Chapitre 17

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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17

J’avais des vertiges et la tête qui tournait. Mon estomac était noué. J’étais à deux doigts de vomir mes tripes. Le pire, c’était que je savais que je ne pouvais pas quitter mon poste sur la presse à injection. Si je l’éteignais, le plastique durcirait partout à l’intérieur. Les machines tournaient en continu. Leurs sons répétitifs composaient la musique sur laquelle on travaillait dans le secteur moulage.

J’ai cherché des yeux le contremaitre, mais il n’était pas à mon étage. J’ai essayé de me concentrer sur mon travail. J’ai vérifié le bidon de paillettes de plastique sur l’étagère à ma gauche et j’y ai enfoncé le tuyau d’aspiration un peu plus profondément. Des volutes de vapeur sortaient de la machine pendant qu’elle faisait fondre les paillettes avant de les éjecter en petits morceaux de plastique. Ça puait autant qu’un tuyau de caoutchouc qui brule.

L’esprit est plus fort que la matière. Je me suis efforcé de ne pas penser à la puanteur, à mon estomac, à l’air étouffant et stagnant de l’usine. C’est la matière qui a gagné. J’ai vomi partout sur le côté de la machine et sur le sol en béton graisseux.

Bolt a couru vers moi. C’était le responsable de l’équipe des réglages et de la maintenance. Il a mis sa main sur mon épaule pendant que je régurgitais mon petit-déjeuner. Il m’a rassuré :

– Ça va, ça va aller.

J’étais plus gênée qu’autre chose. J’ai essuyé ma bouche avec le dos de ma main. Bolt a sorti un torchon graisseux de la poche arrière de son bleu de travail et me l’a tendu.

– T’es le troisième gars de cette équipe à vomir.

– Tu penses qu’il fait chaud comment ici, aujourd’hui, Bolt ?

– 43°C.

J’ai sifflé.

– Ça a l’air d’être exactement ça. Comment tu sais ?

Bolt a rigolé.

– Le thermomètre sur le mur de l’atelier d’assemblage. Ça va toi ?

J’ai souri bêtement :

– Ouais.

Vomir avait encore empiré la puanteur.

Bolt m’a donné une petite tape sur l’épaule.

– Y’a pas de honte à vomir. Ça m’arrive tous les samedis soir. J’envoie un gars de la maintenance pour nettoyer ça.

– Hé, Bolt, c’est quoi ces pièces qu’on fabrique ?

– Des trucs pour des ordinateurs, a-t-il répondu en haussant les épaules.

J’ai secoué la tête.

– C’est bizarre de passer la moitié de ma journée à fabriquer quelque chose sans avoir la moindre idée de ce que c’est !

– Tu peux t’estimer heureux que ça ait à voir avec les ordinateurs, a-t-il rigolé. Ça veut sûrement dire qu’on aura encore un boulot pendant un moment !

Il a commencé à partir, puis il a hésité. Il s’est retourné et a mis sa main sur mon épaule.

– Écoute, si t’es intéressé, il y aura bientôt une place qui se libère à l’import-export. Au moins, tu peux respirer là-bas. Ça fait combien de temps que tu bosses là ?

J’ai réfléchi.

– Presque un an. Mais les trois premiers mois j’étais en intérim, donc je sais pas si ça compte.

Bolt a hoché la tête.

– J’ai l’habitude de l’usine. Je vais garder les oreilles grandes ouvertes pour toi.

Il m’a donné une tape sur l’épaule et il est parti.

Quelques minutes plus tard, Jimmy est arrivé pour nettoyer mon vomi. Jimmy était Mohawk. Tous les autres gars de la maintenance et des équipes de réglage étaient blancs.

– Je peux t’aider à nettoyer ça ? lui ai-je demandé. Après tout, c’est mon bordel.

– C’est qu’un boulot, a-t-il répondu en secouant la tête.

– Est-ce que Bolt te laisse réparer les machines ? Ou est-ce que tu fais principalement du ménage ?

Jimmy m’a regardé d’un air suspicieux, puis il a haussé les épaules.

– Bolt est pas un mauvais gars. Il essaie de me donner un boulot décent.

La sonnerie du déjeuner a retenti.

– Je ferais mieux d’éviter de manger ce midi, ai-je dit à Jimmy. Je suis sûr que t’as déjà assez de boulot comme ça !

Il a rigolé.

– L’air ne circule pas ici. Tu devrais sortir et respirer un bon coup.

J’ai pointé pour la pause déjeuner et j’ai commencé à marcher jusqu’au bout du secteur import-export. L’usine était de la taille d’un grand supermarché. Je ne connaissais pas les gars ici. Je n’étais jamais venu là. C’était un autre monde, et en plus j’avais peur de perdre la sécurité que j’avais en bossant tout seul sur une machine. Quand je suis arrivé au service import-export, tous les gars étaient déjà partis déjeuner. Je suis sorti sur le quai de chargement. Il faisait vingt degrés demoins. L’air de l’été était frais.

Je voulais rester dans cette boite. Personne ne me connaissait ici à Towanda, dans cette banlieue de Buffalo. Mais travailler sur cette machine me rendait malade. Peut-être que ça valait le coup de prendre un risque et de tenter d’avoir ce job.

***

Scotty était mon ainé d’au moins trente ans, mais sans lui je n’aurais jamais pu hisser cette dernière caisse ni la charger dans le camion. Après ça, j’avais les bras en compote. Scotty n’était même pas essoufflé.

– Alors, qu’est ce que t’en dis de travailler ici, jeune homme ? m’a demandé Scotty.

– Je peux souffler avant de te répondre ?

– Bien sûr. Tu vas te faire au rythme du boulot. T’es un bosseur, ça sera de plus en plus facile. C’est bientôt l’heure de la pause. Allez viens, on va se laver.

J’ai respiré profondément pendant qu’on se dirigeait tous les deux jusqu’au vestiaire des hommes. Il ressemblait en tout point à celui de l’autre côté de l’usine. Il y avait un énorme évier en béton au milieu de la pièce. Scotty et moi, on a donné chacun une tape sur le distributeur de savon en poudre et on a fait un pas en avant pour appuyer avec nos pieds sur la pompe qui faisait sortir des jets d’eau du robinet.

– T’as déjà un casier ou pas ? m’a demandé Scotty.

J’ai secoué la tête.

– Allez, viens, suis-moi, a-t-il ajouté.

Il a fait taire les plaisanteries dans les vestiaires :

– Il y en a certains d’entre vous qui ont rencontré Jesse ce matin. Il vient juste d’être transféré du département des machines.

À part Scotty et Walter, la plupart des gars ici avait la trentaine. Walter m’a serré la main.

– Eh, fiston. Ça fait longtemps que tu travailles ici ?

J’ai secoué la tête :

– Un an.

Il a rigolé.

– Tu travaillais où avant ?

– Dans l’coin, j’ai dit en haussant les épaules.

Walter et Scotty se sont regardés. J’étais soulagé qu’un des autres gars nous interrompe.

– Je suis Ernie. Lui là, c’est mon pote, Skids. Moi aussi j’étais opérateur avant. J’ai arrêté quand j’ai commencé à cracher du sang.

Skids lui a jeté une serviette.

– Tu crachais du sang parce que tu fumes, crétin.

Ernie a attrapé la tête de Skids dans le creux de son bras et a frotté son poing d’avant en arrière sur son crâne.

Un jeune homme avec une queue de cheval m’a serré la main.

– Je m’appelle Pat.

Ernie a rigolé.

– T’as pas encore rencontré Patty ?

Pat a fait une grimace à Ernie.

– Ta gueule. Je vais te le dire avant eux : je suis objecteur de conscience. Si t’as un problème avec ça, garde-le pour toi.

Skids a brusquement gonflé sa poitrine.

– J’étais au Vietnam. Eh, Jesse ! Tu t’es fait réformer ou t’as combattu ?

J’ai senti le sang me monter à la tête. Je voulais retourner au département moulage, où le niveau de bruit me protégeait des questions inutiles.

– J’y suis pas allé, ai-je marmonné.

Ernie a grogné.

– Un de plus. Qu’est-ce que t’as fait, tu leur as raconté un conte de fée ?

J’ai réfléchi intensément.

– J’ai été réformé. Raison médicale.

Walter nous a interrompus.

– Laisse le gamin tranquille. T’as un casier ? Tiens, prends celui-là.

– Eh, a dit Ernie, tu vas devoir mettre un peu de piment dans ce casier.

Je savais ce que ça voulait dire. Tous les autres gars avaient des posters de pin-ups sur les portes de leur casier.

– Chope-toi un calendrier au restaurant du coin. On y va tous ensemble le jour de paye. Miss Aout va te faire chauffer les couilles. Eh, Walter, tu ferais mieux d’en choper un aussi.

Walter a secoué sa tête tranquillement.

– Y’a des gars qu’ont besoin de photos, et d’autres qui ont le truc en vrai. Pas vrai, Jesse ?

J’ai souri.

– J’ai ramené la pin-up de mon ancien casier.

Ernie m’a tendu deux sparadraps du kit de premiers secours accroché au mur. Je les ai utilisés pour coller une pub de ma vieille Norton arrachée dans un magazine en couleurs.

Pat a sifflé.

– Je préférerais monter celle de Jesse que la tienne, Ernie.

La sonnerie du déjeuner a retenti. J’ai cherché Scotty des yeux, mais il était parti.

– Eh Walter, il est où Scotty ?

Walter a haussé les épaules et a mimé un geste, comme s’il amenait une bouteille à ses lèvres.

– Il traverse une période difficile. Sa femme est en train de mourir d’un cancer. Il traine pas trop quand les gars commencent à parler de chatte.

***

À la fin de l’été, je faisais partie de la bande. En fait, la plupart des matins j’étais même impatiente d’aller au travail parce que c’était mon seul contact humain.

Le vendredi, à l’heure du déjeuner, on était en train de marcher vers un restaurant italien au coin de la rue quand Bolt m’a arrêtée.

– Tu connais quelqu’un qui s’appelle Frankie ?

J’ai senti le sang me monter au visage.

– Il ressemble à quoi ?

Bolt a secoué la tête.

– C’est pas il. C’est une bulldagger. Avant elle travaillait avec toi à l’atelier de reliure. Elle a dit que toi et elle vous aviez participé à la grève. Elle a dit que t’avais fait beaucoup pour le syndicat.

Frankie avait parlé de moi à Bolt. Elle l’avait fait. Je me suis demandé si je devais démissionner tout de suite. Simplement sortir sur le quai, descendre l’allée et continuer à marcher jusqu’à ma moto.

– Où est-ce que t’as rencontré Frankie ? ai-je demandé.

– Elle était dans la deuxième équipe. À partir de lundi, elle commence en équipe de jour. Elle est opératrice. Elle dit que t’es un bon gars.

J’ai cligné les yeux de surprise.

– Elle a dit ça ?

Bolt a hoché la tête.

– Elle dit que t’es un bon syndicaliste.

J’ai ri de soulagement.

– Comment elle a su que je bossais là ?

– Elle t’a vu quitter le parking. C’est une amie à toi ? m’a demandé Bolt.

– Nan.

J’ai marqué la distance.

– Juste quelqu’un avec qui j’ai bossé.

Mon propre manque de loyauté me rendait malade.

Bolt est parti vers les docks.

– Tu viens déjeuner ?

J’ai secoué la tête.

– J’arrive, vas-y.

C’était un soulagement d’être tout seul. J’ai erré dans l’entrepôt et je me suis assis sur une pile de palettes pour réfléchir à la bombe qu’avait lâchée Bolt.

Frankie allait faire partie de l’équipe de jour. Ça me faisait flipper de penser qu’elle aurait pu m’exposer. Mais apparemment, elle ne l’avait pas fait. Frankie était intelligente. Elle avait dû comprendre tout de suite ce qui se passait.

Un sentiment d’excitation m’a envahi. Travailler avec une autre butch ! Peut-être qu’on pourrait trainer ensemble des fois. Peut-être qu’elle savait où étaient passées certaines de l’ancien groupe. Peut-être qu’elle pourrait me présenter une fem.

– Eh, jeunot, m’a interrompu Scotty.

Il était assis sur le sol, adossé contre les palettes. Il a ouvert une bouteille de Jack Daniel’s et m’en a offert.

– Merci, ai-je dit en prenant une gorgée.

Scotty a amené la bouteille jusqu’à ses lèvres et a avalé trois fois. On était assis en silence.

– T’es marié ? m’a-t-il demandé.

J’ai secoué la tête.

Sa tête est tombée sur son torse.

– Ma femme est vraiment malade.

Il a frotté ses yeux avec ses mains. Son visage s’est éclairé.

– Est-ce que je t’ai déjà montré une photo de ma femme ?

J’ai secoué la tête. Il a sorti un portefeuille au cuir rendu fin et doux par l’usure.

– La voilà. C’est ma femme.

J’ai ri et j’ai sifflé.

– C’est toi ça ?

Il a souri.

– Ouais. Tu crois que je suis né à cet âge-là ? J’ai été un jour un p’tit jeune comme toi. J’avais toute ma vie devant moi.

On a ri tous les deux. Mais quand je l’ai de nouveau regardé, il avait les yeux pleins de larmes. Sa voix était rauque.

– J’aimerais pouvoir partir avant elle. Je sais que c’est horrible à dire. Je veux dire, qui prendrait soin d’elle, tu vois ? Mais des fois je me dis que je ne vais pas pouvoir la laisser quand le moment sera venu.

Sa tête est retombée encore une fois. J’ai tendu le bras et j’ai posé délicatement ma main sur son dos, prêt à la bouger si jamais mon geste l’offensait. Mais ça ne l’a pas gêné.

– T’es jeune, a dit Scotty brusquement. Reste pas coincé dans un job comme ça.

J’ai haussé les épaules.

– Ce boulot m’a l’air plutôt pas mal.

– Je veux parler d’un vrai boulot, a-t-il repris en secouant la tête. J’ai fait vingt ans chez Chevy. J’ai eu ma carte à l’UAW1, tu veux la voir ? Vingt ans de ma vie dans l’usine et ils m’ont viré. T’imagines ?

– Chevy ? Tu travaillais avec Bolt ?

Scotty a approuvé de la tête.

– Ouais. Mais il n’y était pas depuis aussi longtemps que moi. Il a travaillé chez Harrison pendant un moment. Viré de là-bas aussi.

J’étais intéressée par Bolt.

– Il était dans le même syndicat ?

– Nous tous, les vieux de la vieille, on est à l’UAW, a-t-il dit. Je serai syndiqué jusqu’au jour où ils mettront mon cercueil en terre. Tu dois avoir un syndicat, mon gars. Si t’as pas de syndicat, t’as plutôt intérêt à te battre pour en avoir un.

J’ai ri.

– On risque pas d’en avoir un ici avant un bon moment !

Scotty a haussé les épaules.

– Eh bien, tu peux jamais savoir. Il y a eu des discussions. On a besoin d’un syndicat ici. Je suis trop vieux pour le faire. C’est vous, les jeunes, qui allez devoir vous y coller.

– J’aimerais vraiment qu’on ait un syndicat aussi, ai-je soupiré. Mais je veux juste garder mon travail, Scotty. À ce propos, qu’est-ce que tu penses de Bolt ? Il a l’air d’être un bon gars.

Scotty a agité son doigt sous mon nez.

– Fais attention à Bolt. Il n’est plus vraiment des nôtres maintenant. Il est à moitié chef d’équipe, à moitié réparateur de machines. Souviens-toi bien de ce que je dis : quand le moment viendra de choisir, il ne saura plus de quel côté il est. Tu ne peux pas lui faire confiance.

J’étais déçu par cet avertissement, parce que j’aimais bien Bolt. Mais heureusement pour moi, je ne faisais vraiment confiance à personne.

***

Lundi après-midi, alors que j’étais en train de pointer, j’ai senti une main se poser sur mon épaule. Je me suis retournée vers Frankie.

– Hé !

– Hé, Frankie ! Écoute, on doit parler.

Elle a mis son index sur ses lèvres.

– Ça va, je sais.

Je l’ai suivie dehors jusqu’au parking.

– Je suis vraiment content de te voir et tout, Frankie. C’est juste que j’ai la trouille. Ça se passe bien ici pour moi. Et les journaux parlent d’une autre récession.

Frankie s’est arrêtée de marcher.

– Je comprends, Jess. Tu crois pas que j’ai déjà compris ?

– Comment t’as réussi à survivre aussi longtemps ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Je vis chez mes parents, là-bas à Tonawanda2, jusqu’à ce que je puisse économiser assez d’argent pour me prendre un endroit à moi. C’est pas si mal. Les weekends, je vis chez ma copine.

J’ai sifflé :

– T’as une copine ? Veinarde.

Frankie a mimé un baiser. Un klaxon de voiture a retenti.

– Tu la connais, ma copine, Jess. Moi et Johnny, ça fait un an qu’on est ensemble. Comme dans la chanson.3

Elle a souri.

Je me suis arrêté net.

– C’est qui Johnny ?

Frankie a soupiré.

– Tu connais Johnny. On travaillait ensemble avant la grève. On était toutes dans la même équipe de softball.

J’ai secoué la tête.

– La seule Johnny dont je me souvienne était une butch et je sais que c’est pas d’elle que tu parles !

J’ai ri.

Frankie a élargi sa posture.

– Si, c’est exactement d’elle que je parle. Elle m’attend dans la voiture là-bas.

J’ai entendu Johnny crier de la voiture.

– Eh, Jess ! Viens voir là !

– Tu déconnes ? ai-je chuchoté à Frankie.

Elle a mis ses mains sur ses hanches.

– C’est mon amoureuse, Jess. Est-ce que j’ai l’air de blaguer ?

Ma bouche est restée grande ouverte. J’ai secoué la tête de gauche à droite.

– Honnêtement, Frankie, je capte pas. Je comprends pas.

Frankie commençait à être agacée.

– T’as pas besoin de comprendre, Jess. Tu dois juste l’accepter. Si tu peux pas, alors passe ton chemin.

C’est exactement ce que j’ai fait. Je ne pouvais pas me faire à cette idée, alors je suis simplement partie.

Ce n’était pas difficile d’éviter Frankie après ça. On travaillait à deux endroits opposés dans l’usine. Je restais en retrait les après-midis. Je ne voulais pas tomber sur l’une d’elles à l’heure du pointage.

Plus je pensais à elles deux, amoureuses, plus ça me contrariait. Je ne pouvais pas m’empêcher de les imaginer en train de s’embrasser. C’était comme deux mecs. Bon, deux mecs gays, ça irait. Mais deux butchs ? Comment pouvaient-elles être attirées l’une par l’autre ? Qui était la fem au lit ?

Je commençais à être obsédé par Frankie et Johnny. Le mercredi matin, j’étais tellement perdu dans mes pensées que je n’avais pas remarqué que Scotty et moi n’étions plus que les deux seuls dans le service. Scotty s’est avancé vers le vestiaire des hommes.

– Tu ferais mieux d’aller là-dedans, a-t-il dit.

– Quoi ?

Il a juste fait un signe de la tête en direction du vestiaire des hommes.

Je ne savais pas à quoi m’attendre quand j’ai ouvert la porte. Le vestiaire était entièrement rempli de gars. Quelques-uns de mon service, d’autres que je ne connaissais pas. Bolt a parlé en premier.

– On t’attendait, a-t-il dit.

J’ai serré les poings. Frankie avait dû parler de moi aux gars, par pure méchanceté. J’aurais dû me douter que je ne pouvais pas lui faire confiance. Peu importe le conflit qu’on avait, ça aurait dû rester entre nous. Je m’occuperais d’elle plus tard. Pour l’instant, j’étais salement en minorité.

Bolt a tendu les mains et s’est dirigé vers moi. Je me suis reculé contre le mur. Le sang battait dans mes tempes. Bolt m’a attrapée par l’épaule. J’ai poussé sa main. J’étais coincé dans le coin.

– Laisse-moi tranquille, ai-je grogné.

Walter est venu vers moi.

– Détends-toi fiston. On veut juste te parler.

– Ouais, à propos de quoi ?

Bolt et Walter se sont regardés et ont reculé.

– À propos du syndicat, a répondu Walter.

J’ai secoué la tête de confusion.

– La femme d’Ernie travaille dans une usine gérée par le syndicat des travailleurs du textile. Elle nous a mis en contact avec un type très bien qui les a aidées. On a besoin de savoir comment tu te positionnes.

J’avais du mal à retrouver mon calme.

– Tu veux dire que c’est une campagne de syndicalisation ?

Bolt a haussé les épaules.

– On n’a fait que parler jusqu’à maintenant. Il faut qu’on trouve un responsable coordinateur syndical et qu’on fasse un appel pour une réunion d’intérêt général. Cette merde ne peut pas continuer comme ça sans finir par exploser.

Ce boulot ne me semblait pas si mal.

– De quel genre de trucs vous voulez vous plaindre ? ai-je demandé.

– Par exemple, qu’on a une paye de merde et qu’ils nous font faire des heures supplémentaires quasiment tous les weekends, a dit Ernie.

J’ai hoché la tête.

– Ouais, mais après on a des jours de congés.

– Bien sûr, parce qu’ils veulent pas nous payer une fois et demi, m’a répondu Skids.

Walter a approuvé.

– Deux personnes peuvent travailler sur la même machine et ne pas être payées pareil. Ça dépend si tu lèches le cul du contremaitre ou pas.

– Les vapeurs sont horribles, a dit Ernie.

– Aucun de nous ne sait ce qu’il inhale. Et il fait tellement chaud qu’il y a des jours où on ne peut pas respirer.

Bolt m’a touché le bras. J’ai fait un bond en arrière. Ça a eu l’air de le blesser.

– Il y a aussi des gros problèmes de sécurité ici. À la maintenance et à la réparation, on voit beaucoup de choses que tu ne vois pas. Les gens ont des accidents : des doigts pris dans des moules, des trucs comme ça. La compagnie essaie de les dissuader de réclamer des indemnités. On leur fait des listes avec les problèmes d’équipement et les managers se contentent de les classer dans la poubelle.

J’ai écouté en hochant la tête. Bolt a haussé les épaules.

– Donc, on doit savoir, Jesse. Comment tu te positionnes ?

J’ai soufflé. Ce travail me convenait bien. J’espérais que ça resterait comme ça. Mais tout changeait tout le temps. J’ai dit aux gars :

– Écoutez, si vous voulez monter un syndicat ici, ça me va.

Bolt s’est rapproché de moi.

– C’est pas assez. On a besoin de toi dans l’organisation du comité.

Je ne voulais pas faire de vagues. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas me contenter de prendre ma carte au syndicat, comme n’importe qui, et continuer à faire mon boulot ?

– Je veux pas être impliqué.

– Écoute, m’a-t-il dit en se penchant vers moi.

J’ai reculé un peu.

– Moi, je me mouille dans cette affaire alors que je ne sais même pas si je pourrais être élu au syndicat, parce que le conseil pourrait me considérer comme un chef d’équipe.

– Vous pouvez compter sur moi en cas d’élection. Mais pas pour militer.

Bolt a secoué la tête.

– C’est pas ce que Frankie m’a dit. Elle a dit que t’avais aidé à gagner la grève.

– Écoute, Bolt, je ne veux pas être impliqué. Je vous soutiendrai tous et je ferai mon travail. Laissez-moi juste tranquille.

Bolt a secoué la tête.

– Je pensais que tu étais différent.

J’ai soupiré.

– Je ne veux pas être différent.

***

En revenant de l’autre côté de l’usine, on a entendu les cris. On a couru sur toute la longueur de l’usine. Au moment où on est arrivé, il ne restait que le sang sur le sol en béton.

– Qui a été blessé ? ai-je demandé à Bolt.

Ses mains calleuses se sont serrées en poings.

– George.

J’ai regardé la flaque de sang sur le sol.

– Est-ce qu’il est mort ?

Bolt a haussé les épaules.

– On ne sait pas encore.

Il a donné un coup de poing sur le manitou à côté de nous.

– J’ai mis cet engin sur la liste moi-même le mois dernier. Les freins étaient morts.

Le surveillant de l’usine a agité les bras.

– Que tout le monde retourne au travail. Ça ne sert à rien de rester autour.

J’ai été surpris que tout le monde reparte travailler. Je m’attendais à moitié à une insurrection. Ce qui a fini par arriver deux semaines plus tard.

L’accident était notre seul sujet de conversation. L’entreprise faisait des tests avec des moules plus grands pour faire des poubelles en plastique. George avait pour tâche d’utiliser le manitou pour porter le moule jusqu’à la machine d’injection. Alors qu’il se tenait devant le manitou en train d’attacher le moule, les freins avaient lâché. Un des bras du manitou avait transpercé le dos de George, juste au-dessous du poumon.

Une semaine plus tard, la colère se faisait toujours sentir. Walter est arrivé en trombe dans notre service, le mercredi après-midi.

– Est-ce que vous avez entendu ? La direction a écrit un rapport sur George pour l’accident. Ils l’accusent !

Bolt était juste derrière lui.

– Écoutez les gars, on appelle à une réunion vendredi dans les locaux de la VFW4 en bas de la rue. Un représentant du syndicat des travailleurs du textile va venir pour nous rencontrer. Ils sont allés trop loin ce coup-ci.

Il avait raison.

On a tous pointé à 15h00 le vendredi après-midi. Je ne me suis pas précipité dehors tout de suite. Je ne voulais pas tomber sur Frankie. Je me demandais si elle serait à la réunion.

Quand je suis arrivée au local de la VFW, à 15h45, il y avait là-bas vingt-cinq travailleurs. Tous les services étaient représentés. Un brouhaha d’excitation flottait dans l’air. Les gens agitaient leurs bras et parlaient à cent à l’heure. Bolt a croisé mon regard depuis l’autre côté de la pièce. J’ai hoché la tête et j’ai souri. Frankie était assise à côté de lui. J’ai évité de la regarder. J’étais toujours perturbé d’avoir découvert qu’elle et Johnny étaient ensemble, même si je ne parvenais pas à expliquer pourquoi.

J’ai remarqué que Frankie était en train de chuchoter à l’oreille d’un gars. Quand il s’est retourné, j’ai reconnu Duffy. Quand il m’a vu, le sourire sur son visage m’a rempli de chaleur. Frankie a attrapé son bras et lui a chuchoté autre chose. Je me suis demandé si elle était en train d’expliquer ma situation.

Duffy est venu droit vers moi.

– Jess.

Il a attrapé ma main. Sa poignée de main m’était familière.

– J’ai pensé à toi si souvent. Ça fait combien de temps que tu bosses ici ?

– Plus d’un an.

– On va avoir besoin de ton aide, a-t-il dit en souriant.

J’ai commencé à protester, mais Duffy a remarqué Ernie et Scotty qui amenaient des boissons du bar à la salle de réunion. Il les a salués.

– Laissez l’alcool là-bas. On est sérieux ici.

J’ai tiré sur sa manche.

– Vas-y doucement avec le plus vieux. La boisson c’est son talon d’Achille, mais c’est un bon gars. C’est un ancien de l’UAW. Comme Bolt.

Duffy a hoché la tête.

– Dis-m’en plus sur Bolt.

Deux femmes Noires que je n’ai pas reconnues ont interpellé Duffy.

– Excuse-moi, a commencé l’une d’elles. Je m’appelle Dottie. Je travaille au service assemblage. Ça, c’est mon amie Gladys. Elle travaille là-bas depuis plus longtemps que moi.

Duffy leur a serré la main.

– Combien de personnes de votre service sont ici ?

– Six, a répondu Dottie. Sur vingt de l’équipe de jour. Il y a environ quinze autres personnes dans la deuxième équipe.

Quelqu’un a crié depuis l’autre côté de la pièce.

– Allez, on commence cette réunion.

Une clameur s’est élevée.

Duffy s’est excusé et s’est dirigé vers le devant de la salle.

– J’ai entendu beaucoup de réclamations cet après-midi.

– Ouais !

La discipline s’est rompue. Tout le monde hurlait sur les conditions de travail à l’usine.

Duffy a levé les mains.

– On va s’occuper de chacune de vos plaintes. Je vous le promets. Il n’y en a pas une seule qui n’est pas importante. Mais concentrons-nous d’abord sur les revendications qui nous concernent tous.

Bolt m’a tapé sur l’épaule.

– Viens par là une minute. Je veux te parler.

J’ai commencé à protester.

– Allez, la réunion sera toujours là.

J’ai suivi Bolt au bar.

Il a commandé deux bières et les a payées. Il a levé sa bouteille.

– Au syndicat, a-t-il dit.

J’ai hoché la tête.

– Je vais boire à sa santé.

– Écoute, Jesse. À quel point tu connais ce gars, Duffy ?

J’ai haussé les épaules.

– À ma connaissance, il est bien. J’ai confiance en lui.

– Certains des gars ont entendu des trucs sur lui. Quelqu’un a dit que c’est un communiste.

J’ai ri.

– Il n’est pas communiste. C’est un bon gars.

Bolt a souri et a fait un signe d’approbation.

– D’accord. Du moment que quelqu’un connait ce gars.

– Eh, Bolt. Est-ce que t’as demandé à Duffy si tu serais éligible ou pas pour rejoindre le syndicat ?

Bolt a secoué la tête.

– Je lui demanderai plus tard. Après la réunion.

On a tous les deux entendu un rugissement venant de l’autre pièce.

– Allez, j’ai dit. On y retourne.

Je commençais à me sentir un peu excité.

– Et maintenant, signons les cartes ! a crié Ernie.

Duffy a levé ses deux mains.

– Vous avez cent-vingt personnes dans votre atelier. Il en faudrait trente pour cent, plus un. C’est le strict minimum pour déposer une candidature à l’élection. C’est un tournant important, mais nous avons besoin de plus.

– Mais où sont passés les autres, bordel ? a crié quelqu’un.

Duffy a secoué la tête.

– C’est vraiment un beau résultat pour une première réunion. Mais on a besoin de trouver plus de travailleurs de tous les secteurs réunis.

Bolt a crié :

– On peut compter sur la maintenance et sur la réparation !

– Et à l’assemblage ? a crié Ernie. Ces filles ne seront pas avec nous. Elles ont des maris qui s’occupent d’elles. Merde, j’ai même entendu dire que deux d’entre elles vivent toujours chez leurs parents.

Dottie s’est levée.

– Je suis l’une d’entre elles. Oui, je vis toujours avec mes parents. J’essaie d’élever deux enfants, sans mari. Et Gladys vit avec ses parents parce qu’elle les soutient financièrement et n’a pas les moyens d’avoir son propre logement. Mais on est toutes les deux là. Vous ne connaissez foutrement rien sur notre secteur.

Gladys s’est levée à ses côtés.

– C’est vrai. Nos doigts et nos poignets nous font un mal de chien à force d’ébarber les débords de plastique toute la journée. On gagne à peine notre vie et on doit bosser les weekends. Beaucoup de filles ont un mari qui ramène aussi un salaire à la maison, c’est vrai. Mais beaucoup d’entre elles sont en colère, elles signeront. Vous verrez.

Duffy leur a souri.

– Les sœurs s’expriment, les gars ! Vous feriez mieux d’écouter.

On était tous d’accord pour clore la réunion et en refaire une la semaine suivante. Mais personne n’avait envie de partir. Nous sommes restés à discuter.

– Eh, Duffy, l’a appelé Bolt. Est-ce que je vais pouvoir faire partie du syndicat ? Je suis responsable au réglage et à l’entretien.

J’aurais voulu pouvoir expliquer à Duffy ce que Bolt valait, mais j’ai vu que Duffy s’en était déjà rendu compte.

– La direction sait que t’es un leader, a-t-il répondu.

J’ai vu Bolt se grandir un peu.

– Mais est-ce que tu recrutes et tu vires ? Est-ce que tu évalues les gars ou est-ce que tu les contrôles ?

Bolt a haussé les épaules.

– C’est un peu vague. Je suis juste le gars qui a le plus d’expérience au réglage et à l’entretien, mais ils me traitent aussi un peu comme un chef d’équipe.

Duffy a hoché la tête.

– L’entreprise va laisser planer le doute sur ta loyauté, histoire de retarder les élections et d’utiliser ce temps-là pour intimider les gens. J’ai l’impression que tu sais déjà de quel côté tu es, mais tu dois faire en sorte que ce soit très clair. Si tu travailles dur pour créer le syndicat, ça sera plus facile d’argumenter pour que tu en fasses partie.

Bolt a serré la main de Duffy.

– Tu penses qu’on va gagner ?

Duffy a souri et a hoché la tête.

– Oui. Mais il va falloir se battre. Nous avons des gens forts dans chaque secteur. Si on en avait plus comme Jess, on gagnerait les yeux fermés. J’ai confiance en Jess. Elle a déjà prouvé qu’elle était à cent pour cent dévouée au syndicat.

Tout s’est déroulé au ralenti. Quand j’ai entendu Duffy dire elle, j’ai été saisi d’horreur. Ma mâchoire est tombée. Frankie s’est frappé le front avec la paume de sa main et a secoué la tête. Les gars regardaient Duffy, puis moi, et Duffy encore. Je suis sortie en trombe du local de la VFW et j’ai foncé vers ma moto.

– Jess, attends !

J’ai entendu Duffy crier. Il m’a rattrapée et a pris mon bras. J’ai tiré d’un coup sec.

– Merci beaucoup, Duffy.

Quand j’ai vu les larmes dans ses yeux, ça a encore empiré les choses.

– Je suis tellement désolé, Jess. C’est sorti tout seul. Je ne voulais pas.

J’ai haussé les épaules.

– Ce que tu voulais faire, ça n’a pas la moindre importance. J’ai perdu ce boulot maintenant !

Il a secoué la tête.

– On trouvera une solution, Jess. Tu pourrais rester. Je parlerai aux gars.

J’ai rigolé d’amertume.

– Tu ne comprends pas, hein ? Quelles toilettes penses-tu que je vais utiliser lundi, Duffy ?

Duffy a mis sa main sur mon bras. Je l’ai regardé fixement.

– Jess, je ne ferais jamais rien pour te faire du mal. Tu le sais ?

J’ai repoussé sa main de mon bras.

– Eh bien si, tu l’as fait.

Je me suis tournée et je suis partie.

– Jess, attends.

C’était Frankie.

– Jess, je sais que tu es furieuse. C’était vraiment merdique. Mais c’était une erreur. Il est vraiment désolé.

– Laisse-moi tranquille, Frankie. Toi non plus tu comprends pas.

Frankie a eu l’air sous le choc.

– C’est quoi ton putain de problème avec moi ? Est-ce que tu vas vraiment couper les ponts avec une autre butch juste parce que tu peux pas supporter de savoir par qui je suis attirée ?

J’aurais aimé que quelqu’un me mette une muselière parce que j’étais tellement énervée que je ne pouvais plus contrôler ma bouche.

– Qu’est-ce qui te fait penser que tu es toujours une butch ? lui ai-je demandé sur un ton amer.

Son sourire était cruel. Elle était sur la défensive.

– Et toi, qu’est-ce qui te fait penser que tu es toujours une butch ? a-t-elle rétorqué.

Je me suis retourné et je suis parti en trombe. Une partie de moi espérait que Frankie ou Duffy me retiendrait. Mais ils ne l’ont pas fait.

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1. Union Auto Workers, syndicat (voir chapitre précédent).

2. Tonawanda est une ville située dans le nord-ouest de l’État de New York, à une quinzaine de kilomètres de Buffalo.

3. Frankie and Johnny est une chanson populaire traditionnelle des États-Unis du début du 20e siècle.

4. La Veterans of Foreign Wars of the United States (VFW) est une organisation officielle de vétérans de l’armée états-unienne.

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Chapitre 16

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
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mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

16

Le soleil pointait à peine à l’horizon. Mon haleine gelait dans ma barbe. Je suis montée avec lassitude dans le bus de l’agence d’intérim.

– Hé, Jesse.

Ben s’est assis à côté de moi et m’a tendu sa grande main calleuse, comme tous les matins. Il aurait pu écraser ma main dans la sienne, mais dans sa poignée de main ferme, je retrouvais toujours sa douceur. J’ai regardé ce grand ours et j’ai souri. J’étais sincèrement content de le voir.

Le froid mordant n’avait pas l’air de l’affecter. Je me suis rappelé pourquoi quand il a sorti une flasque en argent de la poche de sa veste. Il me l’a proposée en premier. J’ai pris une grande gorgée et j’ai toussé en la lui rendant.

– Wild Turkey1.

Il a souri.

– J’aime bien boire un p’tit coup le matin, pour me mettre en marche.

En fait Ben aimait bien boire des p’tits coups tout au long de la journée, pour se maintenir en marche.

On était garés à côté d’une brasserie. De là où j’étais assise, je pouvais voir à travers la fenêtre du restaurant. Annie, la serveuse qui captait toute mon attention, servait du café et plaisantait avec les hommes au comptoir. Une puissante nostalgie s’est emparée de moi, m’arrachant presque des larmes. Sur le siège de devant, un gars a demandé à son ami :

– T’en prendrais bien un morceau, hein ?

Ben a vu mon mouvement de recul.

– Eh, ferme-la, lui a-t-il dit.

L’homme nous a regardés par-dessus le dossier de son siège.

– Ça te regarde ?

– C’est de ma sœur que tu parles, a répondu Ben en le foudroyant du regard.

– Ah désolé, a dit le gars.

Il m’a regardé, me détaillant avec insistance.

– Je te connais pas de quelque part ?

– T’as déjà bossé au Texas ? je lui ai demandé.

Il a secoué la tête.

– Alors tu ne me connais pas, je lui ai dit.

Le bus s’est remis en route. On se dirigeait vers une usine à Tonawanda. L’agence nous promettait un poste stable avec la possibilité d’une embauche permanente. Ben et moi, on était assis dans un silence confortable. Quand l’ambiance du bus est devenue assez bruyante, je lui ai chuchoté :

– Est-ce qu’Annie est vraiment ta sœur ?

Il a souri et m’a fait un clin d’œil.

– Tu as vraiment travaillé au Texas ?

J’ai souri et je lui ai rendu son clin d’œil.

Quand on s’est approchés de l’usine, j’ai vu des piquets de grève qui barraient l’entrée. Alors j’ai compris : on avait été embauchés pour briser une grève.

– Sales jaunes !

Le cri s’est élevé au moment où on sortait du bus. J’avais du mal à reprendre mon souffle dans l’air glacial.

Ben se tenait à mes côtés.

– Je refuse de prendre part à ça, a-t-il dit.

J’ai entendu une femme gueuler dans un mégaphone.

– On va la tenir cette ligne. On ne va pas laisser passer un seul jaune. Je suis prête à tout pour défendre nos boulots et notre syndicat. Et vous, est-ce que vous êtes prêts ?

Les femmes et les hommes du syndicat ont crié leur accord à l’unisson.

Les flics ont baissé les visières de leurs casques anti-émeutes et ont placé leurs tonfas à l’horizontale sur leur poitrine. Ces matraques étaient au moins aussi grosses et longues que des battes de baseball. Ils étaient prêts à attaquer pour nous permettre de rentrer et briser la grève.

Un autre bus d’intérim est arrivé. Les hommes qui en sont sortis se sont dirigés vers nous. On formait un groupe de soixante hommes. J’ai regardé autour de moi ceux avec qui j’avais fait la route. Le plus âgé a annoncé haut et fort :

– Je refuse de vendre mon âme au diable !

– Eh ben, j’ai besoin d’un job, merde. J’ai une famille à nourrir, a hurlé quelqu’un derrière moi.

– Je ne suis pas un jaune, a gueulé Ben. Je n’ai jamais franchi de piquet de grève de ma vie et je ne le ferai jamais. Et je n’ai aucun respect pour les hommes qui le font.

Il a sorti sa carte de l’UAW2 de son portefeuille et l’a tenue en l’air pour que les grévistes puissent la voir. D’autres hommes ont sorti leurs cartes du syndicat et les ont levées fièrement, eux aussi. J’ai serré le poing et je l’ai levé en l’air. Les grévistes nous ont acclamés.

Dans les travailleurs temporaires, moins d’une douzaine ont accepté d’être escortés dans l’usine par la police. La plupart des gars sont remontés dans le bus et ont demandé au chauffeur de nous ramener à l’agence. J’ai écouté les hommes parler entre eux pendant le trajet. Cette année du bicentenaire3 était censée être pleine de patriotisme, mais ce que disaient les gars ressemblait de plus en plus aux discours de Theresa.

– Les temps qui viennent seront durs, je te le dis.

– Ouais, mais tu peux être sûr que les riches vont encore s’enrichir.

– Ce n’était pas juste Nixon4, c’est tous des escrocs. Ce nouveau marchand de cacahuètes5 à la Maison Blanche ne va rien changer.

Ils parlaient des licenciements qui avaient brutalement chamboulé leur vie. Harrison, Chevrolet, Anaconda. Quinze, vingt, trente ans d’ancienneté.

– J’ai donné ma vie entière à Chevy, m’a dit Ben. Quand j’ai été viré, je me suis dit que c’était des vacances. Mais pour être honnête, je suis mort de trouille à l’idée de ne jamais y retourner. Ma vie entière est dans cette usine, tu vois ce que je veux dire ?

J’ai fait oui de la tête. Ben m’a donné un coup de coude.

– On sera quand même payés aujourd’hui, pour le boulot de la semaine dernière. Allons encaisser nos chèques au bar et prendre un verre.

J’ai secoué la tête.

– Nan, je ferais mieux de rentrer.

– Merde, Jesse. Tu as tout le temps autre chose à faire. Tu vas prendre un verre avec moi et c’est tout. À moins que tu penses que tu es trop bien pour moi.

J’ai soupiré.

– Juste un verre.

Ben a souri et m’a tapé sur la cuisse.

Quelqu’un avait mis Stand by your man au juke-box du bar. J’étais perdu dans mes souvenirs quand Ben m’a parlé de son enfance sans son père.

– Et toi, Jesse ? a-t-il demandé. Tu as grandi avec ton père ?

J’ai hoché la tête.

– Tu étais proche de lui ?

J’ai secoué la tête.

– Non.

– Pourquoi ?

J’ai haussé les épaules.

– Oh, c’est une longue histoire. Je n’aime pas trop parler de ça.

– Où c’est que t’as grandi ? a-t-il demandé en faisant signe à la serveuse d’apporter une nouvelle tournée.

– À différents endroits.

J’avais peur de ne pas réussir à rester aussi évasive à la troisième tournée. La serveuse a apporté deux shooters et deux bières. Ben lui a souri chaleureusement.

– Merci ma belle.

Il s’est retourné vers moi.

– Tu sais, je suis curieux à ton sujet.

Je me suis crispé.

– J’ai parlé de toi à ma femme. Je lui ai dit : « Y’a ce gars que j’aime vraiment bien. »

Il s’est arrêté et a levé la main.

– Ne prends pas ça de travers.

L’espace d’un instant, il a eu peur que je croie qu’il était sexuellement attiré par moi. J’ai balayé cette pensée d’un geste. Il avait du mal à articuler.

– Je lui ai dit qu’à chaque fois que j’essayais d’apprendre à connaitre ce gars, il se fermait comme une huitre. Tu sais ce que ma femme m’a dit ? Elle m’a dit que j’étais pareil avec elle. Elle a dit que c’était exactement de ça qu’elle se plaignait tout le temps.

Ben s’est penché en arrière.

– Est-ce que t’as des ennuis, Jesse ? Parce que si t’en as, tu peux me le dire. Je ne suis pas grand chose dans la vie. Mais je suis un bon mécano et un bon ami. À Chevy, tous mes potes bossaient avec moi. Ces gars me manquent.

J’ai hoché la tête, en pensant à mes vieux amis.

– Est-ce que tu fuis la justice ? a-t-il demandé. Parce que si c’est le cas, je comprends.

Sa voix est retombée.

– Je suis allé en prison, deux ans.

D’un coup, quelque chose a changé en Ben. Son corps tout entier est rentré dans une immobilité qui m’a effrayée, comme la surface lisse d’un lac avant la tempête. Je l’ai senti bouillonner sous la surface. La blessure de Ben était en train de ressurgir au grand jour. J’ai attendu. La douleur émerge toujours à son propre rythme. J’étais assis en silence, mon cœur martelait ma poitrine. C’était peut-être juste mon imagination, ou une tendance à dramatiser qui était produite par le Wild Turkey. Mais quand j’ai regardé Ben, j’ai su que j’avais raison. La tempête s’approchait et il était trop tard pour s’enfuir.

Ben a ouvert son portefeuille et a sorti deux photos.

– Est-ce que je t’ai déjà montré ma femme et ma fille ?

J’ai vu un sourire trisomique délicieusement chaleureux sur le visage de sa fille.

– J’adore cet enfant.

Ses yeux se sont remplis de larmes.

– Elle m’a beaucoup appris.

J’aurais voulu lui demander ce qu’elle lui avait appris mais j’étais encore en train de barricader mes émotions. Il voulait tellement me connaitre, et je ne pouvais pas le laisser faire. Et si je lui faisais confiance et que j’avais tort ?

Ben a posé une petite photo défraichie sur la table, en face de moi. Je l’ai examinée et j’ai ri.

– C’est toi ?

Il a fait oui de la tête, sans sourire. J’ai regardé le jeune Ben, un garçon maigrichon avec de grandes mains, les cheveux tirés en arrière et une veste en cuir déglinguée.

– T’étais motard ?

Il a acquiescé à nouveau.

– Belle moto, ai-je dit en pointant la Harley sur la photo.

Il a souri. Je pouvais sentir la pression monter.

– Quand j’étais jeune, a dit Ben, je croyais que j’étais un dur.

C’est drôle tout ce qu’un homme peut exprimer en quelques mots creux. C’était une manière que les butchs aussi avaient de se dévoiler.

– Et puis je me suis fait arrêter pour un vol de voiture. Tu t’es déjà fait arrêter, Jesse ?

J’ai pris une grande respiration et j’ai secoué la tête pour dire que non. Ben a hoché la tête.

– Je suis allé en maison de redressement un p’tit bout de temps. J’étais un enfant sauvage, j’ai brisé le cœur de ma pauvre mère.

Ben s’est envoyé un autre shooter. La serveuse m’a attrapé des yeux. Une autre tournée ? J’ai secoué la tête légèrement.

– J’étais un dur. Tu te dis que la prison c’est rien, que ces matons ne peuvent pas te briser.

Je me suis penchée vers lui. Je savais déjà.

Et puis, soudain, ça y était, dans ses yeux, toute sa honte. Son regard rempli d’eau. J’ai attendu que les larmes coulent le long de ses joues, mais elles ne sont pas descendues. Je voulais le toucher, poser la main sur son bras. Mais j’ai regardé autour de moi les hommes avec qui on travaillait tous les jours et j’ai su que je ne pouvais pas. Je me suis rapproché de Ben. Il m’a regardé dans les yeux.

En silence, sans un mot, ses yeux m’ont raconté ce qui s’était passé en prison. Je n’ai pas détourné le regard. Au lieu de ça, je l’ai laissé se regarder lui-même dans mon propre miroir. Il a vu son reflet dans les yeux d’une femme.

– Je ne l’ai jamais dit à personne, a dit Ben comme si notre conversation s’était faite à voix haute.

À sa manière, il avait fait ce que je n’avais jamais été capable de faire : révéler l’humiliation. Et je voulais lui faire confiance, tout lui raconter. Mais j’avais peur. En même temps, je ne pouvais pas le laisser livré à lui-même.

– Tu sais pourquoi je t’apprécie autant, Ben ?

Ses yeux étaient impatients, comme un enfant qui attend une réponse.

– Je t’apprécie parce que tu es aussi doux que fort.

Ben a rougi et a baissé les yeux.

– Il y a quelque chose en toi, Ben, qui est bon et qui me donne confiance. Et je me demande comment tu es devenu comme ça ? Comment tu es passé de toute cette douleur à l’homme que tu es maintenant ? Qu’est-ce qui a changé pour toi ? Quelles décisions tu as prises ?

Le grand ours a souri timidement. Voilà l’intimité qu’il voulait, l’attention dont il avait besoin. Il s’est penché plus près.

– Quand je suis sorti en liberté conditionnelle, je suis allé travailler dans une station service. Le mécano là-bas, Frank, ce gars a changé ma vie.

La voix de Ben est devenue plus basse.

– Frank se souciait de moi. Il m’a appris à être mécano. Il m’a appris plein de choses. Mais il y a une chose qu’il m’a dite que je n’ai jamais oubliée. Un jour, j’étais sur le point de me barrer. Il y avait ce gars qui était tout le temps en train de me chercher des embrouilles au garage, et je ne pouvais pas me battre avec lui parce que je risquais de retourner en taule. Ça me rendait dingue. Je pétais les plombs, tu vois ?

J’ai hoché la tête.

– Je voulais tuer ce type et me barrer après. Frank le savait. Il m’a poussé contre le mur du garage et il m’a hurlé dessus, pour essayer de m’atteindre.

Ben a ri.

– Si tu avais vu à quel point ce gars était tranquille, tu te rendrais compte de ce que c’était de le voir me hurler dessus comme ça ! Je lui ai dit que je devais prouver que j’étais un homme.

Il a pris une gorgée de bière.

Le côté butch de son histoire m’a fait sourire.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Je n’oublierai jamais ce que Frank m’a dit. Il a dit : « Tu es déjà un homme, tu n’as pas à prouver ça. Tu dois juste prouver quel genre d’homme tu veux être. »

Mes yeux se sont remplis de larmes.

La voix de Ben était aussi intime que son sourire.

– Et toi Jesse ? Qu’est-ce qui a fait de toi ce que tu es ? Qu’est-ce que ça a été ta vie ?

S’il y avait eu une justice, je lui aurais raconté toute l’histoire de ma vie. Je lui aurais retourné la confiance qu’il m’avait témoignée. Mais j’avais peur, alors je l’ai trahi.

– Il n’y a pas grand chose à raconter, j’ai dit.

Il a cligné les yeux d’incrédulité. Je voulais qu’il laisse tomber, mais il ne voulait pas. Il était assez courageux pour se briser une nouvelle fois le crâne contre mon mur de brique.

– Jesse, a-t-il chuchoté, raconte-moi quelque chose à propos de toi.

J’étais pétrifiée par la peur, incapable de rassembler mes esprits pour inventer une histoire qui aurait au moins l’air de révéler quelque chose de moi.

– Il n’y a rien à raconter, lui ai-je dit.

J’étais fermé et barricadé. Il était à nu.

La chaleur est partie de son visage et une rage grandissante l’a remplacée. C’était un gars trop doux pour s’attaquer violemment à moi. Comme une butch, il a gardé ça à l’intérieur.

Je me suis levé  :

– Je ferais mieux d’y aller.

Il a fait oui de la tête et il a fixé sa bouteille de bière. J’ai laissé ma main un instant sur son épaule. Il ne voulait pas accepter mon réconfort, ni me regarder. Je voulais lui dire : Ben, je suis désolé de t’avoir blessé. J’ai fait ça parce que j’avais peur. Je ne savais pas que les hommes pouvaient souffrir comme je souffre. S’il te plait, laisse-moi entrer à nouveau.

Mais bien sûr, je ne l’ai pas dit. À la place j’ai lancé : « À lundi. »

***

La solitude est devenue de plus en plus insupportable. Je mourais d’envie d’être touché. J’avais peur de disparaitre et de cesser d’exister si personne ne le faisait.

Une femme en particulier me faisait tourner la tête tous les matins : Annie, la serveuse du café à côté de mon boulot. Quand elle m’apportait du café, elle ne semblait jamais me remarquer. Mais ensuite, elle captait mon regard et se détournait, et mon attention restait enroulée autour d’elle comme un châle. Elle était aussi dure qu’un gangster. Vraiment, j’aimais bien Annie. Elle traitait chaque client comme un micheton. Elle les travaillait pour un pourboire et ne laissait jamais tomber avant de l’obtenir.

J’étais assis au comptoir et je regardais Annie se détendre avec sa collègue, Frances. Dans le restaurant, les hommes semblaient croire que l’attention des femmes n’existait que pour eux. S’ils avaient vu comment les femmes étaient intimes entre elles, ils auraient été jaloux. Mais ils ne s’en rendaient pas compte. Moi, si.

Annie m’a vu au comptoir.

– Alors, mon cœur, quoi de neuf ce matin ?

J’ai ri.

– Comment tu vas, Annie ?

– Ça ne pourrait pas aller mieux, chéri. Qu’est-ce que tu prends ?

– Du café et des œufs sur le plat.

– C’est parti, a-t-elle dit par-dessus son épaule en s’éloignant de moi d’un bon pas.

Son corps réclamait mon attention.

Frances et Annie se montraient les photos de classe de leurs enfants en attendant les commandes sur le grill.

– Je peux voir ? ai-je demandé à Annie quand elle m’a apporté les œufs.

Elle m’a regardé avec méfiance en me tendant la photo.

– Pourquoi pas.

Quatre rangées de visages d’enfants m’observaient gentiment.

– C’est laquelle ? ai-je demandé.

Annie s’est essuyé les mains sur son tablier et m’a montré sa fille.

– Qu’est-ce qu’elle est grande, je lui ai dit. Elle a tes yeux, à la fois pleins d’intelligence et de colère.

– Où est-ce que tu vois ça ? a demandé Annie en m’arrachant la photo des mains.

Elle est partie, furieuse. Un instant plus tard, elle m’a apporté mon café et l’a posé si brutalement qu’il a débordé de la tasse. Puis elle l’a soulevé, a essuyé le comptoir et l’a renversé une nouvelle fois.

– La prochaine fois que tu veux lire un livre, va dans une putain de bibliothèque.

Elle a tourné les talons. J’ai laissé un pourboire, j’ai payé à la caisse et je suis partie.

Le lendemain, je lui ai apporté une fleur.

– Je suis désolé d’avoir été indiscret, je lui ai dit.

– Ah. Bon, c’est pas un problème que tu sois indiscret, chéri. Mais putain, ne va pas trop vite en besogne, OK ?

– D’accord.

– C’est quoi comme fleur, sinon ?

J’ai souri.

– Une « maman » pour une maman6.

Elle a froncé les sourcils.

– Oh, j’ai compris.

Annie avait un langage corporel très réservé avec moi. Mais dès qu’elle et Frances se sont retrouvées, elle s’est relâchée. Elles ont chuchoté quelque chose. Frances a senti la fleur et a mis une main sur son cœur. Annie l’a embrassée sur l’épaule.

J’avais envie de passer du temps avec Annie en dehors de son boulot. C’était évident à présent.

Annie m’a apporté un sac en papier blanc.

– Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Du café et un gâteau à la cerise.

J’étais embarrassé.

– Je ne l’ai pas commandé.

– Je n’ai pas commandé de fleur non plus, a-t-elle riposté. C’est la maison qui offre ! Il est frais. Le gâteau. Il est frais.

J’ai souri, laissé un pourboire et payé à la caisse pour mon petit-déjeuner. Puis je suis retournée au comptoir et j’ai essayé de capter l’attention d’Annie. Elle m’a fait attendre.

– T’as oublié quoi ? a-t-elle demandé.

– Je voulais savoir si tu…

J’ai hésité. Ça pouvait être une grosse erreur de sortir avec quelqu’un qui connaissait mes collègues. Si elle découvrait tout, ça pouvait vraiment me mettre dans le pétrin et m’obliger à quitter mon travail. Mais j’étais désespérément seul.

– Si je quoi ? a-t-elle dit l’air suspicieuse.

– Si tu voulais sortir avec moi un jour ?

Annie a mis les mains sur les hanches et m’a regardé plusieurs fois de haut en bas.

– Redemande-moi plus tard.

Quelque part, j’ai pensé que c’était bon signe.

Notre flirt a commencé à devenir plus sérieux le lendemain matin. C’était drôle. Ça faisait du bien. Ça m’a rappelé le bon vieux temps entre les fems et les butchs. Mais ce n’était pas entre des femmes. Du moins, ce n’était pas perçu comme ça par le monde autour de nous. Et je n’arrêtais pas de me le rappeler à moi-même : ce n’était pas non plus ce qu’Annie voyait.

Ce qui était incroyable, c’était que cette parade nuptiale pouvait prendre place en public et que tout le monde, collègues comme inconnus, l’encourageait et l’approuvait. Pendant ce temps, Anita Bryant7 agitait la Bible et provoquait un vrai battage médiatique. Tout ça pour revenir sur un simple décret sur les droits des homosexuels. Je me suis demandé comment les sentiments humains pouvaient être jugés de façons si différentes.

Quand j’ai enfin eu le courage de réinviter Annie à sortir, elle s’est essuyé les mains sur son tablier et a répondu :

– Oui, j’imagine. Pourquoi pas ?

Le vendredi soir, j’ai frappé à sa porte. Elle a mis un long moment à répondre. Je l’ai entendue hurler quelque chose. J’avais une sensation étrange au creux de l’estomac. Annie n’a ouvert la porte qu’à moitié.

– Euh … a-t-elle commencé.

Je pouvais voir une enfant enroulée autour de ses jambes.

– C’est pas grave, l’ai-je interrompue.

Elle voulait annuler. J’ai essayé de cacher ma déception.

– Peut-être une autre fois, ai-je dit.

– Attends.

Elle a ouvert la porte en grand.

– Je veux dire, si tu veux entrer, je pourrais te faire un café, ou autre chose.

Je voulais entrer.

On est restés tous les trois mal à l’aise dans le salon.

– Ma nourrice, bon, c’est la fille de ma sœur en fait, elle est malade, donc j’ai Kathy à la maison ce soir et elle a un peu de fièvre.

J’ai levé la main pour l’arrêter.

– T’inquiète pas, je vois bien que t’es occupée. Détends-toi !

Annie s’est apaisée d’un cran.

– Assieds-toi. Tu veux manger quelque chose ? Je pourrais nous cuisiner quelque chose.

– T’en as pas marre de servir à manger ?

Elle a ri.

– Ça va, ça ne me dérange pas.

– Tu veux que je m’assoie dans la cuisine comme ça tu peux tout faire dans une seule pièce ?

Elle a fait oui de la tête en souriant.

J’avais apporté un petit sac en toile. Je l’ai posé par terre près du canapé, hors de vue. Amener un gode avait peut-être été trop optimiste. Mais là encore, être pris de court pouvait présenter des risques. J’ai essayé de respirer pour relâcher mon anxiété tout en suivant Annie et Kathy dans la cuisine.

– Je peux t’aider ? ai-je proposé.

Elle a eu l’air surprise.

– Nan, ça va.

Kathy lui cramponnait la jambe d’une main et agrippait un lapin en peluche de l’autre. Je lui ai souri.

– Est-ce que ton lapin a de la fièvre, lui aussi ?

Elle a regardé le lapin, puis moi, sans répondre.

– Plus tard, lui ai-je dit, si tu penses que ton lapin a de la fièvre, je prendrai sa température. C’est un lapin fille ou garçon ?

Kathy a tendu le lapin bien haut comme si je pouvais déterminer son sexe.

– Ah, c’est une fille, ai-je présumé.

Elle a levé les yeux vers sa mère.

– Montre-lui ton lapin, l’a encouragée Annie.

Kathy a violemment secoué la tête et s’est cramponnée à sa mère, cherchant sa protection.

– Tu aimes les macaronis au fromage ? a demandé Annie.

Je détestais les macaronis au fromage.

– Ça sera parfait, ai-je répondu.

Annie a servi trois assiettes avec des tranches de jambon, des macaronis au fromage, du maïs et du pain. La première assiette contenait de petites portions de chaque, et on devinait des dessins des Pierrafeu8 dessous.

– C’est la mienne ? ai-je demandé à Kathy.

Elle a secoué la tête et a serré plus fort son petit lapin.

Annie a posé mon assiette devant moi et s’est assise. Kathy a levé son verre vide. Annie s’est levée d’un coup pour le remplir de lait.

– Tu veux une bière ? a-t-elle demandé pendant que la porte du frigo était ouverte.

– Je veux bien.

– Tu veux un verre ?

J’ai secoué la tête. Elle a souri.

Annie a amené deux bouteilles de bière à table et s’est rassise. On a trinqué avant de boire. Kathy a essayé de faire pareil. Son verre s’est renversé, mettant du lait partout sur la table. Annie a tout de suite essayé d’éponger le lait de mon assiette avec sa serviette. Je me suis levé d’un coup et je suis revenu de l’évier avec une éponge. On a essuyé l’essentiel.

Annie paraissait tendue.

– Ton assiette est complètement foutue.

– Non, ai-je dit, le lait c’est bon pour la santé.

Kathy semblait sur le point de pleurer. Elle a serré son petit lapin plus fort. Je lui ai souri.

– Des fois, quand je renverse quelque chose, je pense que tout le monde va être en colère contre moi, lui ai-je dit. Mais je ne suis pas en colère contre toi.

Kathy a plissé les yeux en m’examinant, exactement comme faisait sa mère.

– Est-ce que tu te sentirais mieux si je renversais ma bière ? lui ai-je demandé.

Kathy a souri et a hoché la tête vivement.

– N’essaie même pas, m’a conseillé Annie, cachant un sourire.

Le reste du repas a été beaucoup plus tranquille. Après le dessert, Kathy m’a fourré son lapin dans les mains.

– Je dois prendre sa température ? ai-je demandé.

Elle a hoché la tête.

– Ce lapinou doit bientôt aller au lit, je lui ai dit, je pense qu’elle a un rhume.

Kathy a pesé l’information et a hoché la tête.

– Est-ce que ton lapinou doit prendre un bain avant ?

Kathy a secoué la tête énergiquement.

– Oh si, elle en a besoin, a ri Annie en attrapant Kathy pour la prendre dans ses bras.

Je finissais la vaisselle quand Annie est arrivée derrière moi. Elle a attrapé un torchon sur la porte du frigo. J’ai lavé les casseroles pendant qu’elle essuyait la vaisselle. C’était bien. Mais plus Annie essuyait, plus elle avait l’air énervée.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lui ai-je demandé.

Elle a balancé le torchon et m’a lancé un regard furieux.

– Je ne suis pas une fille facile, tu sais ? Vous les hommes, vous savez qu’une femme avec un enfant s’est déjà faite baiser, alors vous vous imaginez que vous pouvez avoir ce que vous voulez, non ?

J’ai rincé l’éponge sous le robinet et je suis allé vers la table pour l’essuyer.

– J’ai eu ce que je voulais pendant le repas.

Elle a eu l’air choquée.

– Quoi, des macaronis au fromage avec une sauce au lait ?

On a ri tous les deux.

– Je voulais juste passer du temps avec toi en dehors du boulot, tu vois ?

– Pourquoi ?

Elle m’a jaugé de ses yeux vifs, une nouvelle fois.

– Je t’aime bien. Je crois que j’aime vraiment les dures à cuire, et dieu sait que t’en es une.

Elle a secoué la tête.

– J’arrive pas à te cerner.

– Et alors ?

– Et un homme que je n’arrive pas à cerner est un homme dangereux.

Elle s’est rapprochée. Mon corps s’est tourné vers elle. On y était.

– Je ne suis pas dangereux, ai-je promis. Je suis compliqué, mais pas dangereux.

– Qu’est-ce que tu cherches, chéri ?

Annie a doucement fait courir ses doigts dans mes cheveux. Oh, mon dieu, c’était tellement bon.

J’ai soupiré profondément.

– J’ai été blessé. Je ne cherche pas à me marier, et je ne voudrais manquer de respect à personne. J’imagine que je cherche juste un peu de réconfort.

– C’est tout ? a-t-elle voulu savoir. Comme un coup d’un soir ?

J’ai haussé les épaules.

– Je sais pas, lui ai-je répondu honnêtement.

Annie a pesé mes mots avec attention, au regard de ses propres besoins. Elle s’est détournée de moi mais j’ai su au bout d’un moment que je pouvais la toucher. J’ai embrassé sa joue la plus proche. Mes lèvres ont effleuré son oreille et ont voyagé vers sa nuque. J’entendais sa respiration se modifier. Elle s’est tournée et m’a regardée un bon moment avant de m’offrir sa bouche. On s’est embrassés profondément, mais toujours prudemment. Doucement, on a commencé à se rapprocher l’une de l’autre. Je pouvais la sentir guetter mes réactions tout en m’offrant son corps. J’étais doux. J’étais lent. Au fur et à mesure, son corps a senti que mon tempo était légèrement plus lent que le sien. Elle a rougi de chaleur. Elle a appuyé son bassin contre le mien et m’a regardé d’un air interrogateur. On savait toutes les deux que je ne bandais pas.

– Maman ! a appelé Kathy de l’étage.

Annie m’a regardé d’un air désolé. J’ai fait un signe de tête en direction de la voix de Kathy. Annie est partie quelques minutes. Elle est revenue dans la cuisine et a rempli d’eau un verre en plastique Cendrillon.

– J’arrive tout de suite, a-t-elle dit d’une voix rauque.

Je me suis souvenu du sac que j’avais laissé dans l’autre pièce. C’était clairement le moment de le prendre. J’ai attrapé le sac et je suis vite allée à la salle de bain. J’ai verrouillé la porte et enlevé mon pantalon et mon caleçon.

Le harnais et la bite en caoutchouc tenaient parfaitement dans mon slip. J’ai remis mon pantalon et vérifié que j’avais un préservatif dans mon portefeuille. J’ai entendu Annie m’appeler de la cuisine. J’ai tiré la chasse et fait couler l’eau du robinet un instant, et je suis sorti à sa rencontre. J’étais à bout de souffle.

– Qu’est-ce que tu faisais là-dedans, tu courais ? a-t-elle dit en riant.

Ça allait prendre un moment pour que la sensation revienne. J’ai fait courir mes doigts dans ses cheveux.

Elle a fermé les yeux et a ouvert les lèvres. Le téléphone a sonné. On a ri tous les deux.

– Oublie ça, a-t-elle dit.

Ça a continué de sonner. Je l’ai attirée plus près de moi. Elle a collé son bassin contre le mien. Cette fois, elle a souri.

Elle s’est reculée et a scruté mon visage. Je me suis appuyé contre l’évier et j’ai attendu qu’elle vienne vers moi. Puis elle m’a pris par la main et m’a conduite vers sa chambre.

Annie avait peur. Je le sentais. Ce qu’elle ne pouvait pas savoir c’est que j’avais peur moi aussi. Je désirais tellement être dans ses bras que j’étais prête à m’exposer et à risquer l’humiliation.

Elle a allumé la lumière de sa chambre quand on est entrés. Un réservoir de Harley-Davidson était accroché au plafond.

– Tu aimes les motos ? m’a-t-elle demandé.

J’ai fait oui de la tête. J’ai marché vers l’interrupteur et j’ai éteint. Elle est restée debout, mal à l’aise, à côté du lit. Je suis venu derrière elle et j’ai posé mes mains sur ses épaules. J’en ai passé une dans ses cheveux, en lui pinçant la nuque avec les lèvres. J’ai doucement pressé mon bassin contre ses fesses tout en tirant ses épaules en arrière pour pouvoir attraper plus de sa nuque avec ma bouche.

Annie s’est retournée et m’a poussée doucement sur le lit. Elle tremblait.

– T’as peur ? ai-je demandé.

– Va te faire foutre, a-t-elle répondu avec un sourire tordu.

– Tu as déjà été blessée, ai-je pensé à haute voix.

– Quelle femme ne l’a jamais été ? a-t-elle dit d’un ton sec.

J’ai roulé sur le dos et je l’ai tirée vers moi.

– J’aimerais vraiment te faire du bien, ai-je chuchoté. Si tu me faisais assez confiance pour me montrer ce que tu veux.

– C’est quoi ton truc, Monsieur ? a-t-elle grogné. T’as envie de baiser ou pas ?

– On peut. Si t’as envie aussi, ai-je dit. Ou on peut faire autre chose. C’est toi qui vois.

Annie a mis un temps à réagir.

– Comment ça, c’est moi qui vois ?

– C’est ton corps. Qu’est-ce que tu veux ? Je veux dire, tu peux me montrer comment tu as vraiment envie que je te touche. Ou alors tu peux faire semblant d’être excitée, en espérant que je ne jouisse pas trop vite – mais sans trop trainer non plus.

Annie a secoué la tête et s’est assise droite comme un i.

– Tu me fais flipper, elle a dit.

– Parce que j’ai envie que tu sois vraiment là quand je te touche ?

Elle a hoché la tête.

– Ouais, exactement.

Je me suis allongé sans rien dire.

– Je ne sais pas si je peux, elle a dit.

Je me suis assis et je l’ai prise dans mes bras. « Essaie », ai-je chuchoté pendant que je l’attirais sur moi. Je l’ai faite rouler sur le dos en l’embrassant, longuement et profondément. J’ai déboutonné son chemisier avec des doigts lents et fermes, et j’ai taquiné ses seins un bon moment avant d’approcher ses tétons du bout des doigts. Puis je les ai effleurés légèrement et j’ai senti son corps frissonner. J’ai pris ses tétons un par un dans ma bouche et j’ai joué avec, toujours très doucement. D’une certaine manière, elle me disait avec son corps où, comment et quand la toucher. Quand j’ai frotté l’avant de son jean, j’ai pu sentir son désir monter, mais j’ai pensé qu’elle méritait le luxe d’en avoir vraiment très envie.

Puis, elle a dit quelque chose. Je savais le courage que ça lui demandait.

– J’ai toujours voulu jouir avant de baiser.

De honte, elle a détourné la tête. J’ai embrassé le bout de sa gorge qui restait exposé.

– Tout ce que tu veux, je lui ai dit.

Elle a tourné la tête pour me regarder. Elle avait des larmes dans les yeux.

– Tout ? a-t-elle demandé.

On a commencé à la déshabiller ensemble – mon besoin, son urgence. J’ai enlevé mon pantalon et ma jolie chemise. Je portais juste un t-shirt blanc et mon slip.

Mes mains ont couru sur ses cuisses et sont remontées vers son entrejambe. Je pouvais sentir sa chaleur et son humidité à travers les sous-vêtements. J’ai commencé à glisser le long de son corps, utilisant mes lèvres et ma langue pour créer de nouvelles zones érogènes partout sur sa cage thoracique et son ventre. Mes doigts avaient attrapé l’élastique de sa culotte et commencé à le descendre sur ses cuisses quand ses mains m’ont stoppé en m’agrippant fermement les oreilles.

Je l’ai regardée d’un air interrogateur.

– Je viens d’avoir mes règles, a-t-elle dit.

J’ai haussé les épaules.

– Et ?

Différentes émotions sont passées sur son visage : incrédulité, colère, soulagement, plaisir. Le plaisir est sans aucun doute celle qui a persisté quand j’ai commencé à stimuler ses cuisses avec ma bouche. En se recentrant sur son propre désir, elle a atteint l’orgasme avec une confiance presque sereine.

Je l’ai serrée plus près de moi pendant que sa respiration ralentissait. Elle a fait courir ses doigts dans mes cheveux, m’a caressé le dos. C’était si bon qu’elle me touche que les larmes me sont montées aux yeux et ont coulé le long de mes joues.

– Qu’est-ce qui se passe, chéri ? a-t-elle demandé d’un air concerné.

J’ai secoué la tête et caché mon visage dans son épaule. Pour l’instant, ses bras me protégeaient de ma propre existence.

Ma bouche était proche de son téton. J’ai senti la respiration d’Annie s’accélérer. Elle a tiré sur mon t-shirt.

– Enlève-le, a-t-elle insisté.

J’ai hésité. Il faisait noir. J’étais au-dessus d’elle. Elle ne pouvait donc pas voir les deux lignes en travers de ma poitrine qui révélaient qu’elle avait été modifiée.

J’ai enlevé mon t-shirt. Annie a fait courir ses ongles de mes épaules vers le bas de mon dos. J’ai frissonné de plaisir. Ses ongles se sont enfoncés plus fort dans ma chair quand elle a bougé son bassin contre le mien. Elle était détendue avec moi, jusqu’au moment où je me suis retrouvée au-dessus d’elle, prête à la pénétrer. J’ai caressé ses cuisses jusqu’à ce qu’elle me regarde.

– C’est si tu le veux, sinon rien, lui ai-je dit.

– J’ai tellement envie de toi, a-t-elle chuchoté d’une voix rauque.

On a tous les deux gémi légèrement quand elle a dit ça. J’ai doucement tiré mon gode de mon slip dans le noir, craignant d’être découvert. Qu’est-ce qui me faisait croire que ça pouvait marcher ?

J’ai enfilé un préservatif sur mon gode.

– Je ne crois pas que je peux avoir d’autres enfants, m’a-t-elle dit.

– Je ne veux pas prendre le risque, ça me regarde après tout, ai-je dit.

– Et ben, pour une fois ça change ! a-t-elle dit en riant.

En douceur, j’ai poussé le bout de ma bite à l’intérieur d’elle. Annie s’est crispée. J’ai attendu. Puis elle s’est détendue et ses hanches ont commencé à bouger, m’attirant en elle. Je suis rentrée profondément en elle, et je suis restée immobile au-dessus d’elle. Nos corps se sont détendus, emboités l’un dans l’autre. Je n’ai pas bougé avant qu’elle ne le fasse. Je bougeais un tout petit peu moins vite que ce que réclamait son corps. Il en voulait plus.

J’ai senti grandir son orgasme bien avant qu’elle ne jouisse. Quand elle a commencé à jouir, ses mains m’ont agrippé le dos en me griffant. À un moment, elle m’a tiré les cheveux si fort que j’ai crié avec elle. Quand son orgasme a commencé à redescendre, je l’ai suivi doucement. Des cercles sur la surface d’une étendue d’eau. J’ai cherché avec elle un autre orgasme, avant même que celui-là ne soit dissipé. On l’a trouvé ensemble, et plus tard un plus petit.

– Oh, Jesse.

La manière dont elle a soupiré mon nom était tellement belle. Elle a caressé mon dos du bout des doigts, comme une pluie chaude.

J’étais encore tout dur à l’intérieur d’elle. On l’a remarqué en même temps.

– Qu’est ce qui se passe, chéri, t’es coincé ?

– Je peux pas jouir avec une capote, ai-je dit. Laisse-moi l’enlever et je me retirerai avant de jouir, promis.

Elle a détourné la tête.

– J’ai déjà entendu ça.

– Promis, crois-moi.

– Seigneur, aie pitié, c’est les trois mots les plus dangereux qui peuvent sortir de la bouche d’un homme. OK, mon cœur, t’as de la chance que je pense ne plus pouvoir tomber enceinte.

C’est vrai que j’ai simulé une éjaculation, mais pas mon plaisir. Le corps d’Annie était si bon. Elle m’a embrassé doucement et profondément, a bougé pour moi, m’a donné tout ce qu’une femme peut donner à son amant, et j’étais excité. Au moment où c’est devenu insupportable pour moi d’aller plus loin, je me suis retiré doucement, j’ai écrasé mon bassin contre les draps et j’ai crié.

J’étais allongé à plat-ventre sur le lit, ma tête posée sur son ventre. Ses mains jouaient avec mes cheveux. Elle a fait courir le bout de ses doigts le long de mes épaules, stimulant la surface de ma peau. À cet instant, j’aurais aimé que le temps s’arrête.

On est restés tous les deux sans parler pendant un moment.

– Je dois aller à la salle de bain, ai-je dit.

– Moi aussi, a-t-elle dit en riant.

– Moi d’abord.

Toujours sur le ventre, j’ai rentré mon gode dans mon slip. Je me suis tourné de l’autre côté, j’ai enfilé mon t-shirt et je me suis dirigé vers la salle de bain dans l’obscurité. J’ai verrouillé la porte, sorti mon sac de derrière la baignoire et j’ai remplacé mon gode par une chaussette dans mon slip. Je me suis regardée dans le miroir tout en m’éclaboussant la tête avec de l’eau froide. C’était toujours moi, en train de me regarder.

Ça a frappé à la porte. Je l’ai ouverte. Annie est venue dans mes bras et m’a embrassé profondément. Elle a glissé doucement sa main entre mes cuisses et a serré la chaussette.

– J’ai eu beaucoup de plaisir ce soir, a-t-elle dit, c’était magique.

Mon corps s’est crispé, et elle a retiré sa main.

Je lui ai ébouriffé les cheveux.

– Toute magie n’est qu’illusion, ai-je constaté.

La lumière était allumée quand je suis retourné dans la chambre. Je l’ai éteinte. Annie est revenue et elle s’est assise au bord du lit.

– T’as faim ? elle a demandé.

– Mmm…

Je l’ai tirée au-dessus de moi et je l’ai embrassée jusqu’à ce que je réalise que j’étais en train de faire des promesses que je ne pourrais pas tenir.

– Je suis crevé, ai-je dit, mais j’ai envie de te serrer dans mes bras.

Annie est venue dans mes bras et s’est appuyée contre mon épaule.

– Tu es un homme étrange.

– Qu’est-c’que tu veux dire ?

– Déjà, j’ai jamais rencontré d’homme qui ne soit pas effrayé par un peu de sang féminin. Mais tu sais ce que c’est le plus bizarre avec toi ?

Chaque muscle de mon corps s’est tendu, à part la chaussette. Annie a ri.

– Détends-toi, bébé. Je ne me plains pas. Ce qui m’a vraiment surprise, c’est que tu savais que je devais m’occuper de ma fille et que tu n’as pas réclamé mon attention avant qu’elle aille au lit. Ça, et le fait que même mon ex-mari n’a jamais fait la vaisselle. Et c’était lui qui en salissait le plus.

Annie a secoué la tête.

– Tu ne baises pas comme les autres, non plus.

J’ai roulé sur le ventre, en protection.

Elle m’a massé les épaules.

– Je veux dire, tu prends ton temps, tu vois. C’est comme si tu avais un cerveau dans la bite, au lieu d’une bite dans le cerveau, tu vois ?

On a ri tous les deux et on s’est roulés dans le lit ensemble.

Je me suis endormie, en sécurité dans ses bras.

La première voix que j’ai entendue au réveil était celle de Kathy.

– Est-ce que je peux mettre les dessins animés ?

Annie a marmonné : « Vas-y ». Peu après, elle m’a embrassé dans l’oreille et s’est levée pour préparer le petit-déjeuner. Pendant qu’Annie faisait des pancakes, Kathy s’est assise sur mes genoux et m’a dit tout ce qu’elle pensait de Bip-bip et Coyote9.

Annie a essayé de cacher son plaisir de nous voir ensemble.

– D’habitude, elle a peur des hommes.

Quand Kathy est sortie, Annie m’a dit :

– Tu es vraiment doué avec elle.

J’ai remarqué quelque chose dans l’attitude d’Annie pendant qu’elle cuisinait.

– T’as quelque chose en tête ?

Elle s’est retournée et s’est essuyée les mains sur son tablier.

– Je sais que c’est dingue de te demander ça.

– Vas-y, ai-je dit.

– Bon, ma sœur se marie demain, et bon, c’est fou, je veux dire je t’en parle au dernier moment, et tu ne t’es engagé à rien hier soir…

– Ouais, d’accord, ai-je dit.

Annie s’est assise sur la chaise à côté de la mienne.

– T’es sûr que ça te va ? a-t-elle demandé.

– Ça me va, tant que les choses sont claires entre nous.

Elle a appuyé le bout de ses doigts contre mes lèvres.

– Des fois, mon cœur demande plus, mais ma tête veut la même chose que toi.

J’ai hoché la tête.

Annie s’est levée et a marché vers le poêle.

– Il y a juste une chose, ai-je ajouté.

Elle ne s’est pas retournée, mais son corps s’est crispé tout entier comme un poing.

– Quoi ? a-t-elle dit par-dessus son épaule.

– Il faudra y aller avec ma Harley. C’est le seul véhicule que j’ai.

Annie a enlevé son tablier, l’a lancé sur l’évier, s’est approchée et s’est assise sur mes genoux. Elle m’a embrassé tout doucement.

– 09h00, elle a dit, sois pas en retard.

Je suis arrivé près de chez elle à 08h30, en fait. J’ai arrêté le moteur quelques rues avant d’arriver et j’ai poussé la moto jusqu’à la maison pour ne pas réveiller tout le voisinage. Je me suis assis sur le perron et j’ai fumé une cigarette, jusqu’à ce que j’entende la porte s’ouvrir et Annie dire :

– Tu rentres ou pas ?

Elle m’a examinée de haut en bas.

– T’es très élégant, chéri.

Elle a eu l’air ravie que je rougisse.

– Je dois finir de m’habiller. J’ai fait du café, a-t-elle crié depuis sa chambre.

– Je vais en prendre, ai-je hurlé en retour, t’en veux ?

Elle est venue à la porte de sa chambre, en retenant les pans arrières de sa robe.

– Ouais.

Elle a souri.

– Tu m’aides avec la fermeture éclair d’abord ?

Je l’ai fait, pendant qu’elle me regardait par-dessus son épaule. J’ai embrassé sa joue. Ses cheveux étaient relevés et tenaient en place avec des pinces. J’ai embrassé le bas de sa nuque.

– Continue comme ça et je ne serai jamais prête, chéri.

Elle s’est éloignée de moi.

J’ai servi deux tasses de café et je les ai amenées dans sa chambre. La porte était entrouverte, mais j’ai frappé sur le cadre.

– Voilà ton café.

Quand elle est sortie quelques instants plus tard, j’ai retenu mon souffle et expiré lentement. Elle a lissé sa robe.

– À quoi je ressemble ?

J’ai soupiré.

– J’ai l’impression d’être mort et d’avoir été emmené au paradis.

Elle a fait une grimace et a levé les bras pour les enrouler autour de ma nuque, mais je me suis écarté et je lui ai tendu un petit bouquet d’orchidées que j’avais acheté la veille.

Elle a cligné des yeux pour éviter de pleurer. Elle semblait en colère.

– Pourquoi tu fais tout ça ? a-t-elle râlé.

J’ai souri à la vue de cette femme pleine de force en face de moi.

Son visage s’est adouci et elle a souri en retour.

– Où est Kathy ?

Elle s’est renfrognée.

– Avec Frances, du restaurant. Il se pourrait que mon ex-mari rôde à ce mariage.

Je n’ai pas compris mais j’ai laissé couler.

C’était une cérémonie traditionnelle à l’église. Je n’étais jamais allé à un mariage avant. Tout le monde dans la salle avait les larmes aux yeux et semblait ému par la cérémonie. La sœur d’Annie devait promettre sincèrement d’obéir à ce gars pour le reste de sa vie avant que le prêtre veuille bien les déclarer mari et femme. J’ai trouvé ça assez moyenâgeux.

La réception se tenait à l’extérieur. Il y avait des tables et des chaises installées sur toute la pelouse. Les boissons et la nourriture étaient servies sous un immense barnum.

Annie m’a présenté à toute sa famille qui avait fait le voyage jusqu’à Buffalo pour le mariage. Elle est restée dans mes bras tout du long. J’ai rencontré la cousine Wilma. Elle a eu un sourire méchant.

– C’est merveilleux d’avoir accepté de venir avec Annie aujourd’hui.

Annie a serré mon bras comme un garrot.

– Tout le plaisir est pour moi.

J’ai posé ma main sur celle d’Annie, qui me coupait la circulation dans le bras. Sans quitter Annie des yeux, j’ai dit à Wilma :

– C’est pas tous les jours qu’une femme aussi belle et forte qu’Annie m’offre sa compagnie.

Wilma a tourné les talons et Annie a gloussé dans mon épaule.

– Va nous chercher une bouteille de champagne, elle a dit.

J’y suis allée.

– Combien de verres, monsieur ? m’a demandé le barman.

– Un seul.

J’ai choisi une petite bouteille de club soda.

– Je peux la prendre ?

Le barman a fait oui de la tête.

– C’est pour quoi ? a voulu savoir Annie.

– Eh, il faut bien que quelqu’un nous ramène à la maison.

À ce moment là, sous la tente, elle m’a embrassé si tendrement que pas un homme ou une femme à portée de vue n’a pu s’empêcher de nous regarder avec envie.

Annie et moi, on a trouvé une place ombragée sous un arbre d’où on pouvait voir toutes les allées et venues. Elle a retiré ses chaussures. J’ai posé ma veste de costard par terre pour qu’elle s’assoie dessus. Annie a secoué la tête :

– On peut dire que ta mère a appris les bonnes manières à son petit garçon.

Elle m’a raconté tous les ragots sur sa famille : qui buvait en cachette, qui frappait ou trompait sa femme, et qui le faisait avec le facteur.

– Ce pédé, a-t-elle dit avec mépris.

J’étais choqué par la haine dans ses yeux. Elle regardait un homme en début de cinquantaine. Il avait un bras autour de l’épaule d’une des nombreuses tantes qui trainaient à la réception. Annie a pesté :

– Qui a laissé rentrer ce tordu ?

– Il est vraiment homo ? lui ai-je demandé.

– Et comment ! Il baise sûrement tous les enfants de la famille.

– Merde, Annie.

Mon sang s’est glacé.

– Comment peux-tu détester quelqu’un juste à cause de qui il aime ?

Elle m’a regardée, choquée.

– Tu aimes les pédés ?

J’ai haussé les épaules.

– On est pas tous pareils, Annie. Et alors ?

Elle a secoué la tête et a craché par terre.

– Je ne laisserai pas un pédé s’approcher de ma fille.

J’ai réfléchi avant de parler.

– Annie, si quelqu’un devait faire du mal à Kathy, ça serait probablement un hétéro, pas un homo.

– Ah ouais ? a-t-elle hurlé.

Annie s’est levée et a agrippé la bouteille de champagne bien serrée contre elle.

– Eh bien je ne laisserai aucun homme bizarre trainer autour de ma fille. J’ai quitté mon propre mari parce que je l’ai attrapé en train d’abuser de Kathy. J’ai essayé de tuer cet homme à mains nues. Aucune espèce de pédé ne s’approche de ma fille, tu comprends ?

J’avais compris que cette conversation ne pouvait pas continuer. Annie a donné un coup de pied dans une touffe d’herbe avec sa ballerine et s’est rassise.

– Et merde, en même temps pourquoi on perd notre temps à parler de ces tordus ?

J’étais impatient de quitter la réception. Annie a fait la route les bras autour de mon cou et le visage contre mon dos. Le temps d’arriver chez elle, ses deux chaussures étaient tombées et le pot d’échappement avait fait un trou dans l’ourlet de sa robe.

– T’inquiète pas, a dit Annie.

Elle était saoule.

Quand on est arrivés sous le porche, elle a mis ses bras autour de moi.

– Tu entres, chéri ?

– Non, j’ai dit, je dois me préparer pour aller bosser demain matin.

Elle a baissé les yeux vers ses pieds nus et les a relevés vers moi.

– Je ne vais plus te revoir, hein ? a-t-elle demandé.

J’ai regardé mes chaussures.

– Je ne crois pas.

Elle a hoché la tête.

– Pourquoi pas ?

La manière dont elle l’a demandé m’a brisé le cœur.

– J’ai peur de tomber amoureux de toi, ai-je dit.

C’était en partie vrai, mais ça ne dévoilait clairement pas toutes mes pensées. C’est une chose, pour le magicien, de révéler les subtilités de l’illusion. C’en est une autre de dire à une femme hétéro que l’homme avec qui elle a couché est une femme. Ce n’était pas quelque chose dans quoi Annie avait accepté de s’engager. Un jour ou l’autre, ça allait éclater. Et après cet après-midi, j’avais encore plus de raisons de craindre l’explosion.

– C’est quoi le problème avec le fait de tomber amoureux ? C’est quoi le problème avec vous les hommes en fait ? a-t-elle bredouillé.

– J’ai été blessé, Annie. J’ai besoin de temps.

– Merde, je croyais que t’étais différent. Tu n’es pas différent d’un autre mec qui pisse debout.

J’ai haussé les épaules.

– Eh bien, peut-être juste un petit peu différent.

– Dis à cette femme qui t’a blessé que je vais venir la trouver et la mettre en pièces. Elle a tout gâché pour le reste d’entre nous.

Le sourire d’Annie s’est effacé.

– Ça ne sert à rien de rester parler ici, non ? Tu devrais y aller.

J’ai hoché la tête. On s’est regardés un bon moment. J’ai pris les clés dans sa main et j’ai ouvert la porte d’entrée. Je l’ai embrassée légèrement sur la bouche.

– Eh, merci pour ce que t’as dit à Wilma, là-bas.

– Je pensais chacun des mots que j’ai dits.

Elle m’a regardé droit dans les yeux.

– Merci pour tout, chéri.

J’ai souri et je me suis tourné pour partir. Elle est restée sous le porche et m’a regardé démarrer ma moto.

– Eh, a-t-elle hurlé par-dessus le boucan du moteur.

– Quoi ?

J’ai mis la main derrière mon oreille pour entendre.

– Le lapinou.

– Quoi ?

– Le lapinou de Kathy.

J’ai hoché la tête et tendu l’oreille pour entendre ce qu’elle me répétait.

– Le lapinou de Kathy, c’est pas une fille, c’est un garçon !

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1. Marque de whisky produit dans le Kentucky.

2. Fondé en 1935, l’Union Auto Workers est l’un des plus importants syndicats des États-Unis, affilié à l’AFL-CIO. Il est notamment à l’origine d’importantes grèves chez General Motors dans les années 1930.

3. La scène se déroule en 1976, c’est-à-dire 200 ans après la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776.

4. Richard Nixon a été président républicain des États-Unis de 1968 à 1974. Son second mandat est marqué par deux évènements : le premier choc pétrolier qui génère une crise économique d’ampleur mondiale à partir de 1971 ; et le scandale du Watergate, affaire d’espionnage et de pratiques illégales de la Maison Blanche, qui conduit Nixon à démissionner de ses fonctions de président (c’est donc son vice-président qui assure le mandat). En 1976, Jimmy Carter, un démocrate, est élu président des États-Unis.

5. Peanut man dans le texte fait référence aux vendeurs de cacahuètes dans les matchs de baseball. Cette expression signifie que c’est un président comme un autre, comme les vendeurs de cacahuètes qui changent de tête mais vendent tous la même chose.

6. Dans le texte « a mum for a mum ». Mum est un mot familier pour chrysanthème. Ça veut aussi dire maman.

7. Anita Bryant est une chanteuse de folk connue pour sa campagne à Miami dans les années 1970 pour l’abrogation d’une ordonnance locale interdisant toute discrimination basée sur des critères de préférence sexuelle. L’ordonnance a effectivement été abrogée. Ses propos homophobes ont été à l’origine d’une manifestation homosexuelle à Paris le 7 juin 1977.

8. Série de dessins animés diffusée aux États-Unis de 1960 à 1966 qui met en scène la famille Pierrafeu et ses aventures à l’âge de pierre, dans une société très proche de celle des États-Unis de la deuxième moitié du 20e siècle.

9. Personnages de dessins animés états-uniens.

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Chapitre 15

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

15

C’était un matin d’avril où tout changeait brusquement. Les oiseaux chantaient bruyamment devant ma fenêtre depuis l’aube. Je me suis roulé paresseusement dans le lit. Les draps étaient frais et l’air sentait bon.

J’ai cherché une cigarette, mais rien que d’y penser, ça m’a dégouté. J’ai décidé de prendre une longue douche à la place. En me brossant les dents, j’ai jeté un coup d’œil au miroir. J’ai dû regarder une deuxième fois plus attentivement. Un duvet se dessinait sur mes joues. Mon visage paraissait plus fin et plus anguleux. J’ai enlevé mon t-shirt et mon caleçon. Mon corps était fin et musclé. Mes hanches avaient fondu. Je pouvais voir des muscles dont je n’avais jamais soupçonné l’existence au niveau de mes cuisses et de mes bras. Est-ce que les hormones avaient développé mes muscles, ou est-ce qu’elles les avaient juste révélés ?

Mon corps était presque comme je l’avais espéré avant que la puberté ne me surprenne. Presque.

Je me suis rappelé ces filles au lycée qui se plaignaient parce qu’elles avaient des petits seins. J’étais jalouse de leurs poitrines plates. C’était maintenant à ma portée. J’avais économisé mille-six-cents dollars pendant l’hiver pour faire une chirurgie de réduction mammaire.

J’ai pris une douche brulante, je me suis savonnée et j’ai apprécié la sensation de mes mains sur ma peau. Ça faisait si longtemps que je ne me sentais plus chez moi dans mon propre corps. Ça allait bientôt changer.

En me coiffant devant le miroir, je me suis dit que je pourrais peut-être aller chez le coiffeur. Habituellement, c’étaient nos amies qui entretenaient nos bananes – longues de presque trois centimètres – dans leurs cuisines.

Pendant l’hiver, j’avais acheté une vieille moto Triumph à un gars du boulot. Je l’ai sortie du garage et j’ai mis un litre tout frais d’essence. J’ai roulé à travers la ville jusqu’à un coiffeur pour hommes, dans un quartier où je ne serais pas obligée de revenir si ça tournait mal.

Le coiffeur m’a souri.

– Je suis à vous dans une minute, m’sieur.

J’ai essayé de cacher mon excitation en feuilletant un exemplaire de Popular Mechanics1Je n’avais encore jamais osé m’aventurer dans le territoire des hommes comme ça.

Le coiffeur a fait claquer une grande blouse rouge en l’air.

– Monsieur ?

Il m’a fait signe de m’asseoir dans le fauteuil. Il m’a fait enfiler la blouse rouge et l’a ajustée au niveau de mon cou.

– Je rafraichis la coupe ? 

Je me suis regardé dans le miroir.

– Eh bien, je voudrais peut-être quelque chose de différent. Peut-être que c’est le moment de changer.

Le coiffeur a souri.

– C’est comme vous voulez.

– Je ne sais pas. Quelque chose de net.

Il m’a lissé les cheveux en arrière et a pincé les lèvres.

– Qu’est-ce que vous diriez d’une coupe en brosse ?

– Ouais ! Ça changerait.

Le rasoir électrique a vrombi autour de ma banane, de ma nuque à mon front. Des touffes de cheveux sont tombées sur mon nez. Le coiffeur les a balayées avec un blaireau à poils doux. Il m’a coupé les cheveux et les a égalisés jusqu’à former une brosse parfaitement symétrique. D’un coup de brosse, il a soigneusement enlevé les derniers cheveux que j’avais sur moi. J’ai commencé à me lever.

– C’est pas encore fini, m’a-t-il dit.

Il a étalé de la mousse à raser sur mes pattes et sous ma ligne de cheveux. Il a dessiné une ligne nette avec un rasoir. Il a essuyé les dernières traces de mousse sur ma nuque. Juste quand je pensais qu’il avait fini, il a aspergé ses mains d’après-rasage et m’a frictionné les joues. Il a mis de la poudre sur une brosse et l’a passée sur le bas de ma nuque. Il a retiré ma blouse rouge d’un geste théâtral et m’a donné un miroir à main pour que je puisse voir l’arrière de ma tête.

– Qu’est-ce que t’en penses, mon ami ?

Cette fois, je n’ai pas tenté de dissimuler mon excitation. Je passais2.

C’était maintenant l’heure du test le plus important : les toilettes pour hommes. J’ai fait les cent pas dans un centre commercial jusqu’à ne plus tenir. Je me suis arrêté face aux toilettes pour hommes. Qu’allait-il se passer si j’entrais ? Il fallait bien que je le découvre un jour ou l’autre. J’ai poussé la porte. Deux hommes étaient debout en train de pisser. Ils m’ont jeté un regard et ont tourné la tête. Il ne s’est rien passé. Il y avait des cabines libres : je me suis enfermée dedans.

On pouvait encore voir mes pieds dépasser si on y faisait attention. Est-ce que ça arrivait aux hommes de s’asseoir pour pisser ? J’ai tiré la chasse pour qu’on ne m’entende pas. J’ai directement senti quelque chose d’humide et froid sur mon cul et derrière mes cuisses. Les toilettes débordaient. J’ai bondi mais il était trop tard. Mon Levi’s était trempé. J’ai reboutonné mon jean et je suis sorti en trombe. J’ai traversé la foule de clients et j’ai foncé jusqu’à ma moto.

Tout ce que je voulais, c’était rentrer à la maison, enlever mon jean et me débarrasser de ce sentiment de stupidité sous une bonne douche. Je suis montée sur ma moto et j’ai réfléchi à ce qui était en train de m’arriver. Ça ne s’était pas si mal passé, après tout. Je savais désormais qu’il valait mieux ne pas tirer la chasse sans faire attention à la montée de l’eau. Mais j’ai aussi repensé au moment où j’étais entré dans les toilettes des hommes. Ils m’avaient à peine remarquée.

Si besoin, je pouvais maintenant aller aux toilettes n’importe quand et n’importe où sans pression ni honte. Quel immense soulagement !

***

Au début, tout était amusant. Le monde avait cessé de ressembler à un parcours d’obstacles que je devais affronter. Mais très rapidement, j’ai découvert que passer ne signifiait pas seulement glisser sous la surface. Cela signifiait aussi être enterrée vivante. J’étais toujours moi-même à l’intérieur, prise au piège avec toutes mes blessures et toutes mes peurs. Mais je n’étais plus moi à l’extérieur.

Je me rappelle ce matin où j’ai quitté mon travail, à l’usine de macaronis, juste avant l’aube. J’ai remonté Elmwood pour aller chercher ma moto. Une femme qui marchait sur le trottoir, devant moi, a jeté un coup d’œil nerveux par-dessus son épaule. J’ai ralenti le pas alors qu’elle traversait la rue et s’éloignait rapidement. Elle avait peur de moi. À ce moment-là, j’ai commencé à comprendre que passer changeait à peu près tout.

Deux choses n’avaient pas changé : je devais toujours travailler pour vivre, et je vivais toujours dans la peur. Seulement maintenant, c’était la peur incessante d’être démasqué. Je n’avais jamais réalisé à quel point Buffalo était une petite ville.

– T’étais où au lycée, Jess ? m’a demandé Eddie après qu’on a eu déchargé les cartons d’un camion.

Est-ce que je devais mentir ou dire la vérité ?

– Benett, ai-je répondu honnêtement.

– Sans blague ! Quand est-ce que t’as eu ton bac ?

Je me suis creusé la tête pour trouver une réponse. J’avais menti dans mon dossier de candidature pour cette place de chauffeur-livreur. J’avais dit que j’avais mon bac.

– Oh, j’ai changé de lycée en terminale.

– Ah bon ? Quand ?

– Oh, je sais pas. Autour de 1965, je crois.

– Sans blague ? Mon beau-frère était à Benett à peu près au même moment. Il s’appelle Bobby. Il jouait au football. Tu le connais ?

Bobby le violeur. J’ai serré les poings et j’ai grincé des dents.

– Non, je ne pense pas.

Eddie a fait un signe de la tête.

– T’as rien perdu. C’était vraiment un connard des fois, si tu veux tout savoir. Ça va ?

– Ouais, je me sens pas très bien, c’est tout.

– OK, assieds-toi une minute, a proposé Eddie.

– Dis, Eddie, je vais courir au magasin chercher un truc dont j’ai besoin. 

Et je me suis éloigné. J’ai juste continué à marcher, de plus en plus vite. Je m’enfuyais loin de mon propre passé.

J’imagine que j’aurais pu quitter la ville, mais cette idée me donnait l’impression que c’était comme me jeter dans le vide depuis le rebord du monde. Alors je suis restée. Mais je devais toujours être sur mes gardes en public car j’avais peur de tomber sur quelqu’un qui m’avait connu en tant que femme. Parfois, les gens me voyaient avant que je les remarque, comme le jour où je suis tombé sur Gloria et les enfants qui faisaient des courses en centre ville. J’étais dans une des allées du rayon homme. Gloria m’a reconnu quelques secondes avant que je la voie. Elle en est restée bouche bée. Elle a saisi Kim et Scotty par la main et a essayé de les emmener de force loin de moi. Scotty a eu peur et a pleuré. Kim a crié mon nom.

– Jess ! C’est Jess !

Je me suis approchée de Gloria et j’ai posé la main sur son épaule. Elle l’a repoussée d’un air horrifié et a resserré ses bras autour de Scotty et Kim, comme si elle les protégeait du comte Dracula.

– Gloria, arrête, bon sang. J’essaie juste de survivre, tu comprends ? C’est pas la fin du monde.

– Ne t’approche pas de moi. Qu’est-ce que t’as fait ? m’a-t-elle demandé d’une voix étrangement basse. Qu’est-ce que tu fais ?

– J’essaie de vivre, Gloria. Laisse-moi tranquille, tu veux ?

Kim a tendu les bras vers moi mais Gloria lui a saisi la main et l’a retenue fermement.

– Allez, Kim, Scotty, on y va, a dit Gloria, en les poussant vers la porte. Tu es vraiment malade, tu le sais ça ? Faut vraiment que tu te fasses soigner.

J’ai tourné mes mains vers le ciel, en signe d’exaspération.

– Gloria.

Les gens autour se sont arrêtés pour regarder.

Kim s’est échappée et a couru vers moi à toute allure. Je l’ai attrapée et je l’ai serrée fort contre moi. Elle a murmuré :

– Est-ce que tu m’aimes encore ?

Je l’ai embrassée sur le nez.

– Plus que jamais.

Je l’ai reposée sur le sol et elle est retournée vers Gloria en courant.

– Une ex ? m’a demandé le vendeur.

– Pardon ?

– Une ex-copine ? a-t-il demandé en désignant la porte avec son menton.

– Oui, c’est une ex, ai-je répondu.

***

J’ai fini par obtenir un contrat stable à l’imprimerie, comme apprenti mécanicien. Le type qui m’a fait passer l’entretien m’a regardé de haut en bas très attentivement. Je me suis senti rougir.

– Vous m’avez l’air d’un jeune homme soigné et honnête, a-t-il conclu.

Il n’y avait pas si longtemps, j’étais un monstre.

La bonne nouvelle, c’était que j’avais un travail. Mais je n’avais pas grand chose d’autre à faire, ni personne avec qui passer du temps. C’était la mauvaise nouvelle. Je passais la plus grande partie de mon temps libre à conduire ma moto. J’ai décidé d’acheter une très belle moto. Un samedi, en début d’après-midi, j’ai roulé jusqu’à l’ouest de la ville pour aller voir une Harley Sportster que j’avais repérée dans le journal. « Demandez Mike » disait l’annonce.

– Vous y connaissez quelque chose en moto ? m’a demandé Mike.

On s’est accroupis près de la moto dans l’allée de son garage.

J’ai dit que oui mais j’avais l’impression de mentir. C’est drôle, il suffit qu’un mec ait une mini Honda 50 pour qu’il parle comme un expert en motos. À l’inverse, une femme peut conduire toute sa vie une Harley toute équipée, mais en fin de compte, elle aura toujours un sentiment d’imposture. Il m’a dit qu’il adorait cette moto et à la manière qu’il avait de la toucher, je savais que c’était vrai. Il détestait devoir la vendre, mais il était tombé amoureux d’une femme qui lui avait demandé de choisir entre elle et sa moto. Il avait pris la bonne décision.

Je lui ai remis une liasse de billets et j’ai mis le moteur en marche.

– Amène-la au Canada, il m’a suggéré. Tu seras de l’autre côté de Peace Bridge en dix minutes. Tu peux pousser le moteur à fond sur ces routes.

J’ai mis mon casque, je l’ai salué d’un signe de la main et je suis parti.

Je me suis arrêtée chez Ted pour manger un hot-dog de trente centimètres. Je me suis assis sur une table de pique-nique, dehors, entouré de mouettes qui attendaient les restes avec impatience.

Je pouvais voir la file des voitures sur Peace Bridge. Combien de centaines de fois j’étais allé au Canada par cette route ? Mais passer en tant qu’homme, ça voulait dire que je ne pouvais pas traverser le pont car je n’avais pas ma fiche de conscription3.

La guerre du Vietnam venait juste de se terminer officiellement. Ça me semblait fou que les habitants de ce petit pays aient gagné contre toute attente. Peut-être que tous les rassemblements où Theresa était allée avaient aidé. Le président Ford devait amnistier les réfractaires pour qu’ils puissent enfin rentrer chez eux4.

Mais moi, je ne pouvais toujours pas traverser la frontière. Je n’avais pas de carte d’identité valide en cas de contrôle de la douane. J’ai ouvert mon portefeuille et j’ai regardé ma carte d’identité. Certificat de naissance, permis de conduire. Il y avait clairement marqué « femme » sur tous mes papiers. Comment est-ce que je pouvais avoir une carte d’identité d’homme ? Avoir des papiers d’identité impliquait d’autres papiers d’identité. Je ne pouvais même pas ouvrir un compte courant sans papiers d’identité. Je ne pouvais même pas envisager d’avoir une carte bancaire. Je me sentais comme une non-personne. Même les hors-la-loi avaient probablement plus de papiers d’identité que moi.

J’ai retourné mon permis de conduire et j’ai regardé la date d’expiration : juillet 1976. Il était encore valable quatorze mois. Comment est-ce que je pouvais faire pour renouveler mon permis et remplacer la mention femme par homme ? Qu’est-ce qui m’arriverait si j’étais arrêtée par la police d’État en pleine nuit, sur une route déserte, et que je leur tendais ce permis de conduire ? Mais que se passerait-il si j’étais attrapée sans permis du tout ? Chacune de ces options semblait être un cauchemar. Mais c’était impossible de travailler ou de vivre à Buffalo sans moyen de transport.

J’ai regardé fixement de l’autre côté de la Niagara River5. J’avais très envie de lancer ma Harley sur ces routes que je connaissais si bien. J’ai été envahi par un sentiment de claustrophobie. Au moment même où mon univers s’élargissait, il se rétrécissait aussi.

***

Ma barbe poussait de toutes les couleurs : blonde avec des reflets roux, bruns et blancs. Ma vie était un vaste champ de bataille et ma barbe un buisson derrière lequel je pouvais me cacher. Plus personne ne semblait me reconnaitre quand je sortais.

Je détestais mes seins plus que jamais. En les compressant, j’écrasais aussi mes muscles, et ils me faisaient mal. Mais j’avais enfin réussi à mettre de côté deux-mille dollars. J’ai appelé le chirurgien que le Dr. Monroe m’avait conseillé. Je lui ai dit que je voulais avoir un torse plat.

– Oui, oui, a-t-il dit. Une réduction mammaire.

– Est-ce que ça va faire très mal ? Est-ce que je vais devoir arrêter de travailler pendant longtemps ?

– Non, a-t-il répondu. Ce n’est pas une mastectomie totale. On fait une incision et on enlève une partie du tissu adipeux. Même si vous êtes un peu gêné, vous pourrez retourner au travail une semaine ou deux après l’opération.

Je me sentais un peu nauséeux, mais toutes les descriptions chirurgicales me mettaient dans cet état.

– Avez-vous l’argent ? a-t-il demandé.

Je l’avais. J’étais prête. J’ai pris rendez-vous pour l’opération et j’ai quitté mon travail le mardi en faisant croire que j’étais malade.

J’ai passé la nuit de mardi à mercredi étendu sur mon lit à fixer le plafond. J’étais anxieux, mais je n’avais pas peur. J’étais excitée à l’idée de me sentir à nouveau bien dans mon corps. J’aurais aimé que Theresa ait pu m’accompagner si loin. Je regrettais de ne pas avoir eu ne serait-ce qu’une seule nuit pour faire l’amour avec elle, tout en me sentant à l’aise dans mon corps. Theresa. Une fois que je commençais à penser à elle, je n’arrivais plus à penser à autre chose. Je me suis tourné et retourné dans mon lit.

Où que j’aille, je savais que j’y allais seule.

Le matin suivant, je suis arrivée à l’hôpital avant l’heure de mon opération pour remplir les papiers nécessaires.

– Vous avez rendez-vous avec qui ? m’a demandé l’infirmière en souriant.

– Le docteur Constanza.

Son sourire s’est figé.

– Un instant, je vous prie.

Elle est revenue cinq minutes plus tard. Le docteur n’était pas là. Il ne semblait n’avoir pris aucune disposition. Mais elle m’a dit de me rendre au bureau des infirmières, au sixième étage.

Il y avait trois infirmières au bureau du sixième.

– J’ai un rendez-vous pour une opération chirurgicale avec le docteur Constanza.

Les infirmières se sont regardées.

L’une d’elles a poussé un soupir.

– Il n’y a pas de pièce disponible pour vous maintenant. Vous allez devoir vous préparer dans les toilettes.

J’ai hésité.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

– Attendez une minute.

Elle est revenue avec une blouse d’hôpital, un rasoir et de la bétadine.

– Rasez-vous les aisselles, les poils du torse et du pubis avec ceci et ensuite mettez la blouse.

– Les poils du pubis ?

Elle a froncé les sourcils.

– C’est la procédure.

J’espérais qu’ils n’allaient pas se tromper d’opération. Mais j’ai pensé que de toute façon j’allais avoir l’occasion de consulter quelqu’un avant que l’opération ne commence.

– N’entrez pas là ! m’a crié une des infirmières alors que je me dirigeais vers les toilettes des hommes.

Je me tournais vers les toilettes des femmes.

– Non, celles-là non plus ! a renchéri une autre.

Je suis restée clouée sur place. Elles ont trouvé une autre pièce pour moi. Je me suis recouvert de bétadine et j’ai rasé mes aisselles pour la première fois depuis de nombreuses années. Quand j’avais commencé à avoir des poils sous les bras, ma mère avait insisté pour que je les rase régulièrement. Cette fois, ce serait la dernière.

En me rasant la barbe, je me suis promis de prendre bien soin de moi. J’ai juré que quoi qu’il arrive, je ne me laisserais jamais envahir par la folie.

Je me suis assis sur une chaise en attendant l’opération. Deux infirmières parlaient très fort depuis leur bureau. Elles disaient que ça allait mal se passer quand ils se rendraient compte au laboratoire que les tissus qu’on leur avait envoyés étaient sains. Elles disaient que tôt ou tard ça allait se savoir et que ça causerait de sacrés problèmes.

Une infirmière est entrée dans la pièce, elle a souri, puis elle a baissé la tête pudiquement. Elle a désigné le lit d’appoint dans le couloir.

– Je peux pas marcher ? lui ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

Je me suis allongé sur le lit roulant alors qu’elle commençait à le pousser dans le couloir. Je pouvais seulement voir le plafond. Des lumières fortes sont apparues devant mes yeux. J’étais dans la salle d’opération. Des visages recouverts de masques étaient penchés au-dessus de moi. J’espérais qu’ils ne soient pas trop hostiles.

– Lequel d’entre vous est le docteur Constanza ? ai-je demandé.

L’un des masques a répondu :

– Il est en congé, mais ne vous inquiétez pas.

J’ai commencé à protester mais j’ai senti une aiguille percer la peau de mon bras et la pièce a commencé à se dissoudre.

Quand je me suis réveillé, le monde me semblait flou. Je n’arrivais pas à fixer mon attention sur quoi que ce soit. Le mec dans le lit d’à côté me regardait fixement. Les infirmières aussi me fixaient depuis le pas de la porte. J’ai lutté pour reprendre conscience.

Un prêtre est entré dans la chambre.

– Où est-elle ?

Il a regardé autour de lui.

– Qui ? ai-je demandé.

La pièce tournait. Le prêtre s’est approché de mon lit. Il a murmuré :

– Il y a une âme perdue qui a besoin de mon aide.

– Ils viennent juste de la pousser par là, ai-je dit en montrant le couloir du doigt, si vous vous dépêchez vous pouvez peut-être la rattraper.

J’ai essayé de m’asseoir. Une douleur sourde m’a transpercé la poitrine. J’ai appelé les infirmières, qui étaient debout sur le pas de la porte.

– Est-ce que je peux avoir quelque chose contre la douleur ?

Elles se sont éloignées.

L’une des infirmières est revenue.

– Écoutez, a-t-elle dit, je ne comprends rien à tout ça. Mais je peux vous dire que cet hôpital est pour les gens qui sont malades. Les gens comme vous qui font leurs arrangements dans leur coin avec le docteur Constanza, c’est pas mon affaire. Mais ce lit et notre temps, c’est seulement pour les gens malades.

Combien de temps allaient-ils me garder pour que je me remette de l’opération ? Une heure ? Deux ? Je ne voulais pas rester là une minute de plus. Je voulais être en sécurité, chez moi. J’ai basculé mes jambes hors du lit et j’ai essayé de me mettre debout. Lorsque je me suis sentie stable, j’ai enfilé mes habits avec précaution.

L’ascenseur a mis une éternité à arriver. Je suis monté dedans et j’ai appuyé sur le bouton du rez-de-chaussée. La jeune infirmière qui m’avait amené à la salle d’opération a tenu la porte ouverte et m’a mis quelque chose dans la main. C’étaient quatre Darvons6 emballés dans une serviette en papier.

– Je suis désolée, a-t-elle chuchoté.

J’ai dû marcher longtemps entre l’arrêt de bus et ma maison. Quand je suis enfin arrivée chez moi, j’ai mis la clé dans la serrure mais je me suis rappelé qu’il fallait tirer la porte vers soi en tournant la clé. J’ai fini par réussir à tirer assez fort pour faire tourner la clé et je savais que je m’étais fait un peu mal. Mais j’étais chez moi.

Je me suis étendu sur le lit. La dernière chose dont je me souviens, c’est de m’être demandé quel jour on était.

Quand je me suis réveillé, je n’arrivais pas à savoir où j’étais. Une douleur sourde me lançait dans la poitrine. Je me suis levée avec précaution. J’ai ouvert la porte du placard et j’ai vu mon reflet dans le grand miroir à l’intérieur. Je pouvais dire à la taille de ma barbe que j’avais dormi pendant plusieurs jours. Mon torse était entouré de bandages. Voilà, il était là, le corps que j’avais voulu. Je me suis demandé pourquoi il avait fallu que ce soit si dur.

Je suis entré en titubant dans la cuisine et j’ai descendu un Pepsi. J’ai trouvé un morceau de pizza froide aux pepperonis et une part de gâteau au chocolat dans le frigo. Le petit-déjeuner de rêve de mon enfance.

J’ai appelé chez Edwin. J’étais sous le choc en écoutant l’enregistrement automatique : Désolé, mais le numéro que vous essayez de joindre n’est plus attribué. J’ai appelé chez sa sœur. D’une voix tremblante, elle m’a dit :

– Elle s’est flinguée, il y a quelques semaines.

J’ai reposé le téléphone lentement, pour ne pas déranger la mémoire de Ed. « Edwin, Ed » ai-je murmuré comme si elle était endormie dans mes bras et que je pouvais la réveiller.

Je suis retourné dans ma chambre et j’ai perdu conscience. Quand je me suis réveillé, j’ai espéré que la mort de Ed n’était qu’un mauvais rêve. J’ai appelé le contremaitre. Il a gueulé :

– Où est-ce que t’étais passé, mon gars ?

– J’étais malade, très malade.

– Est-ce que t’as un certificat médical ?

Je me suis interrompue et j’ai réfléchi pendant un moment.

– Non, j’ai dit.

– T’es viré, a-t-il grogné.

Et il a raccroché.

J’ai passé plusieurs jours à alterner entre sommeil et éveil. Une douleur lancinante m’a réveillée, mais ce n’était pas à cause de l’opération. C’était une douleur émotionnelle. J’ai changé mes bandages dans la salle de bain. J’avais seulement deux cicatrices qui me traversaient le torse. Avec les points de suture, on aurait dit des voies ferrées. Après un peu plus d’une semaine, ça avait l’air de plutôt bien cicatriser. J’ai mis un t-shirt blanc propre.

Quelque chose m’a poussé vers la cuisine pour boire une bière. Alors que je faisais sauter la capsule, j’ai localisé la cause de la douleur : le suicide d’Edwin. Je n’arrivais pas à croire qu’elle n’était plus de ce monde. Comment avait-elle pu partir ? Est-ce que je n’avais pas su qu’elle brulait de rage de l’intérieur ? Je me suis rappelée qu’elle m’avait dit qu’elle avait marqué une page du livre qu’elle m’avait donné, qui résumait ce contre quoi elle se battait. Je me suis jeté sur les livres de ma bibliothèque mais je n’arrivais pas à mettre la main sur le mince volume qu’elle m’avait donné. Je l’ai finalement trouvé dans un carton ouvert dans le placard de l’entrée. Je me suis assis sur le sol pour feuilleter le livre. Elle avait annoté la page avec un stylo bleu :

C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre… deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure.7

J’ai regardé la dédicace, la manière dont elle avait dessiné un cœur sur le i de son prénom. La douleur a grondé dans mon corps comme un feu attisé par le vent. J’ai crié fort :

– Ed, s’il te plait, reviens. Donne-moi une autre chance de comprendre. Je serais une meilleure amie si seulement tu revenais.

Silence.

Une bière en a suivi une autre. J’ai fini assez bourré. J’ai fondu en sanglots à cause de la perte d’Edwin. Toutes les larmes que j’avais contenues depuis que j’avais perdu Theresa sont aussi sorties.

Je suis allé faire un tour et j’ai fini dans un bus en direction de la fête foraine. Je voulais gagner un de ces ours en peluche que Theresa avait toujours aimés. Mais d’abord, je me suis dit que j’avais besoin de plus de bière. Alors que je m’avançais vers le snack, les deux femmes derrière le comptoir ont chuchoté quelque chose et ont pouffé de rire.

– Est-ce que je peux vous aider, monsieur ? m’a demandé la femme aux cheveux noirs.

– Une bière.

J’ai sorti mon portefeuille. La femme rousse lui a donné un coup de coude et s’est remise à pouffer.

– Dis-lui.

– Me dire quoi ? ai-je demandé.

– Elle trouve que vous êtes mignon.

La femme aux cheveux noirs l’a poussée.

– C’est pas vrai. Elle est con.

Je suis devenue toute rouge. Je me suis éloigné du stand sans la bière. J’ai senti monter en moi une rage puissante. Pourquoi est-ce que j’étais autant en colère ? C’était ce que je voulais, non ? Être capable d’être moi-même tout en vivant sans peur ? Ça me semblait injuste. Toute ma vie, on avait dit de moi que j’étais tordu et malade. Mais à partir du moment où j’étais un homme, je devenais « mignon ». J’avais l’impression qu’en m’acceptant comme un homme, j’abandonnais à chaque instant la il-elle en moi.

J’étais obsédé par l’idée de gagner cet ours en peluche pour Theresa. Alors que je lançais les balles de baseball sur les poupées rangées sur l’étagère, j’ai senti quelque points de sutures se déchirer sur mon torse. Mais je m’en fichais. J’ai continué à tirer avec frénésie. J’ai continué à poser des pièces sur le comptoir et le type a continué de les prendre. Une petite foule se formait autour de moi. Les prix que je gagnais étaient plus gros à chaque fois, mais il restait quelques poupées que je n’arrivais pas à renverser.

– Désolé mon pote, m’a dit le type derrière le stand.

Ses dents serraient un cigare.

Je lui ai donné cinq dollars.

– Hé ! ai-je lancé vraiment fort. Tu prends ma monnaie, et je vais montrer aux gens qui sont là quelles poupées sont truquées.

Il a fait volte face et m’a donné un énorme nounours rose.

– Je veux le bleu, je lui ai dit.

– Va te faire foutre, il a marmonné.

Mais il me l’a changé.

Ce soir-là, en montant les escaliers de Theresa, j’étais tout excité. Mais au moment de frapper, j’ai pris peur. Une jeune femme avec l’air légèrement butch a ouvert la porte. J’étais plantée là avec le gros nounours bleu dans les bras. Elle a appelé Theresa.

Theresa est sortie sur le palier pour me parler, mais elle a laissé la porte entrouverte.

– Comment ça va ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules. J’ai fait un signe du menton vers l’intérieur.

– T’as une femme de ménage butch ? 

C’était mesquin de dire ça. J’étais content qu’elle ne réponde pas. Ensuite, il y a eu un long silence et puis Theresa s’est retournée pour rentrer chez elle.

J’ai murmuré le nom d’Edwin tout haut alors que des larmes coulaient sur mes joues. Theresa a fait volte-face et m’a prise dans ses bras. Elle savait. Elle comprenait. Elle m’a tenue pendant que mes pleurs m’étouffaient. J’ai reniflé et j’ai regardé mes bottes. Elle a regardé mon visage. Il y avait aussi des larmes dans ses yeux. Elle a touché ma barbe de trois jours du bout des doigts. Je ne pouvais pas lire dans ses pensées, je n’avais jamais pu. C’était le moment de partir. Je lui ai demandé :

– Tu travailles ?

– Un peu.

Elle m’a de nouveau caressé la joue et elle a tourné les talons. Je l’ai appelée :

– Theresa.

Elle m’a regardé.

– Est-ce qu’elle s’assoit au milieu des allées, dans ton jardin ?

Theresa a secoué la tête.

– Non, Jess. Tu es la seule.

J’ai levé le gros ours bleu et je lui ai tendu. Elle a souri tristement et a secoué la tête à nouveau. Puis la porte s’est fermée et elle était partie.

J’ai marché quelques rues plus loin jusqu’au supermarché et je suis restée dehors, plantée devant les portes automatiques. Au bout d’un moment, un petit gamin est passé, agrippé à la main de sa mère. Il a fixé l’ours en peluche en s’approchant et quand il est passé à côté de moi, il a tourné la tête pour continuer à le regarder. Sa mère a essayé de le trainer un peu, avant de se retourner pour voir ce qu’il regardait. En montrant l’ours en peluche de la tête, je lui ai demandé :

– Je peux ?

Elle a semblé surprise, mais elle a accepté. J’ai tendu l’ours au garçon.

– Tu prends soin d’elle, promis ?

Il a fait oui de la tête. Ses bras arrivaient à peine à faire le tour de l’animal en peluche.

Sa mère a posé la main sur son épaule.

– Dis merci au gentil monsieur.

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1.  Popular Mechanics est un magazine états-unien mensuel consacré à la science et à la technologie.

2. Le passing renvoie à la façon dont une personne trans’ est « lue » en terme de genre (voir chapitre 13).

3. La fiche de conscription prouve qu’un homme est enregistré auprès de l’administration militaire. Elle est demandée en cas de contrôle pour vérifier que la personne n’a pas été appelée au front – et n’est donc pas en train de déserter.

4. Entre 1965 et 1973, plus de 50 000 hommes états-uniens, appelés réfractaires, migrent au Canada, pour ne pas participer à la guerre du Vietnam.

5. La Niagara River est la rivière à la frontière entre le Canada et les États-Unis.

6.  Darvon-N est un analgésique narcotique.

7. Les âmes du peuple noir, W.E.B. Du Bois, éditions La Découverte, 2007. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali Bessone. Le concept de « double conscience » désigne chez Du Bois la dualité de l’identité noire-américaine, tiraillée entre ces deux appartenances.

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Chapitre 14

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
Son téléchargement à titre privé ou sa diffusion gratuite sont encouragées, sous réserve de citer la source,
mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

14

Le ciel nocturne a fini par s’éclaircir, passant du noir à l’indigo. J’étais toujours dans notre cour, assise sur la même caisse. Le soleil n’allait plus tarder à se lever. Je ne voulais pas être là au moment où Theresa commencerait sa journée et où le reste du monde allait se mettre en route.

J’ai balancé ma jambe par-dessus ma Norton et je l’ai démarrée au kick. J’ai attaché mon casque et rabattu ma visière pendant que l’engin prenait vie, en rugissant entre mes jambes. C’était là, sur cette moto et sous ce casque, que je trouverais désormais ma mobilité et ma sécurité.

Alors que l’aube commençait à marbrer le ciel, j’ai roulé à travers le dédale des rues silencieuses de la ville. La brume s’accrochait à l’asphalte, suspendue comme de la fumée. Une fine pluie a commencé à tomber. J’ai roulé vers mon propre futur comme s’il ne s’agissait que d’un rêve. La pluie, de plus en plus forte, me bombardait. De l’eau perlait sur mon casque, puis courait en petits ruisseaux vers le bas de ma nuque et trempait ma chemise sous mon blouson en cuir. Mon jean mouillé était froid et rigide sur mes cuisses. Chaque coin de rue était une nouvelle crise existentielle. Tourner à gauche ? Tourner à droite ? Aller tout droit ?

La faim a fini par me tirer hors de la rue et par m’amener jusqu’au supermarché Loblaw’s. J’ai appelé chez Jan. Pas de réponse. Je ne voulais pas appeler chez Ed de si bonne heure parce que Darlene dormait sûrement encore.

J’ai rempli un sac en plastique de cerises, et je les ai mangées en arpentant les rayons de long en large. Mon jean me collait aux jambes à chaque mouvement. Je suivais des yeux les allées et venues de femmes qui poussaient des caddies remplis de céréales et d’enfants.

Celles qui me dévisageaient du regard s’assuraient que je remarque bien leur dégout avant de s’éloigner. Je le remarquais.

– Jess ?

La voix m’a fait sursauter. Je me suis retourné et je me suis retrouvé face à une femme qui m’était familière. Un enfant était agrippé à sa jambe. Un autre tenait sa main et me fixait.

– C’est moi, Gloria. Tu te souviens ? On travaillait ensemble à l’imprimerie. Tu bossais là-bas après l’école.

J’ai hoché la tête, mais mon esprit était comme enveloppé dans du coton. J’ai essayé de comprendre ce qu’elle disait à mesure que les mots atteignaient mon cerveau : Gloria était divorcée, le contremaitre l’avait draguée, elle avait démissionné. Et moi, quoi de neuf ?

Sa dernière question m’a surprise. J’ai haussé les épaules.

– Je cherche un endroit où me poser le temps de trouver un boulot et un appart. Au fait, j’ai toujours voulu te remercier de m’avoir donné le nom de ces bars. Ça a changé ma vie.

Gloria a jeté un regard nerveux vers ses enfants.

– Voici Scotty et voilà Kim. Dites bonjour à Jess. Jess et maman travaillaient ensemble, avant.

Scotty s’est caché derrière les jambes de Gloria. Kim a maintenu son regard fixe, la mâchoire pendante. Son regard m’a troublée mais il ne reflétait pas la moindre hostilité. Au contraire, son visage était plein d’émerveillement, comme si j’étais une pluie de feux d’artifice en train d’exploser dans un ciel obscur.

– Tu peux dormir chez nous ce soir, si tu n’as nulle part où aller. Sur le canapé, je veux dire.

Gloria m’a donné son adresse.

– Après 19h30, a-t-elle dit, une fois que j’ai couché les enfants.

Ça laissait beaucoup de temps à tuer.

Je me suis arrêtée pour prendre de l’essence. Une file de voitures serpentait dans tout le pâté de maison. Tout le monde était paniqué par l’annonce d’une pénurie d’essence qui faisait les gros titres des journaux.

– C’est une blague ? me suis-je plaint au pompiste quand j’ai vu le prix du plein.

– C’est pas à moi qu’il faut dire ça. Dites-le aux Arabes. Ils nous tiennent par les couilles.

– Oh, allez, lui ai-je dit en montrant le fleuve. Il y a des pétroliers pleins de carburant ancrés là-bas qui attendent juste que les prix crèvent le plafond.

Je savais ce que je disais. J’avais essayé de passer par l’agence d’intérim pour qu’ils m’envoient là-bas nettoyer les ballasts1, mais ils avaient dit que c’était un travail d’homme.

Quand je me suis enfin retrouvé sur la I-190 vers le nord, j’ai mis les gaz à fond. J’entendais dans le vrombissement du moteur tout ce que je ressentais à l’intérieur de moi.

En fin d’après-midi, je suis revenue vers la ville. Je me suis arrêtée dans une pizzeria du West Side pour manger des ailes de poulet. Je commençais à m’impatienter au comptoir mais le gars qui était derrière ne semblait pas vouloir me servir. Je me suis retourné pour voir ce qu’il était en train de regarder. C’est là que j’ai vu une table entière de supporters en train de me dévisager.

J’ai tapé un coup sur le comptoir :

– Excusez-moi.

J’ai entendu derrière moi la voix d’un homme :

– Qu’est-ce qu’on a là ?

Il était temps d’y aller.

Un des gars m’a barré l’unique sortie. J’ai réussi à passer en le poussant vraiment fort, puis j’ai couru dehors vers le parking. J’ai bondi sur ma moto, mais il était trop tard. Ils étaient presque sur moi. J’ai sauté de ma moto, qui s’est aussitôt renversée. Je l’ai laissée, couchée sur le bitume, et j’ai couru. Mes poumons me brulaient comme s’ils étaient sur le point d’exploser, mais je n’ai pas arrêté de courir avant d’avoir traversé plusieurs pâtés de maisons. J’ai fini par m’asseoir sous un arbre pour reprendre mon souffle. Je me suis demandé combien de temps j’allais devoir attendre avant de pouvoir retourner chercher ma moto sans prendre de risque.

C’était presque le crépuscule quand j’y suis retournée. Je me suis placé de l’autre côté de la rue, en face du restaurant. Je ne voyais personne à l’intérieur, à part le gars derrière le comptoir. J’ai retrouvé ma Norton sur le parking. Il ne restait pas grand chose sur la moto qui n’ait été écrasé ou tordu. Ils avaient sûrement dû y aller avec un démonte-pneus ou une batte de baseball. Je me suis demandé comment ils s’y étaient pris pour lacérer l’épais pneu en caoutchouc.

Je savais bien que ce n’était qu’une moto, mais j’avais l’impression d’être un fantôme en train de regarder d’en haut son propre corps mutilé sur l’asphalte. Je me suis éloignée de l’épave. On ne pouvait plus rien faire pour elle.

Ça m’a pris une éternité pour aller jusque chez Gloria. À Buffalo, t’avais le temps de mourir avant qu’un bus ne passe. Je ne lui ai pas dit ce qui s’était passé. Il y avait déjà bien assez de malaise entre nous. Je lui ai demandé si je pouvais utiliser son téléphone. Elle a dit oui, à condition que ça ne soit pas trop long. Elle attendait un coup de fil.

J’ai appelé Edwin. Sa voix semblait creuse et distante. Darlene avait fait ses bagages. Elle était partie.

– Oh merde, je suis tellement désolée, ai-je dit à Ed. Theresa et moi, on a aussi rompu.

On est restées silencieuses. Je n’avais aucun moyen de la rejoindre.

– Tu peux venir me chercher, Ed ?

– Darlene a pris la voiture.

– Elle a pris la voiture ? C’est allé aussi loin que ça ?

Ed avait l’air d’être dans le même état que moi. Engourdie et détachée.

– Non, je la lui ai laissée.

Gloria a attrapé mon regard et a regardé sa montre.

– Ed, j’ai plus de moto. Je te raconterai ce qui s’est passé plus tard. Je te rappelle, OK ? Mais… attends ? Est-ce que ça va ?

Je ne suis pas sure de ce qu’elle a répondu.

Gloria a appelé son amie. Je pouvais l’entendre pleurer à voix basse dans la cuisine, pendant qu’elles parlaient.

Je me suis allongée sur le canapé. J’avais passé une grande partie de ma vie sur le canapé des autres. Jusque-là, je ne m’étais pas vraiment laissée aller à ressentir quoi que ce soit par rapport à ma rupture avec Theresa. J’ai failli éclater en sanglots, mais j’ai contenu mes émotions comme si je serrais mon cœur avec un garrot. Je n’avais aucune intimité ici, ni aucun endroit au monde où j’aurais pu pleurer cette rupture tranquillement. J’ai donc tout refoulé et j’ai pris la seule issue de secours qui s’offrait à moi : dormir.

J’ai été réveillé par le bruit des bagarres d’un dessin animé. Mes yeux me brulaient. Ils étaient tellement enflés qu’ils semblaient impossibles à ouvrir. Kim et Scotty étaient assis par terre, adossés au canapé sur lequel je dormais. Kim a jeté un coup d’œil vers moi, par-dessus son épaule.

– Il est réveillé ? a demandé Scotty.

– Ouais, a répondu Kim, elle est réveillée.

***

– T’es bien mieux sans elle, mon petit, m’a dit Grant. C’était une putain de communiste.

J’ai inspiré profondément.

– Grant, ne fais pas ça. J’aime Theresa. Je suis à fleur de peau, là, et complètement bouleversé. Fais gaffe aux endroits où tu appuies.

Grant a haussé les épaules.

– Bon, maintenant, il faut que tu t’en remettes et que tu passes à autre chose.

La sirène a retenti. Grant et moi, on s’est dirigées vers la cantine en passant entre des palettes sur lesquelles s’entassaient des cartons en piles si hautes qu’elles me rappelaient les dunes du désert.

J’étais content d’avoir du boulot. La récession s’aggravait. Ford, Chrysler et General Motors venaient d’annoncer des licenciements massifs.

C’est Grant qui m’avait rencardée sur ce job régulier en intérim, à l’usine de boites en carton. On s’occupait de tracer et de pré-découper du carton ondulé, des boites à pizza et toutes autres sortes de boites en carton. Le staccato infini du poinçon mécanique qui traçait les coupes me faisait mal à la tête.

– Alors, est-ce que tu as un endroit à toi maintenant ? m’a demandé Grant.

J’ai hoché la tête.

– Ouais. Je suis resté chez Gloria pendant un mois. Ça m’a laissé le temps d’économiser assez d’argent.

Grant a souri.

– Elle t’a laissé rester si longtemps ? Peut-être qu’elle t’aime bien.

J’ai secoué la tête.

– Nan, c’est juste que ça tombait bien pour elle aussi. Elle bosse de nuit. Du coup je m’occupais d’emmener les enfants à l’école avec sa voiture et d’aller les rechercher. Comme ça, elle pouvait dormir quand elle rentrait du boulot. Ensuite, j’allais bosser dans l’équipe de l’après-midi. C’était parfait. J’aime bien ses mômes. Ça m’arrive encore de temps en temps de les prendre le weekend.

Grant a souri de toutes ses dents.

– On dirait une vraie petite famille…

– Oh, Grant ! Change de disque ! Ah, d’ailleurs, t’as des nouvelles de Ed ?

On s’est regardées l’une l’autre, surprises. L’espace d’un instant, j’avais complètement oublié la bagarre dans le bar, le jour où Grant avait lâché sur Ed toute sa rage, sans aucune bonne raison. Je détestais ce côté de Grant, si odieux et mesquin.

Grant m’a regardée me souvenir.

– Ed ne m’a jamais aimée, a-t-elle dit. Elle ne m’aime pas parce que je suis blanche.

J’ai secoué la tête.

– Oh, c’est pas vrai ça, Grant. Elle est en colère contre toi à cause des choses que tu lui as dites, le soir où tu l’as frappée, au bar.

Grant a baissé les yeux.

– Merde, j’ai dit que j’étais désolée.

– Allez, Grant !

J’ai claqué le dessus de la table.

– Et si un gars te traitait de pervers ou de monstre et qu’après il te disait qu’il était désolé d’avoir élevé la voix ? Je pige pas, Grant. Je t’ai observée au boulot, tu es sympa avec tout le monde.

Grant s’est frotté les yeux.

– Bon, des fois ma bouche s’emballe et mes mots vont plus loin que mes pensées. En particulier quand j’ai un peu trop bu.

Elle a haussé les épaules.

– Je suis vraiment une merde, des fois.

Je me suis demandé qui était vraiment Grant, sous toutes ces couches de douleur et de colère.

Grant s’est enfoncée dans sa chaise.

– Est-ce que tu vas vraiment par là ?

Je savais de quoi elle parlait : les hormones.

– Ouais. Je vois pas quoi faire d’autre.

Grant m’a servi du café de son thermos.

– Ce serait beaucoup plus simple si on allait à la clinique de ré-assignation. Là-bas, ils te donnent des hormones gratuitement. Le seul truc, c’est que tu dois faire tout plein de tests, et qu’ils veulent interroger ta famille et tout.

J’ai haussé les épaules.

– Ouais, mais moi je veux juste les hormones. Et la chirurgie.

Les yeux de Grant se sont écarquillés.

– Quelle genre de chirurgie ?

J’ai fait une grimace.

– Quel genre, à ton avis ? Je veux pas continuer à avoir des seins comme ça.

Grant a sifflé tout doucement.

– Comment tu sais que t’es pas transsexuel ? Peut-être que tu devrais aller au programme2 et te renseigner.

J’ai fait non de la tête.

– J’ai vu des trucs là-dessus à la télé. Je ne me sens pas comme un homme coincé dans un corps de femme. Je me sens coincé tout court.

Grant a pris une gorgée de son café.

– Je sais pas. Peut-être qu’en réalité je suis un homme et que je suis juste née dans le mauvais corps. Ça pourrait expliquer un tas de choses.

– Alors pourquoi, toi, tu vas pas au programme ? lui ai-je demandé.

Elle a souri d’un air mélancolique.

– Et si c’est pas ça ? Et si je me rends compte que je suis quelque chose d’encore pire que ce que je croyais ? Peut-être qu’il vaut mieux ne pas savoir.

J’ai posé ma main sur la sienne en souriant. Elle a balayé la pièce du regard et a enlevé sa main. J’ai soupiré.

– J’ai pas la moindre putain d’idée de ce que je peux bien être. Je veux juste arrêter d’être différente. Il n’y a nulle part où se cacher. Je veux juste que tout arrête d’être aussi douloureux.

La sirène a de nouveau retenti. Grant s’est levée pour retourner travailler.

– J’ai presque réussi à rassembler assez d’argent pour les hormones. Et toi ?

J’ai haussé les épaules.

– Si on arrive à enchainer deux postes de temps en temps, j’aurai bientôt l’argent.

– Je t’attendrai, a dit Grant.

L’espace d’un court instant, ses mains se sont appuyées sur mes épaules.

***

– Est-ce que tu vas m’aider à monter ma station-service Texaco ?

Scotty tenait à la main un sac plein de pièces en plastique colorées. Je me suis affalée sur le tapis et j’ai étalé les pièces.

– Comment tu fais pour savoir où vont les pièces ? a demandé Scotty.

Je lui ai montré le mode d’emploi.

– Grâce à ça. C’est comme une carte. Ça me dit que ça c’est A, que ça c’est B et que les deux vont ensemble.

Sauf que ça ne marchait pas.

– Je veux dire… que ça c’est A… et que peut-être ça c’est B.

Ce n’était pas ça non plus. J’ai continué en silence.

Une pub pour des Pet Rock3 est apparue à l’écran de la télé. Scotty l’a regardée d’un air affligé.

– J’aimerais bien avoir un Pet Rock.

– Un Pet Rock ? j’ai dit en riant, qu’est-ce que c’est que ça ?

Il a pointé la télé du doigt. Je lui ai ébouriffé les cheveux.

– T’inquiète pas, je vais te trouver un caillou qui sera vraiment bien.

Scotty s’est mis sur le ventre et m’a observé de très près.

– T’es pas censé les coller ensemble avant de savoir exactement où ils vont. Et il faut mettre du papier journal sur le tapis, m’a-t-il averti. Tu sais ce que je serai quand je serai grand ?

J’ai pris dans mes mains une pompe à essence minuscule et un autre truc non-identifié. Pour une raison totalement obscure, les deux allaient ensemble.

– Quoi ?

– Je serai le vent.

Kim a levé les yeux au ciel.

– Il est vraiment bizarre. Il reste assis dehors et attend de sentir le vent.

J’ai souri à Scotty.

– C’est pas bizarre. Si tu grandis et que tu deviens le vent, j’enlèverai mon casque quand je conduirai ma moto et tu pourras souffler dans mes cheveux.

Kim a secoué la tête.

– Ce serait dangereux.

J’ai hoché la tête.

– Ouais, t’as raison. Pourquoi tu ne deviendrais pas plutôt un rayon de soleil, Scotty ? Comme ça tu pourrais me tenir chaud.

Scotty a secoué la tête de gauche à droite d’un air catégorique.

– Non. Je serai le vent.

Kim regardait au loin. Je lui ai demandé :

– Hé, Kim, qu’est-ce que tu veux être quand tu seras grande ?

– Je sais pas, a-t-elle répondu.

– C’est pas grave, t’as pas besoin de savoir maintenant.

Elle a pris un air inquiet.

– Ma mère dit que je serai sûrement quelque chose de spécial quand je serai grande.

J’ai pris sa tête entre mes mains.

– Ça, tu l’es déjà, ai-je dit.

Elle observait mon visage. Petit à petit, son expression a vacillé. Puis son sourire a commencé à grandir jusqu’à ce qu’il remplisse son visage tout entier.

Gloria est rentrée tôt du travail. Elle avait attrapé une grippe intestinale. Elle m’a demandé de passer la nuit chez elle et de déposer les enfants à l’école le lendemain matin. Elle avait vraiment mauvaise mine. Quand je lui ai conseillé d’aller au lit, elle n’a pas protesté.

Quand Scotty a émergé le lendemain matin, on aurait dit qu’il s’était enlisé dans de la glu. Kim a ouvert les yeux, s’est assise raide comme un piquet et m’a fait un câlin.

J’ai fait des pancakes pour le petit-déjeuner. J’ai essayé de dessiner dessus des visages souriants avec des raisins secs, mais quand j’ai retourné les pancakes, les raisins ont coulé dans la pâte.

– Je crois que j’ai trouvé sa bouche, elle sourit ! a annoncé Kim, en picorant son pancake avec sa fourchette.

Scotty a regardé l’assiette de Kim.

– Il sourit pas, c’est son œil, a-t-il dit.

Je me suis entendu rire, un rire qui résonnait comme de l’eau de source en train de bouillonner sous la terre.

– Est-ce que t’es mariée ? m’a demandé Kim.

J’ai regardé la bague en or à mon doigt. Ma gorge s’est serrée.

– Plus maintenant.

Scotty a hoché la tête.

– Ma maman et mon papa sont diborcés.

– Di-vorcés, l’a corrigé Kim. T’étais mariée à qui ?

Est-ce que Gloria allait m’empêcher de voir les enfants si je leur répondais ouvertement ? J’ai pris une profonde inspiration.

– Elle s’appelle Theresa.

Kim a évalué l’information.

– Elle était jolie ?

J’ai souri.

– Très jolie.

Kim a froncé les sourcils.

– Attends un peu. Les filles ne peuvent pas se marier avec d’autres filles.

Du sirop coulait lentement le long du menton de Scotty.

– Si, elles peuvent, a-t-il dit.

J’ai essuyé son menton avec mon pouce.

– Non, elles peuvent pas, crétin, lui a dit Kim.

Elle s’est retournée vers moi.

– Ma maitresse dit que les garçons et les filles se marient ensemble quand ils sont grands.

J’ai regardé ma montre. Il était presque temps de les emmener à l’école.

– Bon, Kim, les maitresses savent des tas de choses, mais elles ne savent pas tout. Finis ton petit-déjeuner.

Kim a poignardé son pancake avec sa fourchette. Elle était en colère parce que je ne lui avais pas vraiment répondu.

J’ai soupiré.

– Tu sais, tout le monde peut tomber amoureux de tout le monde, je lui ai dit. Si un garçon et une fille tombent amoureux, tout le monde est très gentil avec eux. Mais quand une fille tombe amoureuse d’une fille ou un garçon tombe amoureux d’un garçon, certaines personnes se moquent d’eux ou essaient de leur faire du mal. Et tu as raison, Kim. Ils n’ont pas le droit de se marier de la même manière qu’un homme et une femme le peuvent. Mais ça n’empêche qu’ils s’aiment vraiment.

Le front de Kim s’est plissé. Je pouvais voir son esprit travailler pendant qu’elle mâchait.

– Tu l’as déjà embrassée ?

Des signaux d’alarme lumineux se sont mis à clignoter devant mes yeux.

– Hum, oui, bien sûr, ai-je dit aussi naturellement que possible.

– Beuuuurk ! s’est exclamée Kim en laissant tomber sa fourchette. Avec la langue ? J’ai vu papa mettre sa langue dans la bouche de maman une fois. Berk, c’était dégoutant.

J’ai ri.

– Tu n’es jamais obligée d’embrasser quelqu’un comme ça, si tu ne veux pas.

– Je ne le ferai jamais, a déclaré Kim.

– Moi non plus, a ajouté Scotty.

Kim a mangé en silence. Quand elle a levé les yeux, j’ai senti venir la question avant qu’elle ne la pose.

– Est-ce que tu l’aimais ?

Mon menton a tremblé.

– Oui, je l’aime.

– Alors pourquoi vous avez divorcé ?

La question est restée suspendue dans l’air. Je lui ai répondu avec honnêteté :

– Je sais pas, je peux pas expliquer.

Sur la route de l’école, Scotty a dit à voix haute le nom des marques de toutes les voitures qui passaient. Kim m’observait pendant que je conduisais. Elle a continué :

– Elle était gentille ?

J’ai fait oui de la tête.

– Tu crois que tu lui manques ?

J’ai souri.

– J’espère que oui.

Ça a été un soulagement d’arriver devant leur école, de les embrasser et de les prendre dans mes bras pour leur dire au revoir. Aussitôt que j’ai été sûr qu’ils étaient bien en sécurité à l’intérieur, j’ai appuyé mon front contre le volant et j’ai pleuré.

J’avais une voiture, et la journée entière à tuer.

Le Pet Rock de Scotty ! Je voulais aller voir si le muséum d’histoire naturelle avait un magasin de souvenirs où ils vendaient des pierres et des cristaux. Je n’étais jamais allée là-bas auparavant. Un bison géant empaillé m’a regardé quand je suis entré. À l’intérieur du bâtiment, tout avait l’air calme et immobile. J’ai trouvé exactement ce que je cherchais au guichet de la boutique de souvenirs. J’ai choisi une pierre qui faisait la taille du poing de Scotty. Elle était coupée en deux. À l’intérieur, il y avait une petite cavité constellée de cristaux. Certains étaient violets et d’autres blancs comme du lait. C’était une pierre dans laquelle on pouvait facilement se perdre, si on le voulait. Je me suis dit qu’il en aurait envie.

Le cadeau de Kim n’était pas difficile à choisir : une pierre verte, plate et polie, de la taille de ma main, avec des tourbillons blancs comme les courants rapides d’un torrent.

– Vous savez ce que c’est ? ai-je demandé à la jeune femme derrière le comptoir.

Elle a haussé les épaules.

– Je travaille ici, c’est tout.

J’aurais voulu passer toute la journée là-bas. Chaque salle attenante à l’immense hall central était dédiée à une branche différente de la science. L’une d’entre elles s’appelait la Salle de l’Homme – en l’occurrence, elle incluait aussi les femmes. Il y avait des salles qui révélaient les secrets des atomes, les secrets d’autres univers.

J’aurais aimé pouvoir rester et dévorer tout ce savoir. J’espérais quelque part que ça aurait donné à mes yeux du sens au monde. Mais je sentais ma vessie qui commençait à me faire mal, et les deux WC étaient en plein dans le champ de vision de la femme derrière le guichet. Je n’avais pas la force de gérer ça. J’ai laissé derrière moi les secrets de l’univers, je suis retournée à la voiture et j’ai conduit jusqu’à la maison de Gloria pour utiliser les toilettes en toute intimité.

***

Grant et moi, on était assises dans la voiture, devant le cabinet du docteur.

– J’ai peur, a-t-elle admis.

– Moi aussi.

Je lui ai raconté :

– Quand j’étais môme, j’avais l’impression qu’il n’y avait aucune place pour moi dans le monde. Et c’est comme ça que je me sens, maintenant.

Grant a hoché la tête et a soufflé la fumée de sa cigarette à travers ses dents.

– Je te le dis, gamin, je sais pas ce qui est le pire. Ne jamais savoir ce que ça fait d’être acceptée, ou te faire enlever le peu que t’avais, tu vois ?

Bien sûr que je voyais.

– Allez, on y va, l’ai-je encouragée.

Le nom du médecin était peint sur la porte en verre translucide. Ça avait l’air éteint à l’intérieur.

– Peut-être qu’il n’est pas là, a dit Grant.

J’ai attrapé son bras.

– Je ne te force pas, ai-je dit, mais moi, je ne vois plus d’autre choix.

Grant a pris une grande inspiration. J’ai poussé la porte, c’était ouvert. Il était là. Le Dr. Monroe nous a conduites jusqu’à son bureau privé et nous a fait signe de nous asseoir. J’ai décliné. J’ai regardé tout autour, sur les murs de son bureau.

– Où sont tous vos diplômes ?

Grant m’a regardée d’un œil mauvais.

Elle s’est adressée au Dr. Monroe.

– Vous vous souvenez de mon appel ?

Il me toisait de haut en bas. Mon dieu, il nous déteste, je me suis dit. Il a humecté ses lèvres.

– Si je me souviens bien, c’était au sujet d’un déséquilibre hormonal que vous partagez toutes les deux4

Qu’est-ce que ce type s’imaginait, qu’on avait des dictaphones sur nous pour enregistrer la conversation ?

– Est-ce que vous avez apporté l’argent ? a-t-il demandé.

Quand on a sorti nos portefeuilles, Monroe a sorti son carnet d’ordonnances.

– Je suppose que vous y avez bien réfléchi, a-t-il dit, comme s’il s’y intéressait vraiment.

On a toutes les deux hoché la tête.

Il nous a montré comment aspirer un millilitre d’hormones masculines dans une seringue et comment la planter dans le muscle de la cuisse.

– Vous vous faites une injection toutes les deux semaines. Des questions ?

– J’ai quelques questions, ai-je dit.

Grant et le docteur ont tous les deux eu l’air surpris.

– Par exemple : combien de temps avant que ça marche ? Et est-ce qu’il y a des effets secondaires ?

Le docteur a roulé un crayon entre son index et son pouce.

– Eh bien, c’est difficile à dire.

– Pourquoi ça ? ai-je voulu savoir.

– Parce que c’est plutôt… expérimental, a t-il hésité. Il se peut que vous fassiez l’expérience d’effets secondaires : chute de cheveux, prise de poids, acné.

Super, je me suis dit, vraiment super…

– Est-ce que c’est dangereux ? ai-je demandé.

Grant s’est penchée en avant pour entendre sa réponse.

Le docteur Monroe a arraché la page du bloc.

– Ce sont seulement des hormones. Votre corps en produit naturellement. Vous en voulez ou pas ? a-t-il demandé en agitant l’ordonnance sous notre nez.

J’ai fait oui de la tête et je l’ai prise. Il en a arraché une deuxième et l’a tendue à Grant. Elle n’avait pas l’air sure, mais elle l’a mise dans sa poche. Le docteur Monroe a compté notre argent, l’a glissé dans le tiroir de son bureau et nous a congédiées.

– Une dernière chose, ai-je dit.

Le docteur a soupiré lourdement.

– J’ai besoin que vous m’envoyiez chez un de vos confrères pour une mastectomie5.

Il a griffonné sur un bout de papier.

– Deux-mille dollars, m’a-t-il dit, en me tendant un nom et un numéro de téléphone.

C’était fini. On était de retour dans la rue.

J’ai donné à Grant une tape sur l’épaule.

– Allez ! On va à la pharmacie, et après je te paie une bière.

Elle a accepté à contre-cœur.

Au milieu de la journée, on était assises au bar. Le patron avait l’air de nous tolérer à peine. On a chacune posé devant nous sur le comptoir nos gros sacs en papier marron remplis de boites de seringues et d’ampoules d’hormones.

– Deux bières et deux shots, ai-je dit au barman. Sans vouloir faire de jeu de mots6, ai-je ajouté en aparté à Grant, mais elle n’écoutait pas.

– Qu’est-ce qui se passe, Grant ?

– Toute ma putain de vie est sens dessus dessous, a-t-elle dit.

Je comprenais bien ça.

– C’est un gros truc, ce qu’on est en train de faire, ai-je admis.

Elle a hoché la tête, mais elle avait autre chose à l’esprit.

On a commandé une autre tournée, puis une autre. Grant commençait à s’ouvrir un peu.

– Comment ça va être avec les femmes ? Je veux dire, qui voudra encore sortir avec nous ? J’aurais préféré qu’elle n’ait pas dit ça tout haut.

– J’ai quarante et un ans, elle m’a dit. Ma vie est complètement bousillée. Il ne reste aucune place pour nous. Je sais juste pas quoi faire.

Ses larmes ont commencé à tomber sur le bar. On a toutes les deux regardé autour de nous, pour voir si un des gars avait remarqué qu’elle pleurait. On a pris nos paquets et on s’est rapidement déplacées vers un box, à l’écart. Grant a éclaté en sanglots silencieux. Ça m’a fait peur de la voir pleurer comme ça.

Je me suis penchée par-dessus la table et je lui ai caressé les cheveux.

– Ça va aller, l’ai-je rassurée.

– Ah ouais ? a-t-elle lancé avec colère. Tu parles ! Pour toi, c’est différent.

– Tu rigoles ? Qu’est-ce qu’il y a de différent pour moi ?

Grant s’est essuyé le nez avec une serviette en papier.

– Y’a des choses que tu ne sais pas sur moi. Des choses que je ne peux dire à personne.

J’ai avalé une gorgée de whisky en jetant la tête en arrière. Ça m’a brulé la gorge et ça m’a réchauffé de partout.

– Grant, ma voix était douce, il n’y a rien que tu ne puisses me dire.

Elle a examiné mon visage.

– Je ne suis pas une vraie butch, a-t-elle dit.

Je l’ai regardée sans comprendre.

– Quoi ?

– Je ne suis pas une vraie butch.

J’ai ri, incrédule.

– Eh ben, tu m’as bien eue jusqu’à maintenant !

Elle a secoué la tête.

– Tu ne me connais pas vraiment.

L’alcool s’est mis à me marteler la tête, comme une tonne de briques. J’aurais aimé ne pas avoir autant bu. Le patron est venu et a commencé à essuyer la table où on était installées.

– C’est l’heure d’y aller.

On a reconnu la haine sur le visage des hommes qui bloquaient la porte qu’on aurait dû prendre pour sortir. Le patron a fait un signe de la tête vers la porte du fond.

– C’est l’heure d’y aller.

On a attrapé nos sacs et on est sorties à toute vitesse par la porte de derrière, jusque dans la voiture de Grant. J’ai verrouillé les portières pendant qu’elle démarrait le véhicule. Plusieurs des hommes se déployaient à travers le parking. L’un d’eux avait un démonte-pneu en fer. Grant a fait crisser les pneus. Elle est montée direct sur le trottoir et s’est retrouvée face à une voiture qui arrivait en sens inverse et qui a fait une embardée avant d’aller percuter un véhicule garé. Grant est partie à toute allure, jusqu’à ce qu’on soit assez loin pour être en sécurité.

On s’est arrêtées devant chez moi. On a chacune allumé une cigarette. Mes mains tremblaient.

– Merde, Grant. T’as toutes tes chances si tu tentes Indy 5007!

Ça ne l’a pas fait sourire. Je savais qu’elle était trop bourrée pour reprendre le volant.

– Monte avec moi, lui ai-je dit. Tu rentreras plus tard.

Grant a fait non de la tête.

– Où est-ce que tu vas aller ? lui ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

– Je ne sais pas.

– Monte avec moi, ai-je insisté, mais je savais que c’était inutile.

D’un mouvement de doigts, Grant a jeté sa cigarette par la fenêtre et a démarré la voiture.

Avant de refermer la portière, je lui ai dit :

– Eh Grant, essaie d’expliquer aux gars de tout à l’heure que t’es pas une butch.

Grant m’a regardé. C’était dur d’affronter la tristesse dans ses yeux. J’ai pointé du doigt le rétroviseur.

– Regarde-toi et dis-moi que t’es pas une butch. Tu es ce que tu es, Grant. Je sais pas ce qu’il te faut de plus comme preuve.

Grant m’a tendu son paquet d’hormones.

– T’es sure ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Je ne suis sure de rien, là maintenant.

Une fois en haut, j’ai appelé chez Edwin et j’ai laissé le téléphone sonner un long, long moment. J’ai bu une bière, avant de déballer les seringues pour les regarder. Les aiguilles me terrifiaient tellement que je n’arrivais pas à croire que j’étais sur le point de me piquer avec. J’ai examiné les ampoules d’hormones, comme si leur mystère allait se révéler à moi, juste là, sur la table de la cuisine. Mais il ne s’est rien passé.

Je suis allée dans la salle de bain, j’ai enlevé mon pantalon et je l’ai accroché à la porte. Je me suis assis sur la lunette des toilettes et j’ai préparé la seringue. Est-ce que j’allais vraiment faire ça ?

J’ai repensé à une des questions de Grant qui m’avait touchée d’un peu trop près. Est-ce qu’un jour je serai à nouveau allongé dans les bras d’une femme ? Pendant un court instant, je me suis rappelé le plaisir pur et simple que me procuraient les bras de Theresa quand ils m’enlaçaient. Cette pensée m’a fait me sentir encore plus seule. J’ai eu une montée de colère contre Theresa. Elle ne m’aimait pas assez pour rester lorsque les choses se compliquaient.

Ma vie a défilé dans ma tête comme un film que je ne voulais pas revoir. J’ai repensé à la fois où mes parents m’avaient surprise habillée avec les vêtements de mon père.

Des souvenirs réconfortants m’ont envahi : des amies butchs, des confidentes drag queens, des amantes fems. Mais je ne pouvais pas les rejoindre maintenant. J’étais seul à ce carrefour.

Je n’arrivais pas à me résoudre à enfoncer l’aiguille dans ma cuisse. Puis j’ai revu ma Norton, fracassée en mille morceaux sur le parking de la pizzeria. J’ai planté l’aiguille dans ma cuisse et j’ai injecté le produit. C’était moins dur que ce que j’avais pensé.

J’ai senti monter une vague d’excitation en moi. Je ressentais la possibilité que quelque chose change, qu’un énorme poids me soit enlevé. J’allais peut-être maintenant enfin être moi-même et simplement vivre. J’ai fermé les yeux et j’ai reposé ma tête contre le carrelage du mur.

Après un moment, je me suis levé et j’ai remis mon pantalon. J’ai regardé mon reflet dans le miroir de la salle de bain. C’était toujours moi, en train de me regarder.

***

Pendant les deux premiers mois, il ne s’est rien passé. Ma voix n’est pas devenue plus grave. Je le savais pour sûr car j’avais appelé les renseignements tous les jours et les opérateurs continuaient de m’appeler « m’dame ». Les seuls changements que je pouvais voir n’étaient pas ceux que j’espérais. Ma peau se couvrait de boutons. Mon corps devenait plus rondouillet. Mon humeur faisait des sauts, des vagues et des plongeons. Ce qui allait émerger, quoi que ce soit, n’était pas encore là. Mais ça arrivait.

J’allais bientôt devoir dire au revoir à Kim et Scotty. Gloria ne m’autoriserait jamais à voir les enfants une fois que j’aurais commencé à changer.

Un samedi d’hiver, je me suis arrangé pour les emmener au zoo. Il neigeait si fort que le trajet en bus jusqu’à chez Gloria m’a semblé interminable.

– Je m’en vais, ai-je dit à Gloria.

– Tu veux encore du café ? a-t-elle demandé.

J’ai recouvert ma tasse de la main en faisant non de la tête.

Gloria s’est assise à côté de moi.

– Tu l’as déjà dit aux enfants ?

J’ai secoué la tête.

– Ces mômes s’imaginent que le soleil se lève et se couche avec toi – je pige pas pourquoi.

Ses mots m’ont blessée.

– On ne peut que m’aimer, Gloria, que veux-tu que je te dise ?

Elle a secoué la tête.

– Fais attention quand tu leur diras, OK ? Ils sont encore tout chamboulés à cause de leur père et moi.

J’ai hoché la tête.

Scotty et Kim se sont pratiquement rentrés dedans en courant dans la cuisine pour venir me dire bonjour. Ils étaient si emmitouflés que je ne pouvais voir que leurs yeux, entre leur bonnet et leur écharpe.

Gloria m’a lancé les clés de sa voiture. Elle avait l’air contrariée.

– Sois prudente en conduisant sur la neige.

Je ne crois pas que c’était ça qui la préoccupait.

– T’inquiète pas pour nous.

Le temps qu’on aille au zoo, la couche de neige s’était épaissie et de gros flocons continuaient à tomber. Il n’y avait pas grand monde dehors, juste quelques parents avec leurs enfants.

– Venez, on fait des anges dans la neige, a suggéré Kim.

– Pas tout de suite, lui ai-je dit. On va éviter de se mouiller avant d’être prêts à repartir.

Je pouvais voir la silhouette d’un aigle royal sur son perchoir. Quand on s’est rapprochées, j’ai réalisé qu’il y avait en fait deux aigles, un mâle et une femelle posés l’un à côté de l’autre. La femelle a piqué vers le sol et a déployé ses puissantes ailes. Elle bondissait et tournoyait dans la neige. Je me suis souvenu que les journaux avaient raconté que son œuf avait éclos la semaine précédente, mais que l’aiglon était mort. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une danse funèbre traduisant une douleur amère.

– Qu’est-ce qu’il fait ? m’a demandé Kim.

– Elle joue dans la neige.

Je me suis dit que c’était une réponse aussi bonne qu’une autre.

– C’est l’aigle fille.

– Comment tu le sais ? a-t-elle demandé.

– Parce que les filles sont plus grandes que les garçons.

Les deux gamins ont repéré avant moi les ours polaires et ont couru dans leur direction. La maman ours était dehors avec son ourson. D’après les journaux, l’ourson était né trois mois plus tôt et n’avait pas encore été aperçu hors de la grotte.

– Ouah, se sont extasiés les enfants pendant que l’ourson tombait à la renverse dans une congère.

La mère s’est assise sur son arrière-train. Le petit ours a farfouillé pour trouver sa mamelle et a tété.

– J’ai faim, a annoncé Scotty.

Il n’y avait quasiment personne à l’intérieur de la buvette : deux hommes d’entretien du zoo sirotaient leur café dans un coin. J’ai commandé des hot-dogs et des chocolats chauds.

– Il nous faut des cacahuètes, m’a rappelé Kim, pour les animaux.

– Il me semble qu’on n’est pas censés les nourrir, lui ai-je dit.

– Alors il nous faut des cacahuètes pour nous !

– Et trois paquets de cacahuètes, ai-je ajouté, en direction de l’homme derrière le comptoir.

Il m’a lancé un regard de dégout manifeste. Oh s’il te plait, ai-je pensé, pas devant les gamins. J’ai préparé la monnaie en avance, histoire d’en finir au plus vite.

Il est revenu avec la nourriture et les boissons dans un carton.

– Ça fera neuf dollars et quatre-vingts cents, monsieur, a-t-il dit avec un sourire satisfait.

J’ai balancé un billet de dix dollars sur le comptoir et j’ai attrapé le carton.

– Gardez la monnaie, m’dame, ai-je répondu. Bon, allez les enfants, vous voulez aller manger sur un banc dans le parc ?

Scotty était d’accord, Kim n’avait pas l’air si sure. J’ai déblayé la neige sur le banc.

– Pourquoi tu l’as appelé m’dame ? m’a demandé Kim.

J’ai haussé les épaules.

– Il a été méchant avec moi.

Elle a insisté.

– Il ne t’aimait pas ?

J’ai secoué la tête.

– Pourquoi ? Comment il peut savoir qu’il ne t’aime pas ?

– Je sais pas. Ça ne t’arrive jamais à l’école de croiser des petites brutes qui sont méchantes avec toi sans raison ?

Elle a hoché la tête.

– Pourquoi il t’a appelé monsieur ? Il sait pas que t’es une fille ?

J’ai soupiré et j’ai remis mon hot-dog dans le carton. La dernière bouchée que j’avais prise faisait comme un nœud collé dans ma gorge. J’ai bu quelques gorgées de chocolat chaud avant de répondre.

– Il savait que j’étais une fille. Mais il s’en est pris à moi parce que je suis différente.

J’ai anticipé sa prochaine question.

– Je ne ressemble pas à ta maman. J’ai l’air différente de beaucoup d’autres filles. Certaines personnes n’aiment pas ça, ils pensent que ce n’est pas bien.

Kim a froncé les sourcils.

– Alors pourquoi tu ne mets pas de robes et tu ne te laisses pas pousser les cheveux, comme les autres filles ?

J’ai souri.

– Tu ne m’aimes pas comme je suis ?

Scotty a levé les yeux vers moi et m’a fait un grand sourire. J’ai essuyé le ketchup de son nez avec mon gant.

– Je ne veux pas changer, ai-je dit. Je pense que les filles et les garçons devraient pouvoir être tout ce qu’ils veulent être sans qu’on s’en prenne à eux.

Kim s’est agenouillée sur le banc, face à moi. Elle a enlevé ses gants et a caressé mes joues. Je me suis demandé si elle pouvait déjà voir de la barbe pousser.

– Qu’est-ce que tu vois ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules et a remis ses gants.

– Tu sais ce qu’on t’a pris pour Noël ? Une radio ! m’a dit Scotty, tout excité.

– Scotty ! la voix de Kim s’est élevée pleine de colère. Tu devais pas le dire. T’as tout gâché.

Les yeux de Scotty se sont remplis de larmes. Je l’ai pris dans mes bras.

– Ça va, c’est bon. Écoutez-moi les gars… heu… les enfants. J’ai quelque chose à vous dire.

Kim s’est assise lourdement, comme si elle avait attendu ce moment. Je les ai tous les deux entourés de mes bras.

– Je dois m’en aller avant Noël. Il faut que je trouve du travail.

Il y a eu un long silence. Scotty a enroulé son bras autour de moi et s’est mis à pleurer.

– Non ! Ne t’en va pas, a-t-il supplié. S’il te plait, je serai gentil. S’il te plait, ne t’en va pas.

J’ai embrassé le haut de la capuche de sa combinaison.

– Oh, Scotty, tu n’as rien fait de mal. Tous les deux vous êtes très, très gentils. C’est pas de votre faute si je m’en vais. Je vous aime tellement tous les deux. Je dois juste trouver du travail.

Kim était assise, les mains sur les genoux. Elle regardait droit devant elle.

– Je vous aime beaucoup, leur ai-je dit à nouveau. Vous allez vraiment me manquer tous les deux.

– Alors pourquoi tu t’en vas ?

La voix de Kim vibrait de colère.

– Pourquoi tu peux pas trouver un travail ici ?

Mon explication ne lui suffisait pas.

– Kim, c’est dangereux pour moi ici, parce que je suis différente.

Son visage s’est adouci, autorisant les larmes à lui monter aux yeux.

– Je vais quelque part où je serai en sécurité.

– Je peux venir avec toi ? a-t-elle demandé.

J’ai attiré Scotty plus près de moi et j’ai tendu le bras vers Kim. Elle ne s’est pas rapprochée mais j’aurais pu jurer qu’elle en avait envie.

– C’est pas vraiment un endroit, là où je vais.

Je me suis demandé jusqu’où les règles implicites m’autorisaient à parler aux enfants.

– Imagine que tu me cherches dans une pièce. Tu regardes partout – dans le placard, sous le lit, derrière la porte – mais je ne suis pas là.

Scotty a levé les yeux.

– Où t’es alors ? a-t-il demandé.

– Je suis quelque part en sécurité, là où personne ne va regarder. Je suis là haut, près du plafond. Imagine que tu me cherches ici – derrière les arbres, sous les bancs, derrière la maison de l’éléphant. Où est-ce que je serai en sécurité, d’après toi ?

Les deux enfants se sont regardés et ont secoué la tête.

– Là-haut dans les airs, là où le vent souffle, je leur ai dit. Je serai en sécurité dans le ciel, là où personne n’ira me chercher. Mais je serai toujours dans le coin. Je serai toujours là à veiller sur vous.

Scotty a essuyé les larmes de ses yeux avec ses mitaines.

– Quand je serai le vent, je pourrai venir dans les airs avec toi.

J’ai hoché la tête et je l’ai attiré plus près. Des larmes gouttaient du menton de Kim, mais son visage avait l’air calme.

– Est-ce que tu pourras rentrer et venir nous rendre visite ?

J’ai réfléchi avant de répondre.

– Vous me reverrez, mais pas pendant un moment. Pas avant que ça soit suffisamment sûr pour moi de rentrer.

J’ai pointé du doigt les aigles royaux tout proches.

– Vous savez, il ne reste pas beaucoup d’aigles. La nourriture qu’ils mangent a été complètement empoisonnée par des produits chimiques, et parfois des gens les tuent. Vous savez ce qu’ils ont fait, les aigles ?

Ils ont tous les deux fait non de la tête.

– Ils se sont envolés haut dans les montagnes, tout là-haut, au-dessus des nuages. Et ils vont rester là-haut à voler en cercle dans le vent jusqu’à ce qu’ils puissent à nouveau venir nous rendre visite en toute sécurité.

Kim s’est agenouillée sur le banc et a mis ses gants contre mes joues. Ils étaient froids et mouillés par la neige.

– S’il te plait, emmène-moi avec toi, a-t-elle chuchoté.

Les larmes brulaient mes yeux.

– Je dois me cacher seule, Kim. Et ta maman t’aime très fort. Elle a besoin de toi, elle aussi. Grandis du mieux que tu peux, Kim. Je reviendrai te voir, je te le promets.

La neige tombait si fort qu’elle nous a presque recouverts, sur le banc. Je me suis levé et je nous ai époussetés. J’ai embrassé le nez froid de Scotty avant de resserrer son écharpe autour de son visage. Agenouillée, j’ai attendu que Kim vienne vers moi. Elle s’est jetée dans mes bras tellement fort qu’on a failli tomber à la renverse toutes les deux.

Alors qu’on approchait des aigles, Kim a couru vers eux. Elle s’est arrêtée et les a observés.

– Ils sont heureux, ici ?

J’ai secoué la tête.

– Ils seraient plus heureux là-haut.

J’ai regardé vers le ciel. Des flocons de neige sont tombés sur mes cils et mes joues.

– Est-ce qu’on peut faire des anges dans la neige, maintenant ? a demandé Scotty.

J’ai hoché la tête. Scotty et Kim se sont laissés tomber en arrière dans la neige et ont agité leurs bras et leurs jambes dans tous les sens. Ils criaient tous les deux :

– Regarde-moi, regarde-moi !

J’ai fait une boule de neige et je l’ai roulée jusqu’à ce qu’elle soit grosse comme un rocher.

– Qu’est-ce que tu fais ? a demandé Kim.

Ils se sont rapprochés tous les deux.

– Je fais une bonne-femme de neige, ai-je répondu.

Kim a fait une grimace.

– C’est pas une bonne-femme de neige, c’est un bonhomme de neige, a-t-elle dit en boudant.

– Qu’est-ce que t’en sais ? Tu ne l’as pas encore vue.

Scotty a commencé à rouler un petit tas de neige.

– Je peux aider à la fabriquer ? a-t-il demandé.

J’ai fait oui de la tête et j’ai commencé pour lui une boule de neige à la bonne taille.

Kim a tapé du pied.

– Une bonne-femme de neige, ça n’existe pas. C’est un bonhomme de neige.

J’ai posé la boule de Scotty, qui était plus petite, au-dessus de la première.

– Aidez-moi à faire sa tête !

Kim a eu une montée de colère et a sangloté. J’ai posé ma main sur son épaule.

– T’es contrariée à ce point ?

Elle a hoché la tête et a pleuré. J’ai essuyé son nez qui coulait.

– Ça va aller, a dit Scotty gentiment. On peut dire qu’elle est un bonhomme de neige, d’accord ?

J’ai hoché la tête.

– Aide-nous à faire sa tête, d’accord ?

Kim a reniflé, puis a accepté. On a roulé la tête et je l’ai mise en place. J’ai récupéré des cailloux sous la neige et on les a utilisés pour faire une bouche, un nez et des yeux.

– Il a besoin d’une écharpe, pas vrai ? ai-je demandé.

Ils ont hoché tous les deux la tête. J’ai enlevé mon écharpe et je l’ai mise autour de son cou. J’ai sorti mon paquet de cigarettes.

– Non, ont-ils crié à l’unisson, ne fume pas !

– Ben, j’ai pas de pipe pour le bonhomme de neige. Est-ce que je peux lui mettre une cigarette dans la bouche ?

– Non, ont-ils crié. Il ne fume pas ! Il est intelligent.

J’ai ri.

– D’accord, d’accord. Mais c’est un bonhomme de neige sacrément joli qu’on a fait, vous trouvez pas ?

Scotty a hoché la tête et est tombé par terre.

– Regarde-moi faire un ange dans la neige !

Il a agité frénétiquement ses bras et ses jambes.

– Tu vas bien ? ai-je demandé à Kim.

Elle m’a fait signe que oui. J’ai serré son écharpe pour bien l’ajuster autour de sa nuque.

– Je suis désolée de t’avoir fâchée, je lui ai dit. Je te taquinais juste.

Elle a haussé les épaules.

– Ça me va.

– Je suis quand même désolée.

– Non, m’a-t-elle dit. Je veux dire que ça me va que ce soit une bonne-femme de neige.

J’ai souri.

– Et si on décidait juste que c’est une personne de neige et qu’on l’aime, lui ou elle, comme elle est ?

Kim a hoché la tête sans sourire.

Pendant le long retour à la maison, elle regardait en silence par la vitre de la voiture.

– Est-ce qu’ils ont mangé ? a voulu savoir Gloria.

– Oui.

– C’est l’heure du bain, leur a-t-elle dit.

– Oh, maman, on est trop crevés, a dit Scotty.

Gloria a ri.

– D’accord, petit malin. Mais demain soir, vous prenez tous les deux un bain, et je ne veux rien entendre.

Scotty a souri triomphalement de toutes ses dents.

– Est-ce que Jess peut nous mettre au lit ?

Gloria m’a regardé du coin de l’œil. Je lui ai fait un signe de la tête.

Scotty et Kim se sont mis en pyjama et ont embrassé Gloria pour lui dire bonne nuit. Je les ai bordés l’un et l’autre sous leurs couvertures.

– Tu dois nous lire l’histoire de quand on était des petits enfants, m’a informé Scotty.

J’ai attrapé le livre sur la table de chevet. Kim a montré un marque-page.

– C’est là que Maman s’est arrêtée, a-t-elle dit.

J’ai commencé à lire, d’une voix basse et tranquille.

Où est-ce que je vais ? Je ne sais pas bien.

Scotty a bâillé. J’ai embrassé ses cheveux moites. Un mobile tournait lentement au-dessus de nos têtes, projetant sur les murs des ombres de bateaux en mouvement.

Si tu étais un oiseau, et que tu vivais en l’air,

Ma voix craquait comme celle d’un adolescent. Puis, au fil de ma lecture, elle est un peu descendue dans les graves. Les hormones commençaient à faire effet.

Tu dirais au vent quand il t’emporterait :

« C’est justement là où je voulais aller ! »

Kim me fixait du regard. Son visage était immobile et triste.

– Je ne vais plus jamais te voir, n’est-ce pas ? a-t-elle demandé.

Je me suis approchée de son lit et je l’ai embrassée sur le front.

– Je reviendrai te voir quand ce sera plus sûr. Tu me reverras. Je te le promets. Je t’aime, Kim. Endors-toi, maintenant.

Elle a soupiré en remontant les couvertures sous son menton. J’ai continué à lire jusqu’à ce que sa respiration devienne profonde et régulière.

Qu’est-ce que ça peut bien faire où vont les gens ?

N’importe où, et partout, je ne le sais aucunement.8

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1. Un ballast est un réservoir rempli d’eau de mer, destiné à lester ou charger un bateau pour la navigation.

2. Si les opérations chirurgicales de réassignation génitale pour personnes trans’ commencent dans les années 1910-1920, les premiers traitements hormonaux débutent eux dans les années 1950-1960. À cette époque quelques médecins (H. Benjamin, J. Money, R. Stoller) théorisent le genre à partir de la médicalisation de l’intersexuation et de la transidentité. S’ouvrent alors des « cliniques d’identité sexuelle » qui déterminent, avec des tests mesurant la masculinité et la féminité, si les personnes sont « réellement » trans’ et qui mettent au point des protocoles, ou programmes, de réassignation sexuelle (chirurgie et hormonothérapie).

3. Pet rock : dans les années 1970 aux États-Unis, des cailloux sont commercialisés en tant que « faux animaux de compagnie » pour enfants, sous le nom de Pet Rock, ou « Roche de Compagnie ».

4. Dans le début des années 1970, les personnes qui ne veulent pas rentrer dans un protocole de réassignation sexuelle tel que proposé par les « cliniques d’identités sexuelles » peuvent trouver des médecins complaisants, par le bouche-à-oreille, qui prescrivent des hormones sous un faux prétexte, moyennant finances.

5. Une mastectomie, ou mammectomie, est une opération chirurgicale d’ablation des seins.

6. En anglais, injection peut aussi se dire shot.

7.  Indy 500 : course automobile.

8. « Spring Morning », poème de Alan Alexander Milne, l’auteur de Winnie l’ourson, paru en 1924.

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Chapitre 13

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
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mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

13

Après la première Gay Pride, la police a sérieusement intensifié son harcèlement. Les flics griffonnaient nos numéros de plaque d’immatriculation et nous prenaient en photo quand on entrait dans les bars. On organisait régulièrement des soirées dansantes dans un nouveau bar gay, et on écoutait la radio de la police pour prévenir tout le monde quand les flics s’apprêtaient à faire une descente. On entendait parler des réunions du mouvement de libération homosexuelle et du mouvement féministe qui étaient organisées chaque semaine à l’université, mais Theresa était la seule de notre bande à connaitre le campus. C’était encore un monde inconnu pour le reste d’entre nous. Tout changeait si vite. Je me demandais si c’était ça, la révolution.

Un jour, en rentrant du boulot, j’ai trouvé Theresa assise à la table de la cuisine, verte de rage. Quelques lesbiennes d’un nouveau groupe du campus s’étaient moquées d’elle parce qu’elle était fem. Elles lui avaient dit qu’elle avait subi un lavage de cerveau.

– Je suis super énervée, a lancé Theresa en donnant un coup sur la table. Elles ont dit que les butchs étaient de sales machistes.

Je savais bien ce que machiste voulait dire, mais je ne comprenais pas du tout ce que ça avait à voir avec nous.

– Elles se rendent pas compte qu’on y est pour rien, nous, dans cette merde ? Et qu’on se la prend simplement dans la gueule ?

– Elles s’en foutent, bébé. Elles sont pas près de nous faire une place.

– Peut-être qu’avec Jan, Grant et Edwin on pourrait aller à une de leurs réunions et leur expliquer ?

Theresa a posé la main sur mon bras.

– Ça va pas aider, mon chou. Elles sont vraiment en colère contre les butchs.

– Pourquoi ?

Elle a réfléchi à la question.

– Je pense que c’est parce qu’elles ont tracé une ligne : les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. Les femmes qui, selon elles, ressemblent à des hommes sont l’ennemi. Et les femmes comme moi couchent avec l’ennemi. On est trop féminines à leur gout.

Je l’ai arrêtée :

– Attends un peu… On est trop masculines et vous êtes trop féminines ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse alors ? Prendre un mètre et mesurer pile poil le milieu avec l’index ?

Theresa m’a tapoté le bras.

– Les choses changent, tu sais.

– Ouais, je lui ai dit, mais tôt ou tard, elles rechangeront dans l’autre sens.

– Ça ne revient jamais en arrière, a-t-elle soupiré, ça continue juste à changer.

J’ai frappé sur la table.

– Alors, on les emmerde ! On n’a pas besoin d’elles de toute façon !

Theresa a froncé les sourcils et a joué avec mes cheveux.

– J’ai besoin de ce mouvement, Jess. Et toi aussi. Tu te souviens de ce que tu m’as dit une fois à propos d’une usine où tu travaillais et où les gars ne voulaient pas que les butchs viennent aux réunions syndicales ?

J’ai hoché la tête.

– Ouais, et alors ?

Elle a souri.

– Tu m’as dit que Grant avait envoyé bouler le syndicat. Mais toi, tu savais que le syndicat était une bonne chose. Tu disais que ce qui n’allait pas, c’était que les butchs en soient exclues. T’avais essayé d’organiser l’entrée des butchs dans le syndicat, tu te souviens ?

Theresa m’a tenue serrée contre son corps chaud et m’a embrassé les cheveux. Plutôt que de continuer sa tirade, elle m’a laissé le temps de réfléchir à ce qu’elle venait de dire. J’avais peur, alors je me suis levée et j’ai commencé à préparer le diner. Theresa s’est simplement assise à la table de la cuisine et a regardé au loin, derrière notre arrière-cour.

***

J’aurais aimé qu’on ne soit jamais allées jusqu’à Rochester, ce weekend-là, pour aller voir nos amies dans ce bar. Si on était juste restées à la maison, je ne me serais pas faite embarquer. Mais ça ne servait plus à rien de penser à ça.

J’étais allongé sur le sol d’une cellule, seul, dans un commissariat d’une ville inconnue, la bouche appuyée contre le béton froid. Je me suis demandé si j’étais en train de mourir, parce que j’avais l’impression d’être tirée hors du monde. Deux choses seulement me raccrochaient à la vie : la sensation du béton froid contre mes lèvres et le son étouffé d’une chanson des Beatles sortie d’une radio quelque part dans la prison. She loves you, yeah, yeah, yeah1.

Je flottais entre conscience et inconscience. Theresa était en train de m’aider à m’appuyer contre un mur de briques, sur le parking du commissariat. Elle évaluait du regard l’étendue des dégâts. Elle s’est mordillé la lèvre inférieure en pointant du doigt les taches de sang sur ma chemise.

– Je n’arriverai jamais à enlever ces taches.

Elle a tenu ma tête sur ses genoux durant tout le trajet du retour. Elle me caressait les cheveux du bout des doigts en conduisant, et maintenait ma tête avec douceur quand elle freinait.

Puis je me suis retrouvé à la maison. Theresa était dans la pièce à côté. Je me suis installée dans l’eau chaude et savonneuse du bain et j’ai appuyé ma tête contre la faïence. Seule ma tête, au-dessus des bulles, était réelle. Le bain me détendait, mais je sentais encore la panique me ronger les tripes. À chaque fois que je m’approchais d’une sensation de bien-être, j’étais brutalement rattrapée. La peur m’asphyxiait. J’avais besoin que Theresa vienne, qu’elle m’aide, mais je n’arrivais pas à l’appeler. Ma gorge serrée m’étranglait.

Mes dents me faisaient mal. Quand j’ai appuyé ma langue contre l’une d’elles, celle-ci a sauté et s’est retrouvée dans ma main, comme un chewing-gum dans une petite flaque de mon propre sang. Je me suis précipitée hors du bain en faisant gicler de l’eau sur les bords. J’ai glissé sur le carrelage, soulevé la lunette des toilettes et j’ai vomi.

Quand je me suis regardée dans le miroir, mon reflet faisait peine à voir : ensanglanté, contusionné, cabossé. Je me suis rincé la bouche avec du dentifrice et une lampée d’eau. Mes jambes tremblaient.

Theresa avait laissé un caleçon blanc propre sur les toilettes. Je me suis séché et je l’ai enfilé. Je venais à peine de passer la tête dans mon t-shirt quand Theresa a ouvert la porte de la salle de bain.

– Je, euh… je venais juste voir si on avait des pansements.

À cet instant, une image terrifiante que j’avais refoulée a refait surface : le souvenir du visage de Theresa quand ils m’avaient arrêtée. Dans ses yeux, j’avais vu la douleur de l’écrasement et de l’impuissance. C’était ce que je ressentais presque chaque jour de ma vie.

J’ai écarté ce souvenir pendant que Theresa, debout dans la salle de bain, scrutait mon visage. Ses yeux étaient rouges et humides. Mes yeux à moi étaient secs comme la poussière. Ma respiration était lente et calme. J’avais plus l’impression d’inspirer et d’expirer de la mélasse que de l’air. Theresa a touché mon visage avec sa main, tournant légèrement ma tête pour étudier le gonflement autour de ma bouche.

Je n’avais pas les mots. Si j’avais su les trouver, je les lui aurais livrés. Mais rien ne me venait. J’ai regardé les émotions se succéder sur son visage, mouvantes comme des dunes de sable balayées par le vent. Elle ne trouvait pas de mots non plus. À quoi auraient-ils ressemblé s’ils avaient résonné dans l’air ?

Theresa s’est mordu la lèvre inférieure et a fermé les yeux. Je me suis assis sur la cuvette des toilettes. Elle a nettoyé la plaie autour de ma bouche avec de l’eau oxygénée.

– Je vais te mettre deux pansements, a-t-elle dit, pour être sure. Tu auras peut-être besoin de points de suture.

J’ai fait non de la tête, en m’efforçant de ne pas trop bouger. Pas d’hôpital. J’avais besoin de douceur et de sécurité. Theresa m’apportait les deux. Elle m’a emmenée jusqu’au lit. Elle m’a pris dans ses bras, elle m’a caressé, elle a passé sa main dans mes cheveux et s’est mise à pleurer.

Plus tard, quand je me suis réveillée, j’ai réalisé que Theresa n’était pas à mes côtés. Il faisait encore nuit. Je me suis dirigée vers la cuisine en chancelant. Mon corps me faisait mal, mais je savais que les pires douleurs et courbatures viendraient le lendemain.

Theresa était assise à la table de la cuisine, la tête entre les mains. J’ai remarqué que le niveau de whisky avait baissé dans la bouteille. J’ai ramené sa tête contre mon ventre et j’ai caressé ses cheveux.

– Je suis désolée, a-t-elle répété en boucle. Je suis tellement désolée.

Elle s’est maladroitement remise sur ses pieds et s’est affalée sur moi avec lourdeur. J’ai senti la frustration grandir en elle comme un orage prêt à exploser. Je l’ai entendue venir à travers les sons étouffés de sa gorge. Elle m’a martelée avec ses poings.

– Je n’ai pas pu les arrêter ! a-t-elle hurlé. Ils m’ont tout de suite menottée. Je n’ai rien pu faire.

Je me sentais exactement pareil. On vivait vraiment les choses de la même façon. On n’avait peut-être pas les mots qu’il fallait, mais on savait toutes les deux très bien ce qui nous étouffait. Il y avait tellement de choses que j’aurais voulu lui dire à ce moment-là. Mes émotions remontaient dans ma gorge et y restaient coincées, comprimées comme un poing serré.

J’ai embrassé son front en sueur.

– Ça va, ai-je murmuré. Ça va aller.

L’ironie de mes mots nous a fait sourire toutes les deux. J’ai pris sa main et je l’ai entrainée vers notre lit. Les draps étaient froids. Le ciel de la nuit était rempli d’étoiles. Theresa a levé les yeux vers moi. Son visage était doux et attentionné.

L’espace d’un instant, j’ai failli lui dire que j’avais peur de ne pas pouvoir continuer comme ça encore longtemps – malgré son amour. Les émotions montaient de ma gorge vers ma bouche et les mots se heurtaient à l’arrière de mes dents. Puis ils se sont évanouis. Theresa m’a questionné du regard. Je n’avais pas de réponse. Je ne parvenais pas à trouver quoi dire. Alors, comme je n’avais aucun mot à offrir à la femme que j’aimais, je lui ai donné toute ma tendresse.

***

J’ai trouvé Theresa dans la salle de bain en train de se rincer le visage à l’eau froide. Ses yeux étaient rouges et gonflés à cause des gaz lacrymogènes. J’ai essayé de la prendre dans mes bras, mais elle était tout excitée. Elle s’est reculée et a commencé à me parler de ce qui s’était passé sur le campus. Tous ses mots s’entrechoquaient de manière confuse.

– Les étudiantes appellent à la grève ! Ils ont bloqué le campus et la rue principale. Il y avait partout des flics en tenue anti-émeute. Je suis restée dans le coin mais il y avait tellement de gaz lacrymo que j’ai fini par ne plus rien voir. Ma copine Irma m’a vue et m’a ramenée à la maison en voiture. On dirait que je vais pas retourner bosser avant un bon bout de temps.

J’ai secoué la tête d’étonnement.

– Tu vas pas avoir des problèmes si tu pointes pas ?

Theresa a souri et m’a caressé la joue.

– Est-ce que tu traverserais un piquet de grève ? m’a-t-elle demandé. Viens avec moi dans la cuisine, je veux te montrer quelque chose.

J’ai préparé du café pendant qu’elle déballait un paquet qu’elle avait rapporté à la maison.

– Laquelle de ces affiches tu préfères ? m’a-t-elle demandé.

J’en ai tenu une devant moi.

– Tu te rends compte de ce que c’est ?

Elle a hoché la tête.

– Ça ressemble à ce que c’est.

J’ai de nouveau regardé l’affiche.

– Il n’y a pas des lois contre ça ?

Elle a ri doucement.

– Comme t’es coincée ! Et qu’est-ce que tu penses de celle-là ?

C’était l’image de deux femmes nues dans les bras l’une de l’autre. J’ai lu les mots à haute voix : « La sororité : faites-en une réalité ».

– Ça veut dire quoi ? ai-je demandé.

Theresa souriait toujours.

– Réfléchis, Jess ! Ça veut dire que les femmes doivent rester soudées. Est-ce qu’on peut la mettre au mur ?

J’ai haussé les épaules.

– Ben oui, si tu veux. Tu t’y mets vraiment à ces trucs de libération des femmes, hein ?

Theresa m’a fait asseoir sur une chaise de la cuisine et elle s’est assise sur mes genoux. Elle a écarté mes cheveux de mes yeux.

– Ouais, a-t-elle commencé, je m’y mets vraiment. Je me rends compte de plein de trucs sur ma vie. Sur le fait d’être une femme. Des trucs auxquels je n’avais jamais pensé avant de rencontrer le mouvement des femmes.

Je l’écoutais.

– Je les sens pas trop, moi, lui ai-je répondu. Peut-être parce que je suis une butch.

Elle a posé un baiser sur mon front.

– Les butchs aussi ont besoin du mouvement de libération des femmes.

J’ai éclaté de rire.

– Ah oui, vraiment ?

– Mais oui ! Tout ce qui est bon pour les femmes est bon pour les butchs ! a-t-elle confirmé.

– Ah oui ?

– Ouais, et y’a autre chose, a-t-elle continué.

– Hmmm, ai-je soupiré. C’est quoi ?

Theresa a souri.

– Quand une femme me dit : « si je voulais un homme, j’irais avec un vrai », je lui réponds : « moi, je suis pas avec un faux mec, je suis avec une vraie butch ».

J’ai eu un grand sourire de fierté.

– Mais, a-t-elle ajouté, ça ne veut pas dire que les butchs n’ont pas deux ou trois trucs à tirer du mouvement des femmes, pour apprendre à mieux respecter les fems.

J’ai fait descendre Theresa de mes genoux.

– Hé, mais de quoi tu parles ?

Je me suis levée et j’ai commencé à faire la vaisselle.

Elle m’a fait tourner sur moi-même en me prenant par les épaules.

– Ce que je dis, a-t-elle expliqué, c’est qu’il est temps que les femmes commencent à regarder comment elles se traitent les unes les autres. Les fems aussi doivent travailler là-dessus.

Il y a eu un court silence, mais je l’ai saisi.

– Qu’est-ce que les fems ont besoin d’apprendre ?

Theresa a réfléchi un moment.

– Elles doivent apprendre à être solidaires. À être loyales les unes envers les autres.

– Hum, ai-je grommelé en pesant l’information. Et qu’est-ce que les butchs doivent apprendre ?

Theresa m’a repoussée contre l’évier.

– La prochaine fois que vous toutes, les butchs, vous serez ensemble à parler au bar, écoute combien de fois tu entends les mots « poulette », « gonzesse », « nibards » ou « pare-chocs ».

Theresa a appuyé son corps contre moi.

– Bébé, tu vois, des fois tu dis des trucs comme : « Je ne comprendrai jamais les femmes » ? Eh bien, penses-y, mon amour : tu es une femme. Alors, qu’est-ce que ça dit en réalité ? C’est un peu comme un flingue avec un canon ouvert des deux côtés. Quand tu tires, tu finis par te blesser toi aussi.

Je me suis retourné pour finir la vaisselle en silence. Theresa a enroulé ses bras autour de moi.

– Mon chou ?

– Oui, je t’ai écouté. J’y réfléchirai.

Je suis restée silencieuse pendant un long moment.

– Mais, attends une seconde, ai-je dit en me retournant vers elle. Je ne dis pas que je ne comprendrai jamais les femmes. Je dis que je ne comprendrai jamais les fems.

Theresa a souri. Elle a passé ses doigts dans la boucle de mon jean et elle a attiré mon bassin contre le sien.

– Oh bébé, a-t-elle murmuré avec sensualité, tu as raison sur ce coup-là.

***

Surprise ! Il y avait plein d’amies dans notre salon. Theresa était rayonnante.

– Joyeux anniversaire, mon cœur.

Son sourire s’est effacé de son visage. Elle m’a saisi la tête avec douceur et l’a tournée vers elle. L’entaille au-dessus de mon œil semblait plus grave qu’elle ne l’était en réalité.

Elle m’a calmement pris par la main.

– Viens, on va aller nettoyer ça.

Je me suis assise sur les toilettes et elle a commencé à tamponner la blessure.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

J’ai haussé les épaules.

– Trois gars devant le 7-Eleven2. Ils étaient bourrés.

– Tu vas bien ?

J’ai souri.

– Oui et non.

Elle a posé deux pansements sur la coupure.

– Peut-être que cette fête n’était pas une si bonne idée, finalement, a-t-elle soupiré.

Je lui ai pris la main.

– Tu rigoles ? Toutes les personnes que j’aime sont réunies, justement quand j’ai besoin d’elles.

Theresa m’a embrassée sur le front. Elle a pris ma main et l’a retournée. Les articulations de mes doigts étaient gonflées et saignaient.

Elle a souri.

– Très bien, bébé. J’espère que tu leur as donné du fil à retordre à ces salauds.

– C’était du trois contre un, mais ils étaient vraiment très très bourrés. J’ai fait de mon mieux.

Elle a attiré ma tête contre son ventre avec douceur. Elle m’a embrassé les cheveux et y a passé ses doigts.

– T’as été super, bébé.

Ça avait été une fête formidable. L’ambiance était redescendue mais on pouvait toutes sentir à quel point on comptait les unes pour les autres.

Jan était appuyée sur le bord du réfrigérateur. J’ai pris deux bières et je lui en ai offert une.

– Ça va ? a-t-elle demandé.

J’aurais voulu lui dire que j’avais le sentiment de ne pas aller bien du tout. C’était si dur d’être différente. Je n’avais jamais une seconde de répit. Je me sentais toute désorientée et mon corps fatigué me pesait. Je voulais lui dire tout ça. Mais les mots ne venaient pas.

J’ai haussé les épaules.

– J’ai vingt-et-un ans aujourd’hui et je me sens vieille.

J’ai perçu la tristesse dans le sourire de Jan.

– T’as traversé beaucoup de choses. L’âge ne se compte pas toujours en années. Tu sais, c’est comme quand on scie le tronc d’un arbre pour compter le nombre d’anneaux. Tu as un tas d’anneaux dans ton tronc, toi. Et tu sais quoi ? Je crois qu’il est temps que j’arrête de t’appeler « gamine ». Ça fait longtemps que t’es plus une gamine.

J’ai hoché la tête. Ed a surgi derrière moi et m’a pris par les épaules.

– Joyeux anniversaire, mon pote.

J’ai glissé mon bras autour de sa taille pour la serrer plus fort.

– Hé, nous a lancé Grant. Vous êtes toutes là, agglutinées devant le frigo. Qu’est-ce qu’il faut faire pour avoir une bière ici, bordel ?

– Tu dois me faire un câlin, ai-je réclamé.

– Oh, viens par là !

Grant a ri et elle a passé ses bras autour de moi.

– Maintenant, donne-moi une bière !

J’ai entendu le son de la voix de Tammy Wynette chanter Stand By Your Man. Je suis allé chercher Theresa dans le salon et je lui ai tendu la main. Elle a pressé son corps contre le mien. On a commencé à suivre la musique ensemble. Elle a fait courir ses doigts le long de ma nuque. Je l’ai serrée plus fort, cherchant du réconfort contre son corps. Elle m’en a donné. Ses bras me semblaient être le seul havre de paix au monde.

– Bébé, a-t-elle murmuré, est-ce que ça va ?

– Ouais, ai-je répondu. Je vais bien.

***

– Salut, chérie.

Theresa se tenait dans l’encadrement de la porte de la cuisine. J’ai croisé les bras.

– Le diner est foutu, j’ai dit.

Theresa s’est avancée vers moi, bras tendus. Je l’ai esquivée.

– T’étais où ?

– Oh, bébé, a-t-elle répondu en m’embrassant dans le cou, t’avais oublié que j’avais cette réunion ce soir après le travail ?

– Quelle réunion ? ai-je demandé en faisant la moue. Tu batailles encore pour te faire une place dans ces réunions féministes ?

Comme prévu, j’avais visé droit dans le mille.

– Eh bien non. C’était pour réunir du soutien pour les Indiens de Wounded Knee3, figure-toi. J’aurais pensé que tu serais sensible à ce genre de choses.

Theresa avait marqué un point. Son ton s’est adouci.

– Toujours pas de travail, bébé ?

J’ai fait non de la tête.

– Rien. J’aurais jamais pensé que ça arriverait. Qu’il y ait si peu de boulot pendant si longtemps. Il ne me reste plus que cinq semaines de chômage.

Theresa a hoché la tête et m’a caressé les cheveux.

– On va se débrouiller.

– Pas si tu continues à foutre en l’air les repas que je te prépare. On verra, tiens, si je me décarcasse encore pour toi.

– T’inquiète pas mon cœur, a-t-elle murmuré, ça va aller. Tu vas trouver du boulot bientôt, tu verras.

Elle se trompait. En 1973, c’en était venu au point où on aurait dit que toutes les personnes qu’on connaissait avaient été virées4.

Theresa a perdu son travail à l’université, ce qui a anéanti nos espoirs de vacances ensemble. On en avait pourtant bien besoin. Les mois passés à chercher un boulot se faisaient sentir et l’argent commençait à manquer. Il fallait qu’on s’en sorte, mais toutes les issues semblaient bloquées.

– Je ne veux même plus partir en vacances, ai-je annoncé un jour à Theresa.

– T’es folle ? a-t-elle crié. On va devenir dingues si on se casse pas d’ici bientôt. On sort jamais, on fait jamais rien.

Je me suis affalée sur la table de la cuisine.

– Ça devient trop flippant là dehors, tu sais, Theresa. Ça a l’air de pire en pire. Au point que je déteste même sortir maintenant.

Theresa s’est assise près de moi.

– T’es déprimée, c’est tout. C’est une raison de plus pour partir d’ici.

Je n’étais pas sûr de comprendre ce qu’elle voulait dire.

– Écoute ce que je te dis. C’est de plus en plus dur dehors !

Theresa a tapé du poing sur la table.

– Mais ça a toujours été dur ! Quand est-ce que ça a été plus simple, dis-moi ?

– Putain, mais j’y crois pas ! ai-je hurlé. J’essaie de te dire que je peux pas encaisser plus, et toi tu me reproches de me laisser abattre ?

Theresa s’est appuyée sur le dos de la chaise en cherchant à capter mon regard avec ses yeux.

– Jess, j’ai jamais dit que tu te laissais abattre !

Ses mots ont résonné dans le silence de la cuisine. Je me suis levée et je me suis dirigée vers la chambre.

– Jess, attends un peu. Où tu vas ?

– Au lit. Je suis vraiment crevée.

***

Quand je suis arrivée devant l’agence d’intérim de Chippewa Street à l’aube, deux hommes étaient adossés à l’entrée du bureau.

– Hé, bulldagger ! m’a interpellée l’homme aux cheveux noirs.

Son ami a ri. Ils étaient tous les deux bourrés. Une fois de plus, il n’y avait sans doute pas de boulot à l’intérieur.

L’homme aux cheveux blonds s’est touché l’entrejambe.

– J’ai du travail pour toi ici, bulldagger. Mais c’est un boulot important, tu crois que tu peux t’en charger ?

J’ai continué mon chemin sans répondre à leurs ricanements.

J’ai salué le répartiteur.

– Salut Sammy.

Il avait l’air désolé.

– Tu veux attendre par ici, Jess ? Peut-être qu’autour de 10h30, on aura besoin de deux ou trois gars.

Je me suis demandé si je correspondais bien à cette catégorie – si j’étais un des gars.

J’ai observé autour de moi les mecs qui attendaient pour bosser. Certains fixaient le plafond. Leurs cigarettes sans filtre se consumaient dangereusement jusqu’à presque bruler leurs doigts jaunis par le tabac. D’autres me lançaient des regards chargés de colère. Je ne leur avais rien fait, mais sur le moment, j’étais la personne la plus simple à haïr.

– Nan, Sammy. Appelle-moi plus tard si t’as quelque chose, OK ?

Sammy a hoché la tête et m’a fait un signe de la main.

– Peut-être demain, Jess.

– Ouais, peut-être demain.

Je me suis armé de courage avant de repasser devant les deux hommes dehors. Je savais qu’ils m’attendaient. Quand je suis arrivé à leur niveau, le brun m’a lancé une bouteille de rhum vide qui a atterri à mes pieds. Je suis tombée en arrière, contre le mur de briques, sonnée.

– Putain de il-elle ! Vous volez notre boulot ! a-t-il hurlé alors que je m’éloignais rapidement.

Je me suis demandé qui je pouvais bien blâmer, moi.

Cette nuit-là, je me suis réveillée en plein milieu d’un rêve. La lumière de la lune illuminait notre chambre. Je voulais me replonger dans le rêve, mais j’étais déjà trop réveillée. Je me sentais encore emplie des sensations que j’y avais ressenties.

Dans le rêve, je marchais à travers une ville. Toutes les fenêtres étaient fermées. Il n’y avait aucun signe de vie : personne, pas un aboiement, rien. Tout était totalement silencieux.

La ville était entourée de champs et de forêts. Je suivais un filet de fumée dans le ciel au-dessus de la forêt et j’ai trouvé une hutte au milieu d’une petite clairière. Je me suis faufilé à l’intérieur à quatre pattes. Un modeste feu brulait au centre. J’ai pressé ma joue contre le sol chaud près du foyer et j’ai attendu.

Toutes les drags queens étaient là : Justine, Peaches et Georgetta. Butch Al était là aussi, et Ed. Il y avait d’autres gens autour, mais des ombres couvraient leurs visages. Je me suis aperçue que Rocco était assise près de moi. Elle s’est avancée vers moi et a passé la main sur ma joue. J’ai touché mon propre visage. J’ai senti la peau rugueuse d’une barbe de plusieurs jours. J’ai caressé mon torse plat. Je me sentais bien dans mon corps, à l’aise au milieu de mes amies.

– Où sont les autres ? ai-je demandé.

Justine a hoché la tête.

– Tout le monde va dans des directions différentes.

J’ai été envahie par un sentiment d’abandon.

– On ne se retrouvera plus jamais.

Peaches riait doucement.

– On se retrouvera, petite, ne t’inquiète donc pas.

Je me suis allongé et j’ai serré la main de Peaches.

– S’il te plait, ne m’oublie pas. S’il vous plait, que personne ici ne m’oublie. Je ne veux pas disparaitre.

Peaches m’a enlacée et m’a attirée contre elle.

– Tu es l’une d’entre nous, gamine. Tu le seras toujours.

J’étais paniquée.

– Je suis vraiment comme vous ? J’ai vraiment ma place ici ?

Des rires affectueux ont répondu à ma question. Une par une, chaque personne dans la cabane m’a prise dans ses bras. Je me sentais en sécurité et aimé, dans leurs bras.

Puis, j’ai regardé vers le haut : la hutte n’avait pas de toit. Les étoiles brillantes clignotaient comme des lucioles. L’air frais sentait l’eucalyptus. J’ai croisé mes jambes face au feu et je me suis réchauffée avec délectation.

– Où est Theresa ? j’ai demandé.

***

Je me suis réveillé sans entendre la réponse. J’ai secoué doucement Theresa.

– Bébé, s’il te plait, réveille-toi !

Elle a levé sa tête de l’oreiller.

– Qu’est-ce qu’il y a, Jess ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Je viens de faire un rêve incroyable.

Theresa s’est frotté les yeux.

– J’étais dans un endroit qui avait l’air ancien, en plein air, dans une forêt. J’étais avec Peaches, Justine et Georgetta. Et Rocco était assise près de moi.

Je ne savais pas comment lui décrire les émotions que j’avais ressenties dans ce rêve.

– Je sentais que j’étais comme elles, tu vois ?

J’ai senti la main de Theresa caresser l’arrière de mon t-shirt, puis elle s’est rendormie.

– Theresa.

Je l’ai secouée à nouveau. Elle a ronchonné.

– J’ai oublié de te raconter une partie du rêve. J’avais une barbe et ma poitrine était plate. Et ça me rendait tellement heureuse. C’était une partie de moi que je ne peux pas expliquer, tu comprends ?

Theresa a secoué la tête.

– Qu’est-ce que ça veut dire, Jess ?

J’ai écrasé ma cigarette.

– C’était comme un truc qui était en moi depuis longtemps. Comme si j’avais grandi différemment. Jamais de ma vie je n’ai voulu être différente, mais dans le rêve, j’aimais ça et j’étais avec d’autres gens qui étaient différents, de la même façon que moi.

Theresa a hoché la tête.

– Mais je croyais que c’était ce que tu avais ressenti en découvrant les bars.

J’ai réfléchi un moment à ce qu’elle venait de dire.

– C’est vrai, ai-je repris, c’était la même chose. Mais dans le rêve, c’était pas le fait d’être gay, c’était le fait d’être un homme ou une femme. Tu vois ce que je veux dire ? D’habitude, je dois toujours prouver que je suis comme les autres femmes, mais dans le rêve, je ne ressentais pas cette obligation. Je ne suis même pas sure que je me sentais comme une femme.

La lune éclairait l’air renfrogné de Theresa qui fronçait les sourcils.

– Tu te sentais comme un homme ?

– Non. C’est ça qui est bizarre. Je me sentais ni homme, ni femme, et j’aimais cette façon d’être différente.

Theresa n’a pas répondu tout de suite.

– Tu traverses beaucoup de changements en ce moment, Jess.

– Ouais. Mais qu’est-ce que tu penses de mon rêve ?

Theresa m’a jeté un oreiller.

– Je pense qu’il faut qu’on se rendorme.

Quelle que soit la réponse que j’attendais de Theresa, ce n’était pas celle-là. Mais le sujet n’allait pas être clos si facilement.

Vers la fin de l’été, Edwin et Grant ont débarqué chez nous. Jan est arrivée plus tard, avec des sacs de courses. Jan et sa nouvelle amante Katie avaient l’air très mal à l’aise, comme si elles s’étaient engueulées avant.

– C’est vraiment la crise, a dit Grant. Il faut qu’on change notre apparence ou on finira par crever de faim. Katie a ramené quelques perruques et du maquillage. Il y a un peu de boulot dans les supermarchés. Bon dieu, je sais pas pour vous, mais moi j’ai vraiment besoin de bosser. C’est juste pour un moment, le temps que les usines rouvrent.

Katie et Theresa se sont retirées dans la cuisine.

On était donc quatre stone butchs en train d’essayer des perruques à la mode. C’était comme Halloween, sauf que c’était effrayant et douloureux. Les perruques nous donnaient l’impression de nous tourner nous-mêmes en ridicule.

– J’en ai mis une. Jess, maintenant c’est ton tour, m’a dit Grant.

Edwin secouait la tête pendant qu’elle tenait le miroir devant moi.

J’ai jeté violemment la perruque par terre.

– Je ressemble encore plus à une il-elle avec cette perruque qu’avec une putain de banane !

– OK, fais comme tu veux, alors ! a crié Grant.

– Fous-moi la paix, Grant, j’ai hurlé en retour. Tu crois que t’es la seule à flipper ?

Grant s’est collée nez-à-nez avec moi.

– Bordel, qu’est-ce que je vais faire s’ils me mettent à la rue, hein ?

Je ne voulais pas me battre avec elle.

– Écoute, Grant. Si ça marche pour toi, alors vas-y, fais-le. Mais personne ne va m’embaucher avec cette putain de perruque sur le crâne. Et le maquillage non plus, ça va pas aider. Il faudrait me mettre un panier en osier sur la gueule pour cacher qui je suis.

Jan s’est levée et est partie. Comme ça, sans rien dire. Ed est allée chercher Katie à la cuisine pour la prévenir. Avec Grant, on s’est serré la main à contrecœur.

– Bébé, j’ai dit à Theresa, si ça te dérange pas, Ed, Grant et moi, on va aller chercher Jan et peut-être boire quelques bières, d’ac ?

Je savais que Theresa aurait préféré que je reste, mais comme Katie aussi était super énervée, elle m’a juste fait oui de la tête.

On était toutes les quatre assises en silence autour d’une table, dans l’arrière-salle d’un bar presque vide du West Side. On évitait de se regarder, Jan, Grant, Edwin et moi. On fixait nos bières des yeux, comme si elles allaient nous donner les réponses qu’on cherchait.

– J’ai fait beaucoup de rêves, dernièrement, ai-je commencé. La nuit dernière, y’a eu ce cauchemar. J’étais poursuivie par quelque chose jusqu’au bord d’une falaise. J’avais peur de ce qui arrivait derrière moi, et je ne savais pas ce qu’il y avait devant moi. Et d’un coup, j’ai décidé qu’il valait mieux sauter plutôt qu’attendre que la chose me rattrape.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Grant.

– Tu le sais bien, j’ai répondu.

Elle a haussé les épaules.

– Je sais ce que tu ressens. Mais je ne comprends pas ce que ça veut dire.

J’ai regardé Ed. Elle savait de quoi je parlais. J’en étais sure.

– J’ai pas mal pensé à Rocco, ai-je dit.

Jan a soupiré et a fait un mouvement de la tête. Elle était en train d’arracher l’étiquette de sa bouteille de bière avec ses ongles.

– J’étais sure que tu étais en train de parler de ça.

– Je peux pas m’empêcher de penser que je serais plus en sécurité. Vous comprenez ?

Ed évitait toujours mon regard.

Grant a hoché la tête.

– J’avoue que j’y ai pensé aussi. Tu connais Ginni ? Elle a été acceptée dans le programme de changement de sexe, maintenant elle se fait appeler Jimmy.

Edwin a lancé à Grant un regard furieux.

– Il nous a demandé de dire il, tu te rappelles ? On doit respecter ça.

Jan a reposé sa bouteille sur la table.

– Ouais, mais je suis pas comme Jimmy. Jimmy m’a dit qu’il pensait déjà être un garçon même quand il était petit. Je suis pas un mec, moi.

Grant s’est avancée vers elle.

– Comment tu sais ça ? Comment tu sais qu’on est pas des hommes ? On peut pas non plus dire qu’on soit des vraies femmes, hein ?

Edwin a secoué la tête :

– Putain, j’ai pas la moindre idée de ce que je suis !

Je me suis approchée d’elle et j’ai posé mon bras sur ses épaules.

– T’es mon amie.

Ed a eu un rire cynique.

– Oh super. Avec ça, je vais pouvoir payer mon loyer ! Merci.

– Oh va te faire foutre ! je lui ai dit en lui embrassant l’épaule.

Grant est partie commander une autre tournée au comptoir. Jan a filé aux toilettes. Je l’ai regardée pousser la porte des toilettes sur laquelle était écrit Femmes. Aucune femme n’est sortie en courant, aucun homme ne l’a suivie pour la jeter dehors, alors je me suis dit que ça devait aller.

Ed m’a tapé sur l’épaule.

– Je suis désolée, a-t-elle dit.

– Ça fait combien de temps qu’on est amies, Ed ?

Elle a baissé les yeux. J’ai continué :

– Alors, comment ça se fait que tu ne me dises pas ce qui t’arrive ? Tu sais que j’ai deviné, mais tu vas pas lâcher le morceau.

Ed a haussé les épaules

– J’ai honte.

– Honte de faire ça ou honte tout court ?

Grant est revenue à la table en trimbalant maladroitement les quatre bières. Jan a rappliqué peu après. Ed n’arrêtait pas de se frotter les yeux.

– Qu’est-ce qui se passe ? a demandé Grant.

J’ai regardé Ed.

– Y’a pas de honte à avoir.

Ed a hoché la tête :

– Ouais, je sais.

– On est toutes face au même questionnement, t’es pas toute seule, lui ai-je rappelé. Si tu peux pas t’ouvrir à tes amies, à qui tu vas parler de ça, bordel ?

– Je sais qu’il va bien falloir que j’en parle, a soupiré Ed.

– Quelqu’un va enfin me dire ce qui se passe, bordel ? a grogné Grant.

Ed a soupiré, avant de continuer :

– J’ai commencé à prendre des hormones masculines. Je les ai eues au marché clandestin, avec le charlatan un peu flippant.

– Putain de merde, a dit Grant. Waouh. Mais comment t’as deviné ça, Jess ?

– Ben, ta voix est en train de changer, Ed. Juste un petit peu, mais je l’entends. Et puis, forcément, je le sais. Je lutte avec le même souci, moi aussi.

Grant a tapé du poing sur la table, en rythme avec la musique du jukebox.

– Ed, tu pourrais me donner le nom de ce médecin ? Je dis pas que je vais faire quoi que ce soit. Mais j’aimerais avoir plusieurs options. Tu vois ce que je veux dire ?

Ed a hoché la tête.

J’ai frappé la table, dans un geste de frustration.

– J’ai besoin de parler à Rocco. Quelqu’un sait où elle est ?

Tout le monde a fait non de la tête.

– Qu’est-ce que ça fait ? Est-ce que ça dure juste un temps ? Je veux dire, est-ce qu’on pourra redevenir des butchs après, quand ce sera moins dangereux ?

Grant a souri d’un air triste.

– J’ai vu un film un jour. C’était sur un mec qui avait une maladie incurable, alors des scientifiques l’ont congelé. Plus tard dans le futur, d’autres médecins ont trouvé comment soigner sa maladie, alors ils l’ont ramené à la vie et l’ont guéri. Mais le seul problème, c’était que le mec venait du passé, et qu’il n’arrivait plus du tout à s’adapter au présent.

Je retenais mes larmes.

– Ouais, mais nous on n’est pas malades.

Jan a approuvé :

– Ouais, et qu’est-ce qui vous dit qu’un jour ce sera possible pour une butch de marcher dans la rue sans danger ? Peut-être que c’est foutu pour les gens comme nous. Peut-être qu’on est coincées là-dedans pour toujours.

Jan a baissé la tête.

– Ma sœur m’a dit que je pouvais venir vivre chez elle et son mari à Olean. Ils gèrent une petite laiterie. Le problème, c’est qu’ils ont dit que je pouvais emménager chez eux seulement si je venais seule, sans Katie. Ils disent qu’ils ne veulent pas que leurs filles voient ce genre de trucs tordus et contre-nature.

Elle a cogné lourdement la table.

– J’ai quarante-quatre ans, bordel. Et ma petite sœur me traite comme si elle était ma mère. C’est pas juste. Rien de tout ça n’est juste.

J’ai hoché la tête.

– Qu’est-ce que tu vas faire ?

Elle a haussé les épaules.

– J’en sais rien encore, a-t-elle répondu en passant son bras autour de mes épaules. C’est censé être moi la vieille bull, mais là, j’aimerais bien avoir une ainée à qui parler. Je voudrais que Butch Ro soit encore en vie. Elle, elle saurait quoi faire.

J’ai souri avec tristesse.

– Je suis pas sure, Jan. Je crois qu’aucune d’entre nous ne sait ce qu’il faut faire.

Grant s’est levée.

– Je vais aller acheter un pack de bières et rentrer à la maison me coller devant la télé. Vous voulez venir ?

J’ai secoué la tête. Jan et Grant sont parties ensemble.

Ed a enfilé sa veste.

– Hé Ed, je lui ai dit, il faut qu’on parle, mon pote. Si tu parles pas, tu vas exploser. Et moi, j’ai vraiment besoin de te parler. J’ai la trouille, Ed.

Elle s’est mordu la lèvre inférieure en fixant le sol.

– Tu te rappelles le bouquin que je t’ai filé ?

J’avais espéré qu’elle ne me poserait pas de questions là-dessus. J’avais apprécié le cadeau mais je ne l’avais pas lu.

– Ouais, le livre de Du Bois ?

Ed a hoché la tête.

– Il y a ce paragraphe que j’ai souligné pour toi. Je l’ai recopié sur un papier que j’ai tout le temps dans mon portefeuille. Lis-le. C’est comme ça que je me sens. Je pourrais pas le dire mieux.

J’étais si près d’elle que je pouvais sentir l’odeur délicate de sa peau et de ses cheveux.

– Ed, j’ai dit tout bas, je veux pas te perdre. Tu es mon amie. Je t’aime tellement fort.

Elle m’a repoussée fermement.

– Il faut que j’y aille, je t’appellerai.

– Ed, attends, hum, c’est quoi le nom de ce docteur ?

Elle a soupiré, puis elle a griffonné le nom et l’adresse sur une serviette en papier.

– Bonne chance, a-t-elle dit.

Je lui ai tapé amicalement sur l’épaule.

– Merci. J’en ai besoin.

J’avais trainé trop longtemps dehors. Je savais que ce n’était pas bien. Quand je suis rentrée à la maison, j’étais bien saoule. Je ne m’attendais pas à ce que Theresa soit encore debout à m’attendre. Elle était assise sur le canapé du salon dans un silence si complet que j’ai failli sauter au plafond quand elle s’est mise à parler.

– T’étais où ?

Quelque chose dans le ton de sa voix m’a fait peur.

Je me suis assis près d’elle sur le canapé. Je voulais la toucher mais j’ai commencé à réaliser à quel point elle était en colère contre moi. Au bout d’un moment, elle s’est rapprochée et elle a attiré tout le poids de mon corps contre elle. Elle était plus inquiète et contrariée qu’énervée.

– Je suis désolée, chérie, vraiment désolée, je lui ai dit. J’ai pensé qu’à moi. Je suis désolée.

Elle a hoché la tête.

– T’étais où ?

Je n’ai pas répondu tout de suite. J’étais bourrée et un peu perdue.

– Je sais bien où j’étais. Je sais juste pas où je vais.

C’était le seul truc que j’avais trouvé à dire.

Elle a regardé mon visage en essayant d’y lire toutes mes pensées et toutes mes émotions. Je ne sais pas si elle y a trouvé ce qu’elle cherchait, mais elle s’est mise ensuite à me caresser les cheveux.

– Tu te rappelles ce que je t’ai raconté sur Butch Al et sur Jacqueline ?

Elle a tressailli. J’ai continué.

– Theresa, je commence à croire que je vais passer par là moi aussi.

Elle m’a regardée. Elle avait l’air calme et inquiète en même temps.

– Jan, Grant, Ed et moi, on a parlé presque toute la nuit, ai-je expliqué.

– Oui, ça en a tout l’air, a-t-elle dit en souriant. Vous avez parlé de quoi ?

– Bébé, je peux pas survivre en tant que il-elle plus longtemps. Je peux pas continuer à me prendre le système en pleine face, comme ça. Je vais pas tenir le coup.

Theresa m’a serré encore plus fort. Elle n’a pas dit un mot.

– On a parlé de peut-être commencer à prendre des hormones. Des hormones masculines. J’ai pensé que je pourrais peut-être essayer de passer en tant qu’homme.

J’attendais que Theresa dise quelque chose. Je pouvais entendre sa respiration, profonde et régulière. Je lui ai caressé l’épaule et le bras. Je sentais sous ma main le contour de chacun de ses muscles.

– Bébé, il faut qu’on en parle, ai-je dit.

Elle est restée un long moment assise en silence à côté de moi. Puis elle s’est levée sans un mot et elle est allée se coucher.

***

On n’a pas reparlé de ça pendant des semaines. D’ailleurs, on n’a pas beaucoup parlé tout court. En revanche, on trouvait régulièrement des petits trucs sur lesquels se prendre la tête, des petites explosions qui menaçaient d’en déclencher des plus grosses.

Quand j’ai commencé à me fermer sexuellement, Theresa réussissait encore à faire fondre mon mur de glace. Mais petit à petit, je me suis transformé en un roc monolithique d’émotions. Je me suis complètement fermé, comme un bloc de granit. J’avais besoin que Theresa en taille la pierre et qu’elle m’en libère, mais au lieu de ça, elle perdait patience et me maudissait. Ça ne marchait pas. J’étais toujours bloquée en stone, figée dans la pierre5.

– Parle-moi ! a-t-elle crié.

– Je regarde la télé, ai-je menti.

Elle s’est levée et s’est plantée devant la télé.

– Tu me parles jamais.

J’ai soupiré de manière exagérée, pour bien montrer mon exaspération.

– Super. Maintenant, tu veux bien parler. Génial. Eh bien, allons-y, parlons.

Mon ton était plat et scellé comme une porte encore fermée à double tour.

– Tant pis, a lancé Theresa.

Elle est sortie de la pièce en claquant la porte, furieuse.

J’ai continué à regarder la télé. Elle a claqué la porte de la chambre. Maintenant, nos deux portes étaient fermées. J’ai éteint la télé et j’ai fumé en silence. Les murs de pierre qui m’entouraient étaient en train de s’effriter. Je me sentais vulnérable et à vif. Maintenant que Theresa avait battu en retraite, je me rappelais à quel point j’avais besoin d’elle.

Tout à coup, je me suis mis à paniquer. Peut-être que je l’avais déjà perdue et que je ne m’en étais juste pas rendu compte. Je me suis levé et je me suis lentement dirigé vers la chambre. Au même moment, Theresa a ouvert la porte et s’est avancée vers moi. On s’est embrassées fébrilement.

– Je suis tellement désolée, chérie, je lui ai dit. Quand je deviens comme ça, je ne sais pas comment en sortir.

Theresa m’a serrée fort dans ses bras.

– Je sais, Jess. Je suis désolée, moi aussi.

Je pouvais entendre le faible son des accords de Marvin Gaye sur une radio, dehors.

– Tu sais ce que j’aimerais ? lui ai-je demandé. J’aimerais qu’il y ait encore un bar gay où on pourrait aller danser, comme on faisait avant.

Theresa a soupiré.

– Il y a des soirées lesbiennes au campus. J’aimerais qu’on puisse y aller. J’aimerais qu’il y ait quelque part où on puisse aller et se sentir les bienvenues.

On se balançait doucement au rythme de la musique, serrées dans les bras l’une de l’autre. Theresa s’est légèrement écartée de moi. Elle m’a regardé de haut en bas avec un sourire et a passé un doigt dans la boucle de ma ceinture. Elle m’a doucement tiré vers notre chambre, en chantant à voix basse :

– Let’s get it on6.

On s’engueulait, puis on faisait l’amour pour se réconcilier. C’est devenu une habitude assez inquiétante.

***

– Tu es une femme ! a crié Theresa en plein petit-déjeuner.

Elle a repoussé son assiette. C’était son boulot d’intérim à temps partiel qui avait apporté ce repas sur la table.

– Non, je n’en suis pas une, ai-je hurlé en retour. Je suis une il-elle, c’est différent.

Theresa a frappé sur la table avec colère.

– C’est un mot dégueulasse. Ils t’appellent comme ça pour te faire du mal.

Je me suis penché en avant.

– Mais je les ai écoutés. Ils ne disent pas « il-elle » aux butchs du samedi soir. Ça veut dire quelque chose d’autre. C’est une manière de dire qu’on est différentes. Ça veut pas simplement dire qu’on est… lesbiennes.

Theresa a froncé les sourcils.

– Qu’est-ce qui se passe ?

J’ai haussé les épaules.

– Rien. C’est juste que j’avais encore jamais prononcé ce mot. Ça a l’air si simple quand c’est toi qui le dis. Mais pour moi, ça sonne trop comme une insulte. J’ai même du mal à l’articuler.

On s’est souri malgré nous.

– Chérie, ai-je repris sur un autre ton. Il faut que je fasse quelque chose. Toute ma vie, je me suis battue pour défendre qui je suis. Je suis fatiguée. Je ne sais vraiment plus comment continuer. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour rester moi-même et réussir à survivre. Je ne vois plus aucun autre chemin.

Theresa s’est rassise dans sa chaise.

– Je suis une femme, Jess. Je t’aime parce que tu es une femme, toi aussi. En grandissant, j’ai décidé que je ne trahirais pas mes désirs en me résignant à épouser un fermier crasseux ou le mec de la station service. Est-ce que tu comprends ça ?

J’ai secoué la tête avec tristesse.

– Est-ce que tu préférerais que je ne sois pas une butch ?

Elle a souri.

– Non, j’adore ta butchitude. Je ne veux juste pas être la femme d’un homme, même si cet homme est une femme.

– Alors qu’est-ce que je suis censée faire ? ai-je demandé en tournant la paume de mes mains vers le ciel.

Elle a secoué la tête.

– Je n’en sais rien.

Theresa m’a demandé d’aller récupérer le linge sec et d’aller faire les courses pendant qu’elle était au travail. Mais au moment où elle a quitté la maison, je me suis sentie perdue. J’ai erré dans l’arrière-cour et je me suis agenouillée près de son potager.

Le temps que le soleil arrive au zénith, j’étais assise entre les rangées de courges en fleurs et de plants de tomates. Ce jardin était une partie de Theresa que je ne connaissais pas. J’ai commencé à réaliser que ce petit lopin de terre était en fait une photo souvenir du sol du pays où elle avait grandi. Où étais-je au printemps, quand Theresa avait semé ce jardin ? Maintenant, tout était flétri.

J’ai pensé à la manière dont chaque chose pousse à sa saison, et à toute la place que ça devait prendre sous la terre. J’ai pensé aux différentes choses qui échappent au contrôle du jardinier, comme la météo et les bestioles.

Derrière moi, le bruit des pas de Theresa sur l’herbe m’était familier, mais il m’a tout de même surpris. Je n’avais pas réalisé qu’il était si tard dans l’après-midi.

Je me suis souvenu que plus tôt dans l’été, je l’avais un jour trouvée en train de travailler dans le jardin, toute en sueur et rougie par le soleil. Je l’avais allongée juste à côté sur l’herbe, j’avais plaqué son corps au sol avec mes hanches et j’avais embrassé sa bouche jusqu’à ce qu’elle pousse ces petits gémissements de désir que je pouvais reconnaitre.

– Jess ?

La voix de Theresa a interrompu mes pensées.

– Qu’est-ce que tu fais dans mon jardin ?

– Je réfléchis, ai-je soupiré.

– T’es allée chercher le linge ? m’a-t-elle demandé. Et les courses ?

J’ai fait non de la tête.

– T’es restée assise là toute la journée ?

J’ai hoché la tête.

– Bordel, Jess, a-t-elle grommelé avec colère en repartant. J’aurais bien besoin d’un peu d’aide dans cette maison !

***

Ed et moi, on gardait un œil sur les mecs à côté de nous dans le bar.

– Qu’est-ce que ça fait, Ed ? je lui ai demandé avec empressement.

– C’est pas très différent. Pas encore, en tout cas, a-t-elle dit en haussant les épaules.

Sa voix était plus grave et elle commençait à avoir quelques poils de barbe fins et clairsemés.

– Est-ce que tu réussis à passer7 ? je lui ai demandé.

Elle a secoué la tête de gauche à droite.

– On ne me prend plus pour une femme. Mais apparemment on ne me prend pas pour un homme non plus. On me voit comme quelque chose entre les deux. Ça fait peur. J’aimerais pouvoir accélérer et arriver direct au moment où on me verra juste comme un homme.

– Mais Ed, les gens ont toujours fait comme si on était moitié femme, moitié homme.

– C’est vrai. Mais maintenant, ils ne savent pas ce que je suis, et ça les rend dingues. Je te le dis, Jess, si ça change pas bientôt, je vais pas réussir à encaisser encore longtemps. J’ai doublé les doses d’hormones juste pour essayer d’en accélérer les effets.

J’ai posé ma main sur son épaule. Deux hommes se sont retournés pour nous regarder. J’ai retiré ma main.

– Et comment Darlene prend tout ça ?

Ed a lentement tourné son visage vers moi. La tristesse qu’il y avait au fond de ses yeux m’a terrifiée.

– On n’en parle pas, a-t-elle répondu.

J’ai secoué la tête, sceptique.

– Vous n’en parlez pas ? Comment est-ce qu’on peut ignorer un truc aussi énorme ? Attends une minute, qu’est-ce que je suis en train de raconter ? On peut pas vraiment dire que Theresa et moi on communique sur ce sujet non plus.

On est restées assises en silence à siroter nos bières. Je me sentais rassurée par sa présence. Le bar a commencé à se remplir d’hommes. Il était temps de partir.

– Tu sais ce que c’est le pire dans le fait de ne pas parler à Theresa ? ai-je dit à Ed en partant. C’est que je n’ai même pas la moindre idée de ce que je veux lui dire.

Theresa était déjà endormie quand je suis rentré à la maison cette nuit-là. J’ai rampé dans le lit et je me suis blotti contre elle.

– Theresa, ai-je murmuré, il y a tellement de choses que j’essaie de te dire, mais je ne sais pas comment faire.

Elle a soupiré dans son sommeil.

– J’ai le sentiment que la prochaine engueulade va me démolir, que je vais en mourir et que ma vie n’aura eu aucun sens. Certains jours, quand tu m’embrasses sur le pas de la porte pour me dire au revoir, ça me met tellement en colère. Tu agis comme si tu étais sure que j’allais rentrer à la maison le soir, alors que j’aimerais que tu me dises au revoir comme s’il y avait un risque qu’on ne se revoie plus jamais.

Je me suis mordu la lèvre inférieure.

– J’ai l’impression que je ne vaux rien. C’est seulement quand tu me montres ton amour que j’ai le sentiment d’avoir une valeur. Et j’ai peur d’être en train de te perdre. Qu’est-ce que je ferais si jamais tu me quittais ?

J’ai essayé de pleurer en silence pour ne pas la réveiller.

– Je suis tellement désolée pour toutes les fois où je me suis conduite comme une abrutie. Je t’aime tellement fort. Peut-être trop fort. S’il te plait, ne me quitte pas, bébé. S’il te plait, ne t’en va pas.

Theresa s’est retournée et a touché mon visage. J’ai essuyé mes larmes.

– Jess, tu as dit quelque chose ?

Sa voix était enrouée par le sommeil.

– Non, chérie.

Je lui ai caressé les cheveux et je l’ai embrassée sur la joue.

– Rendors-toi.

***

Depuis la porte de la cuisine, Theresa me regardait rempoter une phalangère.

– Il y a un pot plus grand sous l’évier, m’a-t-elle rappelé.

J’ai secoué la tête.

– Cette plante préfère quand elle est à l’étroit. Plus il y a de tension sur ses racines, plus elle pousse.

Theresa est venue derrière moi et a passé ses bras autour de ma taille.

– Est-ce que c’est comme ça pour nous aussi, bébé ?

Je n’ai pas répondu. Elle m’a tournée face à elle. Je ne parvenais pas à la regarder dans les yeux.

– Qu’est-ce qu’il y a bébé ? m’a-t-elle demandé avec insistance.

J’ai haussé les épaules.

– Je crois que je n’ai pas les mêmes sentiments que les autres gens, que je ne ressens pas les mêmes émotions. Parfois, tu veux que je te dise comment je me sens et je suis incapable de savoir si je suis comme les autres, à l’intérieur. Peut-être que je n’ai pas de vrais sentiments.

Theresa n’a pas répondu immédiatement. Elle a posé sa tête sur mon épaule et elle m’a attirée contre elle.

– Assieds-toi bébé, a-t-elle dit en soupirant.

Elle a rapproché une autre chaise de cuisine à côté de la mienne.

– Oh, bien sûr que tu as des sentiments, bébé. Je pense que tu peux ressentir l’amour, peut-être même mieux que n’importe qui d’autre.

Elle a pris mes mains dans les siennes.

– Il y a tellement de choses qui se passent dans ton cœur que ça m’effraie parfois. J’ai peur que tu exploses si tu ne trouves pas une sorte de soupape de sécurité. J’ai l’impression que la colère est un sentiment difficile pour toi. Peut-être que c’est ta propre rage qui te terrifie. Je pense aussi que l’humiliation est un sentiment extrêmement dur à encaisser et à gérer pour n’importe qui, et j’ai l’impression que tu y es beaucoup confrontée.

Je pouvais à peine supporter d’entendre ses mots. Je commençais à avoir chaud et j’avais la tête qui tournait. Theresa m’a attirée contre elle et a effleuré ma joue de ses lèvres.

– Calme toi, chérie, a-t-elle murmuré.

Je me suis écartée brusquement.

– Mais peut-être que j’éprouve pas de sentiments comme les autres gens. Peut-être que la façon dont j’ai grandi m’a changée à l’intérieur. Peut-être que je suis comme cette plante. Mes sentiments ont été tellement étouffés que je me suis développée d’une autre manière.

Theresa a souri en réfléchissant à ce que je venais de dire.

– Oui, peut-être que c’est ce qui te rend si sensible aux sentiments des autres. Tu vois si bien à l’intérieur des gens que parfois, ça me donne l’impression d’être nue en ta présence.

– Pourquoi est-ce qu’il faut que les sentiments aient autant d’importance ? ai-je soupiré.

Theresa a souri de nouveau.

– Tu veux dire tes sentiments, bébé. Tu considères toujours les sentiments des autres comme quelque chose de très important. C’est une position difficile pour toi, chérie. Mais ne me laisse pas toute seule dans le brouillard.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? ai-je demandé en fronçant les sourcils.

Theresa a pris une voix douce.

– Je veux dire que moi aussi je ressens des choses par rapport à ce qui nous arrive. Et tu es la seule personne avec qui je peux vraiment en parler. Mais parfois, tu n’es pas là pour moi. Tu te rappelles l’année dernière quand on est allées t’acheter un nouveau costume ?

J’ai grimacé en essayant de chasser ce souvenir douloureux. Je ne voulais pas y penser, mais Theresa m’y a forcé.

– Jess, c’était un cauchemar. J’étais là aussi, tu te rappelles ? On s’est toutes les deux senties humiliées. Quand on est rentrées à la maison, je n’avais personne au monde vers qui me tourner pour en parler, à part toi. Mais tu étais déjà toute refermée et éteinte, et je savais que ça prendrait des jours ou des semaines avant que tu t’ouvres de nouveau. J’avais besoin de toi.

J’ai regardé fixement mes mains jointes sur mes cuisses.

– Tu sais comment je me sens, parfois, Theresa ? Comme si je n’avais absolument rien pour toi. J’aurais envie de te donner tout ce qui est en mon pouvoir, mais j’ai l’impression de ne rien avoir à t’offrir. Je le pense vraiment. C’est toi la plus forte, c’est toi qui fais tout tenir en place, qui nous maintiens à flot. Tout ce que je sais faire, tout ce que je peux faire, c’est te faire l’amour.

Theresa a dénoué mes mains.

– Alors, aime-moi simplement, Jess. Et je t’en prie, ouvre-toi à moi de temps en temps. S’il te plait.

J’ai haussé les épaules.

– J’ai essayé de te dire ce avec quoi je me débats en ce moment, mais tu as refusé d’en parler. Je ne peux pas continuer plus longtemps sans d’abord changer quelque chose.

Theresa a soupiré.

– Je suis une fem, Jess. Je veux être avec une butch. En plus, je commence vraiment à me sentir appartenir au mouvement des femmes, même si tous les aspects de moi-même ne peuvent pas forcément s’y épanouir en même temps. Mais mon monde s’agrandit vraiment.

– Génial, ai-je grommelé. Le mien se rétrécit. Mais les hormones, c’est comme des lunettes adaptées à ma vue. Si j’arrive à le voir à travers ce filtre, il se pourrait bien que mon monde s’élargisse aussi.

Theresa a secoué la tête.

– Je ne veux pas être avec un homme, Jess. Je ne le ferai pas.

– Mais je serai toujours une butch ! ai-je protesté. Même sous hormones.

Ensuite, j’ai dit quelque chose qui me faisait réellement peur mais que j’ai regretté d’avoir formulé à haute voix.

– Peut-être que ça te plairait si j’étais un mec. Ce serait plus facile d’être avec moi.

Theresa s’est enfoncée dans sa chaise. La chaleur de son visage s’est estompée.

– Je mets du rouge à lèvres et des talons hauts, et je marche dans la rue main dans la main avec toi, Jess. C’est ma vie, et je suis sacrément courageuse d’aimer qui j’aime. N’essaie pas de m’enlever qui je suis.

Mon menton s’est mis à trembler.

– Bien, et qu’est-ce que tu penses des choses qui m’éloignent de qui je suis, moi ? Mais putain, qu’est-ce que je vais faire, Theresa ? Dis-moi, qu’est-ce que je peux faire ?

Je suis resté assis, crispé, alors que Theresa m’enveloppait dans ses bras.

– Je ne sais pas Jess, a-t-elle murmuré. Je n’en ai tout simplement plus la moindre idée.

***

Theresa et moi, on est restées assises sur le canapé un long moment sans parler. On était toutes les deux usées et vidées par de longs mois de distance et de piteuses disputes.

– Tu as déjà pris ta décision, n’est-ce pas ? a-t-elle demandé.

Je savais que son ton était plus froid qu’elle ne l’aurait voulu.

J’ai hoché la tête.

– Ouais, et j’ai passé en revue des centaines d’options.

Je n’avais pas voulu paraitre si sarcastique.

– Bon dieu, Theresa, je suis si terrifiée. Je ne veux pas mourir, mais je ne sais pas comment vivre. J’ai vraiment peur.

Theresa m’a tiré vers elle. Elle m’a serré si fort que j’avais du mal à respirer.

– Je ferais n’importe quoi pour être assez forte pour te protéger, a-t-elle dit. Je ferais n’importe quoi juste pour pouvoir te garder en sécurité avec moi.

Elle a posé ses doigts sur mes lèvres pour m’empêcher de parler.

– Peut-être que je comprends ce que tu veux dire. Je crois que je ne veux juste pas admettre que tu as raison.

J’étais soulagée. J’ai essayé de la prendre dans mes bras, mais son corps était inerte. Je me suis écartée pour examiner son visage. Elle n’avait pas encore fini de parler.

– J’ai peur aussi, a-t-elle repris. Si je ne suis pas avec une butch, tout le monde va penser que je suis hétéro. C’est comme si moi aussi j’allais devoir passer, contre mon gré. J’en ai ras-le-bol de ce monde qui présume que je suis hétéro. J’ai travaillé dur pour être perçue comme lesbienne.

On a souri toutes les deux.

– Tu as pris ta décision. Je le sais. Ça ne me surprend pas vraiment. J’ai eu tellement peur pour toi.

Les larmes ont commencé à couler sur son visage. J’ai essayé de les essuyer, mais elle a repoussé mes mains et les a tenues fermement dans les siennes.

– Mais je ne peux pas le faire, Jess. Je ne peux pas arpenter le monde avec toi et faire semblant que tu es un homme. Je ne peux pas être heureuse en me faisant passer pour une femme hétéro. Je ne peux pas vivre comme ce couple dans Appartement 3-G8 qui a trop peur des gens pour leur faire confiance et se faire des amis. Je ne peux pas vivre comme une fugitive avec toi. Je serai incapable d’y survivre, Jess. S’il te plait, essaie de comprendre, mon cœur.

Je me suis écartée d’elle.

– Qu’est-ce que t’es en train de dire ?

Elle s’est contentée de secouer la tête. Je me suis levée lentement.

– Qu’est-ce que tu es en train de dire ? Tu ne vas pas rester avec moi ? Pourquoi ? Ce n’est donc que ça, la force de l’amour que tu me portes ?

Theresa s’est levée et s’est avancée vers moi.

– S’il te plait, bébé. Je ne peux pas. Je ne peux juste pas rester avec toi si tu fais ça.

La rage bouillonnait au fond de ma gorge.

– Mais, si tu m’aimais…

Le visage de Theresa était froid et empli de fureur.

– Ne me dis plus jamais ça.

Mes yeux se sont remplis de larmes de colère.

– Mais, c’est la vérité, non ?

Tout ce que j’avais retenu en moi a fini par déborder et par exploser quand Theresa s’est mise à pleurer. Elle a enfoui sa tête dans mon cou.

– Ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas. Je t’aime si fort que je ne sais pas quoi faire. Je ne peux juste pas te suivre là-dedans. J’essaie de te comprendre. Tu ne peux pas essayer de me comprendre aussi ?

J’ai secoué la tête.

– Comment ça se fait que personne ne me laisse jamais le choix dans la vie ? Je ne peux pas continuer à vivre comme ça, mais tu ne passeras pas avec moi la seule porte qui m’est ouverte. Merci beaucoup.

Theresa m’a frappée violemment l’épaule. Je lui ai attrapé les poignets. On a lutté jusqu’à ce qu’on tombe l’une contre l’autre, exténuées. On s’est assises côte à côte sur le canapé.

– Je ne sais pas comment tu pourrais survivre autrement, a-t-elle dit. Mais moi je peux pas le faire.

Ma gorge s’est serrée. J’espérais pouvoir la faire changer d’avis.

– N’essaie pas de me faire changer d’avis, a-t-elle ajouté.

Elle avait toujours su lire dans mes pensées.

– Et je n’essaierai pas de te faire changer d’avis non plus, d’accord ?

Je l’ai regardée, dubitatif.

– Chérie, s’il te plait, ne me quitte pas maintenant. Je suis terrifiée. C’est trop dur. S’il te plait.

Theresa s’est levée brusquement.

– Arrête ça tout de suite, a-t-elle exigé.

Ça lui faisait trop mal. Je me suis rétractée.

Je me suis avancée vers elle et j’ai tourné doucement son visage vers le mien.

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? lui ai-je demandé.

– Tu ferais mieux de partir, a-t-elle simplement répondu.

C’était étrange de l’aimer autant et de me sentir en même temps aussi loin d’elle.

– T’es sérieuse ?

Elle a hoché la tête et elle a marché jusqu’à la fenêtre, comme si elle pouvait voir au dehors à travers l’obscurité de la nuit.

– Je vais rassembler toutes les affaires dont tu as besoin. Tes amies viendront t’aider.

Je continuais à croire que tout ceci ne pouvait pas être en train d’arriver.

– S’il te plait, ai-je répété, est-ce qu’on pourrait pas au moins essayer ? J’ai besoin de toi !

– Je ne sais pas quoi faire non plus, a dit Theresa. Il va juste falloir que je trouve mon propre chemin, maintenant. Je sens que je suis en train de sombrer, moi aussi. Mais cette fois-ci, on ne peut pas se secourir l’une l’autre.

J’ai fixé le sol des yeux.

– Et si je ne prenais pas d’hormones et que je n’essayais pas de passer ?

– Eh bien, tu seras sans doute tuée en pleine rue ou bien tu deviendras tellement folle que tu finiras par te flinguer, je ne sais pas.

On est restées debout, sans parler.

– Quand est-ce que tu veux que je m’en aille ?

– Ce soir.

Après avoir dit ça, Theresa s’est effondrée et s’est mise à sangloter. Je l’ai enlacée et je l’ai serrée fort dans mes bras, pour la dernière fois.

Elle avait raison. Une fois qu’on avait toutes les deux compris qu’on ne pouvait plus continuer ensemble, il fallait que je parte. La douleur était déjà trop insupportable. Theresa m’a caressé le visage et a répété :

– Je t’aime tellement.

J’ai hoché la tête en laissant les larmes ruisseler sur mon visage. Je savais que c’était vrai, mais une partie de moi était en rage contre elle, parce qu’elle ne m’aimait pas assez pour qu’on reste ensemble.

Je suis allée dans la chambre pour mettre quelques vêtements dans un sac à dos. Je savais qu’elle emballerait le reste de mes affaires avec précaution.

Theresa m’a raccompagnée jusqu’à notre porte. On ne parvenait pas à ravaler nos larmes, mais on essayait de ne pas s’effondrer complètement.

– Une part de moi veut venir avec toi, a-t-elle dit. Mais si je le faisais, je vivrais ta vie, pas la mienne. Je finirais par t’en vouloir de ma décision.

Elle me caressait le visage tout en parlant. Ça faisait tellement de bien de sentir le bout de ses doigts contre ma peau.

J’ai regardé par terre.

– Il y a tellement de choses que j’aurais aimé te dire. Mais je n’ai jamais pu trouver les mots.

Elle a souri.

– Écris-moi une lettre un jour.

– Je ne saurais pas où l’envoyer.

– Écris-la quand même, a-t-elle dit.

– On en est vraiment là ? C’est fini ? ai-je demandé.

Elle a fait oui de la tête.

On s’est embrassées aussi profondément qu’on a pu. Puis, on s’est détachées l’une de l’autre. J’ai passé la porte et je me suis retourné pour la regarder une dernière fois. Elle a souri, presque comme pour s’excuser. Je lui ai fait un signe de la tête. Elle a refermé la porte.

Soudain, j’ai pensé à plein de choses que j’avais besoin de lui dire, mais je savais qu’elle n’avait pas besoin de les entendre tout de suite. Je suis restée assise sur le palier pendant un bon moment. Mais je me suis dit que Theresa allait peut-être appeler une amie pour la consoler, alors je ne voulais pas être dans nos escaliers quand elle arriverait.

Je suis descendue et j’ai traversé la cour. J’ai retourné une caisse en bois et je me suis assise dessus. Le ciel était noir et constellé d’étoiles. Je me suis sentie seule au monde. J’avais tellement peur que j’avais du mal à respirer. Je n’avais aucune idée de vers où je me dirigeais. Je ne savais pas quoi faire de ma vie. Je ne parvenais même pas à identifier une direction vers laquelle commencer à marcher.

Je suis resté assis sur cette caisse toute la nuit, à regarder vers le ciel. De temps en temps, je pleurais, le reste du temps, j’étais juste assis là. Je m’efforçais de penser à mon avenir, essayant d’imaginer la route qui s’ouvrait devant moi, et cherchant à entrevoir qui j’allais bien pouvoir devenir.

Mais tout ce que je pouvais voir, c’était le ciel nocturne et les étoiles au-dessus de moi.

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1. « Elle t’aime, ouais, ouais, ouais », 1964.

2. 7-Eleven est une enseigne de commerces de proximité ouverts 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, développée principalement en Asie et en Amérique du Nord.

3. Au début des années 1970, des habitant∙e∙s de la réserve sioux oglala de Pine Ridge dénoncent la corruption du chef du conseil tribal, la vente des terres de la réserve à des prix bradés aux gouvernements états-uniens successifs et les conditions de vie dans la réserve, l’une des plus pauvres du pays. Après avoir épuisé tous les recours légaux, elles/ils se tournent vers l’American Indian Movement (AIM), organisation militant pour les droits civiques des peuples natifs aux États-Unis. Le 27 février 1973, habitant∙e∙s et militant∙e∙s de l’AIM occupent le hameau de Wounded Knee situé dans la réserve, prenant onze otages. Le choix de ce lieu est symbolique, puisqu’il a été le théâtre du massacre de plus de 300 Sioux Lakotas Miniconjou par l’armée états-unienne en 1890, l’un des derniers du génocide. Alors que le FBI commence un siège militaire et menace de donner l’assaut, un soutien important se met en place et la lutte bénéficie d’une forte visibilité médiatique, poussant le gouvernement à renoncer à un second massacre. Les militant∙e∙s proclament l’indépendance du territoire, et l’occupation devient un symbole de la lutte contre la gestion états-unienne des réserves indiennes en général. Le 8 mai 1973, après soixante-et-onze jours d’occupation, les militant∙e∙s annoncent leur reddition et quittent les lieux avant l’arrivée des autorités.

4. Dans les années 1970, après une période de forte croissance économique, l’inflation, le chômage et les limites de production annoncent une crise économique aux États-Unis comme dans de nombreux pays industrialisés.

5. Feinberg joue dans ce paragraphe sur le double sens du mot stone en anglais, qui signifie pierre mais qui fait aussi référence, dans ce contexte, aux stone butchs.

6.  « Recommençons ensemble », paroles de la chanson éponyme de Marvin Gaye, 1973.

7. Le passing renvoie à la façon dont une personne trans’ est « lue » en terme de genre. Passer, c’est être perçu∙e par les autres, les inconnu∙e∙s, comme appartenant au genre de transition (qui n’est pas celui assigné à la naissance). Dans le cas de Ed, il s’agit de passer en tant qu’homme. Puisque d’un simple coup d’œil on nous attribue un genre ou l’autre, l’idée de passing repose sur tous les marqueurs du genre : habillement, posture corporelle, gestuelle, tonalité et intonation de la voix, activités et comportements jugés socialement comme masculins ou féminins. Ces marqueurs reflètent les codes sociaux en matière de genre et peuvent donc être vécus comme normatifs. Ils comportent également une part de subjectivité qui fait qu’une personne peut être perçue de genre différent selon son interlocuteur∙rice. Pour beaucoup de personnes trans’, avoir un passing apporte une sécurité en protégeant des agressions transphobes.

8.  Apartment 3-G est une bande dessinée publiée à partir de 1961 sous forme de série dans un journal états-unien, qui raconte l’histoire de trois femmes partageant un appartement (le fameux appartement 3G) à Manhattan.

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© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
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mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

12

Je me souviens encore de ce moment où j’ai vu Theresa, debout, juste là en face de moi. On entrait dans la conserverie avec Jan. Elle travaillait sur une machine à évider les pommes.

J’ai fait en sorte de pouvoir mieux la regarder. Je me demandais de quelle couleur étaient ses cheveux sous ce bonnet en papier blanc.

– Tu viens, oui ou non ? m’a demandé le contremaitre.

Je suis resté à la traine un moment. Son sourire me montrait qu’elle savait déjà qu’elle avait toute mon attention.

Même après, pendant qu’on remplissait les formulaires dans le bureau du contremaitre, je me sentais encore toute confuse et troublée. Theresa n’a jamais cessé d’avoir cet effet-là sur moi. Le contremaitre l’a remarqué, mais il n’a pas dû y prêter attention parce qu’il m’a affectée à la rangée juste à côté d’elle.

J’ai observé les femmes piquer une pomme sur une broche et appuyer sur une pédale. Les pommes tournaient sur elles-mêmes, elles étaient pelées et évidées en même temps. Tout ça atterrissait sur un tapis roulant qui venait vers moi. Juste après, le tapis roulant se divisait en deux.

Le contremaitre m’a tendu une baguette. Je l’ai regardé bêtement. Il m’a dit de cogner les trognons et les épluchures pour les envoyer d’un côté, et les pommes de l’autre.

– C’est tout ? ai-je demandé.

Il a grogné et il est parti.

Ainsi a commencé ma courte carrière de cogneuse de pommes.

Je savais que Theresa me regardait, alors j’ai voulu faire le geste avec sensualité, mais c’était un peu compliqué compte tenu de la tâche.

– Qu’est-ce que tu fais ? m’a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules.

– J’inspecte les pommes. Tu sais : qualité des fruits, trous de vers, si elles ont été évidées et pelées efficacement.

Elle a jeté la tête en arrière et a souri.

– Tu veux dire que t’es une cogneuse de pommes ?

– Ouais, ai-je rigolé. Quelque chose comme ça.

– Eh toi, trou du cul ! a crié quelqu’un à la fin du tapis roulant.

Oui, bon, j’avais laissé quelques pelures descendre le tapis roulant. Ouhlala !

Theresa a ri doucement et elle est retournée à son travail. Elle jouait avec moi. Ce flirt faisait partie des plaisirs inattendus de la vie. Ça s’est fini presque aussi vite que ça avait commencé. Le contremaitre a annoncé qu’il me déplaçait.

– Vous savez, je peux faire mieux que ça en tapant ces pommes, ai-je insisté.

Je l’ai suivi vers une autre partie de l’usine où on faisait de la mise en conserve à proprement parler. Le bruit m’a terrifié. Le contremaitre a désigné un tapis roulant en forme de Y parallèle au plafond. J’ai vu un gars là-haut, à califourchon sur un énorme tuyau près de l’endroit où le tapis roulant se divisait en deux. Toutes les deux ou trois secondes, un carton tombait sur le tapis roulant à la queue du Y. Il les répartissait alternativement d’un côté ou de l’autre. Je le remplaçais.

Le contremaitre m’a montré une perche en métal avec des prises pour les pieds. J’attendais que le gars qui était déjà en haut redescende par là, mais il est descendu en se balançant de tuyau en tuyau, il s’est essuyé les mains et il est parti. Je me suis dit qu’il devait faire ce boulot depuis longtemps.

J’avais espéré grimper facilement au-dessus du vacarme, mais la hauteur et le grondement m’ont donné la nausée. Ce boulot avait l’air de requérir autant d’aptitude et de jugement que de cogner des pommes. Mais même si ce n’était pas une tâche complexe, ce n’était sûrement pas aussi facile que ça en avait l’air à première vue. Les cartons étaient remplis de lourdes conserves de compote de pommes. Ils passaient en trombe devant moi à une vitesse effrayante, et je devais les cogner pour les dévier. J’ai failli tomber. J’ai appris à frapper les boites avec un angle, pas de plein fouet. Une fois que j’avais pris le coup de main, j’ai réalisé le panorama qui s’offrait à moi. Je n’avais jamais vu la vie d’une usine du point de vue d’un oiseau. L’arrangement des machines, l’enchainement et l’interdépendance des tâches, la précipitation organisée des travailleurs.

J’ai entendu des éclats de voix près des toilettes des femmes. Butch Jan faisait face à deux femmes et un homme. Je m’étais déjà retrouvée un paquet de fois dans ce genre de bagarre, mais je n’y avais jamais assisté en tant que spectateur, en sécurité à l’extérieur de la scène. Jan se tenait debout, les mains sur les hanches, et sa bouche bougeait comme si elle criait. En regardant son corps, je pouvais voir à quel point elle était mal à l’aise et sur la défensive.

Je n’aurais jamais entendu le contremaitre qui m’appelait depuis en bas s’il n’avait pas cogné avec un marteau sur un tuyau en métal relié à celui sur lequel j’étais assise. La vibration m’a fait sursauter et la boite suivante a failli me rentrer dedans et me faire tomber. Il a pointé sa montre. Il devait être l’heure de manger.

J’ai retrouvé Jan à la cafétéria. Elle était à bout. Des femmes dans les toilettes avaient prétendu qu’elle était un homme. Elles avaient dit que Dieu n’avait pas créé les femmes pour qu’elles ressemblent à des hommes.

– Alors expliquez-moi, leur avait demandé Jan.

J’ai ri pendant qu’elle racontait son histoire, mais ce n’était vraiment pas drôle.

Quand j’ai vu la jolie fem arriver, Jan était en train de bredouiller d’émotion et je tenais à l’écouter jusqu’au bout.

– Elles ont dit qu’elles m’ont prise pour un homme à cause de mes tatouages.

Jan a frappé la table.

– J’ai dit : « Si vous pensiez vraiment que j’étais un homme, vous seriez sorties des toilettes en courant et en criant ! »

J’ai hoché la tête. Elle avait raison.

La femme s’est assise à une table avec ses amies. J’aurais juré qu’elle me matait. Jan a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir ce que je regardais, puis elle a ri :

– Tu as vu quelque chose qui te plait dans le menu ?

Je me suis tortillé sur ma chaise.

– Bof, tu sais. Elle est probablement juste en train de jouer avec moi.

– Et comment !

Jan avait l’air au courant.

– Qu’est-c’que tu veux dire bordel ? ai-je enchainé du tac au tac.

– J’ai entendu dire qu’elle avait demandé ton nom à quelqu’un.

– Tu te fous de moi. Je te crois pas.

Jan semblait blessée.

– Non, vraiment pas.

J’ai senti l’espoir monter en moi. Puis redescendre.

– Oh, ça veut probablement rien dire, ai-je conclu.

Jan a souri comme s’il y avait autre chose.

– Ben, en fait elle a demandé si tu étais célibataire.

Ma mâchoire est tombée. Je n’arrivais pas à retrouver mon calme.

– Nom de Dieu… Détends-toi ! a dit Jan en me tapotant le bras.

– Jan, comment elle s’appelle ?

– Theresa.

J’ai savouré son nom, en le répétant dans ma tête. Quand tu te retrouves à faire ça, c’est le signe que quelque chose de grand est en train de se passer dans ton cœur.

À la fin de la journée, j’ai cherché Theresa du regard à la pointeuse, mais elle était cachée dans le flot de centaines de travailleurs qui s’en allaient et de centaines d’autres qui arrivaient pour l’équipe suivante. Je n’ai pas beaucoup parlé dans le bus du retour. Je regardais juste par la fenêtre. Jan a ri doucement en secouant la tête.

Le jour suivant, j’étais impatiente d’aller bosser. Jan et moi, on était affectées au chargement des camions. C’était un travail difficile. J’étais appuyée contre un poteau et je fumais une cigarette quand Theresa est passée pour aller aux toilettes. En l’occurrence, les toilettes étaient dans la direction opposée. J’étais mal à l’aise parce que je dégoulinais de sueur et mon t-shirt blanc était dégoutant. Theresa a souri.

– J’aime les butchs tout en sueur, a-t-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées.

Bon sang, ces cartons ont navigué entre mes mains toute la journée comme s’ils étaient remplis de plumes.

La semaine suivante, je n’ai pas beaucoup dormi. Je bondissais du lit aussitôt que le réveil sonnait. Je parcourais le long trajet jusqu’à la conserverie avec excitation et impatience. Je voyais Theresa au moins deux fois par jour. J’étais sur un petit nuage.

Puis, un jour, Jan m’a pris à part après une pause.

– J’ai de mauvaises nouvelles pour toi, mon p’tit.

Theresa avait été virée. Le grand chef l’avait appelée dans son bureau pour le bilan des six mois. C’est alors qu’il lui avait empoigné les seins. Jan a dit que Theresa lui avait mis un coup dans le tibia, lui avait gueulé dessus, et lui avait tapé dans l’autre tibia. Bien joué. Mais bon, il l’avait virée.

J’ai dégringolé du sommet de mon euphorie. Après ça, ce n’était plus qu’un boulot. C’était même pire, puisque ça avait été tellement plus amusant avant. Je savais qu’il était temps de demander à l’agence d’intérim une nouvelle mission.

***

Le vendredi suivant, quand je suis arrivée au bar, j’étais bien contente de m’être lavé et habillé proprement avant de sortir. Theresa a passé la porte. J’avais abandonné tout espoir de la revoir. Elle avait persuadé quelques amies de la conduire à Buffalo pour me trouver. Heureusement pour moi, il n’y avait qu’un seul bar gay.

La teinte des cheveux de Theresa m’a rappelé les couleurs éclatantes d’une châtaigne. Ça avait largement valu le coup d’attendre pour voir ça. Ses yeux n’ont pas dissimulé à quel point elle était contente de me voir. Je crois qu’elle aurait aimé me serrer dans ses bras, mais elle s’est retenue. Moi aussi. J’ai embrassé la joue qu’elle m’a tendue.

J’ai vu Grant près du jukebox. Un instant après, j’ai entendu l’intro de Stand by your man. Merci, Grant. J’ai proposé à Theresa de danser. Elle a pris son temps. Elle a d’abord lissé mon col et ajusté ma cravate, avant de me conduire sur la piste de danse. Nos corps bougeaient bien, ensemble. Meg m’a dit plus tard qu’on était aussi bien que Ginger Rogers et Fred Astaire1.

Tout le temps où on dansait, Theresa suivait les contours de ma nuque avec ses ongles. Elle me rendait dingue. J’imagine que c’était le but. Je savais que je la rendais folle aussi, mais je le faisais avec beaucoup, beaucoup de prudence. Parfois, quand tu bouges juste un peu, avec précaution, c’est beaucoup plus puissant que si tu y vas à fond.

Quand la chanson s’est terminée, je me suis détachée d’elle, mais elle m’a retenu.

– Je n’essayais pas de te faire tourner en bourrique à l’usine, tu sais. Est-ce que c’est ce que t’as cru ?

– Non, c’était bien.

Elle a souri.

– Je trouve que c’était pas très sympa pour toi. Je t’allumais juste pour avoir ton attention. Je t’aimais bien.

J’ai rougi.

– Personne n’avait jamais flirté avec moi en dehors d’un bar avant. Je veux dire, dans le monde réel, tu vois ? Ça m’a donné l’impression d’être normale.

Elle a fait oui de la tête comme si elle comprenait vraiment.

On a parlé un moment de nos vies. C’était une fille de la campagne. Elle venait d’Appleton. Elle est allée droit au but. Elle m’a dit que des amies l’avaient conduite à ce bar juste pour qu’elle puisse me retrouver.

Puis quelqu’un a tapé sur son épaule. Les filles avec qui elle était venue à Buffalo s’en allaient. Elle a pris mon visage entre ses deux mains et m’a embrassée sur la bouche. J’ai rougi de la tête aux pieds. Elle a reculé et elle a souri en voyant ma couleur, fière de son travail.

– Je t’invite à diner chez moi samedi prochain, le soir, si tu veux, a-t-elle proposé.

– Ça marche, ai-je répondu, encore rouge d’émotion.

Elle a gribouillé son numéro de téléphone sur une serviette en papier. Elle a crié par-dessus son épaule :

– Appelle-moi !

– Tu peux compter sur moi, ai-je crié en retour.

Je rougissais encore.

À la manière dont tout le monde est venu me féliciter, on aurait cru que j’avais gagné le Kentucky Derby2. Je me sentais comme un roi. Je me suis juste demandé si j’avais enfin arrêté de rougir.

***

Le samedi, il m’a fallu la journée entière pour me préparer : choisir les bons vêtements, prendre un bain, une douche, encore une douche. Après il y a eu les questions comme : quelle cravate ? Eau de Cologne ou pas ? Quelque chose d’aussi enivrant demande beaucoup d’attention.

J’ai acheté des jonquilles pour Theresa. Quand je lui ai tendu les fleurs, ses yeux se sont remplis de larmes. J’ai eu l’impression que personne ne l’avait traitée comme quelqu’un de spécial avant. Je me suis silencieusement juré de toujours lui faire ressentir ça.

– J’arrive dans une minute, a-t-elle lancé depuis la cuisine.

J’étais content d’avoir ce temps pour fureter dans son salon et m’imprégner d’elle. Il y avait une chose dont je pouvais maintenant être certaine : elle aimait les fleurs séchées.

– C’est prêt ! a-t-elle appelé quelques instants plus tard. Ça te va de manger ici, dans la cuisine ?

Je n’avais jamais mangé à un autre endroit.

Elle m’avait fait un steak et une purée de pomme de terres avec du jus de viande. Bon dieu, ça avait l’air délicieux. Puis elle a mis un petit tas d’un truc mou et vert dans mon assiette.

– Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé aussi poliment que j’ai pu.

– Des épinards, a-t-elle répondu, en me piégeant du regard.

J’ai tourné autour avec ma fourchette.

– Y’a quelque chose qui va pas ? a-t-elle demandé.

– Je mange juste jamais de légumes, c’est tout.

Theresa a enlevé sa manique. Elle s’est assise sur une chaise à côté de moi et a pris mes deux mains dans les siennes.

– Ne dis jamais jamais, a-t-elle dit. On est trop jeunes pour fermer la porte à quoi que ce soit dans nos vies.

À ce moment, j’ai découvert que j’étais déjà amoureuse d’elle. J’ai aussi découvert qu’en fait, les épinards ce n’est pas si mauvais que ça, si tu mets beaucoup de beurre et de sel dessus.

Après le repas, je l’ai aidée à laver la vaisselle et à ranger. Puis, au bord de l’évier, on s’est rapprochées l’une de l’autre. J’étais toute timide, et je me suis rendu compte que ce n’était pas grave. Doucement, on s’est embrassées. Nos langues ont découvert un langage silencieux pour exprimer nos désirs. Et une fois qu’on était lancées, on ne voulait plus s’arrêter. C’est comme ça que ça a commencé.

Dans le mois, on a loué une remorque U-Haul3 et on a emménagé ensemble dans un nouvel appartement à Buffalo. C’était Theresa qui avait contacté le propriétaire. Il vivait à Kenmore. On comptait donc sur le fait qu’il n’allait jamais me croiser.

On a même eu des vrais meubles. Enfin, ils venaient de l’Armée du Salut, mais c’étaient des vrais meubles. Nos noms étaient imprimés dans un cœur sur le torchon accroché à la poignée de la porte du frigo. On l’avait fait faire à Crystal Beach. On était fières d’avoir eu le courage de le faire. Mais plus tard on a renversé du jus de mures dessus, donc on ne l’utilisait plus que pour la vaisselle parce qu’on ne pouvait pas se résoudre à le jeter. Il y avait des soucis dans des verres ambrés sur le rebord de la fenêtre, des marguerites dans un vase vert avec des motifs sur la table de la cuisine, de la menthe fraiche et du basilic qui poussaient dans un bac à fleurs sur la véranda.

C’était un foyer.

J’ai grandi d’un coup. J’ai appris à réduire les anxiétés de la vie en payant les factures à temps, en gardant les accusés de réception et les relevés, en faisant la lessive avant d’être en rade de sous-vêtements, en ramassant mes affaires derrière moi. Plus important, j’ai appris à dire « je suis désolée ». Cette relation était trop vitale pour laisser la poussière s’accumuler dans les coins.

J’ai commencé à réaliser combien j’étais meurtrie sur le plan affectif, combien j’étais abimée. Mais Theresa arrivait toujours à sentir quand j’étais sur le point de me figer comme une pierre. Elle le voyait arriver à la manière dont je tenais mon corps quand je traversais la pièce. Elle pouvait l’entendre dans les histoires d’abus de la vie quotidienne – au boulot, à l’épicerie du coin, dans la rue. Dans ces moments-là, elle me racontait des histoires au lit – des rêveries merveilleuses, sensuelles et tactiles qui donnent l’impression à ton corps d’être allongé sur le sable sous le soleil, avec les vagues de l’océan qui viennent lui lécher les pieds. Ou qui te font imaginer monter un vieil escalier en bois pour arriver dans une chambre pittoresque et ensoleillée, où t’attend une amante. Ces histoires combinaient thérapie de relaxation et fantasmes sexuels, destinés simultanément à me calmer et à m’exciter. Elles faisaient les deux. Theresa arrivait toujours à faire fondre ma pierre.

***

On était en 1968. La révolution semblait miroiter à l’horizon. Des millions de personnes descendaient dans la rue lors de manifestations. Le monde explosait de changements. Partout. Enfin, sauf dans les usines où je travaillais. Chaque matin à l’aube, on pointait comme d’habitude. On ne rêvait que la nuit.

On n’ignorait pas qu’une guerre faisait rage4. À l’usine, il n’y avait presque plus de gars en âge d’être appelés. Quand une collègue était absente pendant plusieurs jours, on la soupçonnait d’avoir perdu un mari, un fils ou un frère. Quand elle revenait travailler, le chagrin et le teint de cendre sur son visage nous le confirmaient.

Je savais qu’il y avait une guerre. Je n’étais pas stupide. Je ne savais juste pas ce que je pouvais bien faire par rapport à ça.

C’est le boulot de secrétaire que Theresa faisait à l’université qui a ouvert une fenêtre et m’a permis de sentir la force colossale du changement. Elle ramenait à la maison des tracts, des brochures et des journaux indépendants. J’ai lu des choses sur le Black Power et sur la libération des femmes. J’ai commencé à comprendre que cette contestation contre la guerre était plus profonde et plus organisée que ce que j’avais cru. Elle me disait :

– Il y a des rassemblements sur le campus et des manifs presque tous les jours maintenant, pas juste contre la guerre, mais aussi pour ouvrir les écoles à tout le monde.

Theresa nous a abonnées aux journaux du matin et du soir. Un jour, elle a laissé un exemplaire de The Ladder sur un canapé. C’était un magazine édité par un groupe nommé The Daughters of Bilitis5. Je ne savais pas qui était Bilitis. Jusqu’ici, je n’avais jamais rien vu d’imprimé qui parle de femmes comme nous.

– Tu l’as trouvé où ? lui ai-je lancé.

Elle m’a répondu de la cuisine.

– Dans le courrier.

– Tu l’as fait envoyer à notre adresse par courrier ? C’était emballé ? Et si quelqu’un dans l’immeuble l’a vu ?

Après un long silence, Theresa est venue avec un petit miroir et l’a tendu devant mon visage :

– Tu croyais que c’était un secret ?

***

Theresa avait besoin de soins dentaires, mais elle ne pouvait pas faire d’heures supplémentaires à l’université. Alors quand l’agence d’intérim m’a proposé de faire les trois-huit à l’usine d’électronique, j’ai sauté sur l’occasion. Theresa a demandé si l’augmentation de la production à l’usine avait quelque chose à voir avec la guerre. Dans tous les cas, on avait besoin d’argent alors j’ai accepté.

J’ai commencé les trois-huit le jeudi soir. C’était tuant. À la fin du troisième jour, mes mains pouvaient à peine sentir les fils de fer que je soudais. J’ai fini par me bruler l’index avec le métal rougi par la chaleur.

Quand je suis rentré le vendredi soir, Theresa était sortie. J’ai laissé un mot, je me suis écroulée sur le lit et j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillée, elle était allongée à côté de moi et fumait une de mes cigarettes. J’ai su qu’il se passait quelque chose. Elle était non-fumeuse. Theresa est sortie de la pièce. Elle est revenue avec de la pommade et des pansements pour mon doigt.

– T’as entendu que le Docteur King a été tué6 ? m’a-t-elle demandé.

J’ai allumé une cigarette et je me suis recouché.

– Ouais, j’en ai entendu parler jeudi soir au boulot. Quel jour on est, au fait ?

– On est samedi après-midi, a-t-elle répondu. Il y a eu des émeutes partout.

Elle a soupiré :

– Et Jess, il y a eu une vraie embrouille au bar hier soir.

J’ai senti une pointe de jalousie.

– T’y es allée sans moi ?

Theresa m’a caressé les cheveux.

– C’était l’anniversaire de Grant, tu te souviens ?

Je me suis tapé le front.

– Merde, j’avais oublié. Comment c’était, la fête ?

Theresa a attrapé une autre de mes cigarettes. Je lui ai saisi la main.

– Waouh ! Qu’est-ce qui se passe ?

– Il y a eu une grosse bagarre hier, une baston, a-t-elle repris.

J’ai froncé les sourcils.

– Ça va ?

Theresa a fait oui de la tête.

– Les flics ? ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

– Bon, qu’est-ce qui s’est passé ?

Theresa a pris une longue inspiration.

– L’armée a annoncé jeudi soir à la famille de Grant que son frère avait été tué. Grant était déjà bourrée quand elle s’est pointée à la soirée. Au début, tout le monde a essayé de la consoler. Puis quelques-unes des vieilles butchs qui ont fait l’armée ont commencé à parler de la guerre. Certaines des choses qu’elles ont dites n’ont pas plu à tout le monde.

J’ai écouté tranquillement.

– Grant a dit qu’on devrait lâcher une bombe A sur le Vietnam. Elle a dit qu’ils ne manqueraient à personne. Ed a dit à Grant qu’elle était raciste, et qu’on devrait renvoyer tous les soldats chez eux. Ed a dit qu’elle se sentait comme Mohamed Ali7, qu’elle n’avait jamais eu de problèmes avec les gens de là-bas. Grant l’a traitée de communiste.

J’ai secoué la tête et j’ai commencé à parler. Theresa a mis un doigt sur ma bouche.

– Puis c’est devenu bien pire, chérie, a-t-elle dit. Grant a dit des choses terribles sur le meurtre de Luther King, sur les émeutes. Elle ne voulait pas s’arrêter. Alors Ed l’a frappée.

J’ai écrasé ma cigarette.

– Oh merde.

– Bref, a continué Theresa, Grant a tenu Ed contre le bar, en l’étranglant. Peaches a viré Grant et lui a martelé la tête avec ses talons hauts. D’autres personnes se sont retrouvées là-dedans juste parce qu’elles étaient bourrées. Ed a des plaies au visage. Grant a eu une commotion. Et maintenant Meg dit que les Noirs ne seront plus acceptés au Abba’s pendant un moment.

Je n’arrivais pas à croire ce qu’elle disait.

– Merde Theresa, et toi qu’est-ce que t’as fait ?

Theresa m’a regardée droit dans les yeux.

– Quand Grant a essayé de frapper Peaches sur la tête avec un tabouret de bar, j’ai fracassé une bouteille de bière sur la tête de Grant et je l’ai assommée. Je n’ai plus le droit non plus d’entrer au Abba’s.

Je me suis penché en avant et je l’ai embrassée sur la bouche.

– Ça avait l’air d’être le bordel.

Je me suis assise et j’ai dit :

– Je ferais mieux d’appeler Ed pour savoir si ça va.

Theresa m’a tiré le bras.

– Viens là, bébé. N’appelle pas tout de suite.

– Pourquoi pas ?

Theresa a haussé les épaules.

– Qu’est-ce que tu vas dire à Ed ?

– Je sais pas. Je veux juste savoir si ça va. Je pense juste que nous toutes, on ne devrait pas se battre les unes contre les autres. On a besoin de se serrer les coudes.

Theresa a hoché la tête comme si je confirmais quelque chose qu’elle savait déjà. Elle m’a tirée contre son corps. Une vague d’épuisement m’a écrasé.

– Sois prudente, a chuchoté Theresa. Réfléchis avant d’appeler Ed.

J’ai basculé la tête en arrière et j’ai étudié son visage. Je n’avais jamais pu lire dans les pensées de cette femme.

– Allons quelque part, a-t-elle dit.

J’ai gémi :

– Je suis trop fatiguée.

Theresa m’a attrapé une poignée de cheveux et m’a tiré la tête en arrière.

– Trop fatiguée pour qu’on aille se bécoter derrière une dune de sable à Beaver Island ?

Elle en avait dit assez pour me faire céder rapidement.

– OK, d’accord. On prend la voiture ?

Theresa a secoué la tête.

– Sors la moto du garage.

– T’es folle ? j’ai rigolé. Il fait froid !

Theresa a glissé ses mains autour de ma taille.

– On est en avril, chérie. Vivons comme si c’était déjà le printemps.

Au moment où on a balancé nos jambes par-dessus la Norton, j’ai su que c’était une bonne idée. C’était tellement bon de prendre les virages ensemble. Une des mains de Theresa a glissé sur ma cuisse. J’ai monté le régime du moteur en réponse. Un vent froid léchait les sourires de nos bouches.

Après les marais, on a roulé plus doucement. Theresa a montré du doigt un troupeau d’oies sauvages qui allaient vers le nord. La plage était quasi déserte. Quelques mères flânaient sur la promenade avec leurs enfants en bas âge.

On s’est affalées sur le sable à côté de la promenade. Le soleil était fort et chaud. On pouvait entendre une radio tourner légèrement au loin.

Je me suis adossée à une dune et j’ai étendu mes jambes. Theresa s’est glissée entre mes cuisses et s’est appuyée contre moi. J’ai enroulé mes bras autour d’elle et j’ai fermé les yeux. Le clapotis de l’eau et les cris des mouettes ont apaisé toute la tension de mes muscles.

– Chérie, a-t-elle dit.

Quelque chose dans son ton a crispé mes muscles à nouveau.

– Toi et moi, on n’a jamais vraiment parlé de la guerre. Je ne sais même pas où t’en es avec ça.

Mes lèvres étaient proches de sa joue.

– J’ai lu quelques tracts que t’as ramenés à la maison.

Theresa s’est retournée pour me regarder.

– Mais qu’est-ce que t’en penses ?

J’ai haussé les épaules.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? Je déteste la guerre. Mais JFK8 ne m’a pas demandé si je voulais en commencer une. Ils vont faire ce qu’ils veulent. Pourquoi tu me demandes ça ?

Avec ses coudes, Theresa a serré mes genoux contre ses côtes.

– Je déteste cette guerre, Jess. Ça doit s’arrêter. Il y a des rassemblements de protestation au campus quasi tous les jours. Si un membre du personnel se fait repérer à l’un d’eux, il risque de se faire virer. Mais je pense quand même aller au grand rassemblement la semaine prochaine.

J’ai sifflé.

– Tu risques d’être virée pour y être allée ?

Theresa a fait oui de la tête.

– Je ne peux pas m’asseoir et regarder, Jess. C’est arrivé au point où je sens que je dois faire quelque chose.

Je me suis allongée sur le ventre dans le sable frais.

– C’est marrant de t’entendre parler comme ça. Tu sais, je n’avais jamais réalisé, avant, à quel point nos boulots sont différents. Tous ces trucs qui se passent là où tu bosses. Ça ne nous atteint pas à l’usine, à part quand un des gars est appelé ou tué.

Theresa a hoché la tête.

– Je sais, chérie. C’est la première fois de ma vie que j’ai un boulot où je peux voir ce qui se passe dans le monde. Toute la journée, j’entends des personnes débattre de choses qui se passent. Avant, j’écoutais juste. Mais maintenant, c’est important pour moi. Maintenant, j’ai des opinions sur ce qui se passe et je veux aider à essayer de changer les choses.

J’ai serré une de ses mains pour l’arrêter.

– Doucement, chérie.

Je me suis affalé sur le dos. Je me suis demandé pourquoi ses mots me terrifiaient tellement.

– C’est pour ça que tu m’as emmenée jusqu’ici aujourd’hui ? Pour me parler de ça ?

J’ai protégé mes yeux du soleil pour regarder son visage.

Elle a secoué la tête.

– Je t’ai emmenée jusqu’ici pour que tu ne puisses pas appeler Ed tout de suite – pas avant qu’on en parle.

J’ai froncé les sourcils.

– Pourquoi ?

Theresa a souri et s’est tellement rapprochée que je pouvais sentir sa respiration dans mon oreille.

– Parmi tout ce que j’aime chez toi, y’a une chose que j’ai particulièrement aimée quand j’ai commencé à te connaitre. Tu sais ce que c’est ?

J’étais en train de me faire manipuler, mais en douceur, alors ça ne me dérangeait pas trop.

– Dis-moi, ai-je souri.

Theresa a ri.

– Tu étais toujours celle qui ramenait la paix. Chaque fois que les butchs étaient bourrées et qu’elles s’échauffaient, tu trouvais un moyen d’intervenir et de désamorcer les choses. J’ai même remarqué que parfois, quand deux vieilles butchs étaient sur le point de se prendre la tête, elles se tournaient vers toi l’une après l’autre, puis tu allais parler à chacune et au final, il n’y avait pas de baston.

J’ai tourné la tête pour la regarder.

– Je parie que si tu me dis ça, c’est que tu as une idée derrière la tête.

Theresa m’a serré le bras.

– C’est une de tes qualités. Cette manière de calmer les gens quand ils sont furieux les uns contre les autres. Parfois, c’est très important de rester soudées. Mais pas toujours.

Je me suis assise.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

Theresa s’est assise à côté de moi.

– Des fois, tu dois prendre parti.

J’ai attrapé mes cigarettes et j’en ai allumé une. Theresa me l’a prise des mains. J’en ai allumé une autre pour moi.

– Parti pour quoi ? lui ai-je demandé.

Theresa a fait courir ses doigts dans mes cheveux.

– Pour ou contre la guerre, déjà. Si tu t’affiches contre la guerre, tu vas devoir te confronter à certaines des vieilles butchs. Et je pense que ça va être très dur pour toi.

J’ai soupiré.

– Bien sûr que je suis contre la guerre. Qui est pour la guerre ?

Theresa a soupiré.

– Certaines des butchs sont pour la guerre, chérie. Es-tu sure d’être vraiment contre toutes les guerres ? Est-ce qu’il y a des guerres qui te semblent différentes ?

J’ai mis un temps à réagir.

– Comme quoi ?

Theresa a pris une longue bouffée de sa cigarette.

– Ed a le sentiment d’être en guerre ici, chez elle. Tu n’as pas encore lu les nouvelles. Des villes brulent. Il y a l’armée dans les rues.

J’ai haussé les épaules.

– C’est différent.

Theresa a hoché la tête.

– Oui, ça l’est. Et tu dois trouver comment te situer.

J’ai recraché la fumée et j’ai regardé le vent l’emporter au loin.

Theresa a regardé mon visage, d’un air manifestement préoccupé.

– Je te dis juste de faire attention, chérie. Réfléchis avant de parler à Ed ou à quelqu’un d’autre de ce qui s’est passé la nuit dernière.

J’ai écouté le cri des mouettes. Theresa m’a tiré la manche, réclamant une réponse.

– Je t’écoute. Je suis contente que tu ne m’aies pas laissé foncer tête baissée quand j’ai voulu appeler Ed. Tout change si vite. Parfois je comprends ce qui se passe, puis je perds à nouveau le fil. J’y réfléchirai. Je ne sais juste pas quoi en penser.

Theresa m’a embrassé sur les lèvres.

– Voilà une bonne réponse. Tu vas trouver. Tu essaies toujours de faire ce qui est bien.

J’ai baissé les yeux. De sa main, Theresa m’a relevé le menton. Elle me demandait des yeux ce que je ressentais.

– J’ai juste peur, je lui ai dit. Toutes ces choses ne m’avaient pas encore vraiment touchée jusque-là. Mais tout à coup, je réalise combien tu as changé, et ça me terrifie. J’ai peur que tu changes, et moi pas.

Theresa m’a tirée au-dessus d’elle. J’ai jeté un coup d’œil pour voir s’il y avait quelqu’un autour. On était seules. Elle a chuchoté :

– Jess, n’aie pas peur de me laisser changer. On change toutes. Qui sait ? Tu pourrais finir par changer tellement que tu me laisserais derrière.

J’ai ri à ces mots.

– Jamais, ai-je promis. Ça n’arrivera jamais.

***

Avant que j’aie pu mettre la clé de notre appartement dans la serrure, Theresa a ouvert la porte.

– Comment ça s’est passé ? m’a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules.

– C’était dur. J’ai parlé avec Jan en premier. Elle a dit quasiment la même chose que ce que je t’avais dit : qu’on ne devrait pas se battre les unes avec les autres. Mais elle a reconnu que Grant pouvait être vraiment pénible.

Theresa m’a conduite jusqu’au canapé.

– T’as parlé à Meg ?

– Ouais. Jan est venue avec moi. On a parlé à Meg avant que les autres se pointent pour le rendez-vous. J’ai dit à Meg que ce n’était pas en virant les butchs et les queens Noires qu’elle allait maintenir la paix, parce que moi aussi j’aurais sauté à la gorge de Grant pour la merde qu’elle avait dite. Jan m’a soutenue.

Theresa a souri.

– T’as parlé de moi ?

J’ai ri.

– Pas à ce moment-là. J’ai dit à Meg que si elle comptait exclure toutes les personnes que Grant pouvait blesser quand elle était bourrée, elle pourrait aussi bien fermer le bar. J’ai dit que ça aurait plus de sens d’interdire à Grant d’entrer quand elle est torchée.

Theresa a hoché la tête. J’ai allumé une cigarette.

– Alors ? a-t-elle demandé avec impatience, et après ?

J’ai soupiré.

– J’ai dit que c’était pas simplement parce que Ed était mon amie. J’ai dit à Meg que je pensais qu’elle ne faisait pas les choses bien. Elle a répondu qu’elle avait un commerce à faire tourner. J’ai dit que je savais bien, mais que je ne mettrais pas les pieds dans un bar réservé aux blancs.

Theresa m’a tapé sur l’épaule.

– Bon point pour toi, putain. C’est ça !

– Quoi qu’il en soit, quand Grant est arrivée, elle s’est excusée d’avoir passé sa rage sur tout le monde après la mort de son frère.

Theresa a hoché la tête.

– Bien.

J’ai secoué la tête.

– Bon, ce n’était clairement pas suffisant. Elle a refusé de s’excuser pour les conneries racistes qu’elle avait dites. Grant a serré la main de Ed. Ed m’a dit de laisser couler pour le moment.

Theresa m’a secoué le bras.

– Vous avez parlé, Ed et toi ?

J’ai souri.

– Ouais, on est allées chez elle plus tard. J’ai dit à Edwin que je l’aimais –c’est mon amie. J’ai dit que le monde changeait plus vite que moi et que j’avais besoin de raccrocher les wagons pour comprendre. Ed m’a parlé pendant plusieurs heures.

Theresa a commencé à me masser les épaules. Ça m’a fait sacrément du bien.

– De quoi elle a parlé ?

J’ai essayé de me souvenir.

– De tellement de trucs que c’est difficile pour moi de tout rassembler pour te raconter. Tu sais, je pense tout le temps que c’est à peu près la même chose pour Ed et pour moi, de faire avec notre quotidien de butchs, tu vois ? Et là, Ed m’a rappelé tout ce qu’elle affronte tous les jours et que moi je n’affronte pas.

Theresa a souri en hochant la tête.

– Qu’est-ce que t’as dit ?

J’ai secoué la tête.

– Je n’ai rien dit. J’ai écouté autant que j’ai pu. Regarde ce que Ed m’a donné.

J’ai montré à Theresa l’exemplaire de The Souls of Black Folk de W.E.B. Du Bois9. Theresa a lu l’inscription : À mon amie, Jess. – Je t’aime, Edwin. Ed avait fait un petit cœur à la place du point sur le i de son prénom.

Quand Theresa a relevé la tête, j’ai vu des larmes dans ses yeux. Elle m’a baissé la tête et m’a embrassé partout sur le visage.

– Moi aussi je t’aime, Jess, m’a-t-elle chuchoté à l’oreille.

***

Theresa et moi, on a toutes les deux entendu au même moment le tapage à l’extérieur du bar. Elle a posé sa bouteille de bière et elle a couru dehors. J’ai attrapé nos bouteilles au cas où on aurait besoin de les casser pour en faire des armes. Une fois dehors, on s’est toutes les deux arrêtées d’un coup sur notre lancée. Justine était à genoux. Un flic se tenait près d’elle. Sa matraque pendait lâchement à ses côtés. J’ai vu du sang dégouliner sur le côté du visage de Justine.

C’était une soirée de juillet, d’une chaleur étouffante. Beaucoup de gens s’étaient éparpillés à l’extérieur pour boire leur bière. Deux voitures de police étaient garées en face du bar. Quatre flics nous faisaient face.

– Rentrez à l’intérieur vous tous ! a aboyé un des flics.

Aucune de nous n’a bougé.

Le flic qui se tenait près de Justine a attrapé une poignée de ses cheveux.

– Debout, a-t-il ordonné.

Elle a trébuché en essayant de se lever et elle est retombée sur le bitume.

Theresa a enlevé ses talons hauts.

– Enlève tes mains d’elle, a lancé Theresa au flic.

Sa voix était basse et calme.

– Laisse-la tranquille.

Theresa a marché doucement vers le flic avec ses talons dans la main. J’ai retenu ma respiration. Georgetta a enlevé ses deux talons aiguilles et en a pris un dans chaque main. Elle a marché derrière Theresa. Elles ont échangé un regard que je n’ai pas pu voir et se sont dressées côte à côte.

Le flic a posé la main sur la crosse de son flingue. Je ne sais pas comment, mais on savait toutes instinctivement qu’aucune butch ne devait bouger à ce moment-là.

J’ai entendu la voix de Peaches.

– Qu’est-ce qui se passe ici ?

On s’est jeté un coup d’œil les unes aux autres.

– Oh oh, a-t-elle lâché.

La voix de Theresa était aussi basse qu’un murmure.

– Laisse-la tranquille.

Avec Georgetta, elles se sont avancées peu à peu jusqu’à entourer Justine. Le bras de Theresa s’est drapé autour des épaules voutées de Justine. Justine s’est agrippée aux bras de Theresa et de Georgetta pour se relever. Quand elle a vacillé, Theresa a enroulé un bras autour de sa taille pour la soutenir.

Le flic a dégainé son flingue.

– Putain de salope, a-t-il beuglé à Theresa.

– Putains de pervers, nous a-t-il crié à toutes.

Un autre flic lui a fait rengainer son arme.

– Allez, on s’en va.

Lentement, les quatre flics se sont repliés.

Quand les flics sont partis, j’ai lâché un soupir. Theresa et Georgetta ont serré Justine dans leurs bras pendant qu’elle pleurait. Je me suis précipitée vers Theresa mais Peaches a enroulé son bras autour de mes épaules.

– Donne-leur une minute, chérie, m’a-t-elle conseillé.

On a formé un grand cercle autour d’elles. Theresa s’est retournée et elle est tombée dans mes bras. Je pouvais sentir son corps trembler.

– Mon dieu, tu vas bien ? ai-je chuchoté dans ses cheveux.

Elle a enfoui son visage dans mon cou.

– J’en suis pas sure, pour l’instant. Je te dirai dans quelques minutes.

– J’ai cru qu’il allait te tuer, lui ai-je dit.

Theresa a hoché la tête.

– J’ai eu tellement peur, Jess.

J’ai souri.

– Je suis tellement fière de toi.

Theresa a étudié mon visage.

– C’est vrai ? J’avais peur que tu penses que c’était vraiment stupide de faire ça.

J’ai secoué la tête.

– Tu as été très courageuse.

– J’étais vraiment terrifiée, a-t-elle soupiré.

J’ai souri.

– Un jour, quelqu’un m’a dit qu’être courageuse, ça signifiait faire ce que tu as à faire, même si tu as peur.

Theresa a levé les yeux vers moi.

– Ça t’arrive d’avoir peur, Jess ?

Sa question m’a abasourdie.

– Tu rigoles ? J’ai tout le temps peur.

Elle a hoché la tête.

– C’est ce que j’imaginais, mais c’est la première fois que tu me le dis.

– Vraiment ? Je ne te dis pas comment je me sens ?

Theresa s’est mordu la lèvre inférieure et a secoué la tête.

J’ai rougi.

– Je pensais que tu savais.

Elle a fait oui de la tête.

– Je sais. Parfois. La plupart du temps. Mais tu n’en parles jamais.

J’ai soupiré.

– Je n’ai pas de mots, chérie. Je ne sais pas comment parler de ce que je ressens. Je ne sais même pas si je ressens des choses comme tout le monde.

Peaches a doucement écarté Theresa de moi.

– Allez, vous toutes. On va payer des coups à Georgetta et à Theresa jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus tenir debout.

Ed est arrivée dans le bar vingt minutes plus tard.

– J’ai loupé ça ? a-t-elle gueulé. Oh, merde. Pourquoi j’étais pas là ?

J’ai ri.

– Tu peux en être contente. Ça aurait pu tourner autrement. C’était limite.

Jan m’a donné une claque sur l’épaule.

– Ouais, mais aujourd’hui, les fems leur ont montré qu’il ne faut pas se frotter à nous. C’était comme ce qui s’est passé à Greenwich Village il y a quelques semaines.

J’ai froncé les sourcils.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Stonewall ! a crié Grant.

J’ai regardé Ed et j’ai haussé les épaules.

Jan a eu un grand sourire.

– Les flics ont voulu faire une descente dans un bar de Greenwich Village, mais au lieu de ça, il y a eu une baston. Les drag queens et les il-elles leur ont vraiment botté le cul.

Grant a ri.

– J’ai entendu dire qu’ils avaient essayé de bruler le bar avec des flics barricadés dedans10.

J’ai soupiré.

– Merde, j’aurais aimé être là-bas.

– Ouais, c’est exactement ce que je me dis à propos de ce qui s’est passé ce soir, a conclu Ed en tapant du poing sur le bar.

***

Mes amies se sont toutes ruées vers moi à l’instant où j’ai mis le pied à l’intérieur du Abba’s. Ed semblait aussi excitée que moi.

– Fais-voir la bague ! elle a dit.

J’ai regardé autour.

– Est-ce que Theresa est déjà là ?

Ed a secoué la tête.

– Pas encore. Allez, dépêche-toi.

J’ai sorti le mouchoir en soie de la poche intérieure de ma veste et je l’ai ouvert. La bague en or était ornée d’un tout petit diamant et de deux petits fragments de rubis. Tout le monde a poussé le même cri à l’unisson. Oooohhh !

Ed m’a tapoté l’épaule.

– Ça fait combien de temps que vous êtes ensemble, vous deux ?

– Près de deux ans.

Ed a ri.

– Et ça fait combien de temps que t’as cette bague qui attend dans un coin ?

J’ai ri et j’ai haussé les épaules.

– Un sacré bout de temps. Tout le monde est prêt ?

Edwin a fait oui de la tête.

– Jan et Frankie sont aux toilettes en train de se préparer. Elles n’ont pas trouvé de smoking blanc alors on en a toutes mis un couleur crème. Ça va ?

J’ai eu un grand sourire.

– Ça va pour moi, si ça leur va aussi bien qu’à toi.

Ed a tapoté ma veste. J’ai commencé à angoisser.

– Est-ce que tout le monde sait ce qu’elle a à faire ?

Ed a ri.

– Je me suis tellement entrainée sur Blue Moon11 dans toute la maison que Darlene a dit que pour la Saint Valentin, tout ce qu’elle veut c’est ne plus jamais entendre cette chanson.

Frankie et Jan sont sorties de la salle de bain.

– La vache ! leur ai-je lancé, vous en jetez, les amies !

C’était la vérité. Elles ont eu un grand sourire.

Peaches s’est frayé un chemin à travers la foule.

– Regarde ! a-t-elle dit en souriant fièrement.

Elle tenait un énorme carton avec dessus, une pleine lune peinte en bleu. Peaches l’a retourné. L’autre face était dorée. J’ai mis du temps à réagir.

– Comment ça se fait que le visage de l’homme sur la lune te ressemble tellement, Peaches ?

Peaches s’est redressée de toute sa hauteur.

– Où est-ce que tu vois un putain d’homme ? La lune est une fem, mon p’tit. Une high-fem haute dans le ciel12, n’oublie pas ça.

J’ai vérifié l’heure.

– Merde. Theresa va être là dans une minute.

Jan et Meg se sont dirigées droit sur moi. Elles avaient l’air ennuyées. Meg a parlé en premier.

– Oh, Jess. Je suis vraiment désolée pour ça.

Mon ventre s’est serré.

– Quoi ?

Meg s’est frotté le front.

– J’ai installé le phonographe à l’arrière. Jan était en train de répéter ce truc, le dip-di-dip du début. L’aiguille a glissé sur le disque. Au début on a cru que ça allait le faire, mais ça le fait pas.

J’ai regardé Ed.

– Qu’est-ce qu’elle dit ?

– Hum, a grimacé Ed, je pense qu’elle dit que nous n’avons plus de musique.

– Quoi ? ai-je paniqué. Oh bon sang, c’est complètement foutu maintenant !

Jan m’a prise par les épaules et m’a tournée pour me mettre face à elle.

– Jess, respire un bon coup.

C’est ce que j’ai fait.

– C’est la Saint-Valentin. C’est vraiment une fête sacrée pour une high fem. Tu prépares ça depuis un bon bout de temps maintenant. Est-ce que tu vas tout laisser tomber ?

J’ai fait la moue.

– Qu’est-ce que je peux faire, merde ?

Jan a souri.

– Tu peux chanter pour ta copine.

– Tu veux dire chanter en vrai ? Avec ma propre voix ?

Ed a hoché la tête énergiquement.

– Ouais ! On peut te faire un joli do-wah-do en chœur.

– Jan, ai-je supplié, ça ne vaudra rien si je chante.

Jan a souri.

– Je sais. Mais la seule chose qui compte c’est d’avoir le cran de dire à Theresa à quel point tu l’aimes. Un jour, Edna m’a dit que prendre le risque d’avoir l’air cinglée était la chose la plus forte qu’une butch pouvait faire pour prouver son amour. Je ne dis pas que je pourrais le faire, mais je transmets l’info.

Ce qui m’a fait peur, c’est que je savais que Jan avait raison. Et que je savais que j’allais le faire.

Justine m’a embrassée sur la joue.

– Theresa est là, m’a-t-elle chuchoté à l’oreille.

Frankie, Jan et Ed ont pris position en face du bar. J’étais caché derrière. Meg s’est agenouillée à côté de moi.

– Je suis désolée, gamine, a-t-elle dit.

J’ai fait un signe de la main.

– Oublie ça. Si je survis à ce qui va se passer là, ça n’aura plus d’importance.

Après un long silence, la voix de Jan a retenti. Elle se souvenait de chaque dip-di-dip et dinga-dong-ding avant de glisser vers un grave et profond Blue Mooooonnn.

Je suis sorti de derrière le bar. C’est l’expression sur le visage de Theresa qui m’a donné le courage d’élever ma voix.

– Blue Moon, you saw me standing alone, without a dream in my heart, without a love of my own13.

Ma voix se cassait et tanguait d’embarras et d’émotion. Theresa s’est mordillé la lèvre inférieure et s’est mise à pleurer.

Do-wah-do, chantaient en chœur mes amies. Peaches se tenait derrière moi et faisait onduler de gauche à droite la lune peinte en bleu, en dessinant un grand arc au-dessus de ma tête.

J’ai tendu la main vers Theresa. But then you suddenly appeared before me and when I looked the moon had turned to gold14 ! Peaches a retourné la lune sur sa face dorée. Tout le monde s’est exclamé. Peaches a fait une révérence, puis a continué à danser avec la lune.

Theresa s’est approchée de moi. J’ai fini la chanson en dansant dans ses bras.

J’ai réalisé que c’était la vérité, je n’étais pas seule. J’avais un amour à moi15.

Do-wah-do, les chœurs étaient bas et doux.

J’ai sorti le mouchoir de ma poche intérieure et je l’ai ouvert prudemment. En voyant la bague, Theresa a craqué. J’ai pleuré moi aussi. Le moment était vraiment parfait. J’ai glissé la bague à son doigt. J’avais préparé tout un discours sur ce qu’elle représentait pour moi, mais je ne parvenais pas à retrouver les mots.

– Je t’aime, je lui ai dit. Putain qu’est-ce que je t’aime.

– Tu es la meilleure chose qui me soit jamais arrivée, m’a chuchoté Theresa.

Elle a pris ma main droite dans les siennes et a fait courir son pouce doucement sur la cicatrice de mon annulaire.

– Je veux que tu portes une bague aussi.

J’ai secoué la tête d’un air triste.

– J’y ai pensé, mais j’aurais trop peur. Je me dis que si un jour les flics me prennent cette bague, ça va juste me faire péter les plombs.

Theresa s’est touché la joue.

– Si tu vis dans la peur de perdre ce que tu aimes, tu ne pourras jamais te laisser aller à ressentir vraiment cet amour. Si tu la portes, je mettrai dans cette bague tout l’amour que j’ai pour toi. Et si un jour quelqu’un te la prend, tout ce qu’il aura c’est une bague en métal. Alors j’irai te chercher une autre bague et je mettrai à nouveau tout mon amour dedans. Comme ça, tu ne la perdras jamais, Jess. OK ?

J’ai hoché la tête et j’ai caché mon visage dans son cou. Do-wah-do, nous fredonnait tout le monde dans le bar pendant qu’on ondulait sur cette musique.

C’était le moment le plus doux que j’avais jamais vécu.

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1. Ginger Rogers et Fred Astaire, duo mythique du cinéma musical états-unien des années 1930-1940, ont tourné ensemble dans une dizaine de films.

2. Course hippique.

3. Société de déménagement.

4. De 1955 à 1975, une guerre oppose le Sud Vietnam (soutenu par les États-Unis) au Nord Vietnam (soutenu par l’URSS), dans le contexte de la guerre froide. L’intervention militaire massive des États-Unis débute en 1964, envoyant plus de 500 000 soldats au Vietnam (dont 60 000 trouvent la mort). Un mouvement d’opposition à la guerre se développe aux États-Unis, défendant l’indépendance du Vietnam et dénonçant l’ingérence états-unienne et l’impérialisme. Soutenue par des vétérans du Vietnam, la contestation gagne une bonne partie de l’opinion publique, choquée par les images des violences commises sur des civil·e·s vietnamien·ne·s, et refusant de continuer à voir leurs jeunes mourir. Alors que la résistance vietnamienne met en difficulté l’armée états-unienne, des manifestations réunissent des centaines de milliers de personnes, de nombreuses émeutes étudiantes éclatent, de jeunes hommes brulent leurs papiers militaires, d’autres fuient au Canada. L’armée états-unienne se retire du Vietnam en 1973.

5. The Daughters of Bilitis : première organisation lesbienne aux États-Unis, fondée par huit femmes en 1955 à San Francisco, en réaction aux groupes homosexuels mixtes. Elles publient The Ladder (« L’Échelle ») à partir de 1956. Dans les années 1970, le groupe se divise entre revendications homosexuelles et féminisme. Bilitis est un personnage fictif, une jeune lesbienne grecque du 6ème siècle avant J.C, inventée par Pierre Louÿs dans son œuvre poétique Les chansons de Bilitis parue en 1894.

6. Martin Luther King est une figure emblématique de la lutte non-violente pour les droits civiques des noir·e·s aux États-Unis, contre la ségrégation raciale, la pauvreté, la guerre du Vietnam. Prix Nobel de la paix en 1964, il est assassiné le 4 avril 1968 à Memphis. Dans plus d’une centaine de villes, des émeutes éclatent dans les ghettos afro-états-uniens. À Chicago, l’insurrection dure deux jours et occasionne des dégâts matériels (bâtiments incendiés, lignes électriques et téléphoniques coupées, etc.) estimés à dix-millions de dollars. La répression fait onze morts (exclusivement des personnes noir·e·s), cinq-cents blessé·e·s et trois-cents arrestations.

7. Mohamed Ali, ou Muhammad Ali, est un boxeur de légende états-unien des années 1960. Membre de la Nation of Islam, il combat le racisme anti-noir·e·s aux États-Unis. En 1966, il refuse d’aller combattre au Vietnam et déclare : « Ma conscience ne me laissera pas tirer sur mes frères, des personnes à la peau foncée ou des personnes pauvres et affamées dans la boue, pour la grande et puissante Amérique. Pourquoi les tuer ? Ils ne m’ont jamais appelé nègre, ils ne m’ont jamais lynché, ils n’ont jamais lâché les chiens sur moi, ils ne m’ont jamais volé ma nationalité, ni violé et tué ma mère et mon père. » Condamné à dix-mille dollars d’amende et cinq ans de prison, déchu de son titre de champion du monde, il perd sa licence et ne peut plus boxer. Il évite la prison en appel, puis le jugement est cassé en 1971, alors que la guerre du Vietnam est de plus en plus largement contestée.

8. John Fitzgerald Kennedy, président des États-Unis de 1961 à 1963.

9. Les âmes du peuple noir, W.E.B. Du Bois, 1903 pour la version états-unienne.

10. À Greenwich Village, quartier accueillant une large population homosexuelle, le Stonewall Inn est un bar tenu par la mafia, laquelle voit dans le public gay un filon rentable. Il est notamment fréquenté par celles/ceux qui ne rentrent nulle part ailleurs : femmes trans’, drag queens, folles, personnes noires et latinas, jeunes, pauvres, travailleur∙euse∙s du sexe. Le 28 juin 1969, des policiers en civil font leur entrée dans le bar. Ils laissent partir une bonne partie de la clientèle et retiennent celles/ceux qui n’ont pas de papiers d’identité ou qui portent des vêtements attribués au genre opposé. Face aux brutalités policières, des affrontements éclatent devant le bar, contraignant la police à s’y réfugier, bientôt assaillie par de nombreux·ses gays, lesbiennes, trans’, ainsi que par des voisin·e·s. L’émeute dure plusieurs heures, opposant jusqu’à 2 000 personnes face à 400 policiers. Les jours suivants, la foule continue à s’amasser devant le Stonewall Inn et les affrontements avec les forces de l’ordre continuent. Dans les années qui suivent, ces évènements deviennent un symbole des luttes d’émancipation homosexuelle et trans’, souvent présentés comme le déclencheur des mouvements de libération fleurissant dans divers pays occidentaux. En juillet 1969, soit quelques semaines après les émeutes de Stonewall, est créé le Gay Liberation Front (Front de Libération Gay) à New York. Le 28 juin 1970, les premières Gay Prides sont organisées à New York et Los Angeles, commémorant l’anniversaire des émeutes de Stonewall.

11. Blue Moon, « Lune Bleue », célèbre ballade composée en 1934 par Richard Rodgers et Lorenz Hart, reprise par Billy Eckstine (1949), Mel Torme (1949), Elvis Presley (1956).

12. Dans le texte, high-in-the-sky fem, signifiant littéralement fem haut dans le ciel, est un jeu de mot avec high fem et high in the sky.

13. « Lune bleue, tu m’as vue me tenir seule, sans un rêve dans mon cœur, sans un amour à moi. »

14. « Mais tu es soudain apparue devant moi, et quand j’ai regardé, la lune s’était changée en or ! »

15. Référence à la suite des paroles de la chanson : « Lune Bleue, maintenant je ne suis plus seule, j’ai un rêve dans mon cœur, j’ai un amour à moi. »

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Chapitre 11

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

11

J’ai arrêté d’aller au bar pendant quelques semaines. J’avais entendu que Milli avait quitté la ville, mais je n’étais pas d’humeur à croiser qui que ce soit. J’ai pris deux boulots en intérim, pour pouvoir payer les grosses réparations sur ma Norton et pour me maintenir occupée. Depuis que j’avais perdu Milli, j’avais l’impression que ma vie n’avait plus de sens.

La journée, j’emballais des briques de lait à la laiterie de Niagara Street.

La nuit, je travaillais à l’usine de tuyaux en plastique dans South Buffalo. On vidait d’énormes sacs de quinze kilos remplis de poudre dans les extrudeuses1. Il en sortait ensuite des tuyaux en plastique. Mon premier jour là-bas, ma montre à gousset s’est arrêtée dix minutes après le début du travail, enrayée par la poudre. J’étais couverte de la tête aux pieds par cette poussière.

Au bout de quelques semaines, ces deux boulots m’avaient épuisée. J’avais économisé plus que nécessaire pour réparer ma moto et je ne voyais pas de quoi d’autre j’aurais eu besoin. Le vendredi soir, j’ai donc donné ma démission à l’usine de tuyaux.

Quand je suis rentrée chez moi le samedi matin, j’ai trouvé Ed assise sur le pas de ma porte. Elle portait un pantalon habillé et une chemise blanche amidonnée, avec des boutons de manchette en rubis. Elle était superbe et imposante. C’était bon de la voir. Elle m’a fixé, comme si elle avait vu un fantôme.

– Qu’est-ce que c’est que cette saloperie verte partout sur toi ?

Sous la couche de poudre, on ne voyait que mes yeux.

– Tu ferais mieux d’aller te laver, elle m’a dit. T’es pas au courant pour l’enterrement aujourd’hui ? La vieille Butch Ro est morte.

Butch Ro était vraiment très aimée par les vieilles bulls. C’était l’ainée des ainées. Elle avait passé tellement d’années à l’usine Chevy que personne ne pouvait plus les compter. Je pouvais difficilement imaginer l’intensité du chagrin ressenti par les vieilles butchs. Elles s’étaient aimées les unes les autres si longtemps, et avaient partagé tant de choses ensemble.

Ro et son amante n’allaient presque jamais dans les bars. Je ne les avais vues qu’une fois à Niagara Falls, au Tifka’s. Mais que je l’aie connue ou pas, c’était important pour moi d’assister à ses funérailles. Toutes les butchs seraient là. C’était une façon d’honorer le rôle qu’elle avait joué dans notre communauté.

Je me suis lavée pendant que Ed faisait du café. Alors que je me séchais, elle m’a gueulé quelque chose à propos de comment s’habiller.

– Quoi ? ai-je demandé depuis la salle de bain.

– On est censées bien s’habiller, a crié Ed.

– Oui, bien sûr.

– Non, elle a gueulé. Comme des filles, tu vois ?

J’ai enfilé un peignoir et je suis allée à la cuisine pour être sure que j’avais bien compris.

– Qui a dit ça ?

– Les vieilles bulls.

Ed a haussé les épaules en disant :

– Mais moi, je ne mets de robe pour personne !

Elle a dit que, de toute façon, on se préparait pour aller voir un corps à la chambre funéraire. Pas pour aller toquer à la porte du paradis voir s’ils nous laissaient entrer.

J’étais incapable de mettre une robe. L’idée m’a fait frémir. Du reste, ça ne servait à rien de se poser la question : je n’en avais pas. Mais si la consigne venait des butchs plus âgées, il devait y avoir une raison.

– Allez, grouille-toi et habille-toi, m’a conseillé Ed. Tout le monde doit déjà être là-bas.

Il était trop tard pour appeler quelqu’un et demander conseil. J’ai mis mon costume bleu, une chemise blanche et une cravate noire.

Ed a conduit sa voiture jusqu’à la chambre funéraire. Je l’ai suivie en moto. Une fois arrivées, je me suis assis sur ma moto sur le parking. Je voulais montrer mon respect pour Butch Ro, mais j’espérais ne pas avoir à entrer.

– Qu’est-ce que t’as, Jess ? m’a demandé Ed, exaspérée.

– J’en sais rien, je lui ai répondu.

Je sentais une sorte de terreur en moi.

Une fois entrées, on a mis une minute à trouver la bonne chambre. J’ai alors compris qu’on était au bon endroit. Dans la pièce, autour du cercueil ouvert, il y avait les amies de toujours de Ro. Toutes portaient des robes. Voilà combien elles l’aimaient.

Elles étaient imposantes, des il-elles aux larges épaules, qui portaient leur statut de femmes dans des mains rendues caleuses par le travail. Elles pouvaient t’envoyer au milieu de la pièce rien qu’en te tapant dans le dos pour te taquiner. Leurs avant-bras et leurs biceps étaient couverts de tatouages. Ces butchs fortes et puissantes étaient à l’aise dans des bleus de travail. Leur personnalité s’épanouissait quand elles portaient des vestons croisés.

Porter une robe était une humiliation atroce pour elles. Beaucoup de leurs tenues étaient vieilles : elles dataient d’une époque où il leur fallait parfois passer inaperçues. Les robes étaient démodées, blanches, à frou-frou, en dentelle, décolletées, ou simples. Les chaussures étaient vieilles ou empruntées : des chaussures en cuir verni, des mocassins ou des sandales. Ces habits défiguraient leurs personnalités, ridiculisaient qui elles étaient. Mais c’était dans ces douloureux déguisements qu’elles étaient forcées de dire au revoir à l’amie qu’elles aimaient tant.

La fem de Ro, Alice, saluait chacune d’entre elles. On pouvait deviner son impatience de s’effondrer contre leurs corps solides, de sentir la douce force de leurs bras. Au lieu de ça, elle refusait avec pudeur de laisser paraitre la douleur qu’elles partageaient toutes. Elle contenait la sienne. Ro, la butch qu’Alice avait aimée pendant presque trente ans, reposait dans un cercueil juste devant elle, disposée dans une robe rose et tenant un bouquet de fleurs roses et blanches.

Quelle main cruelle manipulait cette scène ? Je les ai vus à l’instant où ils nous ont vues, Ed et moi. C’était la famille de Ro, père, mère et frères. Ils nous ont remarquées à la seconde où on est entrées et ont chuchoté quelque chose à l’oreille du directeur des pompes funèbres. L’instant d’après, le directeur a annoncé que les pompes funèbres fermaient et que nous devions tous partir. Comme ça.

Ed et moi on est allées prendre un café à la brasserie du coin. On était assises là-bas quand les butchs plus âgées sont passées les unes après les autres devant nous. Chacune d’elles avait trouvé un endroit où se changer, même si elles avaient sans doute dû s’accroupir sur le siège arrière d’une voiture. Quand elles nous ont vues, elles se sont tout de suite dirigées vers le côté opposé du bar.

Jan m’a foncé dessus avec un regard assassin, mais les autres femmes l’ont retenue. Butch Jan, l’ainée vers laquelle j’avais l’habitude de me tourner pour demander conseil. Butch Jan, mon amie.

Jan avait toujours été super avec moi, même après la nuit où elle m’avait vue danser avec Edna. À présent, elle me détestait vraiment.

Quelques minutes plus tard, Alice est entrée, soutenue de chaque côté par une butch.

Ed et moi, on était complètement isolées. Je voulais partir. C’était trop douloureux. Après quelques minutes, Alice est venue vers nous, comme une émissaire. Je me suis sentie mal qu’elle ait à jouer la diplomate dans un moment où son chagrin était si insupportable, mais je savais que les butchs étaient trop en colère pour nous parler. Je me suis levée tandis qu’elle s’approchait de notre table. Je lui ai pris la main. Elle m’a embrassé sur la joue et elle a expliqué doucement :

– Les vieilles butchs sont vraiment très en colère contre vous. Certaines d’entre elles ont l’impression que vous avez gâché le moment. Vous voyez, elles se disent que si elles étaient capables de faire un sacrifice pareil pour dire au revoir à Ro, alors vous les jeunes vous le pouviez aussi. C’est pas de votre faute, vraiment. Mais vous deux, vous feriez mieux de faire profil bas pendant quelque temps, si vous voyez ce que je veux dire.

La douleur d’Alice était si perceptible que je brulais de tendre les bras vers elle et de la serrer, mais elle ne m’aurait pas laissé faire. Je comprenais. C’était facile pour moi de me sentir forte, de donner de moi-même, habillée comme je l’étais. Pour les butchs qui nous regardaient à travers le bar, ça avait été douloureux et difficile. Alice a déposé un léger baiser sur ma joue.

– Ça passera, vous verrez, a-t-elle murmuré.

J’espérais qu’elle disait vrai.

Je me suis dit que j’allais suivre le conseil d’Alice et me faire oublier pendant une semaine ou deux, le temps qu’on me fasse signe que c’était bon et que je pouvais réapparaitre au bar. Mais les semaines d’exil sont passées sans le moindre coup de téléphone qui aurait signalé que la glace avait fondu.

Les matins se sont refroidis. L’automne était dans l’air. Il n’y avait pas beaucoup de boulot. L’agence d’intérim m’a envoyé à la conserverie de Four Corners. C’était un trajet non payé de deux heures, à l’aller et au retour.

Je suis monté dans le bus à 04h45 du matin. Il faisait froid et humide. Quelqu’un faisait tourner une bouteille de whisky. J’ai attrapé la bouteille et j’ai bu en regardant par la fenêtre.

J’ai entendu Butch Jan grogner de sa grosse voix :

– Hé, tu vas partager, ou quoi ?

Elle était à genoux sur le siège devant moi. J’ai retenu ma respiration. Jan s’est penchée en avant et a empoigné ma veste.

– Ça y est, t’as compris ? a-t-elle demandé.

Son visage s’est tordu sous le coup de différentes émotions. J’ai hoché la tête.

– Oui, je pense que j’ai compris maintenant. Je savais juste pas quoi faire. Je suis désolée. Je suis tellement désolée d’avoir foutu le bordel au moment où vous étiez toutes là pour rendre hommage à Ro.

Jan a relâché ma veste et en a lissé le cuir.

– Ah, c’était pas de ta faute, a-t-elle dit. Le lendemain, à l’enterrement, la famille nous a tenues à une centaine de mètres de la tombe. C’était pas non plus de ta faute.

Je me suis penchée plus près d’elle.

– Écoute Jan, ai-je chuchoté, je suis désolée pour tout, tu vois ce que je veux dire ?

On savait toutes les deux que j’amenais la conversation sur la nuit où elle nous avait vues, Edna et moi, danser ensemble.

– C’était pas ce que tu crois, vraiment.

Jan a regardé par la fenêtre comme si elle dormait debout. J’ai attendu. Elle a souri et a attrapé la bouteille de whisky.

– C’est bon.

Elle a bu un coup et a frissonné.

– Y’a pas de mal. T’as déjà travaillé à la conserverie, avant ?

J’ai secoué la tête.

Elle a souri et m’a tapoté la joue vigoureusement.

– Je te montrerai les ficelles.

Avec ces mots gentils, elle me rouvrait la porte de la seule vraie famille que j’avais jamais connue.

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1. Machine d’extrusion, permettant de compresser un matériau de façon à le faire traverser un moule ayant la forme de la pièce à obtenir.

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Chapitre 10

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

10

Sans Edwin je n’aurais peut-être jamais rencontré Milli. Un matin où elle partait prendre le petit déjeuner avec Darlene, Ed m’a proposé :

– Tu veux venir ?

À l’instant où on est entrées dans ce snack-bar miteux, je me suis dit que j’étais content d’être venu. Le resto était plein de pros – qu’elles soient nées hommes ou femmes. On nous a accueillies avec enthousiasme. On m’a embrassée et taquinée. Darlene a attiré Edwin sur ses genoux, en mimant des menaces aux autres femmes pour qu’elles laissent sa butch tranquille. C’était marrant quand on jouait toutes ensemble comme ça.

Darlene m’a parlé du dernier épisode télé du Fugitif1 : le vrai tueur est pris, David Janssen est vengé et peut arrêter sa cavale.

Ed était en train de s’engueuler avec une femme assise en face de nous au sujet des émeutes de Newark et Detroit2.

– La violence est aussi américaine que la tarte aux cerises3, c’est ce que Rap Brown4 dit.

Ed a tapé du poing sur la table : 

– C’est une répétition générale avant la révolution.

La femme a levé les mains en l’air en signe de reddition.

– OK, ça va, t’énerve pas comme ça.

Tout le monde essayait de crier plus fort que le juke box dont le volume était poussé à fond. Les Beatles chantaient Lucy in the Sky with Diamonds5. J’ai tapoté l’épaule de Darlene.

– Qu’est-ce qu’elle veut dire cette chanson, au fait ?

Elle a ri.

– Comment je le saurais ?

Mes yeux brulaient de fatigue. J’ai demandé à Edwin de m’accompagner dehors pour qu’on écoute ensemble le bruit que faisait ma Norton quand je la démarrais au kick. Chaque fois qu’il faisait froid et humide, elle refusait de se mettre en route.

C’est en regardant par-dessus l’épaule d’Edwin que j’ai vu Milli pour la première fois. Elle se tenait juste là, à me regarder. Ed a jeté un coup d’œil à Milli puis, en bonne amie, elle s’est éclipsée.

J’ai encore quelques images en tête que je peux faire défiler en fermant les yeux. Sur l’une d’elles, Milli, mains sur les hanches, me mate comme si la moto et moi ne formions qu’une seule machine élancée. Son langage corporel, l’éclat de ses yeux, son sourire taquin, tout se mêlait en un défi érotique fem. D’un simple haussement de sourcil, elle a donné l’irrésistible signal de départ.

Sans un mot, j’ai retiré ma veste en cuir marron et je la lui ai tendue. Aucune de nous deux n’était pressée. Une fois cette danse amorcée, il n’y avait pas de raison de se précipiter. Au contraire, nous avions tout intérêt à en savourer chaque instant. Je l’ai aidée à enfiler ma veste.

Je pense que je suis tombée amoureuse d’elle à l’instant où elle a lancé sa jambe par-dessus la moto pour s’installer derrière moi. La manière dont deux femmes s’accordent sur une moto fait partie de la sexualité qu’elles partagent – et Milli était très, très bonne sur une moto.

Quand on a démarré, elle a fait signe à ses amies. Je ne m’étais pas rendu compte jusque-là qu’elles nous observaient toutes depuis la fenêtre du restaurant en lui adressant ce genre de sourire doux et secret.

À partir de ce moment, j’étais sa butch et elle était ma fem. Tout le monde le savait. Nous aussi. On allait ensemble, et ça faisait des étincelles. Toutes les deux, on était un couple en béton et on se sentait invincibles.

Ce n’était pas juste pour la frime. On était assorties dans nos tripes. Survivre, pour une stone butch et une stone pro, ça nécessite de tenir tête au monde. On se vivait sans concession, et on aimait ça l’une chez l’autre. Danser un slow à l’aube, faire l’amour férocement, se pencher ensemble pour faire corps avec la moto dans un virage serré : ça devenait juste de mieux en mieux.

***

Un matin, Milli n’est pas venue au bar après le boulot comme elle faisait d’habitude. Darlene et ses amies non plus. On était toutes inquiètes. Darlene a fini par arriver en voiture. Milli était en sang sur la banquette arrière, le visage tuméfié. Je suis montée et j’ai pris sa tête sur mes genoux. On a dû l’emmener chez un putain de vétérinaire pour lui plâtrer le bras. On ne voulait pas aller aux urgences parce qu’on avait peur qu’ils appellent la police. C’était un flic en civil qui l’avait tabassée.

Milli a mis du temps, beaucoup de temps, pour reprendre confiance en elle. Ça l’a changée. Chaque passage à tabac te change.

J’ai décroché un travail de jour dans une usine de tuyaux en plastique. Milli travaillait à mi-temps dans un atelier de reliure. Ça se passait bien, c’était juste différent. Puis je me suis fait virer et Milli m’a dit nonchalamment qu’elle envisageait de reprendre le boulot de danseuse pour qu’on puisse traverser cette phase.

– Non, non, non, non, non !

Je pensais avoir exprimé ma position on ne peut plus clairement. Mais quand j’ai vu qu’en réponse Milli faisait le tour de la table pour venir vers moi, j’ai battu en retraite.

Elle m’a coincée contre l’évier et s’est mise juste sous mon nez. Elle postillonnait de rage.

– Personne, personne ne me dit comment je dois mener ma vie ! Ni toi, ni personne ! Compris ?

J’ai admis qu’elle avait raison là-dessus. Elle a surenchéri :

– Et depuis quand t’es devenue une foutue moralisatrice ?

Elle arpentait la cuisine. J’ai crié :

– J’t’emmerde !

Elle savait que ce n’était pas vrai.

– Tu dis juste ça pour me faire mal.

Elle a reconnu que j’avais raison.

– C’est juste que ce milieu est vraiment trop dangereux pour toi, ai-je argumenté. T’as déjà oublié pourquoi t’as arrêté ?

Cette dernière phrase était une grossière erreur. Je m’en suis rendu compte quand elle a attrapé l’assiette la plus proche pour l’envoyer valser à travers la pièce, dans ma direction. J’ai esquivé.

– Espèce de pourriture condescendante, a-t-elle crié. Tu crois pas que je connais cette vie mieux que toi, connasse ?

On a gardé le silence toutes les deux pendant un moment. J’ai décidé de faire la vaisselle. Milli s’est appuyée sur le comptoir de la cuisine, en me regardant, les bras croisés devant la poitrine. Le plus calmement possible, j’ai dit :

– J’peux pas supporter l’idée qu’un mec, ou n’importe qui, te fasse du mal.

Milli a attrapé un torchon et a commencé à essuyer la vaisselle. C’était bon signe. Elle a demandé :

– Comment tu crois que je me sens quand tu bosses comme videuse dans les bars le weekend et qu’il y a une baston ?

Elle s’est énervée à nouveau.

– Mais bordel, c’est quoi la putain de différence entre toi qui fais la videuse et moi qui travaille comme hôtesse ?

– Comme danseuse, ai-je clarifié. Tu sais que je m’inquiéterais à chaque putain de minute de retard que tu pourrais avoir à la fin de ta journée.

– Eh ben, va te faire foutre. C’est ton problème, chérie, pas le mien !

Milli a marqué un temps d’arrêt puis a baissé les yeux. Je me suis dit qu’elle s’en voulait peut-être d’avoir dit ça.

– Je suis désolée, a-t-elle dit. C’est juste que je supporte pas quand quelqu’un joue à ce truc moralisateur avec moi.

– Putain de toi ! je criais à présent. Depuis que je t’ai rencontrée tu attends que je fasse une putain d’erreur, que je dise un truc de travers sur le fait que tu sois pro.

– Ex-pro, a-t-elle dit sur un ton sarcastique.

– C’est pas une blague bordel ! Je t’ai jamais fait chier là-dessus. Tu le sais. Mais chaque fois qu’on s’engueule tu es à l’affut, t’espères me mettre suffisamment en colère pour que je fasse une erreur. Comme ça tu pourras partir.

Milli a souri pour la première fois depuis que j’étais rentrée à la maison et que je lui avais annoncé mon licenciement.

– Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? ai-je demandé d’un ton maussade.

– Je t’aime bien, a-t-elle dit doucement.

J’ai pivoté vers l’évier et j’ai secoué la tête pour montrer mon exaspération. Elle m’a retourné vers elle. Elle avait un regard vraiment plein de chaleur. Elle m’a embrassé sur la bouche. Je lui ai rendu son baiser. Puis je suis repartie à la vaisselle.

Elle m’a de nouveau attiré vers elle.

– On doit payer le loyer. C’est juste pour un moment. J’aime pas ça plus que toi.

J’ai éclaté de rire.

– Mon cul !

Elle a levé un sourcil, me défiant de poursuivre.

– Y’a des aspects de cette vie que t’aimes beaucoup, lui ai-je dit. Je le sais.

Milli a eu l’air stupéfaite.

– Vraiment ? Je ne pensais pas que tu comprendrais ça.

J’ai hoché la tête. Elle a mis ses bras autour de moi et a fait courir ses mains de bas en haut dans mon dos.

– On va parfaitement ensemble. Tu te souviens de ces vieux films d’espions où ils déchirent une carte à jouer en deux morceaux ? Puis quand les espions se retrouvent ils réunissent les deux parties. C’est comme ça que sont les pros et les stone butchs. On va parfaitement ensemble, tu vois ?

Elle m’a de nouveau embrassée. Elle embrassait vraiment bien. Puis elle a attrapé une poignée de mes cheveux, m’a tiré la tête en arrière et m’a regardée intensément avant de continuer à parler.

– Vous êtes les seules femmes sur terre à avoir le même genre de blessures que moi, tu vois ?

Je savais. Elle m’a embrassé dans le cou.

– Et, autre chose, vous êtes les amantes les plus tendres du monde.

Elle a déboutonné ma chemise en parlant. Le bavardage était terminé. La vraie conversation venait de commencer. Nos deux corps conduisaient l’électricité entre nous.

Plus tard, au lit, je l’ai tenue dans mes bras et je me suis remémoré notre dispute comme s’il s’agissait d’un mauvais rêve. J’ai demandé :

– Quand est-ce que tu commences ?

Elle s’est tendue.

– J’appellerai Darlene demain.

J’ai passé toute la semaine en panique, à passer des entretiens d’embauche dans les usines. Si seulement je pouvais trouver un boulot avant la fin de la semaine !

Le jeudi, au moment du diner, Milli m’a annoncé nonchalamment qu’elle allait commencer à travailler la nuit suivante avec Darlene au Pink Pussy Kat. J’ai donné un coup de fourchette dans mon morceau de viande. Elle m’a mise en garde :

– Ne commence pas.

– J’ai rien dit.

On a mangé en silence. Le vendredi, je suis partie au bar en début de soirée alors qu’elle dormait encore. Je lui ai préparé un pique-nique et j’ai collé des petits cœurs rouges sur le sac en papier brun.

Tout le monde là-bas savait que j’étais en colère. Les butchs me donnaient des tapes dans le dos en me disant de passer à autre chose. Les fems lissaient simplement un peu les plis du col de ma veste et me fixaient du regard pendant un moment : un message plus complexe. Puis, d’un geste de l’index, Justine m’a appelée de l’autre côté de la pièce. Elle m’a attrapée fermement par la cravate et ne l’a pas lâchée.

– Arrête ça, m’a-t-elle ordonné.

– Quoi ?

Elle a serré ma cravate plus fermement encore :

– J’ai dit : arrête ton mélodrame ! Elle n’a pas besoin de ça, chérie. Et si tu veux la perdre, c’est exactement comme ça qu’il faut t’y prendre.

J’étais sur le cul :

– Je pige pas, ai-je avoué en toute sincérité.

– Grandis, a-t-elle conclu.

Puis elle m’a lâchée.

Quand le soleil s’est levé, j’étais tout excité à l’idée de voir Milli. Quand elle est arrivée avec les autres danseuses du club, j’angoissais à l’idée de repartir avec elle. Mais elles sont toutes restées ensemble un bon moment dans les toilettes.

Finalement, elles en sont sorties une par une, quittant à reculons la camaraderie de leur groupe pour rejoindre chacune d’entre nous.

La tête de Milli a reposé sur mon dos pendant tout le trajet du retour. J’avais peur qu’elle se soit endormie et qu’elle tombe dans un virage.

Quand on est arrivées, je lui ai fait couler un bain chaud et moussant. Je suis allée dans la chambre lui dire qu’il était prêt mais elle s’était déjà endormie. Je n’étais pas fatiguée.

Je l’ai réveillée à 18h00 pour le diner. Je lui avais préparé son plat favori mais elle s’est contentée de jouer avec sa fourchette.

– Ça va ? ai-je demandé.

– Ouais, ça va, a-t-elle répondu exactement comme je l’aurais fait.

– Tu viens au bar après le boulot ?

Elle est restée silencieuse une minute.

– Je peux te rejoindre à la maison ? Je suis tellement crevée.

Ça m’a directement rendu maussade parce que j’appréhendais quelque chose.

– C’est quoi le problème de se retrouver au bar ?

– Est-ce qu’on peut parler de ça une autre fois ? a-t-elle demandé.

– Oui, bien sûr, ai-je dit.

Cette nuit-là, je lui ai emballé son déjeuner dans le sac avec les petits cœurs rouges. Elle l’a pris en souriant – au sac, pas à moi.

Je me suis sentie bizarre le lendemain quand les autres filles sont rentrées du boulot pour retrouver leurs butchs. À chaque fois qu’une personne me demandait où était Milli, je me mettais un peu plus en colère et sur la défensive.

Ce matin-là, avec Milli, on s’est disputées à ce propos.

– Ça ne t’est jamais venu à l’esprit que je pouvais être mal à l’aise au bar ? a-t-elle crié.

Ça ne m’était absolument jamais venu à l’esprit.

– Pourquoi ? ai-je demandé, confuse.

– Parce qu’il y a du mépris envers nous.

– Qu’est-ce que tu racontes ? Beaucoup de femmes au bar sont des pros !

J’avais conscience d’être en train de crier, et j’aurais aimé pouvoir m’arrêter.

– C’est des filles du coin qui se débrouillent pour payer leur loyer. Elles ont honte de ce qu’elles font. Elles sont pas du milieu comme le reste d’entre nous. On est différentes.

Je n’avais jamais pensé à ça. J’étais sous le choc.

– Tu comprends, bébé ? C’est ton monde, pas le mien.

Son ton glacial m’a refroidie.

– Mon monde à moi, c’est les femmes avec qui je danse. Ce sont elles qui assurent mes arrières.

Milli avait toujours été une pro parmi les pros.

J’ai pris ma veste en cuir et je suis partie à moto. J’ai roulé bien au-delà des limites de la ville avant de m’arrêter sur le bord de la route pour m’asseoir et penser.

On a été super polies l’une envers l’autre le reste de la semaine à l’appartement. Mais je n’arrivais pas à la faire réagir. Elle refusait d’entrer dans la partie.

– J’sais pas, ai-je confié à Edwin. D’habitude, c’est moi qui dis rien.

– Donne-lui du temps, a conseillé Ed. Vous avez simplement besoin de temps toutes les deux.

Le dimanche matin, je dormais presque quand Milli est rentrée. Elle est restée dans la salle de bain un long moment avant que je réalise que quelque chose n’allait pas. Quand je me suis pointée à la porte de la salle de bain, elle a détourné la tête. Je me suis assise sur le carrelage.

– Ça va ? j’ai demandé.

– Oui, bébé. Va dormir.

Après quelques minutes, j’ai réussi à faire en sorte qu’elle me regarde. Son visage était enflé d’un côté. Un peu de sang coulait de sa lèvre entaillée. J’ai attrapé une serviette et j’ai fait couler de l’eau froide. Je suis resté face à elle jusqu’à ce qu’elle me fasse comprendre que je pouvais toucher son visage. Elle a serré ses bras fort autour de ma taille. Je me suis mis à genoux et je l’ai enlacée. Puis elle s’est dégagée et a fait couler un bain.

J’ai saisi le message. Je suis allée au lit. J’étais éveillée quand elle s’est mise nue et s’est allongée, mais je ne l’ai pas montré. Elle savait. Je crois que j’ai été plus surprise qu’elle quand j’ai commencé à pleurer. Elle savait s’y prendre avec mes larmes à peu près aussi bien que moi avec les siennes.

Elle est partie à la cuisine faire un café. Je suis restée couchée.

Elle a ramené une tasse de café à partager et s’est assise sur le lit. Son ton était plus doux que ce à quoi je m’attendais.

– Tu te souviens de la fois où j’ai été méchamment tabassée, et que j’ai arrêté de travailler dans les clubs ? Tu sais, après qu’on se soit rencontrées ?

– Oui, bien sûr.

Je me demandais où elle voulait en venir.

– Tu te souviens, tu m’as prise dans tes bras et tu as dit que tu me protégerais, que tu ne laisserais personne me blesser ?

J’ai grimacé. Milli a passé sa main dans mon dos pour me rassurer.

– Il n’y a rien de mal là-dedans, bébé. C’est ce qu’on veut toutes entendre quand on est blessées. Le seul problème, c’est que tu y as cru toi-même. Tu peux pas me protéger, mon chou. Je peux pas te protéger. Je crois que tu as du mal à accepter ça ces derniers temps.

Je n’ai pas démenti. Je n’ai rien dit. Au bout d’un moment, j’ai sombré dans le sommeil. Quand je me suis réveillée pour aller au boulot, Milli dormait encore sur le canapé. Je l’ai recouverte d’un plaid. Bordel, qu’est-ce que je l’aimais. Ce qu’elle avait dit était vrai. Je voulais la protéger et je savais que je ne pouvais pas. Je ne parvenais même pas à me défendre efficacement moi-même. J’étais à bout de nerfs. J’avais la trouille, même au boulot.

La nuit d’avant, juste avant la fermeture, le jeune Sal était arrivé dans le bar en trébuchant, tellement recouvert de son propre sang qu’on avait eu du mal à le reconnaitre. Il avait été agressé par un Marine6 qui attachait les jeunes gays efféminés aux lampadaires et les tailladait avec des lames de rasoir – des centaines de petites coupures. Puis le Marine allait s’asseoir au restaurant en face du bar et attendait de voir si quelqu’un oserait faire quelque chose pour l’arrêter.

Tout le monde savait que ce Marine trainait par là, mais on ne s’attendait pas à le voir débarquer au bar un samedi soir blindé de monde. Dans un premier temps, j’ai à peine réalisé ce qui se passait. Le téléphone a sonné. Justine a crié que c’était pour moi et m’a dit de me grouiller, c’était Milli. J’ai mis un doigt dans mon oreille pour mieux l’entendre et atténuer le son du juke-box quand j’ai vu le Marine fendre la foule droit vers moi. Il a pointé son doigt vers moi en marmonnant quelque chose.

– Du calme, ai-je dit.

Booker a frappé le mec à la tête avec une bouteille de ketchup. Il a expliqué plus tard que, dans la précipitation, c’était le seul truc qu’il avait pu trouver. Ça a très bien fonctionné. Je crois que ça a redonné du courage à tout le monde de voir le Marine inconscient, recouvert de ketchup. Le weekend d’après, on a appris qu’il avait été retrouvé mort. Personne ne savait qui avait fait le coup.

Quand je suis rentrée ce matin-là, j’ai rejoué toute la scène pour Milli. Au fond de moi, j’avais tellement envie de lui faire l’amour. Je l’avais désirée toute la semaine. Mais on s’est endormies en parlant encore de l’héroïsme de Booker.

C’est le vendredi suivant qu’on s’est amèrement disputées. Je ne me souviens pas de ce qui a provoqué ça. Ça n’a pas vraiment d’importance. Le truc à retenir, c’est que c’était le genre de dispute si douloureuse qu’elle arrache la première couche de peau de ton cœur.

J’ai essayé d’aller faire un tour en moto. Elle ne voulait pas démarrer. Je suis partie en trombe faire le tour du pâté de maison à pied.

Quand je suis revenu, Milli était partie. Je suis restée assise dans l’appartement, dans le noir, pendant un long moment. J’étais hors de moi. Mes pensées n’étaient pas très claires, je m’en souviens.

C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’on était en train de dérailler. J’ai tout à coup ressenti le besoin de m’excuser, de m’expliquer, ou j’allais la perdre pour toujours. Je suis donc descendue au Pink Pussy Kat. Je ne sais pas à quoi je pensais.

J’ai fait les cent pas devant le club en fumant une cigarette. On ne voyait pas à l’intérieur du bar parce que les fenêtres et les portes étaient recouvertes d’un papier alu brillant.

Darlene m’a vue dès que j’ai ouvert la porte. Elle avait le bras autour du cou d’un marin. Elle a levé les yeux vers Milli qui dansait dans une petite cage juste au-dessus du bar. Milli m’avait vue aussi.

Peut-être que je m’étais imaginé que Milli portait une tenue quand elle dansait. Non pas que ce soit important, mais je venais juste de réaliser que je ne m’étais jamais posé la question. Je me suis imprégné des regards, des sons et des odeurs du monde dans lequel elle travaillait. J’ai écouté la chanson sur laquelle elle dansait : I never loved a man the way that I, I love you7.

J’avais déjà été dans tellement de bars à hôtesses qu’il y avait quelque chose de familier et d’ordinaire dans tout ça. Je pouvais tout de suite voir qui était en train de bosser dans cette pièce. Bien sûr, c’étaient les femmes. Mais on le devinait plus par leur attitude que par leur sexe. Après tout, c’était un boulot. Pour les femmes qui savaient prendre soin d’elles, ça payait bien. Et Milli savait faire ça.

Mais je savais que j’avais commis une erreur fatale en franchissant cette porte – la dernière que j’aurais l’occasion de commettre. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il était trop tard pour nous.

Je suis retournée à notre appartement pour attendre Milli.

Elle est revenue à la maison dans les heures qui ont suivi.

Elle a laissé la porte d’entrée ouverte pour se précipiter sur moi. J’ai dû sentir venir la suite parce que j’ai enfoncé les mains profondément dans mes poches. Elle m’a giflé violemment.

– Je suis désolée.

C’est tout ce que j’ai réussi à dire. Je le pensais vraiment. Vraiment.

– J’espère bien que t’es désolée !

Sa voix était cruelle et froide parce qu’elle était blessée, elle aussi.

– Est-ce que t’as vu tout ce que tu voulais ? a-t-elle demandé.

J’ai essayé d’expliquer :

– Je suis désolée bébé. Je n’ai pas fait ça pour te blesser. Je voulais repartir à zéro. J’ai fait une erreur.

– Ça c’est sûr, a-t-elle rétorqué, mais sa voix était plus calme.

Elle m’a regardée, perplexe.

– À quoi tu pensais ? a-t-elle lancé.

Puis sa colère s’est arrêtée un moment.

– Comment tu t’es sentie quand tu es entrée là-bas, Jess ? Ça t’a fait mal ?

– C’est drôle, j’ai dit. En quelque sorte ça m’a fait me sentir plus proche de toi, de vous. Et je me suis dit que vous aviez beaucoup de courage, vous toutes.

– De courage ?

Milli a froncé les sourcils.

– Ouais. Je crois pas que j’aurais la force de me battre sans mes vêtements.

Milli est restée debout à me regarder sans un mot. Puis elle est allée dans la chambre et a commencé à jeter des habits dans une valise. Je n’ai pas bougé de là où j’étais. Quand elle est sortie, elle a fait comme si elle cherchait quelque chose d’autre à emporter, mais je savais qu’elle essayait juste de gagner du temps.

– Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux dire ? ai-je demandé, connaissant déjà la réponse.

Son expression s’est adoucie et elle s’est rapprochée.

– Je suis désolée, bébé, lui ai-je murmuré quand les larmes ont commencé à couler sur mon visage.

Elle s’est glissée dans mes bras pour la dernière fois.

– Je sais que j’ai fait une grosse erreur ce soir, Milli. Je suis désolée de t’avoir blessée.

Elle a secoué la tête en prenant mon visage dans ses mains.

– C’était une erreur. Mais rien de plus. J’en ai fait pas mal avec toi, et des grosses. Ce n’est pas pour ça que je pars.

Elle s’est dirigée vers sa valise. Elle a pris le chaton en porcelaine avec lequel elle avait quitté sa maison quinze ans plus tôt et l’a posé sur la table basse à côté de moi. Elle est revenue vers moi et a posé une main sur ma joue. Elle a expliqué :

– Je pense juste qu’il y a peu de chances que ça change, plus maintenant en tout cas. Je veux partir avant qu’on bousille tout.

De ses lèvres, Milli m’a caressé la joue, puis elle est passée par la porte encore ouverte. Elle était partie.

Je me suis assis sur le canapé et j’ai pleuré, simplement parce que je ne savais pas quoi faire d’autre. J’ai bondi sur mes deux pieds et j’ai descendu les escaliers en courant, mais elle était déjà partie. Et puis, je ne savais de toute façon pas comment faire pour que les choses redeviennent comme avant.

Je suis remontée, j’ai ouvert une bouteille de bière et je me suis assise sur le bord du lit. C’est là que je me suis souvenue que le weekend précédent, Milli m’avait appelée de son boulot sur le téléphone du bar. Pile au moment où je m’étais rendu compte que ce Marine se dirigeait sur moi, j’avais oublié. On aurait dit qu’elle pleurait. Dans l’excitation, je n’avais juste plus pensé à lui demander ensuite pourquoi elle avait appelé. À cet instant, j’aurais donné n’importe quoi pour savoir.

Le téléphone a sonné. J’ai couru pour décrocher. C’était Edwin. Elle savait, bien entendu. Darlene avait attendu en bas dans la voiture pendant que Milli montait faire sa valise. Darlene avait demandé à Ed de me dire qu’elle était désolée et qu’elle m’aimait beaucoup, moi aussi.

– Ça va ? m’a demandé Edwin.

– Je crois pas, lui ai-je répondu.

Il y a eu un long silence.

– Vous étiez géniales ensemble, a dit Ed.

– Ouais, hein ?

– Elle t’aimait vraiment, m’a rappelé Ed. Et ces repas que tu lui emballais dans des sacs en papier brun avec des petits cœurs rouges dessus…

– Comment tu sais ça ? ai-je demandé. Est-ce que les autres filles la chambraient avec ça ?

– Ah ça, non ! a dit Edwin. Elles étaient jalouses ! T’as mis la barre haut pour toutes les autres butchs. On a toutes dû commencer à préparer des « déjeuners d’amour ». En tout cas, promets-moi que tu ne raconteras pas ça à Darlene.

J’ai promis.

– Milli a dit à Darlene qu’elle pensait avoir été aimée une ou deux fois dans sa vie, mais que personne ne s’était jamais occupé d’elle aussi bien que toi.

J’ai pris une grande respiration.

– Est-ce qu’elle a dit ça il y a longtemps ?

– Nan, a dit Ed, voyant ce que je voulais dire. Récemment.

– Ed, j’ai mal.

– Je sais, a-t-elle répondu doucement. J’suis un peu dans le même bateau. C’est difficile en ce moment entre Darlene et moi.

– Pourquoi est-ce que c’est si dur ?

Je me sentais perdue.

– Je sais pas, a soupiré Ed. Je suppose que l’amour n’est jamais facile. Mais c’est pas pareil entre une butch et une pro.

Elle a eu l’air perdue dans ses pensées.

– C’est de l’amour sans illusion.

Il y a eu un long silence. On a pris toutes les deux une grande inspiration.

– Ma moto ne marche pas.

– Va au boulot ce soir, m’a conseillé Edwin. Je te retrouve là-bas demain matin et on regarde ça.

– Ed, ai-je dit, j’ai vraiment merdé cette fois.

– Non, m’a-t-elle rassuré, t’as juste encore besoin de grandir un peu.

– J’sais pas si je peux le faire, je lui ai répondu.

Mon amie a éclaté de rire.

– T’as pas vraiment le choix.

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1. Le Fugitif est une série télévisée diffusée de 1963 à 1967, mettant en scène la cavale du héros, joué par David Janssen, accusé à tort du meurtre de sa femme.

2. Dans un contexte de contestation sociale et de luttes anti-racistes, les étés 1964, 1965, 1966 et 1967 sont marqués par de nombreux épisodes d’insurrections et d’affrontements avec les forces de l’ordre. En juillet 1967, suite à l’arrestation d’un chauffeur de taxi noir, des émeutes éclatent dans la ville de Newark (État de New York), et donnent lieu à six jours d’incendies, fusillades, pillages, patrouilles de blindés, etc. Quelques jours plus tard, à Detroit, une descente de police dans un café fréquenté par des afro-états-unien·ne·s met le feu aux poudres. Des blanc·he·s des quartiers pauvres se joignent aux émeutier·ère·s noir·e·s pour piller les magasins et combattre les forces de l’ordre. La production des trois grandes usines automobiles est stoppée, le centre-ville est paralysé et la contestation commence à s’étendre aux villes voisines. La répression est massive, mobilisant policiers et militaires, tanks et hélicoptères et détruisant des pâtés de maisons entiers. Sur ces quatre jours et nuits d’affrontements, on dénombre 4 000 arrestations (dont 90 % de personnes noir·e·s), quarante-trois mort·e·s et 2 000 blessé·e·s – et environ sept milliards de dollars de dégâts matériels.

3. La tarte aux cerises est une spécialité très populaire aux États-Unis.

4. Brillant orateur et rappeur, Rap Brown (Jamin Abdullah Al-Amin) est un membre important du SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee, Comité de Coordination Étudiant Non Violent, actif dans le mouvement des droits civiques), puis du Black Panthers Party dans les années 1960. En 1969, il sort une autobiographie, Die, Nigger, Die, où il critique le racisme états-unien. Victime de la répression d’État, il est accusé et condamné à plusieurs reprises – notamment à une peine d’emprisonnement à perpétuité en 2000.

5. « Lucy dans le ciel avec des diamants », 1967.

6. Soldat dans l’infanterie de marine aux États-Unis.

7.  « Je n’ai jamais aimé un homme de la manière dont moi je t’aime »paroles de la chanson I never loved a man, Aretha Franklin, 1967.

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© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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9

Le lundi, Jim Boney ne s’est pas montré au travail. J’étais content. Je ne l’aurais jamais admis devant personne, mais il me faisait encore peur. Alors, quand il a appelé lundi matin pour dire qu’il était malade, je me suis baladée dans l’usine avec un petit sentiment de satisfaction.

Jack m’a retirée de la chaine et m’a conduite à une presse qui découpait des fiches scolaires en forme de cartes à jouer. D’habitude, un des gars utilisait une puissante soufflerie pour enlever la poussière avant qu’elle n’enraye la machine.

Jack a gueulé par-dessus le vacarme des machines :

– La soufflerie est en réparation. Tu aides Jan à charger les palettes quand elle en a besoin. De temps en temps, tu essuies les merdes de la presse, comme ça.

Il a passé la main sur le plateau de la presse, profitant de la fraction de seconde entre les découpes. Avant de s’en aller, il m’a prévenue :

– Ne la laisse pas s’enrayer.

Jan a jeté un œil à la machine puis m’a regardée.

– Fais attention, m’a-t-elle averti.

J’ai regardé la presse découper les cartes en essayant de mémoriser son rythme comme une chanson. Ma main s’est élancée et a rapidement essuyé la poussière. J’en ai eu une bonne partie. Mes mains tremblaient. Quand tu travailles avec des machines, tu apprends à respecter leur pouvoir hypnotique. J’essayais de rester synchro avec la poinçonneuse. Juste une fois, ma main a été un peu trop lente. Mais il a suffi d’une fois.

C’est arrivé si vite. Un instant, mes doigts étaient tous attachés à moi. L’instant d’après, je pouvais sentir mon annulaire contre ma paume. Mon sang a giclé en arc sur la machine, sur les paquets de cartes empilés sur les palettes, et sur le mur d’en face.

J’ai essayé de ne pas regarder ma main droite, mais je n’ai pas réussi. Mon estomac s’est soulevé avant même que mon cerveau comprenne ce que mes yeux voyaient. Les autres n’avaient rien dû entendre par-dessus le fracas des machines, mais ça n’avait pas d’importance. Je ne pouvais pas émettre le moindre son. Tout s’est passé au ralenti. Jan a remué les bras en gueulant. Des gens se sont approchés mais ont été tétanisés par l’horreur.

J’ai réalisé que je devais aller à l’hôpital. Et je savais que je ne pouvais pas conduire ma moto. En me dirigeant vers la porte, je me suis demandé si j’avais assez d’argent pour le bus. Walter et Duffy m’ont couru après.

Après ça, la première chose dont je me souviens c’est d’être dans une voiture. Walter avait passé son bras autour de moi. Duffy conduisait et n’arrêtait pas de se retourner, guettant un signe de Walter. Ma main était entièrement bandée dans un chiffon imbibé de sang. J’étais tellement anéantie à cause de mon doigt que de chaudes larmes coulaient le long de mes joues. Je me suis dit que je devrais peut-être l’enterrer, et je me suis demandé qui j’inviterais à la cérémonie.

D’une de ses grandes mains douces, Walter tenait en l’air ma main blessée, et de l’autre, il me serrait fort contre lui. Je tremblais violemment.

– Ça va aller, ma belle, a-t-il dit doucement. J’ai déjà vu plein de fois ce genre de choses arriver. Ça va bien se passer.

Tout ce dont je me souviens, c’est qu’ensuite j’étais allongée sur une table d’opération. Je paniquais. Et s’ils m’enlevaient mes vêtements ? J’étais seul. Une mouche bourdonnait autour de moi. Elle a fini par se poser sur ma main. J’ai vacillé. La mouche a volé en cercles et elle s’est posée à nouveau. Cette fois-ci, quand j’ai fait un geste avec ma main blessée, mon doigt a eu l’air de partir dans une autre direction. Je me suis évanouie.

Quand j’ai repris conscience, c’est le visage de Duffy que j’ai vu. Il souriait, mais avait aussi l’air soucieux. J’ai murmuré :

– Duffy, où est mon doigt ?

Il a grimacé.

– C’est bon, Jess. Ils l’ont sauvé.

Je ne le croyais pas. J’avais vu des tas de films où on ment comme ça aux blessés. J’ai légèrement relevé la tête pour regarder ma main. Elle était couverte de bandes de gaze et il y avait une sorte de pièce en métal qui partait de mon avant-bras, rentrait dans le bandage, puis ressortait au bout, là où était censé être mon doigt. Duffy a hoché la tête :

– Ton doigt va bien, Jess. L’os n’était pas complètement sectionné.

En disant ça, il s’était retourné. Je me suis dit qu’il allait peut-être vomir.

Je portais encore mes habits de travail pleins de sang.

– Fais-moi sortir d’ici, Duffy.

Il s’est arrêté à la pharmacie pour prendre mes médicaments et m’a conduit jusqu’à la maison. Quand je me suis réveillée, il était parti. Il y avait un mot sur la table de nuit qui expliquait comment je devais prendre les médicaments. Il avait aussi laissé son numéro de téléphone et disait de l’appeler à mon réveil. J’ai été soulagée de voir que j’étais encore dans mes habits de travail.

Je l’ai appelé plus tard ce soir-là et il est revenu aussitôt.

– Jack a monté un coup contre toi, Jess.

Duffy faisait les cent pas dans ma cuisine.

– Juste avant que Jack te mette sur cette machine, un des gars a vu Kevin enlever le dispositif de sécurité. Jack pourrait prétendre qu’il l’a enlevé parce que la soufflerie était détraquée, mais ordonner à quelqu’un de mettre ses mains là-dedans c’était totalement contraire au règlement.

J’avais du mal à suivre ce qu’il disait. Ce n’était pas seulement parce que les anti-douleurs m’embrumaient le cerveau, mais je ne voulais tout simplement pas comprendre.

– Mais écoute ça, Jess…

Duffy s’est penché et a tapé du poing sur la table de la cuisine.

– Après qu’on t’a emmenée à l’hôpital, Jack a réinstallé le dispositif de sécurité et il a juré qu’il était en place depuis le début. Ce connard a monté un coup contre toi, Jess.

La peur me troublait l’esprit. Ça m’a rappelé quand mes parents m’avaient fait interner, ou encore quand les flics ouvraient la porte de ma cellule. Tant de gens dans ce monde avaient le pouvoir démesuré de me contrôler et de me faire du mal. J’ai haussé les épaules comme si je m’en fichais.

– Écoute, Duffy. C’est fait. En plus, mon contrat se termine dans deux mois. On a d’autres chats à fouetter.

Duffy m’a regardée comme si j’étais cinglée, mais au moment de parler, sa voix était calme.

– Écoute-moi, Jess. On va s’occuper de ça. On va prouver ce que Jack t’a fait et on va expliquer à la direction que soit ils le virent, soit on fait grève.

J’étais ébahi à l’idée que des hétéros se mobilisent pour moi, ou pour n’importe quelle il-elle. Duffy a ajouté :

– Tu sais, je crois que je n’avais pas réalisé à quel point c’est dur pour toi. Je sais quel genre de connards peuvent parfois être les gars au boulot.

Il s’est appuyé contre l’évier et a croisé les bras.

– Mais quand j’étais à l’hôpital avec toi, j’ai vu comment ils te traitaient, comment ils parlaient de toi.

Il s’est passé les mains sur le visage. Quand il m’a à nouveau regardée, j’ai vu des larmes dans ses yeux.

– Je me suis senti tellement impuissant, tu sais ? J’ai pas arrêté de leur crier que tu étais un être humain, que tu comptais, mais on aurait dit qu’ils ne m’écoutaient même pas. Je ne pouvais rien faire pour t’aider. Je ne pouvais pas les obliger à prendre soin de toi comme j’aurais voulu, tu sais ?

J’ai hoché la tête. Je savais. Et maintenant je savais que Duffy aussi.

***

Le vendredi soir, Jan m’a emmené au Abba’s. Tout le monde m’a acclamée quand je suis entrée. Une banderole où l’on pouvait lire Bon rétablissement, Jess ! était accrochée sur le mur de l’arrière salle. Frankie, Grant et Johnny m’ont dit que Duffy menait une enquête avec le syndicat à propos de l’« accident ».

Je regardais Jan. Elle avait l’air tellement triste.

– Où est Edna ? ai-je chuchoté à Grant.

Elle a passé son index en travers de sa gorge. J’ai attendu de voir Jan s’asseoir seule dans le fond et j’ai apporté deux bières.

– Je peux m’asseoir avec toi ?

Elle m’a désigné une chaise vide. Je lui ai dit :

– T’es mon amie Jan, et je t’aime.

Elle a eu l’air surprise quand j’ai dit ça.

– Si tu ne veux pas en parler, ça me va. Mais je ne vais pas faire semblant de ne pas voir que tu vas mal.

Jan s’est penchée en avant et a posé les coudes sur la table.

– Je l’ai perdue. Je l’aime et je l’ai perdue. Qu’est-ce qu’il y a de plus à dire ?

J’ai haussé les épaules.

– Je sais que vous vous aimez beaucoup toutes les deux.

Jan a bu une gorgée de bière.

– Des fois, l’amour ne suffit pas, a-t-elle dit.

J’espérais qu’elle avait tort. Elle a soupiré.

– Le pire, c’est que c’est de ma faute. Je savais qu’elle allait me quitter et je n’ai pas réussi à changer assez vite pour l’en empêcher. Qui sait, peut-être que je suis trop vieille pour changer tout court.

Je ne savais pas de quoi elle parlait, mais je n’ai pas ouvert la bouche. Jan s’est effondrée.

– Si je te dis pourquoi elle a rompu avec moi, tu me promets que tu ne le diras jamais à personne ?

J’y ai réfléchi, avant de répondre :

– Tu peux me faire confiance.

– T’as mis du temps à répondre, a-t-elle dit avec méfiance.

– Je devais d’abord être sure de le penser.

La voix de Jan est devenue rauque.

– J’arrivais pas à la laisser me toucher. On n’en a jamais parlé. Je ne sais même pas comment parler de ça. Au début ça lui allait, elle comprenait. Mais au bout d’un moment elle m’a dit qu’elle était fière d’avoir toujours réussi à faire fondre ses amantes stones. Ça m’a fichu la trouille de ma vie, tu vois ?

Je me disais que ça devait vraiment être agréable d’avoir une amante fem assez attentionnée pour essayer.

– En tout cas, a dit Jan, je ne pouvais pas, et elle a fini par me quitter. Après toutes ces années. T’y crois à ça ?

Elle a ri jaune.

– C’est la seule femme que j’ai aimée à m’en tordre le bide, et elle m’a quittée.

Elle m’a attrapé le bras.

– Je ferais n’importe quoi pour la récupérer.

Elle avait les larmes aux yeux quand elle parlait.

– Je me mettrais à genoux devant tout ce putain de bar. Je ferais n’importe quoi. C’est juste que je ne peux pas changer qui je suis. Je sais pas ce qui cloche chez moi. J’y arrive juste pas, tu vois ?

Je voyais très bien. Je me suis penchée en avant et j’ai passé mon bras autour d’elle. Elle a posé la tête sur mon épaule. Si elle n’avait pas été bourrée, ça l’aurait sans doute mise mal à l’aise.

Au fond de moi, je bouillonnais. Je savais que j’étais stone, moi aussi. Être stone, c’était comme être équipée d’un système d’alarme qui ne semblait pas avoir d’interrupteur. Une fois installées, les sirènes se déclenchaient et les barrières se fermaient, même si l’intruse était tendre et aimante. Est-ce qu’un jour j’allais finir par trouver une femme qui m’aimerait et par la perdre à cause de ça ? Si c’était le cas, la vie semblait trop dure à surmonter.

J’étais obsédée par une chose que Jan avait dite : Edna était fière de savoir séduire ses amantes stone butchs. Je me demandais comment elle s’y prenait. Je me demandais comment ça pouvait être, de se laisser toucher sans avoir peur. J’ai beaucoup pensé à Edna.

***

Pendant mon arrêt de travail, j’ai passé presque toutes mes soirées à trainer au Abba’s. Jan a arrêté de venir au bar, de peur de tomber sur Edna. Edna, elle, venait au bar les samedis. Toute la semaine, j’attendais cette soirée avec impatience. Ce samedi-là, quand elle a passé la porte, tout le reste a disparu. Toutes les autres étaient en noir et blanc. Seule Edna, vive et étincelante, était en couleur.

Elle s’est dirigée vers moi. Je suis descendue du tabouret à son approche. Elle a attrapé ma main blessée. Elle a doucement soulevé l’attelle et a levé les yeux vers moi.

J’ai haussé les épaules.

– Ça va mieux, le docteur dit que je retrouverai des sensations, l’ai-je rassurée.

– Tu dois la garder combien de temps ?

– Je sais pas. Ils me diront dans un mois.

J’ai vu de l’inquiétude dans ses yeux. Je me suis sentie flattée.

On s’est assises toutes les deux et d’un geste, j’ai commandé deux verres à Meg. J’ai sorti mon portefeuille. Edna a posé sa main sur mon bras.

– Je travaille, a-t-elle dit. Laisse-moi payer.

Elle a bu une gorgée.

– T’as vraiment du courage, m’a-t-elle dit.

J’ai eu honte, parce que ce n’était pas vrai. En toute sincérité, je lui ai répondu :

– Non, vraiment pas. J’ai tout le temps peur, Edna.

Son visage s’est adouci.

– C’est courageux de me dire ça.

J’ai rougi. Elle a posé sa main sur la mienne. Un vernis rouge tout frais brillait sur ses ongles. Elle m’a demandé :

– Tu sais ce que je pense ?

Je me suis approché pour l’écouter.

– Je crois que tout le monde a peur. Le courage, c’est de ne pas laisser tes peurs te paralyser.

J’ai décrété que c’était la personne la plus sage que j’avais jamais rencontrée.

Edna a glissé ses doigts dans ses cheveux. C’était un geste si intime. Elle a vu l’expression de mon visage, puis elle a baissé les yeux et a souri. Quelqu’un a mis une pièce dans le juke-box. Les Righteous Brothers ont commencé à chanter You’re my soul and my heart’s inspiration1.

Je me suis demandé si j’avais le courage de l’inviter à danser. J’ai marmonné :

– Edna, tu veux danser ?

À ce moment précis, la porte du bar s’est ouverte et tout le monde s’est tu. Dans l’embrasure de la porte se tenait une femme gigantesque. Elle portait un blouson en cuir noir, ouvert. Son torse était plat et il était clair qu’elle ne portait pas de bande. Elle avait un jean taille basse sans ceinture. Elle tenait ses gants de moto et son casque à la main. Rocco. Sa légende la précédait.

J’ai jeté un coup d’œil à Edna. Elle était perdue dans des souvenirs qui m’étaient invisibles. J’ai observé leurs visages alors qu’elles se revoyaient pour la première fois depuis des années. Mes yeux passaient de l’une à l’autre comme si c’était un match de tennis dont je ne voulais pas louper la moindre balle. Je pouvais sentir à quel point elles s’aimaient.

– Salut Rocky, a dit Edna d’une voix basse.

On aurait dit une réplique de film.

– Salut Edna, a répondu Rocco d’une voix grave.

Leurs visages étaient proches l’un de l’autre, et du mien. Je pouvais voir la barbe de trois jours sur le menton et les joues de Rocco.

Jan m’avait dit un jour que Rocco avait été tabassée tellement de fois que personne ne pouvait les compter. La dernière fois que les flics l’avaient tabassée, elle avait failli en mourir. Jan avait entendu dire que Rocco avait pris des hormones et s’était fait opérer de la poitrine. Maintenant, elle travaillait comme un homme dans une équipe de construction. Jan disait que Rocco n’était pas la seule il-elle à avoir fait ça. C’était une histoire fantastique. Je n’y ai cru qu’à moitié mais elle m’a obsédé pendant longtemps. Peu importe à quel point ça pouvait être dur d’être une il-elle, je me suis demandé quel genre de courage il fallait pour quitter ainsi le sexe que tu avais toujours connu, et oser vivre aussi seule.

J’avais envie de connaitre Rocco. J’avais des tonnes de questions à lui poser. J’avais envie de voir le monde à travers ses yeux. Mais par-dessus tout, j’espérais qu’elle était différente de moi. Je craignais de voir mon reflet en elle.

J’ai scruté le visage d’Edna. Elle se retenait avec tant de force et de dignité que la douleur qu’elle essayait de cacher en était d’autant plus visible. J’étais incapable de savoir si elle était en train de tendre la main vers la joue de Rocco ou si je lisais juste dans ses pensées. La proximité de deux femmes aussi puissantes m’a fait frissonner.

Rocco a touché le coude d’Edna. Edna s’est levée et l’a conduite à une table dans l’arrière-salle. Je suis resté assis seul, secoué. Je me sentais délaissée, jalouse. Je désirais ardemment l’attention des deux femmes. En jetant à nouveau un coup d’œil vers Edna, j’ai brulé d’envie qu’elle me regarde de cette manière-là. J’aurais voulu être si puissante qu’un simple coup d’œil de ma part puisse suffire à secouer les feuilles de ses branches. Et je voulais que Rocco soit mon amie, qu’elle me révèle tous les secrets de l’univers dans lequel on gravitait. Je voulais qu’elle soit mon refuge, pour les jours où je n’avais pas la force.

J’ai essayé de lire leur langage corporel pendant qu’elles discutaient.

Rocco s’est levée. Edna a saisi le revers de son cuir. Leurs lèvres se sont effleurées, puis Rocco s’est retournée pour partir. J’aurais aimé qu’elle voie l’expression sur le visage d’Edna après qu’elle lui avait tourné le dos. Ça aurait sans doute signifié beaucoup pour elle.

Pour sortir, Rocco devait passer devant moi. J’ai cherché dans mon esprit quelque chose à dire pour l’intercepter et la faire parler. Peut-être à cause de mon air abattu, elle s’est arrêtée face à moi. D’un seul mouvement de sourcils, elle m’a posé une question. Je ne parvenais pas à trouver les mots pour exprimer ce que je voulais. Je ne suis pas sûr que je le savais moi-même.

Pendant un court instant, le doute s’est lu sur son visage. Je l’ai vue monter sa garde. Je n’avais aucune idée de quoi faire, alors j’ai lui ai tendu la main. Elle l’a regardée puis a jeté un coup d’œil à mon autre main, toute bandée, qui ressemblait à celle d’un robot. Quand elle m’a serré la main, elle a hoché la tête. Je ne saurai jamais pourquoi. Puis elle a quitté le bar.

Une fois qu’elle était partie, le volume sonore est remonté. Je me suis sentie vide, amoindrie par son absence. Si moi j’avais mal, je savais que Edna devait saigner. J’ai laissé passer un laps de temps raisonnable avant de retourner vers elle.

– Je peux t’offrir un verre ? lui ai-je demandé.

Elle a paru surprise.

– Quoi ?

Elle a hésité.

– Oui, merci.

On a bu en silence. Je me suis sentie connectée à son chagrin. J’ai observé les couples qui dansaient dans l’obscurité enfumée. Tout à coup, Edna m’a regardé et a murmuré :

– J’ai mal.

Elle avait parlé si doucement et si calmement que j’ai eu peur d’avoir compris de travers. Mais en voyant la douleur dans ses yeux, j’ai rapproché ma chaise. Edna s’est lovée contre moi, explorant tendrement mon corps avec le sien. Le simple fait de la serrer me mettait en joie. Elle a soupiré une fois, puis son corps a commencé à trembler alors qu’elle fondait en sanglots.

Au début, ça m’a gênée, j’étais préoccupée par ce que les gens allaient penser. Mais après je me suis livrée à Edna, inquiète seulement de son confort. Elle me faisait suffisamment confiance pour déposer sa tristesse dans mes bras. J’ai embrassé ses cheveux. L’odeur m’a étourdi. Elle a levé les yeux vers moi. J’avais envie de lui caresser le menton de la main et de l’embrasser sur la bouche, lentement et profondément. Elle a vu ce regard dans mes yeux. Il n’y avait aucune raison de se cacher.

– J’arrive tout de suite, a-t-elle dit.

Elle est restée aux toilettes pendant un bon moment. Quand elle est revenue, je lui ai offert une cigarette et je l’ai allumée pour elle. Edna a secoué la tête lentement.

– Juste au moment où je pensais que je ne pouvais pas souffrir plus, qui est-ce qui passe la porte ?

J’ai soufflé ma fumée et j’ai regardé son visage.

– Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Je n’arrivais pas à croire que je lui posais une question aussi personnelle.

Edna a cligné des yeux, surprise par mon côté direct.

– Elle a entendu dire que Jan et moi on s’est séparées. Elle a attendu à peu près un mois et elle est venue me demander s’il y avait une chance qu’on se remette ensemble.

J’ai doucement tapé mon zippo contre mon verre de whisky : code morse de butch.

– Et y’en a une ? Une chance, je veux dire.

Edna a soupiré.

– Les gens fonctionnent par périodes, tu vois ? Par cycles. Je viens juste de quitter un mariage de huit ans. Rocco a été seule un long moment.

Ça m’a fait mal d’imaginer Rocco seule.

– Je pense pas que j’ai déjà vu une femme comme Rocco avant, je lui ai dit.

J’ai senti que Edna n’était pas complètement sure de ce que je voulais dire et j’ai réalisé qu’elle se battrait jusqu’à la mort pour défendre Rocco.

– J’aimerais être amie avec elle, j’ai ajouté rapidement, pour clarifier.

Elle a souri chaleureusement et a tendu le bras pour toucher le mien.

– Rocco t’apprécierait.

Mon visage s’est illuminé.

– Tu le penses vraiment ?

Edna a fait oui de la tête.

– Tu me fais penser à elle sur plein d’aspects. Tu lui ressembles beaucoup, quand elle était plus jeune.

Je voulais lui demander ce qu’elle voulait dire, mais une partie de moi avait peur d’entendre sa réponse. J’ai dit :

– La première fois que j’ai trouvé un de nos bars, la nuit où j’ai rencontré Al…

Edna a hoché la tête.

– Tu étais amie avec Al ? a-t-elle dit.

Ses yeux se sont embrumés.

– Tu as connu Al ? lui ai-je demandé.

Je voulais dire connaitre au sens biblique du terme2. Elle a compris ma question.

– C’est un petit monde, a-t-elle répondu, le cercle de personnes reste plus ou moins le même.

Elle m’a touché le bras.

– Quoi que tu fasses maintenant, assure-toi de pouvoir vivre avec pour le restant de ta vie.

Je savais que je ferais bien d’y réfléchir sérieusement.

– Enfin, a-t-elle dit, je t’ai interrompue.

Je me suis penché en arrière.

– Quand j’ai posé les yeux sur Al la première fois, ça a été comme un coup de foudre, tu vois ?

Le visage d’Edna s’est adouci.

– Je veux dire, il y a plusieurs sortes d’amour, je ne peux pas expliquer ce que je ressens, mais c’est de l’amour. C’est ce que j’ai ressenti ce soir quand j’ai vu Rocco.

Edna m’a touché le visage du bout des doigts. Elle a dit :

– Plus je te connais, plus je t’apprécie.

Elle s’est appuyée en arrière et m’a doucement embrassée sur les lèvres. J’ai rougi de la tête aux pieds. Edna a souri.

– Je dois rentrer me coucher, a-t-elle dit, tu veux que je te dépose ?

J’ai secoué la tête.

– Je crois que je vais rester un peu, merci.

Après son départ, j’ai repassé la soirée entière dans ma tête, encore et encore.

***

« Sales jaunes ! » C’est ce qu’on criait tous pendant que les flics tentaient de les aider à traverser nos lignes pour qu’ils nous piquent notre travail.

Plusieurs centaines d’entre nous ont poussé les barricades avec force, alors les flics ont tiré les jaunes en arrière.

– Pédés ! a hurlé l’un des nôtres aux briseurs de grève.

Toutes les butchs se sont éloignées du barrage de police. Le mot brulait comme du métal en fusion.

– Duffy, ai-je dit en le tirant par le bras, c’est quoi ces conneries de pédé ?

Duffy a eu l’air tiraillé dans tous les sens.

– D’accord, a-t-il repris. Écoutez les gars. Arrêtez avec ce truc de pédé. C’est des jaunes.

Les gars ont eu l’air perplexe.

Puis une ampoule s’est allumée au-dessus de la tête de Walter.

– Ah, merde.

Il a tendu la main vers moi.

– On parlait pas de vous, les amies !

Je lui ai serré la main.

– Écoute, j’ai dit, appelle-les comme tu veux, mais pas pédés.

Walter a hoché la tête.

– Entendu.

– Espèces d’enculés, allez baiser vos mères ! ont-ils gueulé à la place.

Je me suis frayé un passage sur le devant de la barricade.

– Espèces de jaunes, ai-je hurlé, vous faites tous du sexe avec d’autres hommes.

Les gars ont eu l’air déconcertés.

– De quoi elle parle ? a demandé Sammy.

– Vous avez des relations sexuelles avec votre propre mère, j’ai crié.

– C’est dégueulasse, a dit Walter.

Duffy est intervenu.

– OK, c’est des jaunes et des briseurs de grève. On n’a qu’à les appeler par ce qu’ils sont, d’accord ?

Duffy m’a regardée avec colère, mais il y avait un sourire caché derrière.

Grant m’a tiré en arrière et a montré Duffy du doigt.

– T’es au courant que ce gars c’est un communiste ?

J’étais abasourdi. Je lui ai dit :

– C’est pas vrai.

– Ah ouais, et qu’est-ce que t’en sais ?

Jan a eu l’air embêtée. Elle a voulu savoir :

– C’est vrai ?

– C’est des conneries, leur ai-je dit.

Quand elles sont retournées gueuler sur les jaunes et les flics, je me suis mis à côté de Duffy.

– Ça va ? s’est-il renseigné.

J’ai haussé les épaules.

– Est-ce que t’es un communiste ?

J’avais espéré qu’il se marre, ou au moins qu’il ait l’air surpris, mais au lieu de ça il a eu un regard triste. Il a demandé :

– On doit en parler maintenant ?

– Je leur ai dit que c’était des conneries. C’est des conneries, hein ?

Il a insisté :

– On peut en parler plus tard ?

J’ai hoché la tête mais j’aurais aimé résoudre ça tout de suite. Je voulais juste l’entendre dire que c’était faux.

Tout à coup, les flics ont mis leurs casques anti-émeute et ont sorti leurs matraques. On s’est tous raidis et on s’est rassemblés face à eux. Ils étaient prêts à faire passer les jaunes de l’autre côté. On a fait tellement de bruit que des habitants des HLM d’à côté sont venus voir ce qui se passait. On a entrechoqué les barrières pour montrer à quel point elles étaient fragiles et on a levé nos pancartes, mal agrafées à des tasseaux.

Quand les jaunes se sont approchés, l’un d’eux a sorti une matraque et a frappé les doigts de Frankie qui étaient posés sur la grille. Ça a tellement énervé Jan de voir ça qu’elle a cogné sur la tête du jaune avec sa pancarte. Les flics l’ont attrapée et l’ont tirée de l’autre côté des barrières. Ils l’ont balancée contre le fourgon de police et l’ont tabassée. Trois grévistes ont essayé de sauter la grille pour l’aider, mais les flics les ont chopés et les ont menottés. Ils se sont tous les quatre fait balancer à l’arrière du fourgon.

– Duffy, ai-je hurlé par-dessus de la cohue, Duffy, on doit la sortir de là. Aide-la !

Duffy s’est frayé un passage dans la foule.

– Jess, ils sont quatre membres du syndicat dans ce fourgon.

– Duffy, tu comprends pas. Réfléchis. C’est pas pareil pour elle de se faire arrêter. Écoute-moi, s’il te plait.

Je n’avais pas le temps d’expliquer. Duffy m’a pris le bras et m’a regardée dans les yeux, essayant d’y trouver une réponse. Je l’ai laissé y lire la peur et la honte – ce que je n’avais jamais laissé voir à un homme de mon plein gré. Duffy a fait oui de la tête. Il avait compris.

Il s’est frayé un chemin jusqu’aux grilles, a levé sa chaussure de sécurité et donné un coup de pied dedans. Il a fait signe aux grévistes :

– Allez !

On a pris les flics par surprise en déferlant sur eux. Il y a eu des frictions, mais la plupart d’entre nous se sont attaqués au fourgon et l’ont encerclé. Les gens des HLM ont fait un cercle autour de nous.

– Libérez-les, on a gueulé en faisant tanguer le fourgon.

– Libérez-les ! Libérez-les !

Un flic blême qui portait des galons a chuchoté quelque chose à l’officier à côté de lui. On s’est resserrés autour d’eux. Rapidement, ils ont ouvert le fourgon. Quatre paires de menottes se sont ouvertes. Aussi rapidement qu’ils avaient été arrêtés, les quatre étaient libres.

On s’est tous retournés vers les jaunes près de la porte de l’usine. Sans cordon de police pour les protéger, ils ont détalé comme des rats. Plusieurs d’entre eux ont couru à l’intérieur de l’usine et ont essayé de maintenir la porte fermée. Des grévistes ont tiré la porte, essayant de les rattraper. D’autres ont pourchassé les jaunes dans les rues. La police s’est retirée de l’autre côté de la rue.

On a installé un piquet de grève pile en face de l’entrée de l’usine. On a crié pour s’encourager :

– Un accord3 ! À nos conditions !

– On a gagné, j’ai gueulé à Duffy, on a gagné !

Il a secoué la tête.

– On a gagné cette bataille, demain ça sera plus dur encore.

Quel rabat-joie, ai-je pensé.

J’ai vu Jan trembler. J’ai prévenu Duffy que j’allais l’emmener ailleurs. On a marché toutes les deux jusqu’à sa voiture, quelques pâtés de maison plus loin. Elle s’est adossée contre la portière et son estomac s’est soulevé. Ses mains tremblaient tellement qu’elle ne parvenait pas à allumer sa cigarette. J’ai sorti mon Zippo.

– J’ai eu peur là-bas, a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête.

– Moi aussi.

– Non.

Elle m’a attrapé par l’épaule.

– Je veux dire, je crois pas que j’aurais pu le supporter, pas toute seule, pas sans retrouver Edna à la maison.

J’ai rougi à l’idée d’Edna m’attendant à la maison. Mais j’ai refoulé cette pensée. J’ai murmuré :

– Je sais, Jan. Quand ils t’ont arrêtée, ça m’a d’un coup remis en tête ces choses que j’essaie d’oublier, comme si elles m’arrivaient à nouveau.

Elle m’a regardée et m’a souri avec reconnaissance.

– Tu comprends, a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête et baissé les yeux.

Jan a fanfaronné :

– J’y crois pas que vous m’ayez sortie de là les gars. C’était incroyable ! Je croyais que j’étais foutue et vous m’avez sortie de là, les gars. Putain, c’était incroyable !

On a ri jusqu’à ce que des larmes nous coulent le long des joues.

– Je dois y retourner, maintenant, lui ai-je dit. Pourquoi tu rentrerais pas te reposer ?

Jan a hoché la tête.

– Demain matin ? Sept heures du mat’ ?

J’ai souri et je me suis retournée pour partir.

Jan m’a rappelé.

– Tu sais que t’es une vraie amie ?

Si seulement elle savait ce que je ressentais pour Edna, elle aurait compris quel traitre j’étais.

***

Quand Duffy a appelé cette nuit-là, je dormais à poings fermés.

– T’avais raison, il a gueulé, on a gagné à la table des négociations ce soir ! Et on a forcé la direction à virer Jack !

J’ai essayé de m’extirper des profondeurs du sommeil.

– Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?

– Jess, on a gagné !

Il a ri.

– Y’a l’assemblée générale demain soir. Tu dois convaincre toutes les butchs de venir à la réunion syndicale pour voter, tu peux le faire ?

– Bien sûr, j’ai marmonné, et j’ai raccroché.

Le lendemain matin, j’ai appelé toutes les butchs de l’usine pour qu’elles viennent à la réunion le mardi soir en tant que groupe. Quand j’ai appelé Grant, elle avait de grandes nouvelles.

– L’aciérie doit embaucher cinquante femmes, m’a-t-elle dit. Ils prennent les candidatures mercredi matin. Je sais pas pour toi, mais moi je vais aller camper dans la queue mardi soir. Au matin, la queue va s’étirer de Lackawanna à Tonawanda4.

C’était un peu exagéré, mais j’avais saisi.

J’ai appelé Jan.

– Je sais pas, a-t-elle répondu. Qu’est-ce que tu penses qu’on devrait faire ?

– J’espérais en quelque sorte que t’allais me le dire.

J’ai appelé Duffy mardi après-midi. Je lui ai dit que toutes les butchs sautaient sur l’occasion d’aller à l’aciérie.

Il y a eu un long silence sur la ligne.

– C’est une erreur, il a dit.

J’ai gueulé :

– Tu comprends pas, tu sais pas ce que ça représente pour nous d’être dans une grande usine comme ça.

Il a essayé d’argumenter :

– Si les votes passent, venez au moins pointer mercredi matin, sinon vous serez automatiquement virées.

Il n’avait pas l’air de réaliser que j’étais déjà partie.

– Tu comprends pas ce que ça représenterait de travailler à l’aciérie, hein ?

Il m’a gueulé dessus en retour.

– C’est quoi le truc, jouer les dures ?

– Ouais, ai-je hurlé. Dans un sens. Mais pas comme tu le penses. Tout ce qu’on a c’est les fringues qu’on porte, les motos qu’on conduit et l’endroit où on bosse, tu vois ? Tu peux conduire une Honda et bosser dans un atelier, ou tu peux conduire une Harley et bosser à l’aciérie. Les autres butchs partiront un jour ou l’autre, et je veux pas rester coincée dans cet atelier de merde avec ce syndicat à la mords-moi le nœud.

Je savais que je l’avais blessé mais je n’arrivais pas à trouver le moyen de revenir en arrière. Je lui ai dit :

– Si tu comprends pas ça, je peux pas te l’expliquer.

– Eh bien, je pense que c’est stupide.

On aurait dit un gosse. C’est là que j’ai compris que je l’avais vraiment blessé.

– L’entreprise doit embaucher cinquante femmes, mais elle n’est pas obligée de les garder. Si cinq d’entre vous dépassent les quatre-vingt-dix jours pour entrer au syndicat, je veux bien manger le gant de baseball de Jim Boney.

J’étais énervée.

– C’est mon gant de baseball, je lui ai rappelé avant de raccrocher le téléphone.

Mardi soir, le froid était mordant. On se pressait autour des flammes qui jaillissaient du bidon en métal. Ça a été une très très longue nuit. Mon estomac se serrait à chaque fois que je pensais à la réunion de signature de l’accord collectif.

– Tu crois qu’on a fait une erreur ? m’a demandé Jan.

Je n’ai pas répondu.

Qu’il aille se faire foutre, Duffy, je me suis dit, il ne nous comprend pas.

Les cinquante premières d’entre-nous ont rempli un formulaire de candidature, puis on nous a dit de revenir le lendemain soir à minuit.

Il y a eu une tempête de neige la journée, pendant qu’on dormait, mais Jan et moi on était déterminées à aller bosser de toute façon.

On a déambulé dans l’usine comme si on venait à peine d’atterrir sur cette planète rouillée en tôle ondulée. Des bruits, étouffés et sourds, nous ont fait sursauter. Le haut fourneau illuminait le ciel d’orange et de rouge.

On a donné nos feuilles d’affectation au contremaitre. Il nous a regardées de haut en bas.

– Venez avec moi, a-t-il dit, et il nous a conduites dehors.

Le vent fouettait la couche supérieure de poudreuse en petites rafales. Le contremaitre a pris des pelles et a creusé jusqu’à ce qu’on entende un bruit de métal contre métal.

– Vous entendez ça ? C’est des rails.

Il nous a tendu une pelle chacune.

– Dégagez-les.

Il a regardé ma main gauche. J’avais enroulé une écharpe autour de ma main blessée. Je sentais mon attelle contre ma peau, brulante à cause du froid.

– Tu vas être capable de bosser ?

Il a fait un signe de tête vers ma main.

– Bien sûr, ai-je répondu. Eh, les rails ils vont jusqu’où ?

Il a répondu par-dessus son épaule.

– Vous pouvez pelleter toute la nuit et ne jamais arriver au bout.

Jan et moi on a regardé les congères. Jan a balancé sa pelle qui a doucement heurté la neige. J’ai commencé à me tendre, mais elle a parlé calmement :

– Je suis trop vieille pour ces conneries. Ils vont nous faire vivre l’enfer jusqu’à ce qu’on démissionne.

Je savais qu’elle avait raison.

– Allez, m’a-t-elle dit, je te ramène.

Je suis resté debout jusqu’à l’aube à regarder la neige tomber. Je savais que j’avais été virée la veille en n’allant pas pointer à la première embauche, après la fin officielle de la grève. Quand la lumière a rougeoyé à l’horizon, j’ai marché vers l’usine pour y être quand Duffy arriverait. Dès que sa voiture s’est arrêtée, je suis sortie de derrière la porte. Je n’ai pas pu lire l’expression sur son visage quand il m’a vue.

– Qu’est-ce que tu veux ?

Il l’a demandé doucement, mais ses mots étaient froids.

– Tu avais raison.

J’ai failli m’étrangler avec ces mots.

Il a secoué la tête.

– Ça ne me fait pas plaisir d’avoir eu raison.

J’ai haussé les épaules.

– Ça ne fait rien, vraiment. Je viens juste te dire que je suis désolée. J’ai fait une erreur.

Il a passé un bras autour de moi.

– Moi aussi j’ai fait une erreur. J’y ai beaucoup pensé. Tu te souviens quand tu étais en compétition avec Leroy pour ce poste ?

J’ai hoché la tête.

– Eh bien, a continué Duffy, tu as accepté de t’effacer pour être sure que Leroy ait ce boulot. Et tu m’as dit que les butchs n’étaient pas les bienvenues aux réunions syndicales. Je t’ai demandé d’attendre la fin de la grève pour qu’on s’en occupe. C’est pas que je pensais que tes revendications avaient moins d’importance. Je n’avais juste pas assez d’énergie pour m’occuper de tout. Mais ça t’a peut-être donné cette impression. Je suis désolé, Jess. Si je pouvais le refaire, j’emmènerais Leroy et toutes les butchs à la réunion d’après et je dirais aux gars : « On est là tous ensemble, on est le syndicat ! » Je crois que j’ai fait une erreur, moi aussi.

Tommy et Duffy étaient les deux seuls hommes à s’être déjà excusés auprès de moi.

– Je dois y aller, lui ai-je dit, tu vas être en retard.

Il a levé la main :

– Attends ! J’ai quelque chose pour toi.

Il a ouvert la portière de sa voiture et m’a tendu un paquet cadeau.

– Quand j’ai réalisé qu’on avait gagné la grève, je suis allé te chercher ça.

Duffy a eu l’air embarrassé en me le tendant. Il a enlevé son gant et m’a serré la main.

– Au revoir, Jess. Merci.

– Merci pour quoi ?

Il a souri.

– Merci de m’avoir tant appris.

Il s’est retourné et il est parti.

Je suis rentrée à pied sous la neige, en essayant de ne penser à rien. Quand je suis arrivé, je me suis rendu compte que je tenais encore le paquet à la main. Il était enveloppé dans un bulletin de l’AFL-CIO5, avec un gros nœud doré qu’il avait dû garder depuis Noël. C’était un livre, une autobiographie d’une syndicaliste nommée Mother Jones6. À l’intérieur de la couverture, Duffy avait écrit : Pour Jess, avec beaucoup d’espoir.

Je suis allée à la fenêtre et j’ai regardé dehors, par-delà les monceaux de neige, en rêvant de pouvoir vivre toute ma vie une première fois comme entrainement, puis de revenir au début et tout recommencer.

***

J’étais assise au bar et je fumais nerveusement, en attendant que Edna arrive. Justine a levé un sourcil.

– Elle est pas encore là ?

– Qui ? ai-je demandé d’un air innocent.

Justine a souri en levant son verre pour porter un toast.

– À l’amour, a-t-elle dit, ou bien c’est du désir ?

Mes défenses se sont fissurées.

– Je sais juste que toute la semaine j’attends de la voir, et quand ça arrive…

Justine a ri :

– Hum hum ! Et est-ce qu’elle ressent la même chose ?

J’ai haussé les épaules.

– Je crois qu’elle m’aime bien.

Justine s’est penchée en arrière.

– Alors quel est le problème, chérie ?

– Je sais pas. Elle est célibataire, je suis célibataire. Il n’y a aucune loi contre ça, pas vrai ?

Justine n’a pas répondu.

– Je sais pas, Justine, c’est juste que ça semble pas correct. Je veux dire, Jan est mon amie. Elle m’a raconté des trucs, elle s’est confiée à moi. Ça casserait un truc entre elle et moi. Mais après quand je vois Edna… Je la désire tellement que c’en est douloureux.

Justine n’a pas dit un mot. Je l’ai implorée :

– Dis quelque chose.

Elle a haussé les épaules.

– Cette fois-ci, tu vas devoir décider par toi-même.

– Merci beaucoup.

Edna a passé la porte. On ne pouvait pas prétendre qu’il ne se passait rien. Son regard m’a attrapée alors qu’elle marchait vers moi. Elle a lissé les revers de ma veste et m’a embrassé légèrement sur les lèvres. Mon cœur battait la chamade. Elle m’a conduit par la main vers l’arrière-salle. J’ai posé mon verre sur la table et j’ai commencé à m’asseoir, mais Edna m’a tirée vers la piste de danse. J’avais rêvé de ce moment.

Le plaisir de danser était si intense que c’en était presque insupportable. Pendant le morceau, je n’ai ouvert les yeux qu’une seule fois. Mais là, j’ai vu Jan qui nous regardait. Même si ce n’était qu’une silhouette, j’ai reconnu sa rage jalouse. L’instant d’après, elle était partie.

Edna m’a tirée en arrière et m’a regardée.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? m’a-t-elle demandé.

Mes yeux se sont remplis de larmes. Elle a posé ses doigts sur mes joues et m’a tirée plus près.

– Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?

Je ne pouvais pas lui dire que j’avais peur d’avoir moi aussi perdu Jan à l’instant.

Elle m’a conduit à la table.

– Edna, ai-je commencé.

Elle a secoué la tête.

– Je n’aime pas ce ton. Tu n’as pas à t’expliquer.

Elle a dit ça en rassemblant son sac à main et sa veste dans ses bras.

– Attends, l’ai-je interrompue, tu ne comprends pas.

Elle a laissé tomber sa veste d’un air las.

– J’ai tellement envie d’être avec toi, ça me rend dingue. C’est juste que c’est pas bien.

Edna n’a pas dit un mot. C’était à moi d’expliquer.

– J’arrive pas à m’empêcher de penser à toi.

Elle s’est penchée en arrière et a posé sa main sur ma main non-blessée, mais elle ne parlait toujours pas.

– Tu te souviens de cette chose que tu m’as dite, que les gens fonctionnent par périodes ? Tu viens juste de rompre avec Jan et tu souffres. J’aime Jan moi aussi, c’est mon amie.

Edna a baissé la tête, puis l’a relevée. Ses yeux étaient pleins de tristesse.

– Je croyais que tu allais me dire que j’étais trop vieille pour toi.

– Je crois pas du tout que t’es vieille, Edna. Je crois que je suis un petit peu trop jeune pour toi. Je ne parle pas tant de l’âge que du fait d’être adulte. Des fois, je m’imagine rentrer dans le bar avec toi et être un instant plus âgée parce que tu es à mon bras.

Edna n’a rien dit. C’est clair qu’elle ne me facilitait pas la tâche.

– Et des fois, quand je suis trop embrouillée et que je ne sais plus quoi faire, je me dis que tu pourrais donner un sens au monde pour moi.

Edna a souri doucement.

– Mais je ne peux pas vieillir en un instant. Je ne peux pas sauter par-dessus toutes les choses que je dois apprendre et je ne peux pas toutes les obtenir à travers toi. Ce que je suis en train de dire, j’imagine, c’est que la première fois que je te prendrai dans mes bras comme amante, et je le ferai un jour, je voudrais être plus adulte que je le suis maintenant.

J’ai pris une grande respiration.

– Et deuxièmement j’aime Jan, c’est mon amie. Tu m’as dit que quoi que je fasse maintenant, j’allais devoir vivre avec le reste de ma vie.

– C’est ce que j’ai dit.

Edna a soupiré avec mélancolie. Elle s’est assise au fond de sa chaise, à l’instant même où j’aurais voulu qu’elle se rapproche. Elle m’a dit :

– Je ne suis pas prête à m’installer avec une butch. Si je l’étais, je serais ravie d’entrer dans ce bar à ton bras. Si quelqu’un m’avait dit que je pouvais souffrir autant que je souffre et être malgré ça encore attirée par toi, j’aurais pensé que cette personne était cinglée.

J’ai rougi. C’étaient les mots que j’attendais. Elle a souri.

– Et je suis très flattée qu’une jeune butch comme toi me prête autant d’attention. Tu m’as fait me sentir belle à un moment où je ne pensais pas l’être. Mais je crois que je n’avais pas vraiment réalisé de quel bois tu étais faite avant d’entendre ce que tu viens de dire. J’adore les butchs.

Elle m’a caressé le bras. Ses mots étaient comme un feu auprès duquel me réchauffer les mains.

– J’aime Rocco et Jan parce qu’elles sont prêtes à affronter le monde entier plutôt que de tricher sur ce qu’elles sont. Et tant bien que mal, elles se débrouillent encore pour être des femmes d’honneur. Elles ont été loyales envers moi et envers leurs amies.

J’ai hoché la tête et baissé les yeux.

– Je les respecte pour ça, m’a-t-elle dit, ça fait partie de pourquoi je les aime tant. Et je vois ça en toi.

J’avais peur d’oublier ma décision et de plonger dans ses bras si on continuait à discuter. J’avais envie de lui demander de m’apprendre à me laisser toucher, mais je ne pouvais pas trahir la confidence de Jan.

Edna a parlé avant.

– Je dois rentrer maintenant.

J’ai soupiré de soulagement. Je me suis levée et je lui ai tendu sa veste. Elle a glissé les bras dans les manches et s’est tournée vers moi. Elle m’a embrassé légèrement sur les lèvres. Je l’ai prise par la taille. Sa bouche s’est ouverte pour moi et j’ai découvert tout le plaisir que j’avais pensé trouver dans sa chaleur.

Elle s’est reculée. Moi aussi. Elle a levé ma main blessée et m’a embrassée le bout des doigts. L’instant d’après, elle était partie. Je suis resté sur place un long moment, incapable de bouger.

Peaches est apparue à mes côtés.

– Allez, mon p’tit, a-t-elle dit en me conduisant vers le bar. Sers-nous à boire, Meg, et ne t’arrête pas.

Justine a levé son verre pour me saluer.

– Je n’aurais pas voulu te dire que tu te trompais, mais selon moi tu as fait le bon choix.

Je me suis effondrée sur le bar.

– Jan me déteste de toute façon, lui ai-je dit, elle nous a vues danser ensemble.

Justine m’a ébouriffé les cheveux.

– C’est toujours ton amie.

J’ai soupiré :

– J’ai peur de les avoir perdues toutes les deux.

Justine a secoué la tête.

– Jan reviendra. Et Edna pleurait et souriait quand elle est sortie d’ici. T’as dû faire quelque chose de bien.

J’ai secoué la tête.

– J’en sais rien, j’ai pas l’impression d’avoir fait quoi que ce soit de bien.

Peaches a ri.

– Attends et observe. La fille idéale est en route, elle se dirige vers toi.

Si c’était vrai, j’espérais vraiment qu’elle se dépêche.

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1. « Tu es l’inspiration de mon âme et de mon cœur », 1966.

2. Connaitre au sens biblique du terme est une expression qui signifie avoir eu une relation sexuelle.

3. Les grévistes exigent ici que leurs revendications soient reprises dans l’accord collectif de l’usine qui est en cours d’élaboration (voir note au chapitre 8).

4. Lackawanna et Tonawanda sont deux villes de l’État de New York, séparées d’environ 26 kilomètres.

5. L’AFL-CIO (American Federation of Labour– Congress of Industrials Organisations) est le principal regroupement syndical des États-Unis.

6. Mary Harris Jones, dite Mother Jones est une syndicaliste et socialiste états-unienne, et l’une des fondatrices des IWW (Industrial Workers of the World, ou Wobblies), syndicat internationaliste fondé en 1905, qui prône l’abolition du salariat et défend l’unité des travailleur·euse·s en tant que classe ainsi que des pratiques d’action directe et d’autogestion. À la fin du 19e et au début du 20e siècle, elle organise notamment des manifestations d’épouses et d’enfants de travailleurs en lutte, pour soutenir les grèves ouvrières. Elle milite également pour les droits des enfants et contre leur exploitation dans les usines. Elle est la cible de plusieurs arrestations, expulsions d’États, procès pour sédition, etc. Accusée par un sénateur d’être la grand-mère de tous les agitateurs, elle répond qu’elle espère vivre assez longtemps pour devenir l’arrière-grand-mère de tous les agitateurs. Elle publie en 1925 une autobiographie décrivant de nombreuses luttes ouvrières.

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Chapitre 8

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
Cette traduction est disponible à prix coûtant en format papier ou gratuitement sur internet.
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mais aucune réutilisation/diffusion commerciale n’est autorisée !

8

– T’as passé le 5e échelon ?

Les butchs ont poussé des hourras dans la cafétéria de l’usine.

– Bravo ! Bien joué !

Elles sont toutes venues me taper dans le dos et me serrer la main. J’étais euphorique.

Butch Jan a passé son bras autour de moi.

– Bien joué, gamine.

J’ai rougi.

– Comment t’as fait ? a voulu savoir Frankie.

En fait, je ne savais pas pourquoi j’avais été prise pour ce boulot. Peut-être pour la même raison qui faisait que plein de boulots à l’usine s’ouvraient à nous : un peu partout, tous les jeunes gars étaient appelés par l’armée.

Je bossais dans cette usine de reliure depuis six mois. C’était une grosse usine. Grant et moi, on avait toutes les deux trouvé ce boulot à peu près au même moment. Deux mois plus tard, quand le service de documentation pédagogique a ouvert, il y a eu sept butchs de plus parmi les nouvelles embauches. On était neuf. Il y avait presque toute l’équipe avec laquelle j’avais joué au softball1 l’été d’avant. Être neuf, c’était le paradis.

Puisque je travaillais dans cette usine depuis un bout de temps, je connaissais les ficelles et j’étais déjà dans le syndicat. Donc, des fois, les autres butchs venaient me demander conseil à propos de problèmes dans leur secteur, ou à propos du syndicat. Cette inversion des rôles me plaisait.

Je travaillais avec Jan au secteur du rognage et du pliage. Des machines géantes pliaient des énormes tas de papier qui étaient ensuite rognés au format de pages. Celles-ci étaient chargées en tas sur des palettes, à côté de l’assembleuse. Des femmes faisaient des allers-retours en courant pour alimenter l’assembleuse en nouvelles feuilles. Puis, les pages tombaient sur un tapis roulant. En bout de chaine, les femmes ajoutaient et agrafaient les couvertures. Moi, j’entassais les brochures finies sur des palettes.

De temps en temps, on m’appelait pour aider à décharger les camions qui arrivaient avec un nouvel arrivage de papier. J’attendais ce moment avec impatience parce que j’avais le droit de conduire le chariot élévateur. Il y avait une seule chose qui me dérangeait là-dedans : me sentir en décalage avec les autres femmes. Aucune de mes collègues n’avait jamais quitté la chaine pour une autre tâche.

Un matin, le contremaitre m’a fait remplacer sur la chaine.

– Goldberg, viens, a ordonné Jack.

Je l’ai suivi dans le secteur des expéditions.

– Attends-là, a-t-il dit.

Tommy a fait une grimace dans le dos de Jack.

– Je déteste ce mec, m’a-t-il dit, une fois Jack parti. Il me rappelle l’officier que j’avais dans la Marine, toujours à me critiquer. Je pouvais pas le sentir.

J’ai hoché la tête mais je n’ai rien dit. Tommy était sympa, mais je ne savais pas s’il allait tenir sa langue.

Il a regardé l’heure.

– C’est presque la pause, a-t-il dit. Nom de dieu, je détestais la Marine. Deux ans de ma vie ils m’ont volés. Je passais toute la journée à regarder l’heure. Ils pouvaient peut-être m’obliger à faire ce qu’ils voulaient, mais ils pouvaient pas arrêter le temps. Un jour ou l’autre, ils ont bien dû me laisser partir.

J’ai haussé les épaules.

– Alors pourquoi tu t’es engagé ?

– Tu rigoles ou quoi ? Pour pas être appelé à l’armée. LBJ2 envoie à ce putain d’Vietnam n’importe quel type capable de marcher.

Jack est apparu dans un coin avec Kevin, son assistant, et Jim Boney. Merde, qu’est-ce que je détestais Jim Boney.

– Salut Tommy, tu fais de Jess une vraie femme ? a raillé Boney.

Tommy s’est attrapé l’entre-jambe en me reluquant.

– Allez viens, m’a ordonné Jack.

Je me suis retourné vers Tommy. Il a bougé les lèvres pour articuler sans un bruit : « Désolé ». J’ai répondu de la même manière : « Va te faire foutre ».

Jack m’a amenée jusqu’à une immense plieuse qui tournait au ralenti. J’ai vu qu’il sortait ses outils. Il a commencé à programmer la machine pour une taille de pliage différente et m’a ordonné :

– Maintenant, regarde.

Je n’y croyais pas. J’étais en apprentissage. Personne d’autre n’avait le droit d’apprendre les mystères de la programmation ou de la réparation des machines. L’apprentissage m’offrait un certificat de compétences. Mes vœux avaient été exaucés.

– Celui qui est vertical, tu le mets pareil, a dit Jack.

Il a attrapé un chiffon et a essuyé l’huile sur sa main pendant que j’essayais de mettre la plieuse en mode vertical.

– Non plutôt comme ça, a-t-il corrigé.

La sonnerie de midi nous a interrompus.

– On reprend après manger, a-t-il annoncé.

Je suis allé à la cafétéria. J’étais sur un petit nuage.

Pourquoi les moments de triomphe sont-ils toujours aussi éphémères ? Une fois que toutes les félicitations étaient retombées, Duffy, le délégué syndical s’est approché de notre table.

– Goldberg, je peux te parler une minute ?

J’ai tiré la chaise à côté de moi.

– Bien sûr.

Il m’a indiqué la porte. Le temps d’arriver dans le hall, je crois que je savais de quoi il voulait me parler.

– Duffy, me dis pas qu’il y a une putain de raison qui fait que je pourrais pas éclater la barrière du 5e échelon.

Il a croisé les bras et il a regardé par terre.

– Écoute Goldberg, je sais que tu veux cette promotion, et tu la mérites. Aucune femme dans cette usine n’est jamais allée plus haut que le 4e échelon, et aucun des gars, sauf un, n’a jamais travaillé en dessous du 5e. C’est pas juste.

J’ai plissé les yeux.

– Et donc ?

Il a soupiré.

– Alors, je veux bien remplir des dossiers de réclamation pour obtenir un boulot de 5échelon pour toi ou n’importe quelle autre femme. Mais juste : pas cette place-là.

J’avais envie de le frapper.

– Putain ! Et pourquoi pas, Duffy ?

Il a essayé de passer son bras autour de mes épaules. Je l’ai enlevé. J’avais les poings serrés.

– Écoute Goldberg, Jack et Boney te filent une promotion.

Je ne comprenais pas.

– Qu’est-ce que Jim Boney a à voir là-dedans?

Duffy a sorti un paquet de cigarettes et m’en a offert une. Je l’ai prise.

– Tu connais Leroy ? Eh bien, il est au 4e échelon. La plupart du temps, ils le font balayer.

J’ai expiré lentement.

– Merde, je savais pas.

Duffy a incliné la tête.

– Il demande ce job du 5e échelon depuis plus d’un an. Quand Freddie a été appelé le mois dernier, Leroy a dit à Jack qu’il voulait ce boulot. Jack l’a laissé poireauter. Finalement, Leroy est venu me voir pour que je l’aide à se battre pour ce job. Donc on a rempli une fiche de réclamation.

Je commençais à voir le tableau.

– Jack se sert de toi. Boney est syndiqué, mais il est tellement raciste qu’il préfère s’unir avec Jack plutôt que de bosser avec ce mec noir. Leroy mérite ce boulot.

– Ouais, bah moi aussi, j’ai répliqué, mais sans trop y croire.

Duffy m’a regardée me débattre avec ce qu’il venait de dire.

– Oui, toi aussi. Et je t’aiderai à décrocher un meilleur boulot si tu veux te battre pour ça, mais juste pas celui-là. Fais-moi confiance pour cette fois, Goldberg. C’est vraiment important pour le syndicat en ce moment.

– Pourquoi en ce moment ? j’ai demandé.

– Notre accord3 se termine fin octobre. La boite va tout faire pour nous diviser maintenant, pour que ce soit plus difficile pour nous de faire grève si on doit le faire. On doit se serrer les coudes.

Je faisais la gueule.

– Écoute Duffy, tu sais que je suis du côté du syndicat. Mais les butchs peuvent même pas venir aux réunions.

Duffy n’avait pas l’air de comprendre de quoi je parlais. Je lui ai expliqué qu’on avait le droit de boire des coups au rez-de-chaussée du local mais qu’on n’était pas autorisées à monter pour la réunion.

– Qui est-ce qui dit ça ? a-t-il voulu savoir.

– C’est comme ça que ça marche. Ça a toujours été comme ça, de ce que j’en sais.

Duffy a passé son bras autour de mes épaules.

– Écoute, aide Leroy à gagner cette fois, et dès que la grève est finie, tu rassembles les butchs et je rassemble autant de syndiqués que je peux, on va à la ratification en groupe, et on insiste sur le fait que vous avez le droit d’être là.

Ça sentait le changement.

– Mouais, je lui ai dit. Mais comment ça se fait qu’on doit attendre la fin de la grève ?

Il a froncé les sourcils.

– Bah, c’est pas qu’on attend. C’est juste qu’avec cette histoire avec Leroy, ça va être le bordel, d’une manière ou d’une autre. J’essaie de nous garder unis cet été, pour qu’on soit forts si jamais on doit se battre, tu vois ?

J’ai haussé les épaules et hoché la tête. La sonnerie de midi a retenti. J’ai paniqué.

– Qu’est-ce que je dis à Jack maintenant ?

Jack est apparu au moment où je disais ça.

– T’es prête ? m’a-t-il demandé.

J’ai pris une grande respiration.

– Je me sens pas bien, Jack. Je vais rentrer chez moi.

Jack a foudroyé Duffy du regard.

– Comme tu veux.

Duffy a sifflé quand Jack est parti.

– T’es quelqu’un de bien, Goldberg.

J’ai souri à contrecœur.

– Appelle-moi Jess.

Le matin suivant, quand la sonnerie a retenti, j’ai pris ma place à l’assembleuse, prête à remplir des sacs. Je voyais Duffy et Leroy qui parlaient à Jack. Duffy remuait les bras et criait par-dessus le vacarme des machines. Jack se tenait les mains sur les hanches et son visage était déformé par la rage.

Quand j’ai relevé la tête quelques minutes plus tard, Leroy était en train de travailler sur une machine avec l’assistant de Jack. Je devais lui reconnaitre ça, ces gars n’allaient pas lui faire la vie facile. Vu la tournure des évènements, ils n’allaient pas être ravis de ma présence non plus.

– Enfant de putain ! m’a crié Jack dans les oreilles en passant devant moi.

Jim Boney me fixait depuis l’autre bout de la pièce, l’air furieux. De l’autre bout de la ligne d’assemblage, Jan observait tout.

Le plus dur a été de dire aux butchs, pendant la pause de midi, que j’étais de nouveau au 4e échelon.

– C’est vraiment pas juste, a dit Grant d’un air maussade.

Johnny et Frankie ont échangé un coup d’œil et ont secoué la tête. Jan regardait la scène, impassible. J’ai parlé à tout le monde de la promesse de Duffy de faire entrer les butchs dans les réunions syndicales.

– Génial, a rigolé Grant avec ironie. Cette gosse est comme Jack et le haricot magique4. Tu sais, elle échange une vache contre un haricot magique. Putain de bordel de merde. J’ai pas envie de faire partie d’un syndicat qui ne veut pas de moi.

J’avais le visage en feu.

– On peut pas envoyer le syndicat se faire foutre comme ça. On en fait partie. L’accord prend fin en octobre. Qu’est-ce qu’on va faire ? Aller voir le patron, une par une, et négocier ? On n’a pas le choix. Faut qu’on montre à ces gars qu’ils ont besoin de nous aussi.

Grant a frappé du poing sur la table.

– Si, j’ai le choix, a-t-elle dit. J’veux pas faire partie de ce syndicat. T’es une vendue, gamine. Va t’faire foutre.

La sonnerie a retenti, la pause de midi était finie. Tout le monde s’est levé pour retourner au travail. Je suis restée à table un moment, essayant de me rappeler comment c’était de me sentir si bien, comme la veille. J’aurais tout fait, ou presque, pour retrouver l’estime que j’avais perdue. Jan était restée à table. Elle s’est levée et a posé sa main sur mon épaule.

– Allez viens, gamine, on est en retard.

Je me suis levé et j’ai soupiré. Je me sentais vaincue et à fleur de peau. Jan m’a regardé dans les yeux.

– C’est pas facile la vie, pas vrai gamine ?

J’ai fait un signe de tête, incapable de la regarder dans les yeux.

Elle m’a touché la joue, avec douceur, de sa main calleuse.

– Je crois que t’as fait ce qu’il fallait faire.

Ça me rappelait ce que ma prof d’anglais m’avait dit, à propos de faire les choses non pas pour chercher l’approbation mais parce que tu crois que c’est la bonne chose à faire. Mais à ce moment-là, j’avais tellement besoin de l’approbation de Jan que des larmes de gratitude me sont montées aux yeux.

***

À partir de ce jour, Jim Boney s’est mis à me harceler sans relâche.

– Hé, suce ma bite ! me criait-il à travers l’atelier.

Personne ne voulait se battre avec lui, en partie parce qu’il avait une réputation de brute, et aussi parce qu’il était très proche du contremaitre.

– Qu’est-ce que je vais faire, Jan ? ai-je gémi devant une bière.

– Faut que tu te battes, m’a dit Jan.

Je ne voulais pas me battre avec lui, il me faisait peur.

– C’est le seul moyen de l’arrêter, m’a-t-elle dit.

Je savais qu’elle avait raison.

Deux semaines plus tard, Jim Boney est allé trop loin. J’étais penchée pour attraper des feuilles qui étaient coincées entre des rouleaux et j’ai senti quelque chose derrière ma cuisse. J’ai tapé comme pour écraser un insecte, mais j’ai touché de la chair. Jim Boney avait sorti sa bite de son pantalon et la frottait sur mon jean. Ça m’a provoqué un mélange de vertige, de peur et de nausée. Le pire, c’était que Jim Boney avait vu mon regard et reconnu ce qu’il y avait dedans. Avec Jack ils se sont moqués de moi.

Toutes les femmes regardaient au lieu de travailler, les brochures s’accumulaient en fin de chaine et s’éparpillaient par terre. Jack a éteint les machines, tout est devenu très silencieux.

Leroy a traité Jim Boney de trou du cul et lui a dit de ranger sa petite bite. Boney a poussé Leroy et ils se sont battus. J’ai hurlé :

– Bats-toi avec moi, pas avec lui, Jim Boney !

J’ai été aussi étonnée que les autres par cette audace soudaine. C’est la peur qui m’avait inspiré ces mots courageux.

– Viens ! Tu veux te battre ? Vas-y.

Tout le monde regardait Boney. En le voyant sourire de son air si suffisant et condescendant, j’ai compris qu’il cherchait à me désarçonner pour me réduire au même état que quelques minutes avant. Mais j’ai tenu bon.

– Viens, je lui ai dit. T’as peur de quoi, hein ? De te faire botter le cul par une bulldagger ?

Duffy a surgi et s’est arrêté dans sa course. Il a regardé la scène. Jim Boney s’époumonait. Jack et Kevin le retenaient. Mais c’était clair qu’il ne faisait pas beaucoup d’efforts pour m’attraper. Je ne comprenais pas pourquoi il ne cherchait pas plus que ça à se battre avec moi, mais ça m’a donné du courage.

– J’en peux plus de toi, Boney. Personne n’en peut plus. Fais ton putain de boulot et laisse-moi tranquille sinon je vais te botter le cul et te faire ravaler ta merde !

Jack et Kevin ont regardé Boney pour voir sa réaction puis ils lui ont lâché les bras. Boney a fait un geste de dégout dans ma direction puis il s’est détourné.

– Elle en vaut pas la peine, leur a-t-il dit. Elle vaut rien.

Quand Boney est parti, Duffy lui a crié.

– C’est une meilleure syndicaliste que toi, Boney !

Jan m’a serré la main, Duffy m’a tapé dans le dos.

– Bien joué ma grande !

Sammy, le conducteur de poids lourds, m’a donné une tape sur l’épaule.

– C’est un abruti.

J’ai croisé le regard de Walter, le réparateur, et il m’a fait un signe de tête.

– OK, a crié Jack quand il a rallumé la machine, retournez bosser, tout le monde !

***

C’est bien pour faire plaisir à Duffy qu’on est toutes venues au pique-nique du syndicat. C’était lui qui m’avait demandé de faire en sorte que toutes les butchs viennent. Il avait ajouté :

– Et vous pouvez ramener vos petites copines. Jess, t’as une copine ?

Il lui a suffi d’un regard vers moi pour comprendre. Je savais qu’il essayait juste d’apprendre à mieux me connaitre mais ce n’était pas le bon sujet pour commencer.

– Jess, a-t-il dit, est-ce que c’est comme ça qu’on dit ? Copine, je veux dire.

J’ai ri.

– Tu as tout bon, Duffy.

Les autres butchs n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de venir, mais Jan avait compris que ce serait une avancée et elle avait promis que son amoureuse, Edna, viendrait aussi. Une fois que Jan avait dit oui, les autres butchs avaient accepté, elles aussi.

On a emmené notre équipement de baseball. Quand le Abba’s avait réouvert au printemps, on avait formé une équipe de softball, le Abba Dabba Do.

Jan, Edna et moi, on s’est assises sous un arbre. Duffy nous a apporté des bières.

– Je l’aime bien, a dit Edna après son départ.

J’ai souri.

– Moi aussi.

Jan m’a tapé sur l’épaule et a dit à Edna :

– La petite est en train de devenir une vraie syndicaliste.

– Oh, c’est pas vrai, ai-je objecté.

– Hé, gamine, m’a dit Jan. Plus on sera unis, plus on sera efficaces. T’es devenue douée pour ce truc : essayer de maintenir les gens soudés. Accepte quelques compliments, OK ?

J’étais fier comme un paon.

Edna s’est levée.

– J’ai besoin d’un verre, a-t-elle expliqué.

J’ai observé Jan pendant qu’elle regardait Edna s’éloigner. On pouvait lire la souffrance sur son visage. J’avais remarqué, sans y prêter plus d’attention, cette tristesse qui pesait sur elle ces derniers temps, mais je n’y avais pas vraiment réfléchi. Jan m’a regardée et elle m’a laissé lire dans ses yeux un peu plus que d’habitude. Avant de parler, j’ai essayé de lui faire sentir combien je tenais à elle.

– Ça va ? je lui ai demandé.

Elle a secoué lentement la tête.

– Je crois que je suis en train de la perdre, a-t-elle répondu.

Mon estomac s’est serré. Jan m’a tapé sur la cuisse.

– J’vais chercher une autre bière, t’en veux une ?

Je me suis levée avec elle et, en lui posant la main sur le bras, je lui ai dit :

– Non, mais si jamais t’as besoin de parler, tu sais…

Jan a souri et elle est partie.

Duffy s’est assis à côté de moi.

– Hé, Jess, t’es la seule personne que je connaisse à qui je peux poser cette question.

Ça m’a flatté.

– Je voulais savoir à propos de Ethel et Laverne…

J’ai regardé autour de moi.

– Elles sont là ?

Il a fait non de la tête.

– Dommage, je lui ai dit, j’ai toujours voulu rencontrer leurs maris.

Duffy a parlé prudemment :

– C’est quoi l’histoire d’Ethel et de Laverne ? Elles sont amoureuses ?

– Nan, elles sont toutes les deux mariées. Tu le sais, non ?

Duffy cherchait ses mots.

– Ouais, mais c’est pas des butchs ?

J’ai compris où il voulait en venir.

– Bon, c’est des il-elles, mais c’est pas des butchs.

Duffy a ri et a secoué la tête.

– J’ai pas compris.

J’ai haussé les épaules.

– Y’a pas grand chose à comprendre. J’veux dire, elles ressemblent à Spencer Tracy et Montgomery Clift5, mais elles ont vraiment l’air d’aimer les types avec lesquels elles sont mariées.

Duffy a secoué la tête.

– Mais elles sont inséparables. Tu crois pas qu’elles sont peut-être amoureuses et qu’elles ont peur que les gens le sachent ?

J’y ai réfléchi un instant.

– Putain, Duffy, c’est pas parce qu’elles sont mariées qu’on les laisse tranquilles. C’est toujours des il-elles. Elles affrontent les mêmes merdes que les butchs. Imagine Laverne dans les toilettes pour femmes du cinéma, ou Ethel à une bridal shower6. Je crois que les gens qui leur en font baver se foutent bien d’avec qui elles couchent. C’est même, sans doute, encore plus dur pour elles, ai-je ajouté. Elles n’ont pas d’endroit pour se retrouver comme nous on en a. Je parle des bars. Tout ce qu’elles ont, c’est leurs maris et l’une l’autre.

Duffy a souri et a secoué la tête.

– En voyant comment elles se comportent l’une envers l’autre, j’étais persuadé qu’elles étaient amoureuses.

– Oh, elles s’aiment. Ça se voit. Mais ça veut pas forcément dire qu’elles ont du désir l’une pour l’autre, ou qu’elles sont attirées l’une par l’autre. Elles se comprennent vraiment. Chacune d’elles aime peut-être juste se regarder dans le miroir de l’autre, et voir un reflet qui lui sourit.

Duffy a passé son bras autour de mes épaules et m’a serrée contre lui.

– T’es vraiment fine pour comprendre les gens, a-t-il dit.

J’ai souri fièrement et je l’ai repoussé, gênée.

– Je vais chercher à manger.

J’ai entendu la voix de Grant s’élever avant de voir l’engueulade. Elle était en train de brailler à deux centimètres du visage de Jim Boney.

– T’entends quoi par je veux aucune putain de fille dans mon équipe ? a-t-elle hurlé.

Boney a crié en direction des autres gars.

– C’est qu’on veut gagner, pas vrai les gars ?

Il a embrassé son poing, vêtu de son gant de baseball. Je me suis rapprochée d’eux à grand pas et j’ai gueulé :

– Hé Boney, t’es en train de parler de softball ?! On va vous botter le cul !

Un silence s’est abattu sur le pique-nique. À présent, tout le monde savait qu’il ne s’agissait plus seulement d’une partie de softball. En plus, pour ces gars, le baseball c’était sacré. L’idée de jouer contre des filles frôlait l’hérésie. S’ils gagnaient, où était la victoire ? Et s’ils perdaient… c’était trop humiliant pour considérer cette possibilité.

Même les butchs me fixaient d’un air horrifié. Mais c’était trop tard, ma vantardise flottait dans l’air.

– Vas-y, Boney, j’ai dit. On te défie sur trois reprises et on va vous dérouiller !

Boney a ricané.

– J’te parie que non, Goldberg.

La manière dont il a prononcé mon nom m’a fait comprendre que s’il me détestait autant, c’était aussi parce que j’étais Juive.

J’ai souri.

– J’te parie ton gant qu’on va le faire.

Le sourire béat a disparu de son visage. Il aimait son gant de baseball de la même façon que d’autres aiment leur animal de compagnie. Il le gardait dans son casier au boulot, tout le temps, même en hiver. Il a riposté :

– Et si vous perdez ?

Tous les yeux se sont tournés vers moi. Son sourire est réapparu.

– Si vous perdez, Goldberg, tu vas devoir m’embrasser.

– Beuuuuh, berk, ont grogné les autres.

Quelques-unes ont craché par terre pour en rajouter.

– Allez, j’ai dit aux autres butchs, on va s’équiper.

Jan a secoué la tête quand on s’est rassemblées en mêlée dans le champ.

– Je suis pas sure, là, a murmuré Grant.

J’ai admis :

– Écoute, j’ai fait une connerie, OK ? Je m’en suis rendu compte à la seconde où les mots sont sortis de ma putain de bouche. Je suis désolée. Tout ce qu’on peut faire, c’est jouer du mieux qu’on peut. J’en assumerai les conséquences.

Grant a jeté son gant par terre et a posé la main sur sa hanche.

– Si on perd, on va toutes le payer. C’est bien ça le problème !

Frankie est intervenue.

– Elle a dit qu’elle était désolée, alors y’a plus qu’à gagner, OK ?

C’était plus facile à dire qu’à faire. À la première manche, les hommes ont marqué deux points. On n’avait pas du tout l’air de maitriser le terrain. Je ne comprenais pas pourquoi on jouait si mal.

Après tout, la plupart des hommes n’étaient pas en grande forme. Nous, on jouait toutes les semaines. On était peut-être intimidées parce qu’on les croyait meilleurs que nous. Tout à coup, j’ai réalisé qu’une équipe de il-elles aurait peut-être besoin de plus de trois manches pour surmonter sa peur. J’ai senti mon estomac se nouer. Quand on s’est rassemblées entre les reprises, j’ai dit : « Allez ! On peut leur montrer qu’on a la niaque, non ? »

On a marqué deux points mais les gars aussi. On avait deux points de retard. Entre les reprises, Frankie a demandé ce qui allait se passer si on faisait match nul. Jan a explosé :

– Putain, mais écoute-moi ça, a-t-elle grogné. Et pourquoi on admettrait pas tout de suite qu’on a perdu, hein ? Pourquoi on se ferait chier à jouer une autre manche ?

Elle s’est mise à parler d’une voix très basse, d’un ton menaçant.

– C’est pas une blague, putain. Réfléchis un peu à ce que ça va être de voir Jess embrasser Jim Boney. Je vais pas rester plantée là à rien faire. Hors de question que je laisse passer ça.

Ça, c’était mon amie : Butch Jan.

On s’est mises en place et on a joué. On a marqué trois points. On était à 5-4, en notre faveur. Mais quand Frankie a touché le marbre, Jim Boney l’a frappée si fort dans le dos avec la balle qu’elle a cogné le sol.

On a toutes foncé sur Boney, prêtes à le tuer. Jack et son assistant ont rejoint les rangs de Boney. À ce stade, on ignorait si tous les hommes étaient en train de se préparer à se battre avec des il-elles, ou si c’était juste ces trois-là. Duffy s’est précipité et s’est interposé entre les butchs et les hommes.

– Jack, tu sors avec Frankie, espèce de gros con. Si elles ont un joueur en moins, ton équipe aussi. Tu sors.

– N’importe quoi !

– C’était un putain d’accident, c’est tout, a dit Boney en faisant de grands gestes.

On avait envie de le tuer.

– Le pari marche plus, a crié Grant.

– Vous êtes des putains de lâches, a dit Boney.

Le pari était à nouveau en jeu. Duffy faisait les cent pas à côté.

– Il a pas fait exprès, a-t-il marmonné.

– Vraiment ? lui ai-je demandé avec colère. T’es de quel côté, toi ?

– Celui du syndicat, a-t-il répliqué.

– Alors vaut mieux qu’on gagne, nous, et pas l’équipe de Boney et Jack, je lui ai dit.

Duffy a ruminé ça un moment puis il a souri.

– T’as raison.

Il a frappé dans ses mains et a crié vers Jan quand elle a rejoint la base :

– Vas-y Jan !

La balle s’est envolée très haut quand Jan l’a frappée. On a toutes retenu notre souffle en la regardant tomber… pile dans le gant de Jack. C’était notre troisième balle en dehors du champ. On avait un point d’avance mais nos adversaires avaient encore une manche à jouer.

Sammy a voulu frapper en premier. Il a frappé la balle qui est retombée dans le gant de Grant. Avant de lâcher sa batte, il m’a fait un clin d’œil que j’ai pu voir depuis la première base.

Tommy était le prochain. Il a fait un faible grounder7 que Grant a ramassé de la troisième base mais il a réussi à atteindre la première base.

– Je suis désolé, il a murmuré.

– Je t’emmerde.

J’étais toujours en rogne contre lui.

Jack a porté un grounder bas au centre du champ – notre point faible– et a coupé vers ma base.

– Une fois que Boney se sera occupé de toi, je veux bien passer derrière, a ricané Jack.

J’ai essayé de rester concentrée sur le jeu.

Walter était le suivant. Il a sauté sur la base, a enlevé la poussière de ses chaussures en les tapant avec la batte et a relevé son cul pour se mettre en position. Il a frappé un pop-fly8 haut dans les airs. On a toutes enlevé nos casquettes et regardé la balle retomber tranquillement dans le gant de Jan. Walter a remis la visière de sa casquette en place et a quitté le marbre d’un bond.

Boney a sauté sur la base. On a concentré toute notre haine vers lui mais elle ne semblait pas l’atteindre. Il a frappé de toutes ses forces au premier lancer et il a raté la balle.

– Premier lancer, on a toutes hurlé.

Il a tenté de frapper la balle au deuxième lancer, l’air énervé, et il l’a ratée.

– Deuxième lancer, on a crié, euphoriques.

On a commencé à lui crier des trucs, toutes autant qu’on était.

La frappe de Boney au troisième lancer nous a fait taire. On a tous regardé vers le ciel comme si la balle flottait dans les airs. Tommy s’est attardé sur la troisième base, aussi hypnotisé que nous. Jack lui a couru dessus en lui criant de partir. Jim Boney s’est glissé vers la première base.

La balle est tombée en faisant plop, pile dans le gant de Grant. C’était le troisième hors-jeu, il n’y avait aucune raison de jeter la balle à la première base, mais elle l’a fait. La balle a atterri dans mon gant d’un coup sec. J’ai tendu le bras, puis j’ai lancé la balle et mon gant en direction du nez de Boney qui arrivait vers moi à toute vitesse. Il y a eu un petit craquement sec quand la balle a touché son nez. Le jeu était officiellement terminé. On avait gagné. Je n’avais pas à embrasser Jim Boney qui pissait le sang sur la première base. J’aurais dit que c’était un accident, mais personne ne m’a posé la question.

Mes yeux ont croisé ceux de Jack qui me foudroyait du regard : il restait contremaitre, même à un pique-nique. Son regard menaçant m’a fait froid dans le dos. Mais je suis vite passé à autre chose parce que tous les gars de l’autre équipe, ou presque, sont venus nous donner une tape dans le dos et nous dire qu’ils étaient bien contents qu’on ait gagné. J’ai réalisé que ces gars venaient de perdre contre une équipe de il-elles, juste devant leurs femmes ou leurs copines, mais qu’ils n’avaient pas l’air d’être vexés.

Les butchs étaient heureuses d’avoir gagné, mais elles se contenaient. Elles restaient un peu en retrait. Je savais qu’elles étaient plutôt en rogne contre moi. J’avais été arrogante en lançant ce pari. J’avais provoqué Jim Boney. Au boulot, ça aurait pu tourner au carnage pour toutes les butchs, et elles le savaient. C’est Jan qui a brisé la glace.

– Tout est bien qui finit bien, pas vrai gamine ?

Elle a mis son bras autour de moi.

– Je crois que je me serais fait tuer plutôt que de te laisser embrasser ce type.

J’ai pris un air indigné.

– Tu crois quand même pas que je l’aurais embrassé si on avait perdu ?

Tommy nous a rejointes en trombe, tout essoufflé.

– Beau match.

Il m’a tendu la main. Mon expression était glacée mais je lui ai serré la main.

– Écoute, je suis désolé, OK ? m’a-t-il dit.

J’ai haussé les épaules.

– T’es pas méchant, Tommy. Mais devant les autres gars, tu crains vraiment. Je te fais pas confiance, c’est tout.

Il a ouvert la bouche pour parler, mais aucun mot n’est sorti.

Jan et moi, on est parties.

– T’as été dure avec lui, a-t-elle dit. Mais je suis sure que t’as une bonne raison.

– Votre attention, tout le monde, est-ce que je peux avoir votre attention ?

C’était Tommy, debout sur une table de pique-nique.

On s’est tous rapprochés. Il avait le prix dans la main : le gant de baseball de Jim Boney.

– Au nom de l’équipe perdante, j’aimerais remettre à l’équipe gagnante ce gant de baseball.

Il m’a lancé le gant.

– Vous l’avez gagné à la loyale.

Edna a attendu que Jan se soit éloignée avant de venir me voir. J’ai vu la même souffrance profonde dans ses yeux quand elle l’a regardée au loin. J’aurais aimé qu’une femme m’aime autant. Quand Edna s’est approchée de moi, sa bouche s’est changée en un sourire taquin. Elle a tenu délicatement mon visage entre ses deux mains.

– Beau match, butch.

Je passais d’un pied à l’autre, mal à l’aise.

– Oh Edna, tu sais…

Elle m’a fait un signe de tête pour me faire taire.

– Oui, je sais. Mais ça s’est bien fini.

On a toutes les deux remarqué que Duffy attendait à côté pour venir me féliciter. Il m’a serré la main et m’a dit :

– T’avais raison Jess. Le syndicat a gagné cette partie. Mes premières intuitions étaient fausses, je suis désolé.

Je me suis pris une bière fraiche et un bout de poulet grillé, et je me suis assise toute seule sous un arbre. L’air était chaud, la brise était fraiche. J’avais l’impression d’être le roi du monde.

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1. Le softball est un sport collectif, ressemblant au baseball, pratiqué par deux équipes de neuf à douze joueur·euse·s alternant entre l’attaque et la défense. Le but du jeu est de faire avancer les coureur·euse·s autour de quatre bases jusqu’au marbre, et de marquer le plus de points possible.

2. Lyndon B. Johnson : président des États-Unis de 1963 à 1969.

3. Accord collectif : aux États-Unis, un contrat ou accord d’entreprise se négocie entre le syndicat et la direction. Le fonctionnement des syndicats états-uniens est le suivant : il y a un seul syndicat par entreprise (contrairement au pluralisme français) qui doit passer par une procédure complexe d’accréditation visant à le rendre légal. L’acte de se syndiquer relève donc d’une procédure collective et non individuelle, puisque le syndicat est élu par l’ensemble des travailleur·euse·s. Depuis la loi de 1947, le rôle du syndicat est la négociation, entreprise par entreprise, et il est interdit de faire grève, sauf aux périodes de renouvellement de l’accord collectif.

4. Jack et le haricot magique est un conte populaire anglais.

5. Spencer Tracy est un acteur états-unien au physique massif, célèbre pour ses rôles de gangster, policier, politicien, etc. des années 1930 à 1950. Célèbre également, Montgomery Clift est un acteur gay des années 1940 à 1960. Ils ont joué ensemble dans Jugement à Nuremberg (1961).

6. L’enterrement de vie de jeune fille est une adaptation, dans le contexte féministe des années 1970, de l’enterrement de vie de garçon, symbolisant le renoncement au célibat. De tradition plus ancienne, la bridal shower provient de la pratique de la dot : elle célèbre la future mariée et sa future vie, au cours d’une fête entre femmes pendant laquelle des cadeaux lui sont offerts, des animations et jeux sont organisés.

7. Grounder : balle qui rase le sol.

8. Pop-fly : lancé haut et court dans le champ intérieur.

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