée. J’ai murmuré :

– Je sais, Jan. Quand ils t’ont arrêtée, ça m’a d’un coup remis en tête ces choses que j’essaie d’oublier, comme si elles m’arrivaient à nouveau.

Elle m’a regardée et m’a souri avec reconnaissance.

– Tu comprends, a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête et baissé les yeux.

Jan a fanfaronné :

– J’y crois pas que vous m’ayez sortie de là les gars. C’était incroyable ! Je croyais que j’étais foutue et vous m’avez sortie de là, les gars. Putain, c’était incroyable !

On a ri jusqu’à ce que des larmes nous coulent le long des joues.

– Je dois y retourner, maintenant, lui ai-je dit. Pourquoi tu rentrerais pas te reposer ?

Jan a hoché la tête.

– Demain matin ? Sept heures du mat’ ?

J’ai souri et je me suis retournée pour partir.

Jan m’a rappelé.

– Tu sais que t’es une vraie amie ?

Si seulement elle savait ce que je ressentais pour Edna, elle aurait compris quel traitre j’étais.

***

Quand Duffy a appelé cette nuit-là, je dormais à poings fermés.

– T’avais raison, il a gueulé, on a gagné à la table des négociations ce soir ! Et on a forcé la direction à virer Jack !

J’ai essayé de m’extirper des profondeurs du sommeil.

– Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?

– Jess, on a gagné !

Il a ri.

– Y’a l’assemblée générale demain soir. Tu dois convaincre toutes les butchs de venir à la réunion syndicale pour voter, tu peux le faire ?

– Bien sûr, j’ai marmonné, et j’ai raccroché.

Le lendemain matin, j’ai appelé toutes les butchs de l’usine pour qu’elles viennent à la réunion le mardi soir en tant que groupe. Quand j’ai appelé Grant, elle avait de grandes nouvelles.

– L’aciérie doit embaucher cinquante femmes, m’a-t-elle dit. Ils prennent les candidatures mercredi matin. Je sais pas pour toi, mais moi je vais aller camper dans la queue mardi soir. Au matin, la queue va s’étirer de Lackawanna à Tonawanda4.

C’était un peu exagéré, mais j’avais saisi.

J’ai appelé Jan.

– Je sais pas, a-t-elle répondu. Qu’est-ce que tu penses qu’on devrait faire ?

– J’espérais en quelque sorte que t’allais me le dire.

J’ai appelé Duffy mardi après-midi. Je lui ai dit que toutes les butchs sautaient sur l’occasion d’aller à l’aciérie.

Il y a eu un long silence sur la ligne.

– C’est une erreur, il a dit.

J’ai gueulé :

– Tu comprends pas, tu sais pas ce que ça représente pour nous d’être dans une grande usine comme ça.

Il a essayé d’argumenter :

– Si les votes passent, venez au moins pointer mercredi matin, sinon vous serez automatiquement virées.

Il n’avait pas l’air de réaliser que j’étais déjà partie.

– Tu comprends pas ce que ça représenterait de travailler à l’aciérie, hein ?

Il m’a gueulé dessus en retour.

– C’est quoi le truc, jouer les dures ?

– Ouais, ai-je hurlé. Dans un sens. Mais pas comme tu le penses. Tout ce qu’on a c’est les fringues qu’on porte, les motos qu’on conduit et l’endroit où on bosse, tu vois ? Tu peux conduire une Honda et bosser dans un atelier, ou tu peux conduire une Harley et bosser à l’aciérie. Les autres butchs partiront un jour ou l’autre, et je veux pas rester coincée dans cet atelier de merde avec ce syndicat à la mords-moi le nœud.

Je savais que je l’avais blessé mais je n’arrivais pas à trouver le moyen de revenir en arrière. Je lui ai dit :

– Si tu comprends pas ça, je peux pas te l’expliquer.

– Eh bien, je pense que c’est stupide.

On aurait dit un gosse. C’est là que j’ai compris que je l’avais vraiment blessé.

– L’entreprise doit embaucher cinquante femmes, mais elle n’est pas obligée de les garder. Si cinq d’entre vous dépassent les quatre-vingt-dix jours pour entrer au syndicat, je veux bien manger le gant de baseball de Jim Boney.

J’étais énervée.

– C’est mon gant de baseball, je lui ai rappelé avant de raccrocher le téléphone.

Mardi soir, le froid était mordant. On se pressait autour des flammes qui jaillissaient du bidon en métal. Ça a été une très très longue nuit. Mon estomac se serrait à chaque fois que je pensais à la réunion de signature de l’accord collectif.

– Tu crois qu’on a fait une erreur ? m’a demandé Jan.

Je n’ai pas répondu.

Qu’il aille se faire foutre, Duffy, je me suis dit, il ne nous comprend pas.

Les cinquante premières d’entre-nous ont rempli un formulaire de candidature, puis on nous a dit de revenir le lendemain soir à minuit.

Il y a eu une tempête de neige la journée, pendant qu’on dormait, mais Jan et moi on était déterminées à aller bosser de toute façon.

On a déambulé dans l’usine comme si on venait à peine d’atterrir sur cette planète rouillée en tôle ondulée. Des bruits, étouffés et sourds, nous ont fait sursauter. Le haut fourneau illuminait le ciel d’orange et de rouge.

On a donné nos feuilles d’affectation au contremaitre. Il nous a regardées de haut en bas.

– Venez avec moi, a-t-il dit, et il nous a conduites dehors.

Le vent fouettait la couche supérieure de poudreuse en petites rafales. Le contremaitre a pris des pelles et a creusé jusqu’à ce qu’on entende un bruit de métal contre métal.

– Vous entendez ça ? C’est des rails.

Il nous a tendu une pelle chacune.

– Dégagez-les.

Il a regardé ma main gauche. J’avais enroulé une écharpe autour de ma main blessée. Je sentais mon attelle contre ma peau, brulante à cause du froid.

– Tu vas être capable de bosser ?

Il a fait un signe de tête vers ma main.

– Bien sûr, ai-je répondu. Eh, les rails ils vont jusqu’où ?

Il a répondu par-dessus son épaule.

– Vous pouvez pelleter toute la nuit et ne jamais arriver au bout.

Jan et moi on a regardé les congères. Jan a balancé sa pelle qui a doucement heurté la neige. J’ai commencé à me tendre, mais elle a parlé calmement :

– Je suis trop vieille pour ces conneries. Ils vont nous faire vivre l’enfer jusqu’à ce qu’on démissionne.

Je savais qu’elle avait raison.

– Allez, m’a-t-elle dit, je te ramène.

Je suis resté debout jusqu’à l’aube à regarder la neige tomber. Je savais que j’avais été virée la veille en n’allant pas pointer à la première embauche, après la fin officielle de la grève. Quand la lumière a rougeoyé à l’horizon, j’ai marché vers l’usine pour y être quand Duffy arriverait. Dès que sa voiture s’est arrêtée, je suis sortie de derrière la porte. Je n’ai pas pu lire l’expression sur son visage quand il m’a vue.

– Qu’est-ce que tu veux ?

Il l’a demandé doucement, mais ses mots étaient froids.

– Tu avais raison.

J’ai failli m’étrangler avec ces mots.

Il a secoué la tête.

– Ça ne me fait pas plaisir d’avoir eu raison.

J’ai haussé les épaules.

– Ça ne fait rien, vraiment. Je viens juste te dire que je suis désolée. J’ai fait une erreur.

Il a passé un bras autour de moi.

– Moi aussi j’ai fait une erreur. J’y ai beaucoup pensé. Tu te souviens quand tu étais en compétition avec Leroy pour ce poste ?

J’ai hoché la tête.

– Eh bien, a continué Duffy, tu as accepté de t’effacer pour être sure que Leroy ait ce boulot. Et tu m’as dit que les butchs n’étaient pas les bienvenues aux réunions syndicales. Je t’ai demandé d’attendre la fin de la grève pour qu’on s’en occupe. C’est pas que je pensais que tes revendications avaient moins d’importance. Je n’avais juste pas assez d’énergie pour m’occuper de tout. Mais ça t’a peut-être donné cette impression. Je suis désolé, Jess. Si je pouvais le refaire, j’emmènerais Leroy et toutes les butchs à la réunion d’après et je dirais aux gars : « On est là tous ensemble, on est le syndicat ! » Je crois que j’ai fait une erreur, moi aussi.

Tommy et Duffy étaient les deux seuls hommes à s’être déjà excusés auprès de moi.

– Je dois y aller, lui ai-je dit, tu vas être en retard.

Il a levé la main :

– Attends ! J’ai quelque chose pour toi.

Il a ouvert la portière de sa voiture et m’a tendu un paquet cadeau.

– Quand j’ai réalisé qu’on avait gagné la grève, je suis allé te chercher ça.

Duffy a eu l’air embarrassé en me le tendant. Il a enlevé son gant et m’a serré la main.

– Au revoir, Jess. Merci.

– Merci pour quoi ?

Il a souri.

– Merci de m’avoir tant appris.

Il s’est retourné et il est parti.

Je suis rentrée à pied sous la neige, en essayant de ne penser à rien. Quand je suis arrivé, je me suis rendu compte que je tenais encore le paquet à la main. Il était enveloppé dans un bulletin de l’AFL-CIO5, avec un gros nœud doré qu’il avait dû garder depuis Noël. C’était un livre, une autobiographie d’une syndicaliste nommée Mother Jones6. À l’intérieur de la couverture, Duffy avait écrit : Pour Jess, avec beaucoup d’espoir.

Je suis allée à la fenêtre et j’ai regardé dehors, par-delà les monceaux de neige, en rêvant de pouvoir vivre toute ma vie une première fois comme entrainement, puis de revenir au début et tout recommencer.

***

J’étais assise au bar et je fumais nerveusement, en attendant que Edna arrive. Justine a levé un sourcil.

– Elle est pas encore là ?

– Qui ? ai-je demandé d’un air innocent.

Justine a souri en levant son verre pour porter un toast.

– À l’amour, a-t-elle dit, ou bien c’est du désir ?

Mes défenses se sont fissurées.

– Je sais juste que toute la semaine j’attends de la voir, et quand ça arrive…

Justine a ri :

– Hum hum ! Et est-ce qu’elle ressent la même chose ?

J’ai haussé les épaules.

– Je crois qu’elle m’aime bien.

Justine s’est penchée en arrière.

– Alors quel est le problème, chérie ?

– Je sais pas. Elle est célibataire, je suis célibataire. Il n’y a aucune loi contre ça, pas vrai ?

Justine n’a pas répondu.

– Je sais pas, Justine, c’est juste que ça semble pas correct. Je veux dire, Jan est mon amie. Elle m’a raconté des trucs, elle s’est confiée à moi. Ça casserait un truc entre elle et moi. Mais après quand je vois Edna… Je la désire tellement que c’en est douloureux.

Justine n’a pas dit un mot. Je l’ai implorée :

– Dis quelque chose.

Elle a haussé les épaules.

– Cette fois-ci, tu vas devoir décider par toi-même.

– Merci beaucoup.

Edna a passé la porte. On ne pouvait pas prétendre qu’il ne se passait rien. Son regard m’a attrapée alors qu’elle marchait vers moi. Elle a lissé les revers de ma veste et m’a embrassé légèrement sur les lèvres. Mon cœur battait la chamade. Elle m’a conduit par la main vers l’arrière-salle. J’ai posé mon verre sur la table et j’ai commencé à m’asseoir, mais Edna m’a tirée vers la piste de danse. J’avais rêvé de ce moment.

Le plaisir de danser était si intense que c’en était presque insupportable. Pendant le morceau, je n’ai ouvert les yeux qu’une seule fois. Mais là, j’ai vu Jan qui nous regardait. Même si ce n’était qu’une silhouette, j’ai reconnu sa rage jalouse. L’instant d’après, elle était partie.

Edna m’a tirée en arrière et m’a regardée.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? m’a-t-elle demandé.

Mes yeux se sont remplis de larmes. Elle a posé ses doigts sur mes joues et m’a tirée plus près.

– Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?

Je ne pouvais pas lui dire que j’avais peur d’avoir moi aussi perdu Jan à l’instant.

Elle m’a conduit à la table.

– Edna, ai-je commencé.

Elle a secoué la tête.

– Je n’aime pas ce ton. Tu n’as pas à t’expliquer.

Elle a dit ça en rassemblant son sac à main et sa veste dans ses bras.

– Attends, l’ai-je interrompue, tu ne comprends pas.

Elle a laissé tomber sa veste d’un air las.

– J’ai tellement envie d’être avec toi, ça me rend dingue. C’est juste que c’est pas bien.

Edna n’a pas dit un mot. C’était à moi d’expliquer.

– J’arrive pas à m’empêcher de penser à toi.

Elle s’est penchée en arrière et a posé sa main sur ma main non-blessée, mais elle ne parlait toujours pas.

– Tu te souviens de cette chose que tu m’as dite, que les gens fonctionnent par périodes ? Tu viens juste de rompre avec Jan et tu souffres. J’aime Jan moi aussi, c’est mon amie.

Edna a baissé la tête, puis l’a relevée. Ses yeux étaient pleins de tristesse.

– Je croyais que tu allais me dire que j’étais trop vieille pour toi.

– Je crois pas du tout que t’es vieille, Edna. Je crois que je suis un petit peu trop jeune pour toi. Je ne parle pas tant de l’âge que du fait d’être adulte. Des fois, je m’imagine rentrer dans le bar avec toi et être un instant plus âgée parce que tu es à mon bras.

Edna n’a rien dit. C’est clair qu’elle ne me facilitait pas la tâche.

– Et des fois, quand je suis trop embrouillée et que je ne sais plus quoi faire, je me dis que tu pourrais donner un sens au monde pour moi.

Edna a souri doucement.

– Mais je ne peux pas vieillir en un instant. Je ne peux pas sauter par-dessus toutes les choses que je dois apprendre et je ne peux pas toutes les obtenir à travers toi. Ce que je suis en train de dire, j’imagine, c’est que la première fois que je te prendrai dans mes bras comme amante, et je le ferai un jour, je voudrais être plus adulte que je le suis maintenant.

J’ai pris une grande respiration.

– Et deuxièmement j’aime Jan, c’est mon amie. Tu m’as dit que quoi que je fasse maintenant, j’allais devoir vivre avec le reste de ma vie.

– C’est ce que j’ai dit.

Edna a soupiré avec mélancolie. Elle s’est assise au fond de sa chaise, à l’instant même où j’aurais voulu qu’elle se rapproche. Elle m’a dit :

– Je ne suis pas prête à m’installer avec une butch. Si je l’étais, je serais ravie d’entrer dans ce bar à ton bras. Si quelqu’un m’avait dit que je pouvais souffrir autant que je souffre et être malgré ça encore attirée par toi, j’aurais pensé que cette personne était cinglée.

J’ai rougi. C’étaient les mots que j’attendais. Elle a souri.

– Et je suis très flattée qu’une jeune butch comme toi me prête autant d’attention. Tu m’as fait me sentir belle à un moment où je ne pensais pas l’être. Mais je crois que je n’avais pas vraiment réalisé de quel bois tu étais faite avant d’entendre ce que tu viens de dire. J’adore les butchs.

Elle m’a caressé le bras. Ses mots étaient comme un feu auprès duquel me réchauffer les mains.

– J’aime Rocco et Jan parce qu’elles sont prêtes à affronter le monde entier plutôt que de tricher sur ce qu’elles sont. Et tant bien que mal, elles se débrouillent encore pour être des femmes d’honneur. Elles ont été loyales envers moi et envers leurs amies.

J’ai hoché la tête et baissé les yeux.

– Je les respecte pour ça, m’a-t-elle dit, ça fait partie de pourquoi je les aime tant. Et je vois ça en toi.

J’avais peur d’oublier ma décision et de plonger dans ses bras si on continuait à discuter. J’avais envie de lui demander de m’apprendre à me laisser toucher, mais je ne pouvais pas trahir la confidence de Jan.

Edna a parlé avant.

– Je dois rentrer maintenant.

J’ai soupiré de soulagement. Je me suis levée et je lui ai tendu sa veste. Elle a glissé les bras dans les manches et s’est tournée vers moi. Elle m’a embrassé légèrement sur les lèvres. Je l’ai prise par la taille. Sa bouche s’est ouverte pour moi et j’ai découvert tout le plaisir que j’avais pensé trouver dans sa chaleur.

Elle s’est reculée. Moi aussi. Elle a levé ma main blessée et m’a embrassée le bout des doigts. L’instant d’après, elle était partie. Je suis resté sur place un long moment, incapable de bouger.

Peaches est apparue à mes côtés.

– Allez, mon p’tit, a-t-elle dit en me conduisant vers le bar. Sers-nous à boire, Meg, et ne t’arrête pas.

Justine a levé son verre pour me saluer.

– Je n’aurais pas voulu te dire que tu te trompais, mais selon moi tu as fait le bon choix.

Je me suis effondrée sur le bar.

– Jan me déteste de toute façon, lui ai-je dit, elle nous a vues danser ensemble.

Justine m’a ébouriffé les cheveux.

– C’est toujours ton amie.

J’ai soupiré :

– J’ai peur de les avoir perdues toutes les deux.

Justine a secoué la tête.

– Jan reviendra. Et Edna pleurait et souriait quand elle est sortie d’ici. T’as dû faire quelque chose de bien.

J’ai secoué la tête.

– J’en sais rien, j’ai pas l’impression d’avoir fait quoi que ce soit de bien.

Peaches a ri.

– Attends et observe. La fille idéale est en route, elle se dirige vers toi.

Si c’était vrai, j’espérais vraiment qu’elle se dépêche.

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1. « Tu es l’inspiration de mon âme et de mon cœur », 1966.

2. Connaitre au sens biblique du terme est une expression qui signifie avoir eu une relation sexuelle.

3. Les grévistes exigent ici que leurs revendications soient reprises dans l’accord collectif de l’usine qui est en cours d’élaboration (voir note au chapitre 8).

4. Lackawanna et Tonawanda sont deux villes de l’État de New York, séparées d’environ 26 kilomètres.

5. L’AFL-CIO (American Federation of Labour– Congress of Industrials Organisations) est le principal regroupement syndical des États-Unis.

6. Mary Harris Jones, dite Mother Jones est une syndicaliste et socialiste états-unienne, et l’une des fondatrices des IWW (Industrial Workers of the World, ou Wobblies), syndicat internationaliste fondé en 1905, qui prône l’abolition du salariat et défend l’unité des travailleur·euse·s en tant que classe ainsi que des pratiques d’action directe et d’autogestion. À la fin du 19e et au début du 20e siècle, elle organise notamment des manifestations d’épouses et d’enfants de travailleurs en lutte, pour soutenir les grèves ouvrières. Elle milite également pour les droits des enfants et contre leur exploitation dans les usines. Elle est la cible de plusieurs arrestations, expulsions d’États, procès pour sédition, etc. Accusée par un sénateur d’être la grand-mère de tous les agitateurs, elle répond qu’elle espère vivre assez longtemps pour devenir l’arrière-grand-mère de tous les agitateurs. Elle publie en 1925 une autobiographie décrivant de nombreuses luttes ouvrières.

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Chapitre 8

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

8

– T’as passé le 5e échelon ?

Les butchs ont poussé des hourras dans la cafétéria de l’usine.

– Bravo ! Bien joué !

Elles sont toutes venues me taper dans le dos et me serrer la main. J’étais euphorique.

Butch Jan a passé son bras autour de moi.

– Bien joué, gamine.

J’ai rougi.

– Comment t’as fait ? a voulu savoir Frankie.

En fait, je ne savais pas pourquoi j’avais été prise pour ce boulot. Peut-être pour la même raison qui faisait que plein de boulots à l’usine s’ouvraient à nous : un peu partout, tous les jeunes gars étaient appelés par l’armée.

Je bossais dans cette usine de reliure depuis six mois. C’était une grosse usine. Grant et moi, on avait toutes les deux trouvé ce boulot à peu près au même moment. Deux mois plus tard, quand le service de documentation pédagogique a ouvert, il y a eu sept butchs de plus parmi les nouvelles embauches. On était neuf. Il y avait presque toute l’équipe avec laquelle j’avais joué au softball1 l’été d’avant. Être neuf, c’était le paradis.

Puisque je travaillais dans cette usine depuis un bout de temps, je connaissais les ficelles et j’étais déjà dans le syndicat. Donc, des fois, les autres butchs venaient me demander conseil à propos de problèmes dans leur secteur, ou à propos du syndicat. Cette inversion des rôles me plaisait.

Je travaillais avec Jan au secteur du rognage et du pliage. Des machines géantes pliaient des énormes tas de papier qui étaient ensuite rognés au format de pages. Celles-ci étaient chargées en tas sur des palettes, à côté de l’assembleuse. Des femmes faisaient des allers-retours en courant pour alimenter l’assembleuse en nouvelles feuilles. Puis, les pages tombaient sur un tapis roulant. En bout de chaine, les femmes ajoutaient et agrafaient les couvertures. Moi, j’entassais les brochures finies sur des palettes.

De temps en temps, on m’appelait pour aider à décharger les camions qui arrivaient avec un nouvel arrivage de papier. J’attendais ce moment avec impatience parce que j’avais le droit de conduire le chariot élévateur. Il y avait une seule chose qui me dérangeait là-dedans : me sentir en décalage avec les autres femmes. Aucune de mes collègues n’avait jamais quitté la chaine pour une autre tâche.

Un matin, le contremaitre m’a fait remplacer sur la chaine.

– Goldberg, viens, a ordonné Jack.

Je l’ai suivi dans le secteur des expéditions.

– Attends-là, a-t-il dit.

Tommy a fait une grimace dans le dos de Jack.

– Je déteste ce mec, m’a-t-il dit, une fois Jack parti. Il me rappelle l’officier que j’avais dans la Marine, toujours à me critiquer. Je pouvais pas le sentir.

J’ai hoché la tête mais je n’ai rien dit. Tommy était sympa, mais je ne savais pas s’il allait tenir sa langue.

Il a regardé l’heure.

– C’est presque la pause, a-t-il dit. Nom de dieu, je détestais la Marine. Deux ans de ma vie ils m’ont volés. Je passais toute la journée à regarder l’heure. Ils pouvaient peut-être m’obliger à faire ce qu’ils voulaient, mais ils pouvaient pas arrêter le temps. Un jour ou l’autre, ils ont bien dû me laisser partir.

J’ai haussé les épaules.

– Alors pourquoi tu t’es engagé ?

– Tu rigoles ou quoi ? Pour pas être appelé à l’armée. LBJ2 envoie à ce putain d’Vietnam n’importe quel type capable de marcher.

Jack est apparu dans un coin avec Kevin, son assistant, et Jim Boney. Merde, qu’est-ce que je détestais Jim Boney.

– Salut Tommy, tu fais de Jess une vraie femme ? a raillé Boney.

Tommy s’est attrapé l’entre-jambe en me reluquant.

– Allez viens, m’a ordonné Jack.

Je me suis retourné vers Tommy. Il a bougé les lèvres pour articuler sans un bruit : « Désolé ». J’ai répondu de la même manière : « Va te faire foutre ».

Jack m’a amenée jusqu’à une immense plieuse qui tournait au ralenti. J’ai vu qu’il sortait ses outils. Il a commencé à programmer la machine pour une taille de pliage différente et m’a ordonné :

– Maintenant, regarde.

Je n’y croyais pas. J’étais en apprentissage. Personne d’autre n’avait le droit d’apprendre les mystères de la programmation ou de la réparation des machines. L’apprentissage m’offrait un certificat de compétences. Mes vœux avaient été exaucés.

– Celui qui est vertical, tu le mets pareil, a dit Jack.

Il a attrapé un chiffon et a essuyé l’huile sur sa main pendant que j’essayais de mettre la plieuse en mode vertical.

– Non plutôt comme ça, a-t-il corrigé.

La sonnerie de midi nous a interrompus.

– On reprend après manger, a-t-il annoncé.

Je suis allé à la cafétéria. J’étais sur un petit nuage.

Pourquoi les moments de triomphe sont-ils toujours aussi éphémères ? Une fois que toutes les félicitations étaient retombées, Duffy, le délégué syndical s’est approché de notre table.

– Goldberg, je peux te parler une minute ?

J’ai tiré la chaise à côté de moi.

– Bien sûr.

Il m’a indiqué la porte. Le temps d’arriver dans le hall, je crois que je savais de quoi il voulait me parler.

– Duffy, me dis pas qu’il y a une putain de raison qui fait que je pourrais pas éclater la barrière du 5e échelon.

Il a croisé les bras et il a regardé par terre.

– Écoute Goldberg, je sais que tu veux cette promotion, et tu la mérites. Aucune femme dans cette usine n’est jamais allée plus haut que le 4e échelon, et aucun des gars, sauf un, n’a jamais travaillé en dessous du 5e. C’est pas juste.

J’ai plissé les yeux.

– Et donc ?

Il a soupiré.

– Alors, je veux bien remplir des dossiers de réclamation pour obtenir un boulot de 5échelon pour toi ou n’importe quelle autre femme. Mais juste : pas cette place-là.

J’avais envie de le frapper.

– Putain ! Et pourquoi pas, Duffy ?

Il a essayé de passer son bras autour de mes épaules. Je l’ai enlevé. J’avais les poings serrés.

– Écoute Goldberg, Jack et Boney te filent une promotion.

Je ne comprenais pas.

– Qu’est-ce que Jim Boney a à voir là-dedans?

Duffy a sorti un paquet de cigarettes et m’en a offert une. Je l’ai prise.

– Tu connais Leroy ? Eh bien, il est au 4e échelon. La plupart du temps, ils le font balayer.

J’ai expiré lentement.

– Merde, je savais pas.

Duffy a incliné la tête.

– Il demande ce job du 5e échelon depuis plus d’un an. Quand Freddie a été appelé le mois dernier, Leroy a dit à Jack qu’il voulait ce boulot. Jack l’a laissé poireauter. Finalement, Leroy est venu me voir pour que je l’aide à se battre pour ce job. Donc on a rempli une fiche de réclamation.

Je commençais à voir le tableau.

– Jack se sert de toi. Boney est syndiqué, mais il est tellement raciste qu’il préfère s’unir avec Jack plutôt que de bosser avec ce mec noir. Leroy mérite ce boulot.

– Ouais, bah moi aussi, j’ai répliqué, mais sans trop y croire.

Duffy m’a regardée me débattre avec ce qu’il venait de dire.

– Oui, toi aussi. Et je t’aiderai à décrocher un meilleur boulot si tu veux te battre pour ça, mais juste pas celui-là. Fais-moi confiance pour cette fois, Goldberg. C’est vraiment important pour le syndicat en ce moment.

– Pourquoi en ce moment ? j’ai demandé.

– Notre accord3 se termine fin octobre. La boite va tout faire pour nous diviser maintenant, pour que ce soit plus difficile pour nous de faire grève si on doit le faire. On doit se serrer les coudes.

Je faisais la gueule.

– Écoute Duffy, tu sais que je suis du côté du syndicat. Mais les butchs peuvent même pas venir aux réunions.

Duffy n’avait pas l’air de comprendre de quoi je parlais. Je lui ai expliqué qu’on avait le droit de boire des coups au rez-de-chaussée du local mais qu’on n’était pas autorisées à monter pour la réunion.

– Qui est-ce qui dit ça ? a-t-il voulu savoir.

– C’est comme ça que ça marche. Ça a toujours été comme ça, de ce que j’en sais.

Duffy a passé son bras autour de mes épaules.

– Écoute, aide Leroy à gagner cette fois, et dès que la grève est finie, tu rassembles les butchs et je rassemble autant de syndiqués que je peux, on va à la ratification en groupe, et on insiste sur le fait que vous avez le droit d’être là.

Ça sentait le changement.

– Mouais, je lui ai dit. Mais comment ça se fait qu’on doit attendre la fin de la grève ?

Il a froncé les sourcils.

– Bah, c’est pas qu’on attend. C’est juste qu’avec cette histoire avec Leroy, ça va être le bordel, d’une manière ou d’une autre. J’essaie de nous garder unis cet été, pour qu’on soit forts si jamais on doit se battre, tu vois ?

J’ai haussé les épaules et hoché la tête. La sonnerie de midi a retenti. J’ai paniqué.

– Qu’est-ce que je dis à Jack maintenant ?

Jack est apparu au moment où je disais ça.

– T’es prête ? m’a-t-il demandé.

J’ai pris une grande respiration.

– Je me sens pas bien, Jack. Je vais rentrer chez moi.

Jack a foudroyé Duffy du regard.

– Comme tu veux.

Duffy a sifflé quand Jack est parti.

– T’es quelqu’un de bien, Goldberg.

J’ai souri à contrecœur.

– Appelle-moi Jess.

Le matin suivant, quand la sonnerie a retenti, j’ai pris ma place à l’assembleuse, prête à remplir des sacs. Je voyais Duffy et Leroy qui parlaient à Jack. Duffy remuait les bras et criait par-dessus le vacarme des machines. Jack se tenait les mains sur les hanches et son visage était déformé par la rage.

Quand j’ai relevé la tête quelques minutes plus tard, Leroy était en train de travailler sur une machine avec l’assistant de Jack. Je devais lui reconnaitre ça, ces gars n’allaient pas lui faire la vie facile. Vu la tournure des évènements, ils n’allaient pas être ravis de ma présence non plus.

– Enfant de putain ! m’a crié Jack dans les oreilles en passant devant moi.

Jim Boney me fixait depuis l’autre bout de la pièce, l’air furieux. De l’autre bout de la ligne d’assemblage, Jan observait tout.

Le plus dur a été de dire aux butchs, pendant la pause de midi, que j’étais de nouveau au 4e échelon.

– C’est vraiment pas juste, a dit Grant d’un air maussade.

Johnny et Frankie ont échangé un coup d’œil et ont secoué la tête. Jan regardait la scène, impassible. J’ai parlé à tout le monde de la promesse de Duffy de faire entrer les butchs dans les réunions syndicales.

– Génial, a rigolé Grant avec ironie. Cette gosse est comme Jack et le haricot magique4. Tu sais, elle échange une vache contre un haricot magique. Putain de bordel de merde. J’ai pas envie de faire partie d’un syndicat qui ne veut pas de moi.

J’avais le visage en feu.

– On peut pas envoyer le syndicat se faire foutre comme ça. On en fait partie. L’accord prend fin en octobre. Qu’est-ce qu’on va faire ? Aller voir le patron, une par une, et négocier ? On n’a pas le choix. Faut qu’on montre à ces gars qu’ils ont besoin de nous aussi.

Grant a frappé du poing sur la table.

– Si, j’ai le choix, a-t-elle dit. J’veux pas faire partie de ce syndicat. T’es une vendue, gamine. Va t’faire foutre.

La sonnerie a retenti, la pause de midi était finie. Tout le monde s’est levé pour retourner au travail. Je suis restée à table un moment, essayant de me rappeler comment c’était de me sentir si bien, comme la veille. J’aurais tout fait, ou presque, pour retrouver l’estime que j’avais perdue. Jan était restée à table. Elle s’est levée et a posé sa main sur mon épaule.

– Allez viens, gamine, on est en retard.

Je me suis levé et j’ai soupiré. Je me sentais vaincue et à fleur de peau. Jan m’a regardé dans les yeux.

– C’est pas facile la vie, pas vrai gamine ?

J’ai fait un signe de tête, incapable de la regarder dans les yeux.

Elle m’a touché la joue, avec douceur, de sa main calleuse.

– Je crois que t’as fait ce qu’il fallait faire.

Ça me rappelait ce que ma prof d’anglais m’avait dit, à propos de faire les choses non pas pour chercher l’approbation mais parce que tu crois que c’est la bonne chose à faire. Mais à ce moment-là, j’avais tellement besoin de l’approbation de Jan que des larmes de gratitude me sont montées aux yeux.

***

À partir de ce jour, Jim Boney s’est mis à me harceler sans relâche.

– Hé, suce ma bite ! me criait-il à travers l’atelier.

Personne ne voulait se battre avec lui, en partie parce qu’il avait une réputation de brute, et aussi parce qu’il était très proche du contremaitre.

– Qu’est-ce que je vais faire, Jan ? ai-je gémi devant une bière.

– Faut que tu te battes, m’a dit Jan.

Je ne voulais pas me battre avec lui, il me faisait peur.

– C’est le seul moyen de l’arrêter, m’a-t-elle dit.

Je savais qu’elle avait raison.

Deux semaines plus tard, Jim Boney est allé trop loin. J’étais penchée pour attraper des feuilles qui étaient coincées entre des rouleaux et j’ai senti quelque chose derrière ma cuisse. J’ai tapé comme pour écraser un insecte, mais j’ai touché de la chair. Jim Boney avait sorti sa bite de son pantalon et la frottait sur mon jean. Ça m’a provoqué un mélange de vertige, de peur et de nausée. Le pire, c’était que Jim Boney avait vu mon regard et reconnu ce qu’il y avait dedans. Avec Jack ils se sont moqués de moi.

Toutes les femmes regardaient au lieu de travailler, les brochures s’accumulaient en fin de chaine et s’éparpillaient par terre. Jack a éteint les machines, tout est devenu très silencieux.

Leroy a traité Jim Boney de trou du cul et lui a dit de ranger sa petite bite. Boney a poussé Leroy et ils se sont battus. J’ai hurlé :

– Bats-toi avec moi, pas avec lui, Jim Boney !

J’ai été aussi étonnée que les autres par cette audace soudaine. C’est la peur qui m’avait inspiré ces mots courageux.

– Viens ! Tu veux te battre ? Vas-y.

Tout le monde regardait Boney. En le voyant sourire de son air si suffisant et condescendant, j’ai compris qu’il cherchait à me désarçonner pour me réduire au même état que quelques minutes avant. Mais j’ai tenu bon.

– Viens, je lui ai dit. T’as peur de quoi, hein ? De te faire botter le cul par une bulldagger ?

Duffy a surgi et s’est arrêté dans sa course. Il a regardé la scène. Jim Boney s’époumonait. Jack et Kevin le retenaient. Mais c’était clair qu’il ne faisait pas beaucoup d’efforts pour m’attraper. Je ne comprenais pas pourquoi il ne cherchait pas plus que ça à se battre avec moi, mais ça m’a donné du courage.

– J’en peux plus de toi, Boney. Personne n’en peut plus. Fais ton putain de boulot et laisse-moi tranquille sinon je vais te botter le cul et te faire ravaler ta merde !

Jack et Kevin ont regardé Boney pour voir sa réaction puis ils lui ont lâché les bras. Boney a fait un geste de dégout dans ma direction puis il s’est détourné.

– Elle en vaut pas la peine, leur a-t-il dit. Elle vaut rien.

Quand Boney est parti, Duffy lui a crié.

– C’est une meilleure syndicaliste que toi, Boney !

Jan m’a serré la main, Duffy m’a tapé dans le dos.

– Bien joué ma grande !

Sammy, le conducteur de poids lourds, m’a donné une tape sur l’épaule.

– C’est un abruti.

J’ai croisé le regard de Walter, le réparateur, et il m’a fait un signe de tête.

– OK, a crié Jack quand il a rallumé la machine, retournez bosser, tout le monde !

***

C’est bien pour faire plaisir à Duffy qu’on est toutes venues au pique-nique du syndicat. C’était lui qui m’avait demandé de faire en sorte que toutes les butchs viennent. Il avait ajouté :

– Et vous pouvez ramener vos petites copines. Jess, t’as une copine ?

Il lui a suffi d’un regard vers moi pour comprendre. Je savais qu’il essayait juste d’apprendre à mieux me connaitre mais ce n’était pas le bon sujet pour commencer.

– Jess, a-t-il dit, est-ce que c’est comme ça qu’on dit ? Copine, je veux dire.

J’ai ri.

– Tu as tout bon, Duffy.

Les autres butchs n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de venir, mais Jan avait compris que ce serait une avancée et elle avait promis que son amoureuse, Edna, viendrait aussi. Une fois que Jan avait dit oui, les autres butchs avaient accepté, elles aussi.

On a emmené notre équipement de baseball. Quand le Abba’s avait réouvert au printemps, on avait formé une équipe de softball, le Abba Dabba Do.

Jan, Edna et moi, on s’est assises sous un arbre. Duffy nous a apporté des bières.

– Je l’aime bien, a dit Edna après son départ.

J’ai souri.

– Moi aussi.

Jan m’a tapé sur l’épaule et a dit à Edna :

– La petite est en train de devenir une vraie syndicaliste.

– Oh, c’est pas vrai, ai-je objecté.

– Hé, gamine, m’a dit Jan. Plus on sera unis, plus on sera efficaces. T’es devenue douée pour ce truc : essayer de maintenir les gens soudés. Accepte quelques compliments, OK ?

J’étais fier comme un paon.

Edna s’est levée.

– J’ai besoin d’un verre, a-t-elle expliqué.

J’ai observé Jan pendant qu’elle regardait Edna s’éloigner. On pouvait lire la souffrance sur son visage. J’avais remarqué, sans y prêter plus d’attention, cette tristesse qui pesait sur elle ces derniers temps, mais je n’y avais pas vraiment réfléchi. Jan m’a regardée et elle m’a laissé lire dans ses yeux un peu plus que d’habitude. Avant de parler, j’ai essayé de lui faire sentir combien je tenais à elle.

– Ça va ? je lui ai demandé.

Elle a secoué lentement la tête.

– Je crois que je suis en train de la perdre, a-t-elle répondu.

Mon estomac s’est serré. Jan m’a tapé sur la cuisse.

– J’vais chercher une autre bière, t’en veux une ?

Je me suis levée avec elle et, en lui posant la main sur le bras, je lui ai dit :

– Non, mais si jamais t’as besoin de parler, tu sais…

Jan a souri et elle est partie.

Duffy s’est assis à côté de moi.

– Hé, Jess, t’es la seule personne que je connaisse à qui je peux poser cette question.

Ça m’a flatté.

– Je voulais savoir à propos de Ethel et Laverne…

J’ai regardé autour de moi.

– Elles sont là ?

Il a fait non de la tête.

– Dommage, je lui ai dit, j’ai toujours voulu rencontrer leurs maris.

Duffy a parlé prudemment :

– C’est quoi l’histoire d’Ethel et de Laverne ? Elles sont amoureuses ?

– Nan, elles sont toutes les deux mariées. Tu le sais, non ?

Duffy cherchait ses mots.

– Ouais, mais c’est pas des butchs ?

J’ai compris où il voulait en venir.

– Bon, c’est des il-elles, mais c’est pas des butchs.

Duffy a ri et a secoué la tête.

– J’ai pas compris.

J’ai haussé les épaules.

– Y’a pas grand chose à comprendre. J’veux dire, elles ressemblent à Spencer Tracy et Montgomery Clift5, mais elles ont vraiment l’air d’aimer les types avec lesquels elles sont mariées.

Duffy a secoué la tête.

– Mais elles sont inséparables. Tu crois pas qu’elles sont peut-être amoureuses et qu’elles ont peur que les gens le sachent ?

J’y ai réfléchi un instant.

– Putain, Duffy, c’est pas parce qu’elles sont mariées qu’on les laisse tranquilles. C’est toujours des il-elles. Elles affrontent les mêmes merdes que les butchs. Imagine Laverne dans les toilettes pour femmes du cinéma, ou Ethel à une bridal shower6. Je crois que les gens qui leur en font baver se foutent bien d’avec qui elles couchent. C’est même, sans doute, encore plus dur pour elles, ai-je ajouté. Elles n’ont pas d’endroit pour se retrouver comme nous on en a. Je parle des bars. Tout ce qu’elles ont, c’est leurs maris et l’une l’autre.

Duffy a souri et a secoué la tête.

– En voyant comment elles se comportent l’une envers l’autre, j’étais persuadé qu’elles étaient amoureuses.

– Oh, elles s’aiment. Ça se voit. Mais ça veut pas forcément dire qu’elles ont du désir l’une pour l’autre, ou qu’elles sont attirées l’une par l’autre. Elles se comprennent vraiment. Chacune d’elles aime peut-être juste se regarder dans le miroir de l’autre, et voir un reflet qui lui sourit.

Duffy a passé son bras autour de mes épaules et m’a serrée contre lui.

– T’es vraiment fine pour comprendre les gens, a-t-il dit.

J’ai souri fièrement et je l’ai repoussé, gênée.

– Je vais chercher à manger.

J’ai entendu la voix de Grant s’élever avant de voir l’engueulade. Elle était en train de brailler à deux centimètres du visage de Jim Boney.

– T’entends quoi par je veux aucune putain de fille dans mon équipe ? a-t-elle hurlé.

Boney a crié en direction des autres gars.

– C’est qu’on veut gagner, pas vrai les gars ?

Il a embrassé son poing, vêtu de son gant de baseball. Je me suis rapprochée d’eux à grand pas et j’ai gueulé :

– Hé Boney, t’es en train de parler de softball ?! On va vous botter le cul !

Un silence s’est abattu sur le pique-nique. À présent, tout le monde savait qu’il ne s’agissait plus seulement d’une partie de softball. En plus, pour ces gars, le baseball c’était sacré. L’idée de jouer contre des filles frôlait l’hérésie. S’ils gagnaient, où était la victoire ? Et s’ils perdaient… c’était trop humiliant pour considérer cette possibilité.

Même les butchs me fixaient d’un air horrifié. Mais c’était trop tard, ma vantardise flottait dans l’air.

– Vas-y, Boney, j’ai dit. On te défie sur trois reprises et on va vous dérouiller !

Boney a ricané.

– J’te parie que non, Goldberg.

La manière dont il a prononcé mon nom m’a fait comprendre que s’il me détestait autant, c’était aussi parce que j’étais Juive.

J’ai souri.

– J’te parie ton gant qu’on va le faire.

Le sourire béat a disparu de son visage. Il aimait son gant de baseball de la même façon que d’autres aiment leur animal de compagnie. Il le gardait dans son casier au boulot, tout le temps, même en hiver. Il a riposté :

– Et si vous perdez ?

Tous les yeux se sont tournés vers moi. Son sourire est réapparu.

– Si vous perdez, Goldberg, tu vas devoir m’embrasser.

– Beuuuuh, berk, ont grogné les autres.

Quelques-unes ont craché par terre pour en rajouter.

– Allez, j’ai dit aux autres butchs, on va s’équiper.

Jan a secoué la tête quand on s’est rassemblées en mêlée dans le champ.

– Je suis pas sure, là, a murmuré Grant.

J’ai admis :

– Écoute, j’ai fait une connerie, OK ? Je m’en suis rendu compte à la seconde où les mots sont sortis de ma putain de bouche. Je suis désolée. Tout ce qu’on peut faire, c’est jouer du mieux qu’on peut. J’en assumerai les conséquences.

Grant a jeté son gant par terre et a posé la main sur sa hanche.

– Si on perd, on va toutes le payer. C’est bien ça le problème !

Frankie est intervenue.

– Elle a dit qu’elle était désolée, alors y’a plus qu’à gagner, OK ?

C’était plus facile à dire qu’à faire. À la première manche, les hommes ont marqué deux points. On n’avait pas du tout l’air de maitriser le terrain. Je ne comprenais pas pourquoi on jouait si mal.

Après tout, la plupart des hommes n’étaient pas en grande forme. Nous, on jouait toutes les semaines. On était peut-être intimidées parce qu’on les croyait meilleurs que nous. Tout à coup, j’ai réalisé qu’une équipe de il-elles aurait peut-être besoin de plus de trois manches pour surmonter sa peur. J’ai senti mon estomac se nouer. Quand on s’est rassemblées entre les reprises, j’ai dit : « Allez ! On peut leur montrer qu’on a la niaque, non ? »

On a marqué deux points mais les gars aussi. On avait deux points de retard. Entre les reprises, Frankie a demandé ce qui allait se passer si on faisait match nul. Jan a explosé :

– Putain, mais écoute-moi ça, a-t-elle grogné. Et pourquoi on admettrait pas tout de suite qu’on a perdu, hein ? Pourquoi on se ferait chier à jouer une autre manche ?

Elle s’est mise à parler d’une voix très basse, d’un ton menaçant.

– C’est pas une blague, putain. Réfléchis un peu à ce que ça va être de voir Jess embrasser Jim Boney. Je vais pas rester plantée là à rien faire. Hors de question que je laisse passer ça.

Ça, c’était mon amie : Butch Jan.

On s’est mises en place et on a joué. On a marqué trois points. On était à 5-4, en notre faveur. Mais quand Frankie a touché le marbre, Jim Boney l’a frappée si fort dans le dos avec la balle qu’elle a cogné le sol.

On a toutes foncé sur Boney, prêtes à le tuer. Jack et son assistant ont rejoint les rangs de Boney. À ce stade, on ignorait si tous les hommes étaient en train de se préparer à se battre avec des il-elles, ou si c’était juste ces trois-là. Duffy s’est précipité et s’est interposé entre les butchs et les hommes.

– Jack, tu sors avec Frankie, espèce de gros con. Si elles ont un joueur en moins, ton équipe aussi. Tu sors.

– N’importe quoi !

– C’était un putain d’accident, c’est tout, a dit Boney en faisant de grands gestes.

On avait envie de le tuer.

– Le pari marche plus, a crié Grant.

– Vous êtes des putains de lâches, a dit Boney.

Le pari était à nouveau en jeu. Duffy faisait les cent pas à côté.

– Il a pas fait exprès, a-t-il marmonné.

– Vraiment ? lui ai-je demandé avec colère. T’es de quel côté, toi ?

– Celui du syndicat, a-t-il répliqué.

– Alors vaut mieux qu’on gagne, nous, et pas l’équipe de Boney et Jack, je lui ai dit.

Duffy a ruminé ça un moment puis il a souri.

– T’as raison.

Il a frappé dans ses mains et a crié vers Jan quand elle a rejoint la base :

– Vas-y Jan !

La balle s’est envolée très haut quand Jan l’a frappée. On a toutes retenu notre souffle en la regardant tomber… pile dans le gant de Jack. C’était notre troisième balle en dehors du champ. On avait un point d’avance mais nos adversaires avaient encore une manche à jouer.

Sammy a voulu frapper en premier. Il a frappé la balle qui est retombée dans le gant de Grant. Avant de lâcher sa batte, il m’a fait un clin d’œil que j’ai pu voir depuis la première base.

Tommy était le prochain. Il a fait un faible grounder7 que Grant a ramassé de la troisième base mais il a réussi à atteindre la première base.

– Je suis désolé, il a murmuré.

– Je t’emmerde.

J’étais toujours en rogne contre lui.

Jack a porté un grounder bas au centre du champ – notre point faible– et a coupé vers ma base.

– Une fois que Boney se sera occupé de toi, je veux bien passer derrière, a ricané Jack.

J’ai essayé de rester concentrée sur le jeu.

Walter était le suivant. Il a sauté sur la base, a enlevé la poussière de ses chaussures en les tapant avec la batte et a relevé son cul pour se mettre en position. Il a frappé un pop-fly8 haut dans les airs. On a toutes enlevé nos casquettes et regardé la balle retomber tranquillement dans le gant de Jan. Walter a remis la visière de sa casquette en place et a quitté le marbre d’un bond.

Boney a sauté sur la base. On a concentré toute notre haine vers lui mais elle ne semblait pas l’atteindre. Il a frappé de toutes ses forces au premier lancer et il a raté la balle.

– Premier lancer, on a toutes hurlé.

Il a tenté de frapper la balle au deuxième lancer, l’air énervé, et il l’a ratée.

– Deuxième lancer, on a crié, euphoriques.

On a commencé à lui crier des trucs, toutes autant qu’on était.

La frappe de Boney au troisième lancer nous a fait taire. On a tous regardé vers le ciel comme si la balle flottait dans les airs. Tommy s’est attardé sur la troisième base, aussi hypnotisé que nous. Jack lui a couru dessus en lui criant de partir. Jim Boney s’est glissé vers la première base.

La balle est tombée en faisant plop, pile dans le gant de Grant. C’était le troisième hors-jeu, il n’y avait aucune raison de jeter la balle à la première base, mais elle l’a fait. La balle a atterri dans mon gant d’un coup sec. J’ai tendu le bras, puis j’ai lancé la balle et mon gant en direction du nez de Boney qui arrivait vers moi à toute vitesse. Il y a eu un petit craquement sec quand la balle a touché son nez. Le jeu était officiellement terminé. On avait gagné. Je n’avais pas à embrasser Jim Boney qui pissait le sang sur la première base. J’aurais dit que c’était un accident, mais personne ne m’a posé la question.

Mes yeux ont croisé ceux de Jack qui me foudroyait du regard : il restait contremaitre, même à un pique-nique. Son regard menaçant m’a fait froid dans le dos. Mais je suis vite passé à autre chose parce que tous les gars de l’autre équipe, ou presque, sont venus nous donner une tape dans le dos et nous dire qu’ils étaient bien contents qu’on ait gagné. J’ai réalisé que ces gars venaient de perdre contre une équipe de il-elles, juste devant leurs femmes ou leurs copines, mais qu’ils n’avaient pas l’air d’être vexés.

Les butchs étaient heureuses d’avoir gagné, mais elles se contenaient. Elles restaient un peu en retrait. Je savais qu’elles étaient plutôt en rogne contre moi. J’avais été arrogante en lançant ce pari. J’avais provoqué Jim Boney. Au boulot, ça aurait pu tourner au carnage pour toutes les butchs, et elles le savaient. C’est Jan qui a brisé la glace.

– Tout est bien qui finit bien, pas vrai gamine ?

Elle a mis son bras autour de moi.

– Je crois que je me serais fait tuer plutôt que de te laisser embrasser ce type.

J’ai pris un air indigné.

– Tu crois quand même pas que je l’aurais embrassé si on avait perdu ?

Tommy nous a rejointes en trombe, tout essoufflé.

– Beau match.

Il m’a tendu la main. Mon expression était glacée mais je lui ai serré la main.

– Écoute, je suis désolé, OK ? m’a-t-il dit.

J’ai haussé les épaules.

– T’es pas méchant, Tommy. Mais devant les autres gars, tu crains vraiment. Je te fais pas confiance, c’est tout.

Il a ouvert la bouche pour parler, mais aucun mot n’est sorti.

Jan et moi, on est parties.

– T’as été dure avec lui, a-t-elle dit. Mais je suis sure que t’as une bonne raison.

– Votre attention, tout le monde, est-ce que je peux avoir votre attention ?

C’était Tommy, debout sur une table de pique-nique.

On s’est tous rapprochés. Il avait le prix dans la main : le gant de baseball de Jim Boney.

– Au nom de l’équipe perdante, j’aimerais remettre à l’équipe gagnante ce gant de baseball.

Il m’a lancé le gant.

– Vous l’avez gagné à la loyale.

Edna a attendu que Jan se soit éloignée avant de venir me voir. J’ai vu la même souffrance profonde dans ses yeux quand elle l’a regardée au loin. J’aurais aimé qu’une femme m’aime autant. Quand Edna s’est approchée de moi, sa bouche s’est changée en un sourire taquin. Elle a tenu délicatement mon visage entre ses deux mains.

– Beau match, butch.

Je passais d’un pied à l’autre, mal à l’aise.

– Oh Edna, tu sais…

Elle m’a fait un signe de tête pour me faire taire.

– Oui, je sais. Mais ça s’est bien fini.

On a toutes les deux remarqué que Duffy attendait à côté pour venir me féliciter. Il m’a serré la main et m’a dit :

– T’avais raison Jess. Le syndicat a gagné cette partie. Mes premières intuitions étaient fausses, je suis désolé.

Je me suis pris une bière fraiche et un bout de poulet grillé, et je me suis assise toute seule sous un arbre. L’air était chaud, la brise était fraiche. J’avais l’impression d’être le roi du monde.

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1. Le softball est un sport collectif, ressemblant au baseball, pratiqué par deux équipes de neuf à douze joueur·euse·s alternant entre l’attaque et la défense. Le but du jeu est de faire avancer les coureur·euse·s autour de quatre bases jusqu’au marbre, et de marquer le plus de points possible.

2. Lyndon B. Johnson : président des États-Unis de 1963 à 1969.

3. Accord collectif : aux États-Unis, un contrat ou accord d’entreprise se négocie entre le syndicat et la direction. Le fonctionnement des syndicats états-uniens est le suivant : il y a un seul syndicat par entreprise (contrairement au pluralisme français) qui doit passer par une procédure complexe d’accréditation visant à le rendre légal. L’acte de se syndiquer relève donc d’une procédure collective et non individuelle, puisque le syndicat est élu par l’ensemble des travailleur·euse·s. Depuis la loi de 1947, le rôle du syndicat est la négociation, entreprise par entreprise, et il est interdit de faire grève, sauf aux périodes de renouvellement de l’accord collectif.

4. Jack et le haricot magique est un conte populaire anglais.

5. Spencer Tracy est un acteur états-unien au physique massif, célèbre pour ses rôles de gangster, policier, politicien, etc. des années 1930 à 1950. Célèbre également, Montgomery Clift est un acteur gay des années 1940 à 1960. Ils ont joué ensemble dans Jugement à Nuremberg (1961).

6. L’enterrement de vie de jeune fille est une adaptation, dans le contexte féministe des années 1970, de l’enterrement de vie de garçon, symbolisant le renoncement au célibat. De tradition plus ancienne, la bridal shower provient de la pratique de la dot : elle célèbre la future mariée et sa future vie, au cours d’une fête entre femmes pendant laquelle des cadeaux lui sont offerts, des animations et jeux sont organisés.

7. Grounder : balle qui rase le sol.

8. Pop-fly : lancé haut et court dans le champ intérieur.

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© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
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mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

7

Il était temps de trouver un boulot à l’usine. Les butchs m’ont incité à tenter ma chance dans la métallurgie ou l’automobile. Bien sûr que j’y avais déjà pensé. Je n’étais pas complètement idiot. La force des syndicats dans ces industries lourdes avait permis de gagner des salaires décents et des avantages corrects.

Mais Edwin m’a dit qu’il y avait plus que ça. Les syndicats garantissaient aussi la sécurité de l’emploi. Elle m’a dit qu’à la différence d’un atelier non-syndiqué, si elle s’engueulait avec un connard au boulot, elle ne risquait pas de perdre son poste. Tu ne risquais pas d’être virée juste parce qu’un chef d’équipe n’aimait pas ta gueule. Toutes les butchs le confirmaient : avec la protection du syndicat, une il-elle pouvait bâtir sa carrière et commencer à gagner une précieuse ancienneté.

En attendant qu’une opportunité se présente, j’ai dû travailler en intérim, au salaire minimum. Au début de l’automne, l’agence m’a envoyé pour une journée sur les quais de chargement d’une boite de surgelés. Mon cœur a bondi quand j’ai vu Grant se diriger vers moi à l’usine. Je l’ai rejointe et je lui ai serré la main.

Le déchargement des camions sur les quais était un secteur masculin. Ça signifiait beaucoup d’avoir une autre butch pour surveiller ses arrières. Grant a enfoncé ses mains gantées tout au fond des poches de sa veste bleu marine. Elle a frissonné.

– Brrr. J’me gèle le cul ici. Viens, on rentre.

Puis elle a marché nonchalamment vers les quais de chargement. À aucun moment elle n’a pressé le pas. Elle était tellement tranquille.

Un des camionneurs a crié :

– Il-elle droit devant !

Plusieurs gars ont jeté un œil de l’intérieur de l’usine et ont secoué la tête en signe de dégout. Ça allait être une longue journée. Ça me plaisait qu’on marche lentement. C’était comme si ce foutu parking nous appartenait.

On est montées sur les quais. Le contremaitre est venu nous inspecter. Grant a enlevé un gant et lui a tendu la main. Au début, on a cru que le contremaitre n’allait pas la lui serrer, mais il l’a fait. Chaque petite marque de respect que Grant recevait, elle l’avait gagnée.

L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil était bas dans le ciel d’hiver. Un vent brutal soufflait sur le lac gelé. L’énorme semi-remorque qu’on déchargeait bloquait le vent, mais pas le froid. Je frissonnais. On nous a dit qu’on allait devoir décharger deux de ces longs, longs camions pendant la soirée. On a acquiescé toutes les deux. Personnellement, j’avais des doutes.

On a travaillé en silence avec deux mecs. Aucun d’eux ne nous a adressé la parole. Ils parlaient à peine entre eux. Quand Grant et moi on devait passer près d’eux, on baissait tous les quatre les yeux. C’était plus pesant qu’une pluie d’insultes.

Les cartons de surgelés n’étaient pas aussi lourds que ce que j’avais cru. En tout cas pas pendant les trois ou quatre premières heures. Après ça, on aurait dit qu’ils étaient remplis d’acier froid. Mes muscles brulaient et me faisaient mal. Je me sentais petit à petit prise d’une certaine allégresse, à mesure que le camion se vidait. Je me suis mise à travailler de plus en plus vite. Grant m’a fait ralentir d’un rappel bienveillant du regard. J’avais oublié qu’un autre semi allait arriver, jusqu’à ce que je le voie garé, en train d’attendre sur le parking.

On a eu dix minutes pour souffler pendant que le premier camion redémarrait et que l’autre reculait. Puis on a commencé à décharger de la remorque les rangées infinies de cartons.

La sueur coulait à grandes gouttes entre mes seins. Mais ma tête était gelée et mes oreilles brulaient comme du feu. C’est à ce moment que j’ai remarqué avec horreur que les deux hommes avec qui on travaillait avaient des bouts d’oreilles en moins. Engelures.

Dans certaines usines, les hommes perdaient un doigt sous la deuxième phalange, ou un pouce. Ici, sur les quais qui longeaient ce lac gelé, les hommes abandonnaient les petites parties exposées de leur corps. Ça m’a terrifiée. Je me suis demandé ce que j’allais devoir sacrifier pour survivre.

J’ai frissonné en y pensant. Grant m’a poussée légèrement pour que je me reconcentre sur le travail. Elle m’a examinée des pieds à la tête pour vérifier que j’allais bien, mais elle ne m’aurait pas posé la question à voix haute. Pour être en sécurité sur ce terrain d’hommes, il était nécessaire de travailler avec dignité, comme si le boulot était facile. Je préférais aussi éviter que Grant me voie gelée, effrayée et fatiguée. Elle avait l’air d’aller bien. Elle n’était même pas essoufflée.

Quand la journée de travail s’est enfin terminée, le contremaitre de l’équipe de nuit est venu signer les fiches de présence et a disparu vers le parking. On s’est assises dans la voiture de Grant et on a fumé des cigarettes en silence. Mes bras tremblaient d’épuisement. C’était la première vraie pause qu’on avait depuis huit heures. Notre haleine enfumée formait des cristaux de glace sur le pare-brise. Grant a poussé le régime du moteur et a mis la radio en sourdine en attendant que le moteur chauffe.

– C’était pas si dur, ai-je dit d’un air détaché, hein ?

– Tu rigoles ? m’a-t-elle lancé incrédule. À la mi-journée j’ai cru que j’allais mourir.

Ça m’a fait un choc.

– C’est vrai ? T’avais l’air de faire ça si facilement !

Elle a ri.

– Tu rigoles ? Si j’ai tenu, c’est uniquement parce que t’avais l’air de pas trop en baver. Je me suis dit que je devais bien te montrer qu’une vieille butch comme moi pouvait encore être à la hauteur d’une jeune merdeuse comme toi !

Pendant un moment, je me suis sentie mal à l’aise. Elle n’avait pas idée d’à quel point c’était risqué de prendre appui sur un roseau aussi fin que moi. Puis j’ai rougi de reconnaissance quand j’ai réalisé qu’elle était encore en train de me soutenir à ce moment-là.

– Tu l’as fait, mon p’tit.

Et elle m’a donné une petite tape sur l’épaule.

– Mon dieu ! a-t-elle ajouté alors qu’une lueur d’effroi lui traversait le visage, t’as vu leurs oreilles ?

On a fini nos cigarettes en silence, perdues dans nos pensées hantées par ces images.

***

Comme pour tout le monde, mon premier jour de travail dans une nouvelle usine était toujours difficile. Ça prenait vraiment du temps aux nouveaux pour être acceptés dans la communauté. Les collègues faisaient l’effort de te prêter de l’attention uniquement s’ils étaient sûrs que tu allais rester. Beaucoup de travailleurs ne revenaient pas après le premier jour, ou ne parvenaient pas à remplir les quotas. D’autres réussissaient à tenir quasi jusqu’à la veille des quatre-vingt-dix jours requis pour adhérer au syndicat, mais se faisaient virer au dernier moment.

Je prévoyais de rester dans cet atelier de reliure, si je pouvais. Le premier jour, j’ai alimenté les machines et j’ai chargé les palettes. J’ai facilement rempli les quotas. Le deuxième jour, j’ai ralenti. Si les quotas étaient atteints trop facilement, le contremaitre allait les augmenter.

J’étais observée et je le savais. Le premier jour, je me suis cachée derrière des lunettes de soleil toute la journée. Je n’ai pas ôté ma veste en jean, que j’ai gardée boutonnée jusqu’en haut, par-dessus mon t-shirt noir.

C’était un petit atelier de misère avec un syndicat jaune1 et j’étais la seule il-elle dans la boite. Si ça avait été une grosse usine, on aurait été plein de il-elles, tellement qu’on aurait eu notre propre équipe de baseball ou de bowling au sein de l’entreprise. J’aurais alors probablement bandé mes seins au travail, porté un t-shirt blanc sans veste et trouvé ma place dans notre propre petite société intégrée à la vie de l’usine.

Bien que je n’avais pas encore été intégré, les gens étaient plutôt gentils avec moi. À midi, j’ai acheté une bouteille de soda à la machine à côté de la pointeuse et je me suis assis sur une palette pour manger mon sandwich au saucisson. Muriel, une des plus vieilles femmes Natives2 qui travaillait près de moi sur la chaine, m’a offert la moitié de sa pomme. Je me suis levée et je l’ai remerciée. Je l’ai savourée avec reconnaissance. La semaine suivante, Muriel m’a offert chaque matin un café de son thermos. Tout le monde nous observait, attentif à chaque petit détail.

Ces moments avant que la sirène ne retentisse étaient précieux parce qu’ils étaient à nous. Mais le bruit de la pointeuse nous en volait la fin. On se trainait toutes hors du lit un peu plus tôt le matin, histoire d’être à l’usine un quart d’heure avant de pointer. On buvait du café et on mangeait des petits pains. On parlait et on riait.

On discutait aussi tout au long de la journée. Les patrons nous louaient seulement nos mains, pas notre esprit. Mais à partir du moment où c’était sur leur temps, le simple fait de parler devait être négocié. Si on donnait l’impression d’être distraits, de trop rire et de trop s’amuser, le contremaitre arrivait derrière nous et frappait le solide établi en bois avec un tuyau de plomb en grognant : « au travail ! » Après, on regardait toutes nos mains en travaillant et on pinçait les lèvres dans une rage silencieuse. Je crois que parfois ça mettait le contremaitre mal à l’aise de faire ça, quand il devinait les coups d’œil assassins qu’il recevait à peine il avait tourné le dos. Mais il était là pour nous garder sous contrôle, ce qui nécessitait de nous maintenir divisées.

On venait de beaucoup de pays et de milieux différents. Environ la moitié des femmes de la chaine venaient des Six Nations3. La plupart était Mohawks ou Sénécas. Ce qu’on avait en commun, c’était de travailler ensemble, jour après jour. On pensait à prendre des nouvelles de nos douleurs de dos ou de pied respectives, ou de la crise familiale que l’une ou l’autre traversait. On partageait des petits bouts de notre culture, de nos plats préférés, et on se racontait les petits moments embarrassants qu’on avait vécus. C’était ce potentiel de solidarité là que le contremaitre cherchait en permanence à saboter. Ça passait par de petites choses, tout le temps : un mensonge chuchoté, une insinuation cruelle, une blague vulgaire. Mais c’était compliqué de nous diviser. Le tapis roulant de la chaine nous tenait soudées.

En quelques semaines, j’ai été intégrée dans le cercle, taquinée et bombardée de questions. Elles prenaient en compte mes différences, et dénichaient en même temps nos points communs. On travaillait ensemble, on parlait, on écoutait.

Et puis il y avait les chansons. Quand la première sirène du matin retentissait, toutes les femmes et les hommes qui travaillaient sous ses ordres pressants soupiraient ensemble. On avançait alors d’un pas lourd, on se tenait en ligne en silence pour pointer et on prenait notre place dans la chaine, les uns à côté ou en face des autres. On travaillait d’abord quelques instants dans un silence pesant. Puis la lourdeur était dissipée par la voix d’une des femmes Natives. C’étaient des chansons engagées, des chansons joyeuses. On se sentait vraiment bien en les écoutant, même quand on n’avait aucune idée de ce que les paroles voulaient dire.

J’ai écouté attentivement les chansons, essayant de séparer chaque mot, d’identifier les structures et les répétitions. Parfois, une des femmes nous expliquait plus tard ce que la chanson voulait dire, ou à quelle occasion ou période de l’année on la chantait.

Il y avait une chanson que j’aimais en particulier. Je me suis surprise en train de la fredonner après avoir pointé à la fin de la journée. Un jour, sans y penser, je l’ai chantée en même temps qu’elles. Les femmes ont fait semblant de ne rien remarquer, mais elles se sont souri des yeux et ont chanté légèrement plus fort pour me permettre d’élever un peu ma propre voix. Après ça, j’ai commencé à attendre avec impatience les chansons du matin. Quelques autres femmes non-Natives apprenaient aussi les chansons. Ça faisait du bien de chanter toutes ensemble.

Un vendredi soir d’hiver, avant de débaucher, Muriel m’a invité à aller dans un pow-wow4 couvert, le dimanche. J’ai dit oui, bien sûr. Je me suis sentie honorée.

Il y avait quelques autres travailleurs Noirs ou blancs à la soirée – des amitiés trop précieuses pour réussir à en faire le tour sur le temps de travail. J’ai commencé à y aller régulièrement et je suis devenue accro au pain frit et à la soupe de maïs.

Une fois ou deux, on m’a convaincue de me lever et de rejoindre la ronde. Je dois avouer que même si le battement des percussions résonnait dans mon cœur, il n’est jamais descendu jusqu’à mes pieds. Je me trouvais maladroite en dansant, et je me rendais compte à quel point j’étais butch.

Bien sûr, ce qui m’intimidait aussi, c’était la présence d’Yvonne, la fille de Muriel. J’avais un gros béguin pour elle. Elle travaillait au service comptabilité, dans la même usine. Tout le monde savait que c’était la petite amie du chef d’une organisation criminelle locale. Mais ça ne nous empêchait pas de toujours savoir où l’autre se trouvait dans la pièce au cours de ces soirées. Je crois que toutes les femmes l’avaient rapidement remarqué.

J’avais déjà pris la décision de ne même pas songer à l’idée d’aborder Yvonne, même si j’avais l’air de lui plaire. Des vieilles butchs m’avaient prévenue que parfois, au boulot, les gars mettaient la pression à une femme pour qu’elle couche avec une il-elle, comme une blague, et revienne ensuite le raconter à tout le monde. Ça signifiait que le dernier jour de boulot de la butch était arrivé, et elle partait généralement humiliée. Mais tôt ou tard, le stigmate revenait se coller sur la femme qui avait couché avec l’une d’entre nous, et elle devait partir aussi.

J’avais peur de ça au début avec Yvonne, mais elle n’était pas du tout comme ça. Un soir, on est sorties à quelques-unes après le travail et on a fini saoules. Elle m’a alors dit que son petit ami lui avait laissé entendre qu’il voulait nous regarder faire l’amour, et qu’elle lui avait répondu d’aller se faire foutre. Une fois que ça avait été dit tout haut, par contre, c’était dur de ne pas penser à faire l’amour avec elle.

Juste avant Noël, on est allées avec les collègues dans un bar à côté de l’usine pour boire quelques verres. Il y avait une grosse tempête de neige dehors. À l’intérieur, on a bu et on a rigolé. Quand on est parties, la neige avait quasiment recouvert les voitures. J’ai chauffé la serrure de la vieille Dodge de Muriel avec mon briquet pour la dégivrer. Quand j’ai enfin réussi à ouvrir la portière, Yvonne m’a embrassé pile sur la bouche. Elle m’a laissée sur le parking, complètement abasourdie et toute excitée.

Le soir suivant, je suis allée au Malibou et je n’ai pas arrêté de penser à comment ça serait d’y amener Yvonne.

J’étais heureuse à l’usine, flirtant avec Yvonne, écoutant les histoires de Muriel, attendant la prochaine soirée. Le vendredi soir, on buvait des coups au bar où on encaissait nos chèques. Le samedi soir, je le passais dans le bar gay. Je me sentais vraiment bien.

Puis un jour, quand la sirène de l’usine a retenti, le silence s’est alourdi. Je les ai regardées, allant d’un visage à l’autre. Il se passait quelque chose. Muriel a parlé la première.

– Aujourd’hui, c’est toi qui commence la chanson, a-t-elle suggéré d’un air détaché, celle que tu veux.

J’ai regardé autour de moi, sceptique, mais elle était sérieuse.

J’ai senti le sang me monter au visage. Je ne voulais pas attirer l’attention sur moi. Je ne voulais pas entendre ma voix s’élever toute seule par-dessus le son des machines et des autres femmes, même pendant une minute. En fait, j’ai réalisé que j’avais honte de ma propre voix. J’ai protesté :

– Je ne peux pas.

J’étais au bord des larmes. Personne n’a rien dit. Elles ont juste continué à travailler en silence. À midi, j’ai réalisé qu’il n’y aurait aucune chanson avant que j’en commence une.

Pourquoi ? Je me suis demandé. Pourquoi ces femmes me font-elles ça ? Est-ce qu’elles se moquent de moi ? Je savais que non. Elles avaient remarqué comment j’articulais silencieusement les paroles. Elles invitaient ma voix à rejoindre les leurs. Une fois de plus, elles m’honoraient.

Cette nuit-là, j’étais si paniquée que je suis restée éveillée. La routine quotidienne n’allait pas reprendre, à moins que je chante seul. Ma gorge se serrait rien que d’y penser. J’ai songé à me faire porter pâle, mais c’était trop lâche et ça n’allait rien changer. Personne n’allait oublier qu’on m’avait demandé de commencer la première chanson. En plus, le lendemain, c’était la veille de Noël. J’allais perdre mes congés payés si je me mettais en arrêt. Et juste après les vacances, j’aurais le droit d’adhérer au syndicat.

Le matin, j’ai essayé de me comporter normalement au boulot. J’ai été accueillie comme d’habitude. Quand Yvonne est arrivée, je me suis demandé si elle en avait entendu parler. Son sourire m’a fait savoir que oui. La sirène a retenti. On a toutes pointé. On a pris nos places dans la chaine. La tension était pesante. J’ai éclairci ma voix plusieurs fois. Muriel regardait ses mains en travaillant, elle souriait affectueusement.

On y était. J’allais essayer de trouver ma voix et de l’assumer. Après plusieurs faux départs, ma voix a commencé à s’élever. J’ai chanté ma chanson préférée, la première que j’avais apprise. Presque immédiatement, les autres femmes ont élevé leurs voix avec la mienne afin de m’épargner davantage de gêne. On s’est toutes souri les unes aux autres et on a chanté avec des larmes plein les yeux.

Après le déjeuner, le contremaitre m’a appelé dans son bureau et m’a tendu une lettre de licenciement.

– Désolé, a-t-il dit.

Il m’a raccompagnée jusqu’à mon casier pour que je prenne mes affaires. Je n’avais le droit de dire au revoir à personne.

Je me sentais vraiment humilié d’avoir été viré. Je savais qu’en réalité, c’était parce que j’étais très proche d’entrer au syndicat. Et je savais que la direction avait observé notre solidarité grandissante avec beaucoup d’inquiétude. Mais ma honte s’est ranimée quand je me suis rendu compte que le contremaitre avait probablement entendu ma voix s’élever seule quelques instants.

Je suis rentrée chez moi à pied sous la neige. De vives bourrasques étouffaient tous les sons de la ville. Je me sentais vraiment mal. Tout de suite après les vacances, j’allais une fois de plus devoir recommencer la chasse à l’emploi. Quand je suis arrivée chez moi, j’ai espéré que le téléphone sonne. Ça n’est pas arrivé. Je n’avais rien à attendre ou à espérer, ni rien à faire d’autre que regarder « Perry Como Christmas Special »5. Ça m’a fait me sentir encore plus mal. Boire ne m’a pas aidé non plus. Non que ça ait jamais aidé qui que ce soit.

J’étais en train de me dire que j’allais sortir au Malibou quand j’ai entendu des pas monter bruyamment les escaliers. J’ai ouvert la porte. C’était Muriel, Yvonne et quelques autres femmes Natives de l’usine. Elles m’avaient apporté de la nourriture et quelques cadeaux bien emballés. Elles allaient à une soirée. J’étais invitée. Muriel a regardé mon visage avec un air faussement solennel quand elle a dit :

– Maintenant, il faut que tu apprennes à danser.

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1. Contrairement au syndicalisme rouge (socialiste ou communiste), le syndicalisme jaune défend la cogestion de l’entreprise avec le patronat et refuse la confrontation, et en particulier la grève. Il est parfois également qualifié de « droite prolétarienne ».

2. Native/natif réfère aux peuples présents sur le continent nord-américain avant la colonisation européenne.

3. Six Nations : nations natives de langues iroquoises vivant principalement dans l’État de New York et en Ontario (Canada), liées entre elles par une constitution commune. Les Six Nations regroupent Cayugas, Mohawks, Oneidas, Onondagas, Sénécas et Tuscaroras.

4. Un pow-wow est une forme de rassemblement traditionnel chez certaines nations natives d’Amérique du Nord. Moments de célébration religieuse ou guerrière, ils ont après la colonisation été durement réprimés par les gouvernements états-unien et canadien qui ont interdit les danses natives pendant des décennies. La forme moderne des pow-wows s’est développée dans les réserves, sous forme de manifestations festives permettant la rencontre et la préservation culturelle, marquées par les chants, les danses et la valorisation de l’artisanat traditionnel.

5. Émission de Noël animée par Perry Como, un célèbre présentateur de télévision.

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Chapitre 6

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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6

La bague avait disparu. La seule preuve tangible de son existence, c’étaient les traces de sang sur mon doigt. Les flics avaient dû l’arracher quand mes mains enflées étaient menottées. La bague avait disparu. J’étais assise dans l’appartement, regardant fixement par la fenêtre. J’étais incapable de dire combien de temps j’étais restée éveillée.

Justine et Peaches avaient payé ma caution. Je me rappelle, elles ont dit qu’aucune charge n’était retenue contre nous. Arrivées à la maison, Justine a voulu monter avec moi mais j’ai été catégorique : je voulais être seule.

La première chose que j’ai faite a été de prendre un bain. J’ai appuyé ma tête sur le rebord de la baignoire en essayant de me détendre. Puis j’ai remarqué un dégradé de rose dans l’eau, qui devenait de plus en plus foncé, et une trainée rouge entre mes jambes. Ça m’a directement rappelé la sensation du bout de merde durcie contre ma langue. J’ai sauté hors de la baignoire dans un mouvement de panique, juste à temps pour atteindre les chiottes.

À présent, j’étais calme. Je ne sentais vraiment plus grand-chose. Mais même à travers cette tranquillité meurtrie, je pleurais la bague qui aurait pu me protéger ou au moins me dispenser sa sagesse. La bague avait disparu. Il n’y avait plus rien à espérer maintenant. Elle avait disparu.

Betty a frappé à la porte et est entrée. Elle a remarqué que le plat de poulet froid qu’elle m’avait amené la veille n’avait pas bougé. Les morceaux de poulet ressemblaient à des membres humains et je n’arrivais pas à me résoudre à mordre dans la chair. Cette seule idée m’avait fait traverser la salle de bain en courant, avec un haut-le-cœur.

– Je t’ai apporté de la tarte aux pommes, m’a dit Betty.

Elle avait dans la main un morceau de toile de coton jaune.

– Je crois que je vais faire des rideaux pour cette fenêtre, si ça te va.

Je vivais sans rideaux depuis que j’avais emménagé ici, plus de six mois auparavant. J’ai fait oui de la tête et Betty s’est mise à coudre. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil vers moi. Quand elle s’est levée pour repasser les rideaux, elle avait probablement passé plusieurs heures à coudre dans ma chambre mais ça ne m’avait paru durer que quelques secondes.

Les rideaux étaient vraiment jolis mais mon visage refusait de bouger, même pour sourire. Betty s’est approchée pour s’asseoir à mes côtés.

– Tu devrais manger quelque chose.

J’ai levé les yeux vers elle pour lui signifier que je l’avais entendue. Elle s’est dirigée vers la porte d’entrée pour s’en aller, puis elle s’est arrêtée.

– Je sais, a-t-elle dit. Tu penses que personne d’autre ne sait. Tu ne peux pas t’imaginer que quelqu’un d’autre comprenne. Mais moi, je comprends.

J’ai lentement secoué la tête. Non, elle ne comprenait pas.

Betty s’est agenouillée face à moi. Quand nos regards se sont croisés, j’ai senti comme un électrochoc émotionnel. Dans ses yeux, j’ai vu tout ce que je ressentais comme si je contemplais mon propre reflet. J’ai détourné le regard, horrifié. Betty a hoché la tête. Sa main a serré mon genou.

– Je sais, répéta-t-elle, en se levant pour partir. Je comprends.

Je n’ai pas bougé du canapé. L’obscurité s’est installée dans la pièce. Ça a de nouveau frappé à la porte. J’avais envie que tout le monde s’en aille et me laisse tranquille.

Peaches est entrée, sur son trente-et-un.

– J’avais rencard avec un ringard, a-t-elle dit en se dirigeant vers la cuisine.

Un moment plus tard, elle a ramené deux coupes de crème glacée à la vanille, avec une petite cuillère plantée dans chacune. Elle s’est assise à côté de moi sur la banquette et m’en a offert une. En glissant dans ma gorge, la crème glacée était tellement douce et sucrée que des larmes me sont montées aux yeux.

Peaches m’a ébouriffé les cheveux. Je me souvenais de ce à quoi ressemblait le monde quand il était profondément enfoui sous des mètres de neige : chaque brindille ou fil de téléphone redessiné par une couche de neige scintillant dans la lumière de la lune. Paysage silencieux et calme. Assourdi. C’est comme ça que les choses m’apparaissaient maintenant. J’aurais aimé pouvoir dire à Peaches ou à Betty combien je me sentais sereine, mais je n’arrivais pas à parler.

– Tu as peur de dormir, n’est-ce pas, petite ?

La voix de Peaches était si douce.

– Mais Miss Peaches est là pour toi maintenant. Ce soir, tu vas dormir en sécurité dans ses bras. Je ne laisserai personne te faire de mal.

Puis elle a disparu dans la chambre. Elle est revenue un moment plus tard et m’a emmené au lit. Elle avait changé les draps. Ils étaient propres et frais. Elle m’a glissé à l’intérieur comme un enfant et s’est allongée à côté de moi. Je sentais le vomi remonter dans ma gorge, mais elle m’a délicatement attiré contre son corps. Mes lèvres ont rencontré la courbe de ses seins.

– C’est les hormones qui les ont fait gonfler comme ça, mais ce sont les miens maintenant.

Elle m’a embrassé les cheveux.

Elle m’a chanté une chanson d’une voix si douce et satinée que je me suis accrochée aux notes et les ai suivies tout droit vers le sommeil.

***

Edwin a rapporté ma veste de costume bleue. Elle a trouvé le pantalon assorti sur un tas derrière la porte de la salle de bain, et elle a emmené l’ensemble au pressing.

Quand elles ont vu que je ne me pointais pas au Malibou le vendredi d’après, Ed, Georgetta et Peaches sont venues me chercher et m’ont trainée avec elles. Quand je suis arrivée, Cookie m’a balancé un torchon et m’a dit de commencer à débarrasser les tables. J’ai passé plusieurs semaines dans cet état léthargique, incapable de ressentir la température, le froid comme le chaud. Le monde me paraissait lointain.

Un soir au boulot, un type m’a appelée à sa table pour me demander de ramener ses frites en cuisine. Il a prétendu qu’elles étaient froides. Je les ai rapportées à Cookie, mais elle a dit qu’elle était trop occupée. J’ai donc ramené les frites au type, en m’excusant. Il a attrapé un verre d’eau et l’a versé sur les frites.

– Elles sont froides, a-t-il dit.

Il a ouvert sa valise et en a sorti un immense serpent qu’il s’est enroulé autour du cou. Puis il a croqué un morceau du verre d’eau et s’est mis à le mâcher.

– Les frites sont froides, il a répété.

– Cookie ! ai-je hurlé en me ruant dans la cuisine, donne-moi des frites chaudes, et tout de suite !

Elle a commencé à râler.

– Maintenant, bordel de merde ! Je les veux maintenant !

Le mec m’a laissé un bon pourboire.

– Tu ne le connais pas ce type ? a demandé Booker en éclatant de rire.

Tout le monde riait.

– C’est l’Homme-Rasoir. Il se produit dans un club, pas loin d’ici, a-t-il continué.

J’ai jeté mon tablier.

– Ce job est pourri !

Je râlais, mais moi aussi je commençais à sourire.

– Qu’est-ce qui te fait marrer ? a craché Toni dans mon dos.

Je me suis retournée pour lui expliquer, mais son visage était déformé par la colère.

– J’ai dit : qu’est-ce qui te fait marrer, putain !

Une des butchs l’a attrapée pour essayer de l’entrainer plus loin.

– Allez Toni, viens, laisse tomber.

Elle s’est dégagée d’un coup sec et a titubé jusqu’à moi.

– Tu te crois drôle ?

– Et merde Toni, c’est quoi ton problème ? lui ai-je demandé, irritée.

Un groupe de pros a passé la porte. Je me suis dirigé vers elles pour les accueillir mais Toni me tournait autour.

– Tu crois que je sais pas ce qui se passe entre toi et ma nana ?

Tout le monde a retenu son souffle. J’étais sonnée.

– Toni, qu’est-ce que c’est que ces conneries ? De quoi tu parles ?

– Tu penses que je suis pas au courant, hein !

Betty s’est approchée de Toni, mais Angie, une des prostituées qui venaient d’entrer, l’a tirée en arrière.

– On va régler ça dehors, putain de dégonflée ! a dit Toni tout en crachant par terre.

Je ne voulais pour rien au monde me battre avec Toni. C’est pour ça que je suis sortie. Pour parler avec elle. Toute les autres nous ont suivies dehors, pour écouter.

– Toni, l’ai-je suppliée.

– La ferme et bats-toi, petite ordure ! Allez, viens, fils de pute. T’as la trouille ou quoi ?

– Écoute Toni, si tu veux me frapper, vas-y. Si ça t’aide à te sentir mieux, je vais pas essayer de t’en empêcher. Mais pourquoi est-ce que moi je voudrais te frapper ? Tu m’as dépannée quand j’en avais besoin. Putain, tu sais très bien que je ne ferais rien pour te manquer de respect, à toi ou à Betty.

J’ai croisé les yeux de Betty et elle m’a lancé un regard d’excuse.

– Arrête de regarder ma nana, salope ! a aboyé Toni.

– Toni, je suis en train de te dire que je ne ferais rien pour te manquer de respect. Jamais.

– Dégage de ma putain de baraque ! m’a-t-elle hurlé. Barre-toi !

Angie était juste derrière moi.

– Allez, viens bébé.

Elle me tirait par le bras.

– Ça va finir par dégénérer. Allez, viens.

Elle disait ça tout en me tirant vers le bar.

Grant et Edwin ont proposé de m’aider à remballer mes affaires et à les déménager.

– Merde, j’ai dit, ça va aller, pour l’instant mes affaires tiennent encore dans quelques taies d’oreiller. Je pourrai les ramener en moto.

Quand je suis revenue au club avec mes affaires, j’ai trouvé un tabouret au bout du comptoir et j’ai commencé à descendre une bière. Angie s’est assise à côté de moi.

– T’as un endroit où dormir cette nuit ?

Elle a écrasé sa cigarette. J’ai secoué la tête.

– Écoute.

Elle a posé la main sur mon bras.

– Je suis fatiguée, je veux juste rentrer me coucher. Si tu as besoin d’un endroit où pieuter cette nuit, OK. Mais ne te fais surtout pas d’idées.

– T’as fait des passes toute la nuit ? je lui ai demandé.

Angie m’a regardé avec méfiance.

– Ouais.

– Alors comment je pourrais m’imaginer que ça t’exciterait que quelqu’un te ramène chez toi pour te baiser ?

Angie s’est étouffée avec son whisky en riant.

– Viens trésor, rien que pour ça je t’offre le petit-déjeuner.

***

– Dis-moi la vérité, a lancé Angie en beurrant sa tartine. Ne me raconte pas de conneries. Pourquoi t’as pas voulu te battre ? Est-ce que c’est vraiment parce que c’est ton amie, ou est-ce que t’avais la trouille ?

J’ai secoué la tête.

– Ce n’est pas ma meilleure amie ni rien, mais elle m’a vraiment aidée pas mal de fois. Je veux pas la frapper, c’est tout. Elle était bourrée.

Angie m’a lancé un petit sourire moqueur.

– Alors, tu t’envoyais en l’air avec Betty ou pas ?

J’ai secoué la tête.

– Je joue pas à ça.

Elle a regardé mon visage, en plantant sa fourchette dans ses œufs.

– Quel âge as-tu bébé ?

– Quel âge t’avais quand t’avais mon âge ?

Je me sentais agacée.

Elle s’est penchée en arrière contre la banquette.

– J’imagine que la rue nous fait vieillir avant l’âge, hein, gamine ?

– Je suis pas une gamine.

Ma voix était sèche.

– Je suis désolée.

Elle avait l’air de le penser.

– T’as raison, t’es plus une gamine, a-t-elle repris.

J’ai baillé et je me suis frotté les yeux. Elle a ri.

– T’es encore avec moi ?

Le regard d’Angie s’est posé sur une vieille pro qui payait à la caisse.

– Tu sais, a-t-elle dit, je me souviens d’une fois, quand j’étais petite. J’étais au restaurant avec ma mère et mon beau-père, et j’ai vu une femme qui ressemblait un peu à celle-là.

– Elle est belle, non ? j’ai dit.

Angie m’a regardée en penchant la tête.

– Tu aimes les femmes de caractère, pas vrai, butch ?

J’ai souri en plantant ma fourchette dans mes œufs au plat.

Angie a continué :

– Je me souviens, mon beau-père avait lancé : « sale trainée », tout haut, pendant que cette femme payait sa note. Tout le monde dans le resto l’avait entendu. Mais cette femme a juste payé, elle a pris un cure-dent et elle est sortie très tranquillement, comme si elle ne l’avait pas du tout entendu. Je me suis dit : Quand je serai grande, je serai comme ça.

J’ai hoché la tête.

– C’est comme la fois où j’avais dans les quatorze ans et que j’ai vu cette il-elle.

Angie écoutait, le menton appuyé sur le dos de sa main.

– J’avais complètement oublié cette histoire. Mes parents m’avaient trainée avec eux pendant qu’ils faisaient des courses. Tu vois bien comme les magasins sont bondés et bruyants avant Noël. Et d’un seul coup, tout est devenu silencieux. Les caisses ont arrêté de sonner et plus personne ne bougeait. Tout le monde avait le regard braqué sur le rayon bijouterie. Il y avait ce couple, une il-elle et une fem. Tout ce qu’elles faisaient, c’était regarder des bagues, en fait.

Angie s’est appuyée sur le dossier en expirant lentement la fumée.

– Tout le monde les fusillait du regard. Au final, la pression a expulsé les deux femmes hors du magasin, comme deux bouchons hors d’une bouteille. J’avais envie de leur courir après et de leur demander de m’emmener avec elles. Et pendant tout ce temps je me disais : Oh merde, un jour ce sera moi.

Angie a hoché la tête :

– C’est dur quand tu le vois venir, hein ?

– Ouais. C’est un peu comme conduire sur une seule voie et voir un dix-huit tonnes arriver en face, droit sur toi.

Elle a frissonné :

– Allez viens, j’ai besoin de dormir.

L’appartement d’Angie ressemblait plus à un « chez soi » que tous les endroits où j’avais vécu.

– J’aime bien le tissu des rideaux de la cuisine, ai-je commenté, comment ça s’appelle ?

– De la mousseline, a-t-elle répondu.

Elle a sorti deux bouteilles du frigo.

– Écoute, si tu cherches quelque chose, cet appart sera peut-être libre très très bientôt, si tu vois ce que je veux dire.

J’ai incliné la tête :

– Bientôt comme demain ?

Elle a ri :

– Peut-être plus tôt, qui sait ?

J’ai bu ma bière et allumé une cigarette, puis j’ai balancé le paquet sur la table de la cuisine. Angie en a pris une et s’est assise face à moi.

– J’ai quelques problèmes en ce moment, tu vois ?

J’ai hoché la tête.

– Alors si tu veux cet appart, il est pas très cher.

– Tu vois, ai-je dit, je sais même pas comment on paie un loyer et tout ça. J’ai jamais habité nulle part, sauf chez Toni et Betty.

Angie a posé la main sur mon bras.

– Je vais te donner un conseil, t’en fais ce que tu veux. Trouve-toi un boulot à l’usine, ça t’évitera de passer ta vie au bar. Vivre dans ce quartier c’est comme lécher une lame de rasoir, tu vois ce que je veux dire ? Je te dis pas que l’usine c’est le paradis ou quoi que ce soit, mais peut-être que tu pourrais bosser quelque part avec d’autres butchs, payer tes factures, t’installer avec une fille.

J’ai haussé les épaules.

– Je sais que je dois grandir un peu.

Angie a souri en secouant la tête.

– Non chérie, moi je te parle de rester jeune. Je ne veux pas que tu sois obligée de grandir trop vite. Ma jeunesse s’est finie la nuit où ils m’ont embarquée pour la première fois – j’avais treize ans. Le flic n’arrêtait pas de me hurler dessus en m’ordonnant de lui tailler une pipe, et il m’a défoncé la gueule parce que j’obéissais pas. En fait, c’est juste que je ne savais pas ce que ça voulait dire « tailler une pipe ». C’est pas comme si j’avais jamais eu à faire ça avant.

Je me suis levé pour aller vers l’évier. J’avais l’impression que j’allais me mettre à vomir. Angie m’a rejoint et a posé ses mains sur mes épaules :

– Je suis désolée. C’était une histoire de merde. C’est pas une histoire à raconter.

J’étais incapable de me retourner pour lui faire face.

– Viens chérie. Viens t’asseoir.

Elle m’a tiré doucement.

– Ça va aller, a-t-elle dit en me retournant. Ça va ?

Je lui ai répondu par un sourire, mais ce n’était pas très convaincant. Elle m’a passé la main dans les cheveux :

– Ça va pas, hein ?

J’étais tellement soulagée de l’entendre dire ça à voix haute que je me suis mise à pleurer. Elle m’a pris dans ses bras et m’a bercé. Elle m’a repoussée contre l’évier et m’a regardée dans les yeux :

– Tu veux en parler ?

J’ai secoué la tête.

– OK, a-t-elle murmuré, c’est pas un problème. C’est juste que parfois, ça fait du bien de sortir des choses.

Elle m’a pris le menton dans la main. J’ai essayé de me détourner, mais elle ne m’a pas lâchée.

– Tu sais, a-t-elle dit, peut-être que c’est un peu plus facile pour nous, les fems, que pour les butchs de raconter ces choses-là, qu’est-ce que t’en penses ?

J’ai haussé les épaules. Je me sentais piégée et mal-à-l’aise.

– Qui t’a fait du mal chérie ? Les flics ?

Elle observait mon visage.

– Qui d’autre ? a-t-elle conclu tout haut.

Puis elle a murmuré :

– Oh, chérie, toi aussi tu as déjà vieilli, en me tirant vers elle.

J’ai enfoui mon visage à l’abri de son cou.

– Allez bébé, assieds-toi.

Elle a tiré une chaise de cuisine à côté de moi.

– Je vais bien, j’ai dit.

– Tss tss, tu n’es pas en train de causer à une butch, tu sais. Est-ce que tu t’es déjà confiée à ta copine ?

– Je n’ai pas de petite copine, ai-je admis à contrecœur.

Angie a paru surprise, ce qui m’a flatté. Puis elle m’a souri, d’un air faussement timide.

– Est-ce que tu t’es déjà confiée à l’une de tes petites amies ?

Je me sentais comme un papillon épinglé.

– Je…

Elle a secoué la tête et m’a regardée dans les yeux.

– Tu n’as encore jamais eu de nana ?

Elle a baissé les yeux au sol, embarrassée.

– Comment c’est possible qu’une superbe jeune butch comme toi réussisse à échapper à toutes les fems affamées qui rôdent dehors ? m’a-t-elle taquinée en me relevant le menton. Combien de fois t’as été arrêtée, bébé ?

J’ai haussé les épaules :

– Deux fois.

Elle a hoché la tête.

– C’est plus dur quand tu sais déjà ce qui t’attend, pas vrai ?

Je l’ai laissée me regarder dans les yeux.

– Bébé.

Elle s’est assise sur mes genoux. Elle a attiré mon visage contre sa poitrine.

– Chérie, je suis désolée qu’ils t’aient fait du mal. Mais plus que tout, je suis désolée que tu n’aies pas d’espace pour décharger ça. Tu peux lâcher ça maintenant, avec moi, c’est pas un problème.

Elle m’enveloppait de sa chaleur. Sans un mot, je lui ai livré tout ce que je ressentais. Sans rien dire, elle m’a fait sentir qu’elle comprenait.

Puis mes lèvres ont effleuré sa poitrine et un bruit s’est échappé de sa gorge. On s’est dévisagées l’une l’autre, ébahies. Elle avait un regard fixe, angoissé, comme un chevreuil dans la lumière d’une lampe torche. C’est là que j’ai compris que le sexe était quelque chose de très puissant.

Angie m’a saisie par les cheveux et a lentement tiré ma tête en arrière. Elle a approché sa bouche de la mienne, jusqu’à ce que je puisse sentir la chaleur de son souffle. Un gémissement s’est échappé de ma gorge. Angie a souri. Elle a ramené ma tête encore plus en arrière et elle a doucement fait glisser ses ongles le long de mon cou. J’ai senti une douleur de la taille jusqu’aux genoux.

Elle m’a embrassée à pleine bouche. J’avais toujours trouvé dégoutante l’idée que les adultes se lèchent la langue. J’en étais venue à penser que ce n’était sans doute pas vraiment ça qui se passait quand deux personnes s’embrassaient. Mais ce que faisait maintenant la langue d’Angie à la mienne a enflammé tout mon corps. J’ai attiré sa langue avec la mienne pour en avoir plus.

Soudain, elle m’a de nouveau tiré la tête en arrière et m’a regardé avec un air étrange, un peu sauvage. J’ai eu peur et elle a dû le remarquer parce qu’elle a souri et m’a attiré plus près. J’ai enlacé sa taille avec mes mains, et mes lèvres ont trouvé ses tétons durcis.

Sans un mot, elle s’est levée et m’a prise par la main. Dans sa chambre, elle m’a embrassée, repoussée, regardée, puis elle m’a embrassée encore.

Sa main a glissé le long de mon ventre jusqu’à mon entre-jambes, et je me suis écartée.

– T’es pas équipée ? a-t-elle demandé.

Je ne savais pas de quoi elle parlait.

– Ça ne fait rien, a-t-elle dit en se dirigeant vers son armoire.

Elle se parlait à elle-même :

– Si je n’ai pas de harnais là-dedans, je vais me flinguer.

Je me suis rendu compte qu’elle cherchait un godemiché. Je n’arrivais pas à me souvenir de ce que Al m’avait dit, pas un seul mot. Tout ce dont je me rappelais, c’était des mises en garde de Jacqueline : avec ça, tu peux donner beaucoup de plaisir à une femme. Ou tu peux lui rappeler toutes les fois où elle a été blessée dans sa vie.

– Qu’est-ce qui se passe chérie ? a demandé Angie.

Nos regards ont convergé vers le gode et le harnais qu’elle tenait dans ses mains. Plusieurs expressions se sont succédées sur le visage d’Angie mais je n’arrivais pas à les déchiffrer.

– Ça va aller, a-t-elle dit alors que je commençais à me détourner. Viens-là bébé.

Elle m’a tourné autour. Elle m’a amadouée.

– Je vais te montrer.

C’était les mots les plus rassurants que j’avais jamais entendus.

Elle est allée jusqu’à la radio et a tourné le bouton jusqu’à ce qu’on entende la voix soyeuse de Nat King Cole chantant Unforgettable1. Elle est venue dans mes bras.

– Danse avec moi, bébé. Tu sais comment me faire du bien. Tu sens comment je te suis, là ?

Elle me murmurait à l’oreille :

– C’est ça que je veux que tu fasses pour moi quand on baise. Je veux que tu danses lentement avec moi. Je veux que tu me suives comme je suis en train de te suivre. Viens-là.

Elle a balancé le gode sur le côté, s’est allongée sur le lit et m’a attirée au-dessus d’elle.

– Écoute la musique. Tu sens comme je bouge ? Bouge avec moi, a-t-elle dit.

C’est ce que j’ai fait. Elle m’apprenait une nouvelle danse. Quand la chanson s’est terminée, un autre morceau lent a suivi, un morceau du film avec Humphrey Bogart – Casablanca2. Quand la chanson est arrivée au moment où le type chante « une femme a besoin d’un homme, et l’homme doit avoir sa compagne »3, on a ri toutes les deux.

Angie m’a fait rouler sur le côté et a commencé à déboutonner ma chemise, me laissant en t-shirt. Elle s’est mise à genoux et a doucement défait mon pantalon. Elle me l’a enlevé, mais m’a laissé le caleçon. J’ai eu du mal à enfiler le harnais et le gode. Puis elle m’a poussé sur l’oreiller et a pris le gode entre ses mains. Sa manière de le tenir m’a fascinée.

– Tu sens comme je te touche ? a-t-elle chuchoté dans un sourire.

Elle a fait courir ses ongles sous mon t-shirt et le long de mes cuisses. Sa bouche était très proche de ma queue.

– Si tu me baises avec ça, a-t-elle dit en la caressant, je veux que tu la sentes aussi. C’est un doux jeu d’imagination.

Elle a pris le bout du gode entre ses lèvres et a commencé à bouger sa bouche dessus, de bas en haut.

Quand elle a recommencé à parler, elle a simplement dit : « Maintenant ».

Elle s’est glissée sur le dos, pendant que je me débattais avec sa robe. Je la touchais, avec toute la maladresse d’une adolescente. Au début, j’ai pensé qu’elle était vraiment patiente avec moi. Ensuite je me suis demandé si justement, elle n’était pas plus excitée par ma maladresse qu’elle ne l’aurait été si j’avais eu de l’expérience.

Quand je me montrais craintive ou hésitante, elle devenait plus démonstrative dans notre jeu sexuel et m’encourageait. Quand je commençais à m’agiter comme un jeune poulain, elle reprenait le contrôle.

De tous les bons conseils que j’avais reçus des vieilles butchs, aucun ne m’avait préparé à ce moment où je me suis agenouillée entre les jambes d’Angie, sans avoir la moindre idée de ce que je devais faire.

– Attends, a-t-elle dit en appuyant sur mes cuisses du bout de ses doigts. Laisse-moi faire.

Elle a doucement guidé la queue à l’intérieur d’elle.

– Attends, elle a répété. Ne pousse pas. Sois tendre. Laisse-moi m’habituer à te sentir en moi avant de commencer à bouger.

Je me suis délicatement allongée sur elle. Au bout d’un moment, son corps s’est détendu contre le mien. « Oui » a-t-elle dit, alors que je bougeais en elle, en la laissant me guider. Je me suis rendu compte que si j’essayais de réfléchir à ce que j’étais en train de faire, je perdais le rythme de son corps. Alors j’ai arrêté de penser. « Oui ». Elle montait en excitation. Elle s’enflammait de plus en plus entre mes bras. Ça m’a fait peur, je ne comprenais pas ce qui se passait. Soudain, elle a commencé à crier et m’a tirée par les cheveux. J’ai arrêté de bouger. Une longue pause a suivi. Son corps s’est affaissé sous le mien. Un de ses bras est retombé sur l’oreiller, au-dessus de sa tête, dans un geste d’agacement.

– Pourquoi tu t’es arrêtée ? a-t-elle demandé tranquillement.

– J’ai cru que je te faisais mal.

– Me faire mal !?!

Sa voix s’est élevée un peu.

– Tu n’avais jamais…

Elle s’est arrêtée au milieu de sa phrase.

– Trésor, m’a-t-elle dit, en cherchant la vérité sur mon visage, as-tu déjà été avec une femme avant ?

Le sang m’est monté au visage à tel point que la chambre s’est mise à tourner tout autour de moi. Je me suis détourné, mais j’étais toujours en elle.

– Attends, a-t-elle dit en me tenant fermement les fesses. Sors de moi. Doucement. Fais attention. OK, c’est bon.

Elle s’est levée lentement et a ramené un paquet de cigarettes, des allumettes, un cendrier et une bouteille de whisky.

– Je suis désolée, s’est-elle excusée.

J’ai détourné la tête.

– Écoute-moi Jess. Je suis désolée. Je ne savais pas que tu n’avais jamais couché avec une femme. La première fois doit être spéciale. Tu vois, c’est une drôle de responsabilité. Viens-là bébé.

Elle m’a attiré contre elle. J’étais étendue dans ses bras, silencieuse. Billie Holiday était en train de passer à la radio. On a toutes les deux réalisé au même moment que ma bouche était très proche de sa poitrine, et quelque chose s’est allumé entre nous.

– Mets-toi sur le ventre, a dit Angie.

J’ai obéis.

– Détends-toi. Je ne vais pas te faire de mal.

Elle s’est mise à califourchon sur mes hanches et a commencé à masser mes épaules à travers mon t-shirt. Je pouvais sentir la force des muscles de ses cuisses. Je me suis retournée et elle est restée sur moi. J’ai attrapé son visage et l’ai attiré vers moi pour l’embrasser.

Elle m’a donné une deuxième chance. Cette fois-ci, j’ai été meilleure.

On est restées dans les bras l’une de l’autre pendant un moment, sans dire un mot. Puis elle s’est mise à rire :

– Ça, c’était bon. C’était vraiment génial.

C’était gentil de sa part de dire ça. Elle m’a doucement guidé hors d’elle, puis elle a couvert mon visage de baisers et m’a fait rire.

– Tu es vraiment tendre, a-t-elle dit, tu le sais ?

J’ai rougi et ça l’a fait rire. Elle a à nouveau embrassé mon visage enflammé.

– Tu es vraiment belle, je lui ai dit.

Elle a fait une grimace en attrapant une cigarette. J’ai secoué la tête.

– Comment c’est possible que tu gagnes ta vie grâce à ton apparence et que tu ne saches pas à quel point tu es belle ?

– À cause de ça, justement.

Elle a eu un petit rire amer, avant de continuer :

– Tout ce qu’ils trouvent attirant en toi, tu te dis que ça doit être quelque chose de plutôt moche, tu vois ?

Je ne voyais pas, mais j’ai hoché la tête.

– Tu me respecteras encore au réveil ?

– Tu veux m’épouser ? je lui ai demandé.

On a éclaté de rire et on s’est serrées dans les bras, mais il y avait quelque chose de triste : je crois qu’on était toutes les deux un peu sérieuses.

Angie m’a fixée d’un regard long et profond.

– Quoi ?

J’étais inquiète.

– Quoi ? lui ai-je répété.

Elle a passé ses mains dans mes cheveux.

– Je me disais juste que j’aimerais pouvoir te faire autant de bien. T’es déjà une stone4, pas vrai ?

J’ai baissé les yeux. Elle m’a soulevé le menton et m’a regardé droit dans les yeux :

– N’aie pas honte d’être une stone face à une pro, chérie. On a besoin de se rendre intouchables pour faire ce boulot. C’est juste qu’il faudrait pas non plus que tu te retrouves coincée là-dedans. Tant mieux si tu trouves une fem en qui t’as confiance au lit et que tu peux lui dire ce dont t’as envie, la laisser te toucher. Tu vois ce que je veux dire ?

J’ai haussé les épaules. Elle a continué à parler.

– Je me souviens, quand j’étais gamine, j’ai vu une bande de gosses plus âgés, tous en cercle dans la cour. Je me suis approchée d’eux pour voir ce qu’ils faisaient.

Je me suis redressée sur un coude pour l’écouter.

– Il y avait ce gros scarabée. Les gosses le bousculaient avec une branche. La bestiole s’est juste roulée en boule pour se protéger.

Elle a ricané, puis a repris :

– Dieu sait qu’on m’a bousculée avec des branches un paquet de fois.

Je l’ai embrassée sur le front.

– Putain, elle a dit, au moment où on atteint l’âge de faire du sexe, on a déjà trop honte pour se laisser toucher. C’est pas un scandale, ça ?

J’ai hoché la tête. Elle a demandé :

– Est-ce que tu me fais un peu confiance ?

Je me suis raidie.

– Je ne vais pas te toucher dans les endroits où tu as été blessée, je te le promets. Tourne-toi bébé, a-t-elle chuchoté.

Elle a soulevé l’arrière de mon t-shirt :

– Merde, ton dos ressemble à de la viande hachée. C’est moi qui t’ai fait ça ?

J’ai ri.

– Mon Dieu, ça saigne un peu. Est-ce que je t’ai fait mal ?

J’ai secoué la tête.

– Quelle magnifique butch ! a-t-elle lancé en riant.

Ses mains ont effacé toute trace de douleur de mes épaules et du bas de mon dos. Elle a fait glisser ses ongles le long de mon dos et sur mes flancs. Peu de temps après, ses lèvres ont suivi le même chemin. Je me suis agrippée à l’oreiller. Je savais que ça lui plaisait, de me sentir réagir et me tordre sous ses caresses.

Quand elle a fait courir sa main le long de ma cuisse, je me suis glacée.

– Excuse-moi bébé, ça va, a-t-elle dit pour me rassurer.

J’ai roulé sur le dos et elle est venue dans mes bras.

– D’habitude, c’est moi qui réagis comme ça, a-t-elle continué. C’est bizarre, c’est comme si je me retrouvais de l’autre côté du miroir, tu vois ce que je veux dire ?

Non, je ne voyais pas. Je me sentais glisser malgré moi dans le sommeil.

Angie m’a soufflé à l’oreille :

– Dors maintenant, bébé, tu es à l’abri ici.

– Angie ? lui ai-je demandé alors que j’étais presque endormi, est-ce que tu seras là quand je me réveillerai ?

– Dors maintenant, bébé, a-t-elle répondu.

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1. Unforgettable, « Inoubliable », chanson de Nat King Cole, 1951.

2. Casablanca est un film états-unien de 1942.

3. « Woman needs man and man must have his mate », extrait des paroles de As Time Goes By, BO du film Casablanca.

4. Stone signifie ici que Jess ne permet pas à ses partenaires de la toucher génitalement.

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© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

5

– Hé gamine, quoi de neuf ? a lancé Meg en essuyant le bar.

Des visages familiers se sont adoucis pour m’accueillir. J’étais devenue une régulière du Abba’s.

– Hé, Meg. Donne-moi une bière, tu veux ?

– Bien sûr mon petit, tout de suite.

Je me suis assise à côté d’Edwina.

– Hé Ed, je peux te payer une bière ?

– Ouais, a-t-elle dit en riant. Pourquoi je refuserais ?

C’était vendredi soir. J’avais de l’argent en poche et je me sentais bien.

– Oh ! Et moi ? a dit butch Jan en riant.

– Et une bière pour mon ainée, Meg.

– Eh, déconne pas avec cette connerie d’ainée, a dit Jan.

J’ai senti une main sur mon épaule. À en juger la longueur des ongles peints en rouge, ça devait être Peaches.

– Salut, chérie, a-t-elle dit en m’embrassant doucement sur l’oreille.

J’ai soupiré de plaisir.

– Et un verre pour Peaches, ai-je lancé à Meg.

– Mon petit, tu es d’une putain de bonne humeur ce soir, a dit Peaches. T’as eu de la chance avec une fille ou quoi ?

J’ai rougi. Elle avait touché un point sensible.

– C’est juste que je me sens vraiment bien. J’ai un boulot, une moto et des amies.

Ed a sifflé.

– T’as une moto ?

– Ouais, j’ai gueulé, ouais, ouais ! Toni m’a vendu sa vieille Norton. On est allées sur le parking du supermarché dimanche, et je me suis entrainée jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et qu’elle rentre à la maison sans moi.

Ed a souri.

– Ouah. Une grosse moto.

Elle m’a tapé dans la main.

– Merde, Ed, tu sais ce que j’ai fait après l’avoir immatriculée en ville hier ? Je veux dire, quand j’ai vraiment réalisé qu’elle était à moi ? Je suis montée dessus et j’ai roulé trois-cents kilomètres aller et trois-cents kilomètres retour.

Tout le monde s’est exclamé. J’ai hoché la tête.

– Il m’arrive quelque chose. Je me sens enfin vraiment libre. Je suis tellement excitée. J’aime cette moto. Je veux dire, je l’aime vraiment. Putain j’aime cette moto tellement fort que je peux même pas l’expliquer.

Toutes les butchs qui roulaient à moto ont hoché la tête pour elles-mêmes. Jan et Edwin m’ont donné une claque sur l’épaule.

– Les choses se passent bien pour toi, gamine. Je suis contente pour toi, a dit Jan. Meg, mets-en une autre pour le jeune Marlon Brando1, ici.

La bague devait marcher !

– C’est déjà Chapeau melon et bottes de cuir2? ai-je demandé.

Meg a secoué la tête.

– Encore cinquante minutes. Mon dieu, j’en peux plus d’attendre de voir ce que Diana Rigg porte cette fois.

J’ai soupiré.

– J’espère que c’est encore ce pantalon en cuir. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse d’elle.

Meg a ri.

– Va falloir faire la queue !

Le lieu commençait à se remplir. Un jeune mec qu’on n’avait jamais vu auparavant est venu et a commandé un gin tonic. Meg avait à peine posé le verre en face de lui qu’un gars plus vieux est arrivé et a sorti un badge. Des flics en uniforme se sont rués derrière lui. Le jeune gars était une taupe.

– Vous venez de servir un mineur. OK, mesdames, messieurs, laissez vos verres sur le bar et sortez vos papiers, c’est un contrôle.

Jan et Edwin m’ont toutes les deux empoigné par la chemise et m’ont trainé jusqu’à la porte du fond.

– Dehors ! Maintenant ! Pars d’ici ! ont-elles crié pendant que je bataillais pour faire démarrer ma moto.

Quelques flics se sont déployés autour du parking. J’avais les jambes en coton. Je n’arrivais pas à la lancer.

– Dégage d’ici ! m’ont-elles crié.

Deux flics en uniforme se sont dirigés vers moi. L’un d’eux a attrapé son flingue.

– Descends de cette moto, a-t-il ordonné.

– Allez, allez, me suis-je chuchoté à moi-même.

Un coup sec du pied et la moto a poussé un vrombissement. J’ai donné un bon coup d’embrayage et j’ai fait une roue arrière sans le vouloir en sortant du parking. Dès que je suis arrivée chez Toni et Betty, j’ai frappé violemment à la porte de la cuisine. Betty semblait alarmée.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Le bar… Tout le monde… Ils se sont fait arrêter.

– Du calme, a dit Toni en me mettant la main sur l’épaule. Calme-toi et dis-nous ce qui s’est passé.

J’ai bredouillé en décrivant la descente de flics.

– Comment on peut savoir ce qui leur est arrivé ? leur ai-je demandé.

– On le saura bien assez vite quand le téléphone sonnera, a dit Betty.

Le téléphone a sonné. Betty a écouté tranquillement.

– Personne n’a été arrêté à part Meg, nous a-t-elle dit. Butch Jan et Ed ont été un peu tabassées.

Je me suis frotté le front avec les mains.

– Elles ont morflé ?

Elle a haussé les épaules. Je me suis sentie coupable.

– Je pense qu’elles ont encore plus morflé parce qu’elles m’ont sorti de là.

Betty s’est penchée sur la table de la cuisine et s’est pris la tête dans les mains. Toni est allée vers le frigo.

– Tu veux une bière, gamine ?

– Nan, merci, ai-je répondu à Toni.

– Comme tu voudras.

La peur ne m’a pas lâché pendant que je m’endormais ce soir-là. Mais la vraie terreur n’a fait surface que lorsque je me suis réveillée au milieu de la nuit. Je me suis assise droit comme un piquet, trempée de sueur, en me rappelant la descente au Tifka’s. J’avais grandi de trois ou quatre centimètres depuis ce moment-là. La prochaine fois qu’un policier me mettrait la main dessus, mon âge ne me sauverait pas. La peur bouillait au fond de ma gorge. Ça allait m’arriver. Je le savais. Mais je ne pouvais pas changer qui j’étais. J’avais l’impression de rouler en direction d’une falaise, de voir ce qui allait arriver mais d’être incapable de freiner.

J’aurais voulu que Al soit dans le coin. J’aurais voulu que Jacqueline me borde dans leur canapé, m’embrasse le front et me dise que tout allait bien se passer.

***

Quelques années plus tôt, le propriétaire du Abba’s s’était tellement endetté qu’il avait dû transporter ses caisses de bière à la main. La mafia n’aurait pas autorisé de livraison avant qu’il ait payé. Alors il avait fait tourner le mot que le bar devenait gay. Il a fait fortune grâce à nous. On était un marché lucratif, et captif. En général, il n’y avait pas plus d’un club ouvert à la fois où on pouvait aller. D’autres propriétaires voulaient de notre clientèle pour un temps, mais celui du Abba’s était devenu gourmand. Alors, la mafia y avait organisé une descente et l’avait fait fermer.

Le nouveau bar était plus proche du quartier de Tenderloin, dans le centre de Buffalo. Il s’appelait le Malibou – un bar de jazz qui nous accueillait après une heure du matin, une fois le spectacle fini. C’était aussi une organisation criminelle qui le possédait, mais c’était une lesbienne qui le dirigeait. On se disait que ça faisait une différence. Elle s’appelait Gert. Elle voulait qu’on l’appelle tante Gertie mais ça nous donnait l’impression d’être une troupe de scouts, alors on l’appelait Cookie.

Ce nouveau club avait une plus grande piste de danse mais il n’avait qu’une seule sortie. Par contre, il y avait une table de billard, et Edwin et moi on jouait pendant des heures jusqu’au lever du soleil.

Ed attendait sa copine, Darlene, jusqu’à l’aube. Darlene dansait à côté, dans un bar sur Chippewa Street. Juste en bas du pâté de maison en face du Malibou, il y avait un hôtel où beaucoup de pros3, femmes et hommes, avaient l’habitude de faire des passes. À l’aube, toutes les travailleuses débauchaient et venaient remplir le Malibou qui semblait ne jamais fermer, ou allaient prendre un petit-déjeuner dans un restaurant près de l’arrêt de bus.

J’ai commencé à remarquer que parfois Ed ne venait pas le weekend. Qu’est-ce qu’il y avait d’autre dans la vie, à part l’usine et les bars ?

– Hé, Ed, lui ai-je demandé un matin. T’étais où le weekend dernier ?

Elle a levé les yeux de la bille qu’elle était en train de viser.

– Dans un autre club.

Sa réponse m’a surprise. Il n’y avait qu’un seul club ouvert à la fois, de ce que j’en savais.

– Ah ouais ? lui ai-je demandé. Où ça ?

– Dans l’East Side4, a-t-elle dit en mettant du bleu sur sa queue.

– Tu veux dire que c’est un club nègre ?

– Noir, a-t-elle dit en tapant d’un coup sec dans une bille cerclée5, l’envoyant ainsi dans le trou. C’est un club Noir.

J’ai engrangé cette nouvelle information pendant que Ed préparait son prochain coup.

– Merde, a-t-elle dit en le loupant.

– C’est différent de ce club ? ai-je dit en observant la table.

– Oui et non.

Ed n’était pas très bavarde ce matin-là.

J’ai haussé les épaules et désigné le coin d’en face. J’ai raté mon coup. Ed a souri et m’a tapoté le dos. J’avais un tas de questions mais je ne savais pas comment les poser.

Ed a rentré la huitième bille par erreur6.

– Merde, a-t-elle sifflé, merde.

Elle m’a regardé de haut en bas.

– Qu’est-ce qu’y a ? a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules. Elle a dit :

– Écoute. Je bosse toute la journée avec ces vieilles bulls7;à l’usine. J’aime venir ici et passer du temps avec vous toutes. Mais j’aime aussi être avec les miens, tu comprends ? Et puis entre Darlene et moi ça ne durerait pas un mois si je trainais dans l’East Side.

J’ai secoué la tête. Je ne comprenais pas.

– Darlene ne s’inquiète pas quand elle sait que je suis ici. Si je passais autant de temps dans mes propres clubs, ben, disons juste qu’il y aurait trop de tentations.

– T’as la dalle ? lui ai-je demandé.

– Nan, Jess, je suis juste humaine.

Elle avait l’air sur la défensive.

J’ai ri.

– Non, je veux dire : tu veux aller prendre un p’tit-déj ?

Elle m’a claqué l’épaule.

– Allez.

On a retrouvé Darlene et les autres au restaurant. Elles étaient toutes excitées à propos d’une bagarre avec un client à laquelle toutes les filles avaient pris part.

– Hé, Ed, lui ai-je demandé par-dessus le café pendant que Darlene rejouait son rôle dans la bagarre, tu penses que je pourrais venir avec toi un jour ? Je veux dire, je sais pas si ça se fait de demander ou pas.

Ed a eu l’air interloquée.

– Pourquoi ? Pourquoi tu veux aller dans mon club ?

– Je sais pas, Ed. T’es mon amie, tu vois ?

Elle a haussé les épaules.

– Et alors ?

– Alors ce matin j’ai réalisé qu’il y a beaucoup de choses que je ne connais pas de toi, c’est tout. J’imagine que j’aimerais te voir dans ton propre univers.

Darlene lui a tiré la manche :

– Bébé, t’aurais dû être là. On lui a botté le cul à ce gars, jusqu’à sa tombe ! Il nous suppliait d’avoir pitié.

– Je dois y réfléchir. Je sais pas, a dit Ed.

– Comme tu veux. Je demande juste.

***

Ed a arrêté de venir au Malibou peu après. J’ai demandé à Grant ce qui se passait, mais elle a juste dit que Ed « était à cran » depuis que Malcolm X8 avait été tué à New York. Je voulais appeler Ed et lui parler, mais Meg m’a dit de ne pas le faire. Elle m’a dit que les butchs à l’usine automobile disaient que Ed était vraiment en colère et que c’était mieux de la laisser seule. Ça ne me disait rien de bon, mais le conseil venait des vieilles bulls, alors je l’ai écouté.

C’est seulement au printemps suivant que je suis tombé sur Ed par hasard au restaurant. J’étais tellement content de la voir. J’ai ouvert les bras pour la serrer. Elle m’a observée, sur ses gardes, comme si c’était la première fois. J’ai eu peur qu’elle n’aime pas ce qu’elle voyait. Au bout d’un moment, elle m’a ouvert les bras. La serrer contre moi, c’était comme rentrer à la maison.

Ed a commencé à revenir au Malibou. Sans prévenir, un matin elle a dit :

– J’y ai réfléchi.

C’était drôle, car je savais exactement de quoi elle parlait : de venir au club avec elle.

– Je ne savais pas comment je me sentais de t’emmener, tu vois ? Mais samedi soir prochain, y’a une fête d’anniversaire pour deux femmes. L’une d’elles est blanche. Je sais pas, je me disais… si tu voulais venir…

Je voulais. On a décidé de prendre la voiture de Ed.

Le samedi soir elle est venue me chercher tard. On a roulé en silence.

– T’es nerveuse ? m’a-t-elle demandé.

J’ai fait oui la tête. Elle a grogné et secoué la sienne.

– Peut-être que c’était une connerie.

– Non, lui ai-je dit. Pas pour les raisons que tu penses. J’ai toujours peur avant d’aller dans un nouveau club, n’importe lequel. Tu te sens comme ça des fois ?

– Non, a dit Ed. Enfin, oui, peut-être. Je sais pas.

– T’es nerveuse, Ed ? D’aller au club avec une butch blanche, je veux dire.

– Ouais, peut-être un peu, a-t-elle dit en jetant un coup d’œil au rétroviseur.

Elle s’est arrêtée à un feu rouge et m’a offert une cigarette.

– Je t’aime quand même, tu sais.

J’ai regardé par la vitre et j’ai souri.

– Je t’aime aussi, Ed. Beaucoup.

J’ai réalisé que j’avais déjà trainé en bordure du quartier Noir avec des amis après l’école, mais que je n’avais jamais vraiment été dans le cœur de l’East Side.

– Buffalo est comme deux villes, ai-je dit. J’imagine qu’un tas de blancs n’ont jamais été dans cette ville-là.

Ed a ri amèrement et a hoché la tête.

– La ségrégation est bel et bien vivante à Buffalo. C’est là, a-t-elle ajouté en montrant un bâtiment.

– Où ?

– Tu verras.

Elle a garé la voiture dans une rue à côté.

On s’est approchées de la porte. Ed a frappé fort. Un œil est apparu dans le judas. À peine la porte ouverte, une musique forte est montée jusqu’à nous. La boite était remplie d’un bout à l’autre. Un tas de butchs sont immédiatement venues pour accueillir Ed et lui ont serré la main ou l’ont prise par l’épaule. Elle a fait des gestes dans ma direction et leur a gueulé quelque chose à l’oreille mais il y avait trop de bruit pour en entendre plus. Des femmes nous ont fait signe de partager leur table et elles m’ont toutes serré la main quand je me suis assise. Ed nous a commandé des bières et s’est posée à côté de moi.

– Daisy a déjà les yeux sur toi, a hurlé Ed dans mon oreille. La femme assise juste en face de nous de l’autre côté de la piste de danse, en robe bleue. Elle te reluque.

J’ai souri à Daisy. Elle a baissé les yeux puis a planté son regard dans le mien. Au bout de quelques minutes elle a chuchoté quelque chose à son amie et s’est levée. Elle portait des talons aiguilles bleus qui s’accordaient à sa robe. D’un pas rapide, elle s’est frayée un chemin directement vers notre table.

– Le Seigneur ait pitié de ton âme, ma fille, m’a gueulé Ed pendant que je me levais pour aller à la rencontre de Daisy.

Daisy a tendu la main et m’a emmenée vers la piste de danse. Edwin a attrapé mon autre main et m’a tiré vers le bas, près de son oreille.

– Tu es toujours tendue ? a-t-elle hurlé.

– Je m’adapte, lui ai-je gueulé en retour par-dessus l’épaule.

***

– J’y crois pas que tu sois revenue entière, m’a dit Ed des heures après qu’on ait quitté le club.

Elle m’a imitée en riant et en me donnant un coup de poing dans l’épaule :

– Je m’adapte. Ma fille, t’as vraiment de la chance que l’ex de Daisy n’était pas là. Elle aurait botté ton putain de cul blanc.

Elle a été interrompue par une main sur son épaule qui l’a fait se retourner. J’ai été poussée violemment par derrière. Quand je me suis retournée j’ai aperçu une voiture de flics avec toutes les portes ouvertes. Deux flics nous poussaient avec leur matraque.

– Allez, contre le mur, les filles.

Ils nous ont emmenées dans une allée. Ed a posé ses mains sur l’arrière de mes épaules en signe de réconfort.

– Garde tes mains pour toi, bulldagger, a hurlé un flic en la jetant brutalement contre le mur.

J’avais beau être plaquée contre un mur en brique, je pouvais encore sentir le réconfort que m’avait procuré sa main l’instant où elle m’avait touché l’épaule.

– Écartez les jambes, les filles. Plus que ça.

Un des flics m’a attrapé par les cheveux et m’a tiré la tête brutalement en arrière pendant qu’il écartait mes jambes d’un coup de botte. Il a sorti mon portefeuille de ma poche arrière et l’a ouvert.

J’ai jeté un coup d’œil à Ed. Le flic la palpait le long des jambes et baladait ses mains sur elle, remontant le long de ses cuisses. Il a sorti son portefeuille de sa poche, a pris l’argent et l’a fourré dans sa poche à lui.

– Les yeux droit devant, a dit le flic derrière moi, la bouche près de mon oreille.

L’autre flic a commencé à gueuler sur Ed :

– Tu crois que t’es un mec, hein ? Tu crois que tu peux encaisser comme un mec ? On va voir ça. Qu’est-ce que c’est que ça ? a-t-il dit.

Il a tiré d’un coup sec sur sa chemise et a baissé sa bande autour de sa taille. Il a attrapé ses seins tellement fort que ça lui a coupé le souffle.

– Laissez-la tranquille, ai-je hurlé.

– Ta gueule espèce de tordue, a gueulé le flic derrière moi.

Il m’a cogné la tête contre le mur. J’ai vu un kaléidoscope de couleurs.

Ed et moi on s’est retournées et on s’est regardées pendant un quart de seconde. C’était drôle, parce que c’était comme si on avait eu plein de temps pour se consulter. Les vieilles bulls m’avaient dit qu’il y avait des fois où c’était mieux de prendre ta raclée et d’espérer que les flics te laisseraient par terre quand ils en auraient fini avec toi. D’autres fois, ta vie ou ta santé mentale pouvaient être en danger alors il valait mieux essayer de riposter. C’était toujours une décision difficile.

En un clin d’œil, Ed et moi on a décidé de se battre. On a toutes les deux donné des coups de poing et des coups de pied au flic le plus proche. Pendant un instant, les choses ont eu l’air de s’améliorer pour nous. J’ai donné des coups de pied dans le tibia du flic face à moi, encore et encore. Ed avait eu l’autre flic à l’aine et le frappait sur la tête des deux poings.

Un flic m’a envoyé un coup et la pointe de sa matraque m’a saisie en plein milieu du plexus solaire. Je me suis écrasée contre le mur, incapable de respirer. Puis j’ai entendu un horrible bruit sourd : celui d’une matraque qui percutait le crâne de Ed. J’ai vomi. Les flics nous ont frappées à un tel point que je me suis demandé à travers la douleur pourquoi ils n’étaient pas épuisés par l’effort. D’un coup, on a entendu des voix gueuler tout près.

– On y va, a dit un flic à l’autre.

Ed et moi on était au sol. Je pouvais voir les bottes du flic qui se tenait au-dessus de moi se retirer.

– Putain de tordue, a-t-il dit en crachant, pendant que sa botte faisait craquer une de mes côtes pour ponctuer sa phrase.

Mon souvenir suivant est la lumière luisant dans le ciel au-dessus de l’allée. Le trottoir était chaud et dur contre ma joue. Ed était étendue à côté de moi, le visage tourné de l’autre côté. J’ai étiré mes doigts pour la toucher mais je ne pouvais pas l’atteindre. Mes mains reposaient dans la mare de sang autour de sa tête.

– Ed, ai-je chuchoté. Ed, s’il te plait, s’il te plait, réveille-toi. Oh mon dieu, s’il te plait ne sois pas morte.

– Quoi ? a-t-elle gémi.

– On doit se tirer d’ici, Ed.

– OK, a-t-elle dit. Tu prends le volant.

– Me fais pas rire, lui ai-je dit. Je peux à peine respirer.

Je suis retombé dans les pommes.

Darlene nous a raconté plus tard qu’une famille en route pour l’église nous avait découvertes. Ils avaient trouvé des gens pour les aider à nous porter dans leur maison toute proche. Ils ne nous avaient pas emmenées à l’hôpital parce qu’ils ne savaient pas si on avait des problèmes avec la justice ou pas. Quand Edwin a repris connaissance, elle leur a donné le numéro de Darlene. Elle est venue avec ses amies pour nous emmener. Elle a pris soin de nous deux dans leur appartement pendant une semaine avant que Ed ou moi on soit vraiment lucides.

– Où est Ed, elle va bien ?

C’est la première chose que je me rappelle avoir demandé à Darlene.

– C’est la première chose qu’elle m’a demandé : comment tu allais, a répondu Darlene. Vivante. Vous êtes toutes les deux vivantes, bande de saloperies.

Aucune de nous n’est allée aux urgences, de peur qu’ils appellent la police pour voir si on était impliquées dans une embrouille. Quand Ed et moi on a pu s’asseoir et même marcher un peu, on a fini notre convalescence ensemble dans le salon pendant la journée, pendant que Darlene dormait. Le canapé était convertible en lit.

Ed m’a donné The Ballot or the Bullet de Malcolm X9. Elle m’a encouragée à lire W.E.B. Du Bois10 et James Baldwin11. Mais on avait toutes les deux tellement mal à la tête qu’on pouvait à peine lire le journal. Toute la journée, on restait allongées l’une à côté de l’autre et on regardait la télévision : Max la Menace, The Beverly Hillbillies, Les Arpents verts12. On a réussi à guérir malgré ça.

Ed a eu des indemnités d’invalidité pendant son absence. Moi, j’ai perdu mon boulot à l’imprimerie.

Quand Ed et moi on a fini par se pointer au Malibou un mois plus tard, quelqu’un a débranché la prise du juke-box et tout le monde s’est rué vers nous pour nous serrer dans ses bras.

– Non, attendez, doucement, a-t-on gueulé en reculant toutes les deux vers la porte.

– Vous voyez la ressemblance ? ai-je demandé alors que Ed et moi mettions nos visages l’un près de l’autre. Sur nos sourcils droits, nos balafres étaient assorties.

En ce qui me concerne, j’ai perdu beaucoup de confiance en moi après cette raclée. La douleur dans ma cage thoracique me rappelait à chaque inspiration à quel point j’étais vulnérable.

Je me suis appuyée sur une table du fond et j’ai regardé toutes mes amies danser ensemble. C’était bon d’être de retour à la maison. Peaches s’est assise à côté de moi, a enroulé son bras autour de mon épaule et m’a planté un long et doux baiser sur la joue.

Cookie m’a proposé un boulot de videur pendant les weekends. Je me suis tenu les côtes et j’ai grimacé. Elle a dit que jusqu’à ce que je guérisse je pouvais faire le service. J’avais évidemment besoin de cet argent.

J’ai regardé Justine, une drag queen magnifique, passer de table en table avec une boite à café Maxwell House pour collecter de l’argent.

Elle est venue à la table où Peaches et moi étions assises et a commencé à compter les billets.

– Tu n’as pas à participer, chérie.

– C’est pour faire quoi ? ai-je demandé.

– Pour ton nouveau costume, a-t-elle répondu avant de reprendre le compte.

– Quel nouveau costume ?

– Ton nouveau costume, mon chou. Tu ne t’attends quand même pas à être le Maitre de Cérémonie de la Fabuleuse Nuit du Drag Show de Monte Carlo13 dans cette vieille tenue de tocard, si ?

Je l’ai regardée, perplexe.

– On t’emmène acheter un nouveau costume, a expliqué Peaches. Tu vas animer le drag show le mois prochain.

– C’est ce que je viens de te dire, a dit Justine d’un air agacé.

– Je ne sais pas faire le maitre de cérémonie.

– Ne t’inquiète pas, chérie, a ri Justine, c’est pas toi la star !

Peaches a rejeté la tête en arrière.

– Les stars c’est nous !

– Mais tu vas avoir l’air divin, a dit Justine, en agitant une liasse de billets.

***

J’avais déjà entendu des histoires d’horreur sur des butchs et leurs fems qui avaient essayé d’acheter un costume au magasin de vêtements Kleinhan’s. Mais cette fois-ci, une sorte de gêne flottait dans l’air pendant que trois drag queens, fortes et assurées, entièrement travesties, m’aidaient à faire mon choix.

– Non, a dit Justine en secouant la tête énergiquement. C’est un maitre de cérémonie, pas un putain de croque-mort !

– Des tons neutres, a dit Georgetta en me prenant la tête entre ses mains, pour aller avec son teint.

– Non ! Non ! Non ! a dit Peaches, voilà.

Elle tenait une veste de costard bleu profond.

– Oui, a soupiré Justine quand je suis sorti de la cabine d’essayage, oui !

– Oh, mon chou, je pourrais changer de bord pour toi, s’est exclamée Georgetta.

Peaches a caressé le revers de ma veste.

– Oui ! Oui ! Ouiiii !

– On va le prendre, a dit Georgetta au vendeur qui avait visiblement l’air ennuyé. Ajustez-le à la gamine. Et arrangez-vous pour que ça rende bien !

Le vendeur a pris le mètre-ruban posé sur sa nuque et a essayé de marquer le pantalon et la veste sans me toucher. Enfin, il s’est redressé.

– Vous pouvez venir le chercher dans une semaine, a-t-il annoncé.

– On peut passer le prendre aujourd’hui, a déclaré Georgetta. On va juste se balader dans le magasin et essayer des choses jusqu’à ce qu’il soit prêt.

– Non, a laissé échapper le vendeur. Revenez dans deux heures. Partez maintenant, partez.

– On sera là dans une heure, chéri, a dit Justine par-dessus son épaule.

– À plus, a lancé Georgetta en lui envoyant un baiser.

– Allez, a dit Peaches en me faisant signe de les suivre, c’est notre tour.

Elles m’ont entrainée vers le magasin d’à côté. On a foncé vers le rayon lingerie.

J’ai secoué la tête.

– Je dois aller aux toilettes. Merde, j’aimerais vraiment pouvoir attendre, mais je peux pas.

Justine m’a touché la joue.

– Désolée, chérie.

Peaches s’est redressée de toute sa taille.

– Allez, on y va toutes ensemble.

– Non, ai-je dit en joignant les mains. J’ai peur qu’on se fasse toutes arrêter.

Ma vessie me faisait mal. J’aurais aimé ne pas avoir attendu si longtemps. J’ai pris une grande inspiration et j’ai poussé la porte des toilettes des femmes.

Deux femmes rafraichissaient leur maquillage face au miroir. L’une a jeté un regard à l’autre et a fini d’appliquer son rouge à lèvres.

– C’est un homme ou une femme ? a-t-elle demandé à son amie quand je suis passée derrière elles.

L’autre femme s’est tournée vers moi.

– C’est les toilettes des femmes, m’a-t-elle informée.

J’ai hoché la tête :

– Je sais.

J’ai fermé la porte du compartiment derrière moi. Leurs rires m’ont laissé sans voix.

– On ne sait pas vraiment si c’est un homme ou pas, a dit une des femmes à l’autre. On devrait appeler la sécurité pour être sures.

J’ai tiré la chasse d’eau et de colère je me suis emmêlé avec ma fermeture éclair. C’était peut-être juste une menace en l’air. Ou peut-être allaient-elles vraiment appeler la sécurité. Je me suis dépêché de sortir des toilettes dès que j’ai entendu les deux femmes s’en aller.

– Ça va chérie ? a demandé Justine.

J’ai hoché la tête. Elle a souri.

– Elles ont pris dix ans d’un coup, ces femmes, en te voyant, a-t-elle continué.

Je me suis forcée à sourire.

– Nan. Elles ne se seraient jamais moquées d’un gars comme ça. J’ai eu peur qu’elles appellent les flics. C’est moi qui ai pris dix ans d’un coup.

– Allez, a dit Peaches en me tirant par la manche avec impatience. C’est l’heure des high fems14.

Elle m’a tirée vers le rayon lingerie.

– Qu’est-ce que t’en penses ? a dit Georgetta. Elle tenait une nuisette en soie rouge.

– Noire, je lui ai dit, celle-là, en dentelle noire.

– Seigneur, ce garçon a du gout, a-t-elle dit.

Peaches a soupiré.

– C’est drôle, te voir essayer ce costume, toute excitée et tout, ça m’a rappelé quand mon père m’a fait acheter un costume pour l’office du dimanche. Dans mes rêves, quand je m’habillais bien, c’était pas en costume. Tu peux me croire, mon petit ! Je rêvais de quelque chose, tu vois, de bon gout, avec des bretelles ultra-fines. Et un décolleté.

Elle a passé un doigt sous son corsage et a continué.

– Je me sentais comme une danseuse étoile dans un costume trois-pièces.

Georgetta a grogné :

– Ou plutôt comme une folle15.

Peaches a rejeté sa tête en arrière et m’a tirée plus loin.

On est retournées à Kleinhan’s une heure plus tard. Le costume était prêt.

– Il nous reste encore assez d’argent pour choisir une chemise et une cravate, a annoncé Georgetta.

Justine a choisi une chemise habillée bleu pastel. Elle était plus belle que toutes les chemises que mon père avait possédées dans sa vie. Les boutons étaient bleu ciel avec des tourbillons blancs, comme des nuages. Peaches et Georgetta se sont mises d’accord sur une cravate en soie bordeaux.

Les vendeurs se tenaient la tête entre les mains, comme s’ils avaient tous la migraine. Après tout, autant que ce soit eux plutôt que nous.

– Je ne sais pas comment vous remercier, vous toutes, leur ai-je dit.

– Mais si tu sais, mon chou. Il suffit de me choisir comme gagnante de ce spectacle.

– Elle voit bien que c’est moi la plus belle de nous toutes.

– Oh s’il te plait, ma p’tite, ne me fais pas rire.

J’ai joint les deux mains.

– Attendez, j’ai protesté, vous ne m’avez jamais dit que j’allais juger le spectacle.

– Écoute, chérie, a dit Justine en souriant, c’est dans un mois. N’encombre pas ta jolie petite tête avec ça.

***

Le mois est passé vite. J’ai essayé d’éviter toutes les prises de tête entre les candidates qui se disputaient pour savoir comment mener le spectacle. Je suis arrivé au Malibou un peu tard, la nuit du spectacle. J’ai enlevé mon casque et je me suis assise sur ma Norton au fond du parking, pour fumer une cigarette.

– Mon petit, où est-ce que t’étais ? a demandé Peaches en se balançant d’un pied à l’autre sur le gravier, du haut de ses talons.

– J’arrive ! ai-je gueulé en écrasant ma cigarette. J’arrive tout de suite !

Quand je suis entrée, tout le monde s’est arrêté pour me regarder.

– T’es craquante, a dit Peaches, en lissant les revers de ma veste.

Georgetta a joint les mains devant elle :

– Je crois que je suis en train de tomber amoureuse.

– Ouais, elle dit ça après chaque pipe, a marmonné Justine.

Cookie a vérifié le programme avec moi. Je me rongeais l’ongle du pouce pendant qu’elle parlait. J’avais passé ma vie entière à espérer devenir invisible. Comment est-ce que j’allais pouvoir grimper sur scène, un projecteur braqué sur moi ? Quand je suis monté sur la rampe, le club était plongé dans l’obscurité. Puis quand le spot m’a éclairé, je n’ai plus vu la foule.

– Chante quelque chose, a gueulé une des butchs.

– De quoi j’ai l’air, de ce putain de Bert Park16? ai-je hurlé en retour. OK.

J’ai commencé à chanter :

– Here she comes, Mis-cell-an-eous17.

– Houuu !

– Écoutez maintenant, ai-je supplié. Sérieusement.

– C’est pas sérieux, c’est un drag show ! a hurlé quelqu’un.

– Si, j’ai dit, c’est sérieux.

J’ai pris conscience de ce que je voulais dire.

– Vous savez, toute notre vie on nous dit que notre manière d’être n’est pas bonne.

J’ai entendu quelques murmures :

– Ouais !

– Bon, ici c’est chez nous, on est une famille.

Il y a eu une cascade d’applaudissements dans le public.

– T’as bien raison, a gueulé une des drag queens derrière moi.

– Alors ce soir on va célébrer notre manière d’être. Elle n’est pas juste acceptable, elle est belle. Et je veux que ce soir vous fassiez toutes sentir à nos splendides sœurs sur scène combien on les aime et on les respecte.

La foule a manifesté bruyamment son approbation. Justine et Peaches ont couru, m’ont embrassé et sont rapidement retournées en coulisses pour attendre leur tour.

J’ai feuilleté les fiches que Cookie m’avait données.

– Est-ce que vous voulez bien accueillir ce soir Miss Diana Ross18, qui va nous chanter Stop in the Name of Love ?

La musique s’est élevée et j’ai fait un pas de côté.

La robe de Peaches scintillait sous la lumière du projecteur. C’était une personne d’une beauté à couper le souffle.

– Stop in the name of love, a-t-elle chanté en empoignant ma cravate, before you break my heart19.

Ses lèvres étaient proches des miennes. J’ai haleté, entrainée par la force de sa performance.

Les applaudissements étaient tonitruants.

– Donnez une serviette au gamin, a hurlé quelqu’un alors que je m’essuyais le front avec le dos de la main.

– Est-ce que vous voulez bien accueillir Miss Barbara Lewis qui va nous chanter Hello Stranger20 ?

Justine a marché droit vers moi, lentement, parfaitement stable sur ses talons aiguilles, pendant que la musique s’élevait.

– Hello stranger, a-t-elle chanté en enroulant un bras autour de mes épaules, it seems like a mighty long time21.

Je commençais à aimer ça.

L’artiste suivant était le petit ami de Georgetta, Booker. Je ne l’avais jamais vu se travestir auparavant. Même en robe, je pensais encore à Booker comme il. Booker faisait aussi Stop in the Name of Love. Georgetta a jeté un coup d’œil furtif de derrière le mur de la scène pour voir.

– Évidemment, m’a-t-elle chuchoté. Tu crois que tu t’es mariée à un vrai homme et tu découvres que tu as une sœur qui emprunte ton rouge-à-lèvres et qui ne te le rend pas.

J’ai laissé échapper un rire.

– Seigneur aie pitié, a-t-elle dit, cette fille a un problème.

La bretelle de la robe de Booker glissait à chaque fois qu’il levait les bras pour chanter « Stop ! » Ça aurait pu être très sexy, mais il était tellement nerveux qu’il n’arrêtait pas d’essayer de la remonter.

– Aide-la, m’a dit Georgetta.

Je lui ai tendu le micro et je suis allé sur la scène en face de Booker. J’ai mis un genou à terre face à lui et j’ai fait comme s’il chantait pour moi. Puis je lui ai tourné autour et j’ai baissé sa bretelle de manière aguichante.

– Laisse-la, ai-je chuchoté en lui embrassant l’épaule.

Booker m’a repoussée théâtralement, en chantant before you break my heart. La foule a clamé son approbation. Tout le monde appréciait vraiment sa manière de conclure son numéro.

Personne n’a vu la lumière rouge s’allumer.

La musique s’est éteinte et tout le monde a grogné. Puis la police a envahi le club. J’ai levé la main pour me protéger les yeux du projecteur mais je n’arrivais toujours pas à voir ce qui se passait. J’ai entendu des cris et des bruits de tables et de chaises renversées. Je me suis rappelé qu’il n’y avait qu’une seule porte – il n’y aurait pas d’échappatoire cette fois-ci. À seize ans, je n’avais pas encore l’âge requis.

J’ai lentement enlevé ma nouvelle veste de costard bleue, je l’ai pliée proprement et je l’ai mise sur le piano au fond de la scène. Pendant un instant j’ai songé à enlever ma cravate, pensant que ça serait plus facile pour moi si je le faisais. Mais, bien sûr, ça n’aurait pas été le cas. En fait, la cravate m’aidait à me sentir plus forte pour faire face à ce qui m’attendait. J’ai retroussé mes manches et je suis descendue de la scène. Un flic m’a attrapée et m’a attaché les mains bien serrées dans le dos. Un autre flic était en train de frapper Booker, qui sanglotait.

Ils avaient reculé le fourgon de police juste devant les portes du club. Les flics nous tabassaient en nous poussant à l’intérieur. Sur la route du poste, certaines des drag queens ont fait des blagues pour soulager la tension. J’ai fait la route en silence.

Ils nous ont toutes mises dans une énorme cellule. Mes mains liées étaient toutes gonflées et froides à cause du manque de circulation. J’ai attendu dans la cellule. Deux flics ont ouvert la porte. Ils riaient et parlaient entre eux. Je n’écoutais pas.

– Qu’est-ce que tu veux, une putain d’invitation ? Allez ! a ordonné un des flics.

– Allez, Jesse22, a raillé un flic, fais un beau sourire pour la photo. T’es une jolie fille. Elle est pas jolie, les gars ?

Ils ont pris ma gueule en photo. Un des flics a desserré ma cravate. Quand il a ouvert ma nouvelle chemise en la déchirant, les boutons bleu ciel ont rebondi et ont roulé sur le sol. Il a soulevé mon t-shirt, exposant ainsi mes seins. J’avais les mains menottées dans le dos. J’étais dos au mur.

– Je crois pas qu’elle t’apprécie Gary, a dit un autre flic, peut-être que je lui plairais plus.

Il a traversé la pièce. Mes genoux tremblaient. Lt Mulroney, disait son badge. Quand il a vu que je le lisais, il m’a giflé violemment. Ses mains m’ont enserré le visage comme un étau.

– Suce-moi la queue, a-t-il dit tranquillement.

Il n’y avait pas un bruit dans la pièce. Je n’ai pas bougé. Personne n’a rien dit. J’ai presque eu l’impression que ça pouvait rester comme ça, en suspens, mais ça n’a pas été le cas. Mulroney s’est tripoté l’entre-jambe.

– Suce-moi la queue, bulldagger.

Quelqu’un m’a frappé le côté du genou avec une matraque. Mes genoux ont cédé, plus à cause de la peur que de la douleur. Mulroney m’a attrapée par le col et m’a trainée sur quelques mètres jusqu’à des toilettes en acier. Il y avait un bout de merde non évacué qui flottait dans l’eau.

– Soit tu me bouffes moi, soit tu manges ma merde, bulldagger. À toi de voir.

J’étais trop terrifiée pour réfléchir ou bouger.

La première fois qu’il a fourré ma tête dans les toilettes, j’ai retenu ma respiration. La deuxième fois, il m’a tenu sous l’eau si longtemps que j’ai aspiré de l’eau et senti la forme dure de la merde contre ma langue. Quand Mulroney m’a tiré la tête des toilettes, je lui ai vomi partout dessus. J’ai continué à avoir la nausée et des haut-le-cœur pendant un bon moment.

– Oh, merde, putain, dégagez-la d’ici, se sont mutuellement hurlé les flics alors que je continuais de vomir.

– Non, a dit Mulroney, menottez-la ici, sur le bureau.

Ils m’ont soulevée et m’ont lancée sur le dos en travers du bureau et m’ont menottée les mains au-dessus de la tête. Quand un flic a enlevé mon pantalon j’ai essayé de calmer les spasmes de mon ventre pour ne pas m’étouffer avec mon propre vomi.

– Ah, c’est pas mignon ça, un slip, a lancé un flic à un autre. Espèce de tordue !

J’ai regardé la lumière au plafond. Une grosse ampoule jaune brillait derrière un grillage en métal. La lumière m’a rappelé la longue série de westerns que j’avais regardé à la télé après avoir emménagé dans le Nord. Quand quelqu’un était perdu dans le désert, la seule image qu’on voyait était un soleil éblouissant. Toute la beauté du désert était réduite à cette unique impression. Regarder cette ampoule de prison m’a évité de voir ma propre déchéance : je suis simplement partie.

Je me suis retrouvé dans le désert. Des couleurs striaient le ciel. Chaque changement de couleur jetait une nouvelle nuance à travers l’étendue sauvage : saumon, rose, lavande. L’odeur de sauge était écrasante. Même avant de le voir planer dans un courant ascendant au-dessus de moi, j’ai entendu le cri de l’aigle royal comme s’il venait de ma propre gorge. J’ai eu très envie de voler avec lui mais je sentais mes racines dans la terre. Les montagnes se sont élevées à ma rencontre. J’ai marché vers elles, cherchant un refuge, mais quelque chose m’a tiré en arrière.

– Fais chier, a craché Mulroney. Tournez-la, sa putain de chatte est trop large.

– Merde, Lieutenant, comment ça se fait que ces putains de bulldagger aient des chattes aussi grandes si elles ne baisent pas avec des hommes ?

– Demande à ta femme, a dit Mulroney.

Les autres flics ont ri.

J’ai paniqué. J’ai essayé de retourner dans le désert mais je n’arrivais pas à retrouver l’ouverture qui flottait entre les dimensions par laquelle je venais de passer. Une explosion de douleur dans mon corps m’a projetée en arrière.

J’étais à nouveau étendue sur le sol du désert, mais cette fois le sable était frais. Le ciel était couvert, préparant une tempête. La pression de l’air était insupportable. C’était difficile de respirer. Au loin, j’ai entendu l’aigle crier encore. Le ciel était en train de devenir aussi noir que les montagnes. Le vent m’a soufflé dans les cheveux.

J’ai fermé les yeux et j’ai tourné la tête vers le ciel du désert. Alors, enfin, ça s’est relâché – le soulagement bienvenu de la pluie chaude sur mes joues.

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1. Marlon Brando est considéré comme l’un des plus grands acteurs états-uniens du 20e siècle. Il est perçu comme un sex symbol masculin et connu pour son image de rebelle, notamment due à son rôle de motard dans L’équipée sauvage (1953).

2. Chapeau Melon et Bottes de Cuir (The Avengers) est une série télévisée fantastique d’espionnage britannique, créée en 1976. Diana Rigg y joue le rôle d’Emma Peel, héroïne brillante, spécialiste en arts martiaux, aux tenues inhabituelles et particulièrement moulantes.

3. Pro (raccourci pour professionnel·le) désigne un∙e prostitué∙e.

4. L’East Side est un important quartier de Buffalo, habité majoritairement par des personnes noires.

5. Au billard américain, la moitié des billes sont cerclées pour les différencier des autres. Chaque équipe doit gagner les billes de son camp : cerclées ou pleines.

6. Au billard américain, si un∙e joueur∙se marque avec la huitième bille (la noire) avant la fin, elle/il a perdu (ici, c’est donc Jess qui gagne la partie).

7. Raccourci pour bulldagger, lesbienne particulièrement masculine (voir chapitre 3).

8. Malcolm X est un militant afro-états-unien, défendant le séparatisme noir et l’autodétermination. Il ne partage pas la non-violence prônée par une partie du mouvement des droits civiques. Il ne cherche pas à unir les noir·e·s et les blanc·he·s, mais les noir·e·s entre elles/eux. Le 21 février 1967, il est assassiné alors qu’il prononce un discours à Harlem. Il est l’auteur des mots suivants : « Nous déclarons notre droit sur cette terre à être des hommes, des êtres humains, à être respectés comme des êtres humains, à obtenir des droits d’êtres humains dans cette société, sur cette terre, en ce jour, ce que nous avons l’intention de faire exister par tous les moyens nécessaires » (1965).

9. The Ballot or the Bullet, « Le bulletin ou la balle », est un discours prononcé par Malcolm X en 1964. Il y défend le nationalisme noir, refuse de voter et d’être représenté par des blanc·he·s, et promeut un programme politique et économique par et pour la communauté noire. « Ce sera… le bulletin de vote, ou une balle. Ce sera la liberté ou la mort. Et si vous n’êtes pas prêts à payer ce prix, n’utilisez pas le mot liberté dans votre vocabulaire. »

10. William Edward Burghardt Du Bois, est un sociologue et historien, première personne noire à obtenir un doctorat aux États-Unis, en 1895. Il lutte contre le racisme et la domination blanche, pour la défense du panafricanisme et de l’indépendance des colonies africaines.

11. Écrivain états-unien noir et homosexuel, James Baldwin est un militant pour les droits civiques. Auteur de romans, poésies, pièces de théâtre et ouvrages théoriques, il place les discriminations raciales et liées à l’orientation sexuelle au centre de ses œuvres. Son livre le plus connu est Go Tell It on the Mountain (en français, La Conversion, 1953).

12. Il s’agit de trois sitcoms états-uniennes de la fin des années 1960.

13. Un drag show est un spectacle de travestissement, ici de drag queens. Le titre de la soirée évoque Monte Carlo, un quartier de Monaco connu pour ses casinos et salles de spectacle, haut lieu du divertissement de prestige.

14. Une high fem est une lesbienne qui cultive dans son apparence une forme d’ultra-féminité, par le maquillage, l’habillement, les talons aiguilles, les ongles vernis, etc. La high fem joue intentionnellement avec les codes du genre, et peut sembler « plus féminine » que la grande majorité des femmes hétérosexuelles.

15. En anglais, elle dit « plutôt comme une fairy », ce qui est un jeu de mot car ce terme signifie fée, mais aussi tapette.

16. Bert Park est un présentateur télé, animateur de l’émission de Miss America.

17. « La voilà, diverse et variée » : jeu de mot qui fait référence à « There she is, Miss America », l’émission de miss animé par Bert Parks.

18. Diana Ross est une chanteuse de soul, pop et rythm and blues états-unienne, chanteuse du groupe The Supremes, qui sort Stop in the Name of Loveen 1965.

19. « Au nom de l’amour, arrête ! Avant de me briser le cœur. »

20. Hello Stranger, chanson de Barbara Lewis, 1963.

21. « Salut, l’inconnu ! On dirait que ça fait un p’tit bout de temps… »

22. Jesse est un prénom masculin.

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Chapitre 4

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

4

Le papier a volé de mon bureau et a glissé sur le sol. Tout en gardant un œil sur Mrs Rotondo, je me suis pliée en deux pour le ramasser. Par chance, elle n’a pas eu l’air de remarquer quoi que ce soit.

ATTENTION !!! Tes parents ont appelé chez nous pour te trouver et mes parents veulent savoir pourquoi. Je ne peux plus te couvrir. S’IL TE PLAIT, PARDONNE-MOI !!! Amour pour l’éternité. Ton amie pour la vie, Barbara.

J’ai levé les yeux et j’ai croisé le regard de Barbara. Elle se tordait les mains avec l’air de demander pardon. J’ai souri et hoché la tête. J’ai mimé le geste de fumer une cigarette. Barbara a hoché la tête et a souri. Elle me réchauffait de l’intérieur. Barbara, la fille à côté de qui j’étais assise en classe depuis deux ans. Barbara, la fille qui m’avait dit que si j’avais été un gars, elle serait tombée amoureuse de moi.

On s’est retrouvées dans les toilettes des filles. Deux jeunes qui fumaient avaient déjà ouvert les fenêtres.

– T’étais où ces temps-ci ? a-t-elle voulu savoir.

– Je bossais comme une dingue. Il faut que je me barre de chez mes parents sinon je vais crever. On dirait qu’ils ne supportent pas qui je suis.

J’ai pris une longue bouffée sur ma cigarette.

– Je crois qu’ils préféreraient que je ne sois jamais née.

Barbara a frémi.

– Ne dis pas ça, a-t-elle réagi après avoir jeté un coup d’œil autour pour voir si quelqu’un pouvait entendre.

Elle a pris une taffe sur sa cigarette et a craché la fumée par la bouche tout en l’aspirant avec le nez.

– C’est fou non ? Ça s’appelle une boucle française. C’est Kevin qui m’a montré.

– Oh, merde, a sifflé quelqu’un.

– Très bien, jeunes filles, en rang !

C’était Mrs Antoinette, le fléau des filles accros à la nicotine. Elle nous a ordonné de nous mettre en ligne pour sentir nos haleines. Vu qu’elle ne m’avait pas encore repérée, j’ai saisi ma chance et je me suis glissée par la porte. Les couloirs étaient déserts. Dans une minute, une sonnerie exaspérante allait retentir et les couloirs seraient bondés de jeunes tenant leurs classeurs devant eux, un peu comme des boucliers pendant une bataille.

Je crois que l’été m’avait changé. Avant, je n’aurais jamais quitté le chemin balisé de la routine pour sortir du bâtiment pendant les heures de cours. J’avais envie de courir sur la piste aussi vite que je pouvais pour évacuer en transpirant cette poisseuse sensation d’emprisonnement. Sauf que les garçons s’entrainaient au milieu du terrain de foot ainsi qu’un groupe de pom-pom girls juste à côté d’eux. Alors j’ai grimpé dans les gradins et j’ai marché jusqu’au fond.

Une buse à queue rousse a plané au-dessus des arbres. C’était une apparition inhabituelle dans la ville. Il n’y avait pas d’endroit où aller et il n’y avait rien à faire. Peu importe ce qui devait se passer dans ma vie, je voulais que ça arrive vite. J’aurais aimé pouvoir être quarterback1 dans l’équipe de football américain. Je pouvais m’imaginer le poids de l’équipement et la tenue comprimant mes seins. J’ai posé une main sur ma forte poitrine.

J’ai remarqué que cinq des huit filles qui s’entrainaient pour être pom-pom girls étaient blondes. Je ne savais même pas qu’il y avait cinq blondes dans l’école. Presque la moitié du lycée était blanche, Juive et de classe moyenne. L’autre moitié était Afro-Américaine et de classe ouvrière.

Ma famille était Juive et de classe ouvrière. J’étais tombée dans un abime de solitude sociale. Le peu d’amis que j’avais dans l’école venait de familles qui travaillaient dur pour joindre les deux bouts.

J’ai regardé les pom-pom girls quitter le terrain. Elles ont jeté un coup d’œil par-dessus leurs épaules pour voir si les garçons les avaient remarquées.

L’entrainement de football était terminé. Quelques garçons blancs sont restés sur le terrain. L’un d’entre eux, Bobby, a fait un signe de tête dans ma direction. Je me suis levée pour partir.

– Où tu vas, Jess ? s’est-il moqué en s’approchant de moi.

Plusieurs gars l’ont suivi.

J’ai commencé à accélérer entre les gradins.

Où tu vas, lezzie2? Je veux dire Jezzie.

Ils m’ont suivie alors que je forçais l’allure pour m’enfuir. Bobby a fait signe à un des garçons de monter sur les gradins face à moi. Lui et les autres sont venus directement sur moi. J’ai sauté au-dessus des gradins et j’ai couru à travers le terrain. Bobby m’a plaqué dans la boue. J’ai violemment heurté le sol. Tout s’est enchainé très vite. Je ne pouvais rien faire.

– C’est quoi le problème, Jess ? Tu nous aimes pas ?

Bobby a plongé les mains sous ma robe, entre mes jambes. J’ai lancé des coups de poings et des coups de pieds mais lui et les autres garçons me maintenaient.

– Je t’ai vue nous regarder. Viens, tu en as envie, n’est-ce pas Jezzy ?

J’ai mordu la main la plus proche de ma bouche.

– Aïe, merde, putain !

Le garçon a hurlé et m’a giflé le visage d’un revers de la main. Je pouvais sentir le gout de mon propre sang. J’étais terrifiée par l’expression de leurs visages. Ce n’était plus des gosses à présent.

J’ai frappé le torse de Bobby aussi fort que j’ai pu. Je n’ai dû toucher que son équipement parce que je me suis écorché le poing alors que Bobby s’est contenté de rire. Il a appuyé son avant-bras contre ma gorge. Un des garçons m’écrasait les chevilles avec ses crampons. J’ai résisté et je les ai insultés. Ils riaient comme si c’était un jeu.

Bobby a défait son pantalon et a enfoncé son pénis dans mon vagin. La douleur est remontée jusque dans mon ventre et m’a glacé le sang. J’ai senti quelque chose se déchirer profondément à l’intérieur de moi. J’ai compté mes agresseurs. Ils étaient six.

Celui contre lequel j’avais le plus de rage était Bill Turley. Tout le monde savait qu’il était à l’essai dans l’équipe parce que les autres gosses se moquaient de lui en disant que c’était une tapette. Il piétinait l’herbe avec ses crampons et attendait son tour.

Une partie de ce cauchemar était liée au fait que tout semblait aller de soi. Je ne pouvais pas l’arrêter, je ne pouvais pas m’échapper, alors j’ai fait comme si ça n’était pas en train de se passer. J’ai regardé le ciel, si pâle et si calme. J’ai imaginé que c’était l’océan et que les nuages étaient des vagues à têtes blanches.

Un autre garçon s’époumonait au-dessus de moi. Je l’ai reconnu. C’était Jeffrey Darling, une petite brute prétentieuse. Jeffrey a attrapé mes cheveux et les a tirés d’un coup sec en arrière, si fort que j’ai suffoqué. Il voulait que j’accorde de l’attention au viol. Il m’a baisée plus violemment.

– T’es qu’une sale petite salope de Youpine, une putain de gouine.

Tous mes crimes étaient listés. J’étais reconnue coupable.

Est-ce que c’est comme ça que les hommes et les femmes font du sexe ? Je savais que ce n’était pas ça faire l’amour. Ça, c’était plutôt faire la haine. Mais est-ce que c’étaient ces gestes mécaniques là qu’évoquaient toutes les blagues, les magazines pornos, les rumeurs ? C’était ça ?

J’ai ri bêtement, non pas parce que ce qui se passait était amusant, mais parce que toutes les histoires sur la sexualité me semblaient tellement ridicules. Jeffrey a retiré sa bite de moi et m’a giflé au visage. Un aller-retour.

– C’est pas drôle, a-t-il crié. C’est pas drôle, putain de salope cinglée.

J’ai entendu un coup de sifflet.

– Merde, c’est l’entraineur, a dit Frank Humphrey aux autres gars.

Jeffrey s’est levé en remontant son pantalon. Tous les garçons se sont dispersés vers le gymnase.

J’étais seul sur le terrain. L’entraineur est resté à distance de moi, le regard fixe. J’ai chancelé en essayant de me relever. Il y avait des taches d’herbe sur ma jupe, du sang, et des trucs gluants qui dégoulinaient le long de mes jambes.

– Dégagez d’ici, petite trainée, a ordonné l’entraineur Moriarty.

Il fallait que je fasse à pied le long trajet jusqu’à la maison, puisque à cette heure-là ma carte de bus n’était plus valide. J’avais l’impression que ce que je vivais à présent n’était plus ma propre vie. Ça ressemblait plus à un film. Une Chevrolet 57 pleine de gars a ralenti. Quand ils sont passés, j’ai entendu Bobby crier :

– On se voit demain, gouinasse !

Est-ce que j’étais leur propriété maintenant ? Si je n’avais pas été assez forte pour les arrêter cette fois-ci, est-ce que je pouvais espérer être capable de me défendre à l’avenir ?

J’ai couru dans la salle de bain dès que je suis arrivée à la maison et j’ai vomi dans les toilettes. J’avais l’impression d’avoir de la viande hachée entre les jambes et j’étais paniquée par la douleur fulgurante. J’ai pris un long, long bain moussant. J’ai demandé à ma sœur de dire à mes parents que j’étais malade et que j’étais allée au lit. Quand je me suis réveillée, c’était l’heure d’aller à l’école. Mais je ne pouvais pas. Je n’étais pas prête !

– Debout maintenant ! a ordonné ma mère.

Mon corps entier me faisait souffrir. J’ai essayé de ne pas penser à la douleur entre mes jambes. Mes parents n’ont pas eu l’air de remarquer ma lèvre fendue ni le léger boitement de ma cheville. Je me déplaçais lentement comme dans de la mélasse. Je ne pouvais pas penser clairement.

– Dépêche-toi, a grondé ma mère. Tu vas être en retard à l’école.

J’ai raté mon bus exprès, comme ça je pouvais marcher jusqu’à l’école. Au moins, si j’étais en retard, je n’aurais pas à faire face aux autres le temps que la cloche sonne. Pendant que je marchais, j’oubliais tout. Le vent soufflait dans les arbres. Les chiens aboyaient et les oiseaux gazouillaient. Je marchais lentement, comme si ma route ne me menait à aucun endroit en particulier.

Puis le bâtiment de l’école s’est dressé devant moi comme un château médiéval, et tous les souvenirs ont refait surface dans un flot écœurant. Est-ce que les autres savaient déjà ? Vu comme ils chuchotaient la main devant la bouche quand j’ai traversé le hall après la première heure de cours, je me suis dit que oui. J’ai pensé que peut-être je devenais paranoïaque, jusqu’à ce qu’une des filles m’interpelle.

– Jess, Bobby et Jeffrey t’attendent.

Ils ont tous ri. Je me suis senti comme si j’étais coupable de ce qui s’était passé.

Je me suis faufilée dans mon cours d’histoire dès que la cloche a sonné. Mrs Duncan a prononcé les mots redoutés :

– Très bien, les enfants, prenez une demi-feuille de papier et numérotez de 1 à 10. C’est une interrogation. Question numéro 1 : en quelle année a été signée la Grande Charte3 ?

J’ai essayé de me rappeler si elle nous avait déjà dit ce que pouvait bien être cette foutue Grande Charte. Dix questions ont flotté dans les airs. J’ai mâchouillé mon stylo en regardant fixement la feuille vierge en face de moi. J’ai levé la main et j’ai demandé à aller aux toilettes.

– Vous pourrez y aller dès que vous aurez fini l’interrogation, Miss Goldberg.

– Euh, s’il vous plait, Mrs Duncan. C’est une urgence.

– Ouais, a lancé Kevin Manley, elle doit aller retrouver Bobby.

J’ai entendu les rires derrière moi alors que je quittais la classe en panique. J’ai couru à travers le hall en cherchant quelqu’un pour m’aider. Il fallait que je parle à quelqu’un. J’ai monté les escaliers en courant pour chercher mon amie Karla en cours de gym. Quand la cloche a sonné, j’ai vu Karla dans la cohue d’élèves qui passait la double porte.

– Karla, ai-je crié, il faut que je te parle.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Il faut que je te parle.

On a pris place dans la file pour le repas.

– Qu’est-ce qu’ils nous servent, aujourd’hui ? m’a demandé Karla. Tu peux regarder ?

– De la merde en boite.

– Ah ! Comme hier.

– Et le jour d’avant !

C’était un tel soulagement de rire avec elle.

On a pris nos plateaux, en grimaçant quand l’employé de la cantine a versé négligemment une substance visqueuse et indéterminée dans chacune de nos assiettes. On a pris des briques de lait et on a payé nos repas.

– Est-ce qu’on peut parler ? lui ai-je demandé.

– Bien sûr. Ça te va après le repas ?

– Pourquoi pas maintenant ?

Karla m’a regardée d’un air ahuri. J’ai insisté :

– Est-ce que je peux m’asseoir avec toi ?

Elle a continué à me regarder fixement.

– Est-ce que tu as pété un plomb ?

J’ai eu l’air perdue. Elle a continué :

– Il y a une répartition des places ici. Au cas où t’aurais pas remarqué.

Au moment où elle a dit ça, j’ai réalisé que c’était vrai. J’ai regardé la cantine comme je ne l’avais jamais vue avant. La cafétéria était entièrement séparée en deux.

– Tu vois le tableau, chérie ? Tu sors d’où ?

– Je peux m’asseoir à côté de toi quand même ?

Karla a penché la tête en arrière et m’a regardée en plissant les yeux.

– C’est un pays libre, a-t-elle dit en tournant les talons pour s’éloigner.

– Salut, Blanche-Neige ! T’es nouvelle dans le coin ? m’a taquinée Darnell en se déplaçant pour me laisser m’asseoir à côté de Karla.

J’ai ri. Il n’y avait plus aucun bruit dans l’immense salle. On aurait pu entendre les mouches voler. Mon estomac s’est serré. La nourriture dans mon assiette avait l’air encore plus dégoutante que d’habitude.

– Karla, ai-je dit en m’asseyant à côté d’elle. J’ai vraiment besoin de te parler, vraiment.

– Oh oh, a chuchoté quelqu’un à côté de nous.

Mrs Benson a fondu sur notre table.

– Jeune fille, qu’êtes-vous en train de faire ?

J’ai pris une profonde inspiration.

– Je mange mon déjeuner, Mrs Benson.

Tous les gosses de la table ont essayé d’étouffer leurs rires, mais quand le lait a giclé du nez de Darnell, eh bien… ça n’a plus été possible de se contrôler.

– Venez avec moi jeune fille, m’a dit Mrs Benson.

– Pourquoi ? ai-je voulu savoir. Je n’ai rien fait.

Elle est sortie, rouge de colère.

– C’était facile, a dit Darnell.

– Trop facile, a répondu Karla.

– Karla, j’ai vraiment besoin de te parler.

– Oh oh, a dit Darryl, maintenant c’est Jim Crow4 qui s’amène.

En vérité, son nom était Moriarty. L’entraineur s’est dirigé droit sur moi.

J’attendais qu’il me dise quelque chose, mais il ne l’a pas fait. Il m’a attrapé par les bras en enfonçant ses doigts dans ma chair. Moriarty m’a à moitié trainée jusqu’à la porte de la cafétéria.

– T’es une petite salope, a-t-il chuchoté.

– Je m’en occupe, est intervenue Miss Moore, la surveillante générale.

Elle a passé son bras autour de moi et m’a conduit dans le hall.

– Petite, vous êtes dans un sale pétrin. Que diable étiez-vous en train de faire ?

– Rien, Miss Moore. Je n’ai rien fait. J’essayais juste de parler à Karla.

Elle m’a souri.

– Parfois, il n’y a pas besoin de faire grand chose pour se retrouver dans une situation fâcheuse.

Toute ma panique et ma peur sont remontées dans mes yeux. J’aurais tellement voulu me confier à Miss Moore.

Elle a essayé de me rassurer :

– Ma chérie, ce n’est pas si grave.

Je ne pouvais pas parler.

– Est-ce que ça va, Jess ? Est-ce que vous avez des ennuis ?

Elle regardait ma lèvre fendue. Personne d’autre ne l’avait remarquée.

– Vous voulez en parler, Jess ?

Je voulais en parler. Mais ma bouche refusait de bouger.

– Et voilà l’autre fauteuse de trouble, a dit Moriarty.

Il tenait Karla d’une bonne prise.

Miss Moore l’a attirée contre elle.

– Je m’en occupe, Moriarty, vous pouvez retourner surveiller le repas.

Il l’a regardée avec une haine palpable. Je pouvais voir à quel point il était raciste.

– Venez les filles.

Miss Moore a passé un bras autour de chacune de nous.

– Je vais expliquer au principal que vous n’aviez pas de mauvaises intentions.

Karla et moi, on s’est penchées en avant et on s’est regardées.

– Je suis désolée, je ne voulais pas t’attirer d’ennuis.

Miss Moore s’est arrêtée de marcher.

– Les filles, vous n’avez rien fait de mal. Vous vous êtes élevées contre une règle tacite qui a bien besoin d’être changée. Je souhaite juste que vous vous en sortiez.

Quand le principal, Mr Donatto, a fini par m’appeler dans son bureau, Miss Moore a demandé si elle pouvait venir aussi. Il a froncé ses épais sourcils.

– Je préfère que vous ne veniez pas, Suzanne.

Mr Donatto a fermé la porte et m’a fait signe de m’asseoir. Je me sentais seule dans un monde hostile. Il s’est affaissé dans sa chaise et a pressé le bout de ses doigts les uns contre les autres. J’ai regardé la peinture de Georges Washington sur le mur et je me suis demandée s’il portait une peau de mouton blanche ou si la peinture était inachevée. Mr Donatto s’est raclé la gorge. Je savais qu’il était prêt.

– J’ai entendu dire que vous avez créé quelques troubles à la cantine aujourd’hui, jeune fille. Voulez-vous vous expliquer ?

J’ai haussé les épaules.

– Je n’ai rien fait.

Donatto s’est penché en arrière sur sa chaise.

– Le monde est très complexe. Beaucoup plus complexe que les enfants ne peuvent l’imaginer.

Oh mon dieu, j’ai pensé, c’est l’heure du sermon.

– Dans certaines écoles, il y a des bagarres entre les enfants de couleurs et les élèves blancs. Est-ce que vous saviez ça ?

J’ai secoué la tête.

– Je suis fier que nous ayons de bonnes relations entre les races dans cette école. Cela n’a pas été facile avec le changement de la carte scolaire. On veut juste maintenir le calme, vous comprenez ?

– Je ne comprends pas pourquoi je ne peux pas prendre mon déjeuner avec mon amie. On ne se bat pas.

La mâchoire de Donatto s’est crispée.

– La cafétéria fonctionne de cette manière parce que les élèves sont plus à l’aise avec cette séparation.

– Ben, moi pas.

C’était sorti tout seul de ma bouche. Donatto a frappé sur le bureau avec la paume de sa main.

Miss Moore a ouvert la porte.

– Je peux vous venir en aide, monsieur ?

– Sortez et fermez la porte, lui a-t-il crié.

Il m’a tourné le dos et a pris une profonde inspiration.

– Il faut que vous compreniez que tout ce que nous voulons, ce sont de bonnes relations entre les élèves.

– Alors pourquoi je ne peux pas manger avec mes amies ?

Donatto est venu vers moi et s’est approché si près que je pouvais sentir son souffle sur mon visage.

– Jeune fille, écoutez-moi bien. Je m’efforce de faire tenir debout cette école, et que j’aille au diable si je laisse une petite fauteuse de trouble comme vous mettre tout mon travail par terre. Vous m’avez compris ?

J’ai cligné des yeux quand des postillons ont heurté mon visage.

– Vous êtes suspendue pour une semaine.

Suspendue ? Pourquoi ?

– Je voulais partir de toute façon, je lui ai dit.

Il a souri d’un air suffisant.

– Vous ne pouvez pas vous en aller avant vos seize ans.

– Je ne peux pas partir, mais vous pouvez me suspendre ?

– C’est tout à fait ça, jeune fille.

Puis il a hurlé :

– Miss Moore ! Cette élève a été suspendue. Veillez à ce qu’elle quitte l’établissement immédiatement.

Miss Moore se tenait debout de l’autre côté de la porte. Elle m’a souri en posant la main sur mon épaule :

– Ça va ?

– Bien sûr.

– Ça va se tasser, a-t-elle dit pour me rassurer.

J’ai pris un air implorant.

– Laissez-moi juste voir Mrs Noble et Miss Candi, s’il vous plait. Ensuite je partirai.

Miss Moore a hoché la tête.

J’avais tellement envie de lui parler, mais je me sentais comme sur un bateau qui partait à la dérive, s’éloignant de tout le monde. Je lui ai dit au-revoir et je suis parti.

Mrs Noble corrigeait les interrogations. Elle a levé les yeux vers moi quand je suis entrée dans la classe :

– J’écoute.

Elle a continué à corriger les copies.

Je me suis assise sur une table, face à elle.

– Je viens vous dire au-revoir.

Mrs Noble m’a regardée et a ôté ses lunettes.

– Vous arrêtez l’école maintenant ?

J’ai haussé les épaules.

– Ils m’ont suspendue, mais je ne reviendrai pas.

– Ils vous ont suspendue ? À cause de l’incident à la cantine ?

Mrs Noble s’est frotté les yeux puis a fait glisser ses lunettes pour les remettre en place.

– Est-ce que vous pensez que j’ai fait quelque chose de mal ?

Elle s’est reculée sur son siège.

– Quand on fait quelque chose par conviction, ma chère, ce doit être parce qu’on pense que c’est la bonne chose à faire. Si vous cherchez l’approbation de tout le monde, vous ne serez jamais capable d’agir.

Je me suis sentie attaquée.

– Je ne demande pas à tout le monde, je vous demandais juste à vous.

Je me suis renfrognée.

Mrs Noble a remué la tête.

– Gardez en tête de revenir. Vous devez aller à l’université.

J’ai haussé les épaules.

– Je ne finirai jamais le lycée. J’irai à l’usine.

– Vous avez besoin de compétences, même pour être ouvrière.

J’ai haussé les épaules.

– Pour commencer, je ne peux pas me payer l’université. Mes parents ne vont pas débourser un centime pour moi, ni co-signer un emprunt.

Elle s’est passé les mains dans les cheveux. J’ai remarqué pour la première fois à quel point ils étaient gris.

– Qu’est-ce que vous voulez faire de votre vie ? a-t-elle demandé.

J’ai réfléchi à la question.

– Je veux un bon boulot, un boulot dans une usine où y’a un syndicat. J’aimerais vraiment aller dans une grande aciérie ou chez Chevrolet.

– J’imagine que ce n’était pas juste, de ma part, d’attendre de vous que vous vouliez faire mieux.

– Comme quoi ? j’ai dit.

J’étais en colère d’être devenue un sujet de déception, pour elle aussi.

– J’imaginais que vous deviendriez une grande poète américaine, ou une fougueuse responsable syndicale, ou que vous découvririez comment soigner le cancer.

Elle a retiré ses lunettes et les a nettoyées avec un kleenex.

– Je voulais que vous aidiez à changer le monde.

J’ai ri. Elle n’avait aucune idée d’à quel point j’étais démunie, en vérité.

– Je ne peux rien changer du tout.

J’ai envisagé de lui raconter ce qui s’était passé au terrain de football mais je n’ai pas trouvé les mots pour me lancer.

– Est-ce que vous savez ce qu’il faut pour changer le monde, Jess ?

J’ai secoué la tête.

– Il faut que vous découvriez ce en quoi vous croyez réellement. Ensuite, il faut que vous trouviez d’autres gens qui partagent la même idée. La seule chose que vous devez vraiment faire seule, c’est décider de ce qui est important pour vous.

J’ai hoché la tête et je me suis levée.

– Je ferais mieux d’y aller, Mrs Noble, avant qu’ils envoient une délégation pour me jeter hors de l’école.

Elle s’est levée et a pris ma tête entre ses mains. Elle m’a embrassée sur le front. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a rappelé comment je m’étais sentie en prison avec Al et Mona – ces moments où tu es séparée des gens que tu aimes et dont tu te sens vraiment proche.

Mrs Noble m’a dit :

– Revenez me voir.

Je lui ai menti :

– Bien sûr.

J’ai repris mon chemin vers le gymnase pour dire au revoir à Miss Candi. Miss Johnson m’a arrêtée dans le couloir.

– Où est votre laisser-passer, jeune fille ?

– Je n’en ai plus besoin, je suis virée, ai-je dit d’un ton qui semblait joyeux.

Quelques heures plus tôt, je me sentais prisonnière entre ces murs. Maintenant que je partais, l’école me semblait plus petite. Je parcourais les couloirs comme une ancienne élève. Je pouvais entendre la musique lointaine et dissonante de John Philip Sousa5 arriver de l’auditorium. J’avais oublié qu’il y avait une assemblée en fin de journée. Je me suis dit que je n’avais sans doute pas besoin d’y aller. Quand la cloche a sonné, les portes se sont ouvertes et les élèves ont surgi dans les couloirs. J’ai attendu que le flot s’atténue un peu avant de lutter pour atteindre le gymnase.

Il n’y avait personne dans le gymnase des filles quand je suis arrivée. J’ai pris mes chaussures de sport et mon short dans mon casier et je les ai mis. J’ai commencé à jouer avec les cordes, grimpant sur l’une puis sur les autres. Quand je suis redescendue, je me suis rendu compte que je refoulais tellement mes émotions que j’ai eu peur d’exploser. J’ai couru sur la piste intérieure jusqu’à presque en tomber.

Quand je me suis arrêté, j’ai vu Miss Candi qui me regardait. Elle était revenue au gymnase pour faire quelque chose et elle m’avait vu courir.

– Vous me regardez depuis combien de temps ?

Elle a haussé les épaules.

– J’ai entendu dire que vous étiez suspendue.

– Est-ce que vous pensez que j’ai fait quelque chose de mal, Miss Candi ?

Dès que j’ai dit ça, j’ai repensé à ce que m’avait expliqué Mrs Noble sur le fait de chercher l’approbation.

– Simplement, je ne crois pas que vous ayez voulu semer le trouble. C’est tout, a-t-elle dit en regardant ailleurs.

– Oh, ai-je dit en soupirant, déçue. Bien, Miss Candi, je suis juste venue vous dire au revoir.

Je suis passée devant l’atelier de mécanique – c’était ça, le cours que j’avais voulu faire. Au lieu de ça, ils m’ont fait faire des feuilletés et de la sauce au citron dans le cours de cuisine. Comment Mrs Noble pouvait-elle s’imaginer que j’avais la moindre chance de changer ce monde en faisant des feuilletés ?

Sur l’entrée principale de l’école, les mots Optima futura étaient gravés dans la pierre. Le meilleur est à venir. J’espérais que c’était vrai.

– Hé ! a hurlé Darnell, depuis la permanence du deuxième étage. Bien joué !

Je lui ai fait un signe de la main.

– On se voit plus tard, a-t-il crié.

Un professeur l’a tiré à l’intérieur et a refermé la fenêtre.

– Jess !

J’ai entendu Karla m’appeler.

– Jess, attends !

– Ils m’ont suspendue, lui ai-je dit.

– Moi aussi. Pour deux semaines.

– Deux semaines ? Ils m’ont suspendue pour une seule ! Je pars pour de bon, de toute façon.

Karla a sifflé entre ses dents.

– Merde, t’es sure de ton coup ?

J’ai hoché la tête.

– J’en peux plus.

– Jess, a dit Karla, avec toutes les merdes qui nous sont tombées dessus, j’ai oublié de te demander ce qui se passait. Tu as dit que tu avais besoin de parler.

Ce moment précis a été un tournant important de ma vie. Je me sentais comme un barrage sur le point de céder, mais je me suis entendu dire :

– Oh, c’était pas si important.

Karla a eu l’air inquiète.

– T’es sure ?

J’ai hoché la tête, en sentant les dernières briques s’empiler sur le mur à l’intérieur de moi, probablement pour toujours.

– On descend à Jefferson, a dit Karla. Tu veux venir ?

J’ai fait non de la tête, puis je l’ai serrée dans mes bras pour lui dire au revoir.

Je ne voulais pas affronter mes parents. Je savais que si je me dépêchais, ils ne seraient probablement pas encore rentrés du boulot.

Aussitôt arrivée à la maison, j’ai pris deux taies d’oreillers que j’ai bourrées avec tous mes vêtements. J’ai plongé au fond de mon placard et j’ai sorti le sac à dos dans lequel il y avait la cravate et le costume que Al et Jacqueline m’avaient achetés.

La bague ! Je l’ai sortie de la boite à bijoux de ma mère et je l’ai passée à ma main gauche.

Je me dépêchais, craignant que mes parents n’arrivent et ne m’attrapent. J’ai trouvé un bout de papier et un stylo. Je transpirais, et ma main tremblait.

Chers papa et maman, j’ai écrit.

– Qu’est-ce que tu fais ? m’a demandé Rachel.

– Chut !

J’ai continué à écrire. J’ai été virée de l’école. Ce n’est pas ma faute, au cas où ça vous intéresse. J’ai presque 16 ans. Je vais arrêter pour de bon. J’ai un boulot et de l’argent. Je pars. S’il vous plait, ne venez pas me chercher. Je ne veux plus vivre ici.

Je ne voyais pas quoi écrire de plus. Ils pourraient me retrouver au boulot s’ils voulaient. Mais ils pourraient aussi être contents d’être débarrassés de moi, autant que je serais soulagée de partir.

– Qu’est-ce que tu fais ? m’a redemandé Rachel.

Ses lèvres tremblaient.

– Chut, ne pleure pas.

Je lui ai fait un câlin.

– Je pars de la maison.

Elle a secoué la tête.

– Non, tu peux pas.

J’ai hoché la tête.

– Je vais essayer. Je vais devenir cinglée ici.

– Je le dirai ! m’a-t-elle menacée.

J’ai couru dehors, redoutant de me faire attraper par mes parents au dernier moment. Ils pouvaient utiliser la force pour me ramener, m’arrêter ou m’envoyer dans une institution. Ou ils pouvaient me laisser partir. C’étaient eux qui décidaient. Ça, je l’avais bien compris. J’ai dévalé la rue en courant jusqu’à ce que mes poumons me fassent mal. Au bout de plusieurs pâtés de maison, je me suis appuyée contre un réverbère et j’ai repris ma respiration. Je me suis sentie libre. Libre de découvrir ce que la liberté signifiait. J’ai regardé ma montre. C’était l’heure d’aller travailler. J’avais presque seize ans. J’avais trente-sept dollars en poche.

***

– Tu es en retard, m’a dit le contremaitre quand je suis entrée.

– Désolée, ai-je répondu en démarrant la machine pour me mettre au boulot.

– Sale gosse, a-t-il lancé à Gloria.

Elle a baissé la tête alors qu’il s’en allait. Puis elle a relevé les yeux et a souri.

– Dure journée, Jess ?

J’ai ri.

– J’ai été virée de l’école et je me suis barrée de chez moi.

Elle a soupiré et a secoué la tête.

– Je t’aurais bien ramenée à la maison avec moi, mais mon mari essaie déjà de faire déguerpir nos propres enfants !

J’ai demandé à Eddie si je pouvais enchainer deux postes.

– On va voir.

À 23h00, le boulot était fini et il m’a renvoyé chez moi. J’ai essayé de dormir assise à la gare routière, mais les flics n’arrêtaient pas de venir et de me demander de leur montrer mon ticket. J’ai acheté un ticket pour Niagara Falls, mais ils me réveillaient à chaque fois qu’un bus partait et me demandaient pourquoi je n’étais pas dedans. J’ai trainé dans le coin, pris un petit déjeuner, bu un café et j’ai marché encore un peu. À midi, je suis allée à une séance de cinéma. Quand je me suis réveillée, j’étais en retard pour le boulot.

Eddie m’a avertie que ça ne devait plus arriver.

– T’as une tête de déterrée, m’a soufflé Gloria.

– Merci beaucoup.

J’ai commencé à réfléchir.

– Hé, Gloria, tu te rappelles quand tu m’as parlé d’un bar où ton frère allait, vers Niagara Falls ?

Gloria s’est tendue.

– Oui, et alors ?

– Et alors, est-ce qu’il connait d’autres bars de ce genre là en ville ?

Elle a haussé les épaules.

– C’est important, Gloria. Je t’en supplie, j’ai vraiment besoin de savoir.

Gloria avait l’air nerveuse. Elle s’est essuyé les mains sur son tablier pour se débarrasser des taches d’encre, comme si elle voulait se débarrasser du sujet de notre discussion. À l’heure de la pause déjeuner, elle m’a glissé un morceau de papier dans la main.

– Qu’est-ce que c’est ?

Sur le papier, le nom Abba’s était écrit.

– J’ai appelé mon frère. Je lui ai demandé où il allait. Il a dit que ça lui était arrivé d’aller là-bas.

J’ai souri jusqu’aux oreilles.

– Est-ce que tu sais où c’est ?

– Et qu’est-ce qu’il faudrait que je fasse encore, que je t’y emmène ?

– OK, ai-je dit en levant les mains en signe de capitulation, je demandais juste.

J’ai appelé les renseignements pour avoir l’adresse. Après le changement d’équipe, je me suis lavée dans les toilettes et j’ai mis des vêtements propres. J’ai regardé l’anneau à mon doigt. Il n’y avait pas de jeu. Je me suis promis de ne jamais le retirer. À mon avis, il était temps que cet anneau me livre ses secrets pour m’aider à survivre à ma propre existence. J’ai traversé la ville jusqu’au Abba’s et je suis restée dehors à faire les cent pas et à fumer. J’étais tétanisé à l’idée de rentrer dans ce bar, exactement comme je l’avais été la première fois au Tifka’s. Sauf que cette fois, je trimbalais tout ce que je possédais dans deux taies d’oreiller. Où est-ce que je pourrais bien aller si j’étais rejetée ici ?

J’ai pris une profonde inspiration et je suis entrée dans le bar. C’était vraiment bondé à l’intérieur, du coup j’avais le sentiment d’être incognito et en sécurité. Je me suis faufilé jusqu’au bar.

– Une Genny, j’ai commandé à la barmaid.

Elle a plissé les yeux.

– Fais-moi voir un papier d’identité.

– On m’en a jamais demandé au Tifka’s, ai-je protesté.

Elle a haussé les épaules.

– Alors va boire une bière au Tifka’s, a-t-elle lancé en s’éloignant.

J’ai frappé le bar avec mon poing.

– On a eu une dure journée, petite ? m’a demandé une des butchs accoudées au comptoir.

– Une dure journée ?

Mon rire a retenti, strident.

– J’ai été virée de l’école, je n’ai pas d’endroit où aller, et je vais perdre mon putain de boulot si je trouve pas un endroit où dormir pour être à l’heure.

Elle a pincé ses lèvres, a hoché sa tête et a pris une gorgée de bière.

– Tu peux venir chez nous pour un temps si tu veux, a-t-elle dit avec désinvolture.

– Tu te fous de moi ? ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

– T’as besoin d’un endroit où te poser ? Ma copine et moi, on a un appartement au-dessus de notre garage. Tu peux y venir si tu veux, c’est toi qui vois.

Elle a fait signe à la barmaid.

– Meg, mets une bière à la petite pour moi, OK ? 

On s’est présentées.

– Jes’ quoi ? a-t-elle demandé.

– Jess, c’est mon nom. Juste Jess.

Toni a grogné :

– Juste Jess, hein ? Et ben je suis juste Toni.

Meg a flanqué une bouteille de bière devant moi.

– Merci pour la bière, Toni.

Je l’ai saluée avec ma bouteille.

– Est-ce que je peux venir dès ce soir ?

Toni a ri.

– Oui, j’imagine. Si je ne suis pas trop bourrée pour mettre les clés dans la serrure. Hé, Betty !

La copine de Toni venait de sortir des toilettes et se tenait derrière elle.

– Hé, Betty, voici Dondi6. Cette gosse est orpheline. Ses parents sont morts dans une explosion de voiture, tu vois.

Toni a ri et a bu une gorgée de bière.

Betty s’est écartée de Toni.

– Ce n’est pas drôle.

Je suis intervenue.

– Toni m’a dit que vous aviez un endroit où je pourrais me poser. J’ai vraiment besoin d’un endroit où dormir. Je veux dire, vraiment besoin.

Betty a regardé Toni, a haussé les épaules et s’est éloignée.

– C’est bon pour elle, a dit Toni. Je vais retourner m’asseoir avec Betty. Je viendrai te chercher avant qu’on parte.

J’ai fini ma bière et j’ai posé ma tête sur le bar. La pièce tournait et j’avais tellement envie de dormir. Meg a tapoté le comptoir avec les articulations de ses doigts, à côté de ma tête.

– T’es bourrée ou quoi ?

– Non, je travaille beaucoup en ce moment, je lui ai dit.

Je me suis dit qu’elle ne m’appréciait pas trop. Puis elle m’a apporté une autre bière.

– Je n’en ai pas commandé.

– C’est la maison qui offre, a-t-elle dit.

Allez comprendre.

Quand le bar a commencé à se vider, j’ai trouvé une chaise libre près de l’arrière-salle bruyante. J’ai appuyé ma tête contre le mur et je me suis endormie. Quand je me suis réveillée, Betty me tirait par la manche en disant qu’il était l’heure de rentrer à la maison. Toni chantait Roll Me Over in the Cloversup>7 pendant que Betty essayait de la faire rentrer dans la voiture. Je me suis couchée sur le siège arrière et je me suis aussitôt rendormie.

– Allez, debout !

Betty m’a secouée. On était dans leur allée. Elle luttait pour faire tenir Toni contre la voiture.

– Ne me donne pas un deuxième problème à gérer, m’a dit Betty sèchement.

Je suis sorti de la voiture et je l’ai aidée à soutenir Toni dans les escaliers.

– Tu peux dormir sur le canapé cette nuit, a dit Betty.

– C’est qui la môme ? a demandé Toni. Qu’est-ce que c’est que ça, ta nouvelle butch ?

Betty a répondu sèchement.

– C’est toi qui as invité la môme à venir vivre dans l’appartement du garage, tu te rappelles ?

Je me suis pelotonnée dans le canapé en essayant de disparaitre. Un instant plus tard, Betty est sortie de la pièce et m’a lancé une couverture.

– Si je peux juste dormir un peu cette nuit, après je m’en irai.

– Ça va, a-t-elle soufflé avec lassitude. T’inquiète pas, ça va bien se passer.

Je me suis accroché à ce petit bout de réconfort.

Allongée là, dans le noir, j’ai réalisé d’un coup que j’étais toute seule : plus d’école, plus de parents – à moins qu’ils ne viennent me chercher. J’ai failli m’étouffer de honte en repensant à ce qui m’était arrivé au terrain de football. J’avais peur de vomir et je n’avais pas demandé où étaient les toilettes. J’aurais préféré être dans le canapé de Al et Jackie. J’aurais voulu me réveiller chez elles.

Alors j’aurais pu raconter à Jacqueline ce qui m’était arrivé sur le terrain de foot. Est-ce que je lui en aurais parlé ? J’ai réalisé que je n’aurais sans doute pas pu raconter à Al ou à Jacqueline ce que les garçons m’avaient fait. Je me sentais trop honteuse.

Je me suis fait un serment avant de m’endormir. Je me suis promis de ne plus jamais porter de jupe et de ne plus jamais de la vie laisser quiconque me violer, quoi qu’il arrive.

En réalité, je n’ai pu tenir qu’une seule de ces promesses.

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1. Aussi appelé quart-arrière ou quart, le quaterback est le joueur qui mène l’offensive. Il est aussi celui qui a le plus de prestige.

2. Insulte pour lesbienne.

3. La Grande Charte est un des textes fondateurs de la loi anglaise, qui a inspiré la Constitution états-unienne.

4. En référence auxlois Jim Crow, un ensemble d’arrêtés et règlements promulgués entre 1876 et 1965 dans les États du Sud des États-Unis et qui sont l’un des piliers de la ségrégation raciale, notamment dans les écoles, services publics, bus et restaurants. Le nom de Jim Crow provient d’un spectacle populaire raciste.

5. John Philip Sousa est un compositeur états-unien de la fin du 19e siècle.

6. Personnage principal du comics du même nom, Dondi est un orphelin âgé de six ans.

7. Roll Me Over in the Clover, « Fais-moi rouler dans les trèfles », extrait d’une chanson populaire salace anglaise des années 1940.

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