© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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13
Après la première Gay Pride, la police a sérieusement intensifié son harcèlement. Les flics griffonnaient nos numéros de plaque d’immatriculation et nous prenaient en photo quand on entrait dans les bars. On organisait régulièrement des soirées dansantes dans un nouveau bar gay, et on écoutait la radio de la police pour prévenir tout le monde quand les flics s’apprêtaient à faire une descente. On entendait parler des réunions du mouvement de libération homosexuelle et du mouvement féministe qui étaient organisées chaque semaine à l’université, mais Theresa était la seule de notre bande à connaitre le campus. C’était encore un monde inconnu pour le reste d’entre nous. Tout changeait si vite. Je me demandais si c’était ça, la révolution.
Un jour, en rentrant du boulot, j’ai trouvé Theresa assise à la table de la cuisine, verte de rage. Quelques lesbiennes d’un nouveau groupe du campus s’étaient moquées d’elle parce qu’elle était fem. Elles lui avaient dit qu’elle avait subi un lavage de cerveau.
– Je suis super énervée, a lancé Theresa en donnant un coup sur la table. Elles ont dit que les butchs étaient de sales machistes.
Je savais bien ce que machiste voulait dire, mais je ne comprenais pas du tout ce que ça avait à voir avec nous.
– Elles se rendent pas compte qu’on y est pour rien, nous, dans cette merde ? Et qu’on se la prend simplement dans la gueule ?
– Elles s’en foutent, bébé. Elles sont pas près de nous faire une place.
– Peut-être qu’avec Jan, Grant et Edwin on pourrait aller à une de leurs réunions et leur expliquer ?
Theresa a posé la main sur mon bras.
– Ça va pas aider, mon chou. Elles sont vraiment en colère contre les butchs.
– Pourquoi ?
Elle a réfléchi à la question.
– Je pense que c’est parce qu’elles ont tracé une ligne : les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. Les femmes qui, selon elles, ressemblent à des hommes sont l’ennemi. Et les femmes comme moi couchent avec l’ennemi. On est trop féminines à leur gout.
Je l’ai arrêtée :
– Attends un peu… On est trop masculines et vous êtes trop féminines ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse alors ? Prendre un mètre et mesurer pile poil le milieu avec l’index ?
Theresa m’a tapoté le bras.
– Les choses changent, tu sais.
– Ouais, je lui ai dit, mais tôt ou tard, elles rechangeront dans l’autre sens.
– Ça ne revient jamais en arrière, a-t-elle soupiré, ça continue juste à changer.
J’ai frappé sur la table.
– Alors, on les emmerde ! On n’a pas besoin d’elles de toute façon !
Theresa a froncé les sourcils et a joué avec mes cheveux.
– J’ai besoin de ce mouvement, Jess. Et toi aussi. Tu te souviens de ce que tu m’as dit une fois à propos d’une usine où tu travaillais et où les gars ne voulaient pas que les butchs viennent aux réunions syndicales ?
J’ai hoché la tête.
– Ouais, et alors ?
Elle a souri.
– Tu m’as dit que Grant avait envoyé bouler le syndicat. Mais toi, tu savais que le syndicat était une bonne chose. Tu disais que ce qui n’allait pas, c’était que les butchs en soient exclues. T’avais essayé d’organiser l’entrée des butchs dans le syndicat, tu te souviens ?
Theresa m’a tenue serrée contre son corps chaud et m’a embrassé les cheveux. Plutôt que de continuer sa tirade, elle m’a laissé le temps de réfléchir à ce qu’elle venait de dire. J’avais peur, alors je me suis levée et j’ai commencé à préparer le diner. Theresa s’est simplement assise à la table de la cuisine et a regardé au loin, derrière notre arrière-cour.
***
J’aurais aimé qu’on ne soit jamais allées jusqu’à Rochester, ce weekend-là, pour aller voir nos amies dans ce bar. Si on était juste restées à la maison, je ne me serais pas faite embarquer. Mais ça ne servait plus à rien de penser à ça.
J’étais allongé sur le sol d’une cellule, seul, dans un commissariat d’une ville inconnue, la bouche appuyée contre le béton froid. Je me suis demandé si j’étais en train de mourir, parce que j’avais l’impression d’être tirée hors du monde. Deux choses seulement me raccrochaient à la vie : la sensation du béton froid contre mes lèvres et le son étouffé d’une chanson des Beatles sortie d’une radio quelque part dans la prison. She loves you, yeah, yeah, yeah1.
Je flottais entre conscience et inconscience. Theresa était en train de m’aider à m’appuyer contre un mur de briques, sur le parking du commissariat. Elle évaluait du regard l’étendue des dégâts. Elle s’est mordillé la lèvre inférieure en pointant du doigt les taches de sang sur ma chemise.
– Je n’arriverai jamais à enlever ces taches.
Elle a tenu ma tête sur ses genoux durant tout le trajet du retour. Elle me caressait les cheveux du bout des doigts en conduisant, et maintenait ma tête avec douceur quand elle freinait.
Puis je me suis retrouvé à la maison. Theresa était dans la pièce à côté. Je me suis installée dans l’eau chaude et savonneuse du bain et j’ai appuyé ma tête contre la faïence. Seule ma tête, au-dessus des bulles, était réelle. Le bain me détendait, mais je sentais encore la panique me ronger les tripes. À chaque fois que je m’approchais d’une sensation de bien-être, j’étais brutalement rattrapée. La peur m’asphyxiait. J’avais besoin que Theresa vienne, qu’elle m’aide, mais je n’arrivais pas à l’appeler. Ma gorge serrée m’étranglait.
Mes dents me faisaient mal. Quand j’ai appuyé ma langue contre l’une d’elles, celle-ci a sauté et s’est retrouvée dans ma main, comme un chewing-gum dans une petite flaque de mon propre sang. Je me suis précipitée hors du bain en faisant gicler de l’eau sur les bords. J’ai glissé sur le carrelage, soulevé la lunette des toilettes et j’ai vomi.
Quand je me suis regardée dans le miroir, mon reflet faisait peine à voir : ensanglanté, contusionné, cabossé. Je me suis rincé la bouche avec du dentifrice et une lampée d’eau. Mes jambes tremblaient.
Theresa avait laissé un caleçon blanc propre sur les toilettes. Je me suis séché et je l’ai enfilé. Je venais à peine de passer la tête dans mon t-shirt quand Theresa a ouvert la porte de la salle de bain.
– Je, euh… je venais juste voir si on avait des pansements.
À cet instant, une image terrifiante que j’avais refoulée a refait surface : le souvenir du visage de Theresa quand ils m’avaient arrêtée. Dans ses yeux, j’avais vu la douleur de l’écrasement et de l’impuissance. C’était ce que je ressentais presque chaque jour de ma vie.
J’ai écarté ce souvenir pendant que Theresa, debout dans la salle de bain, scrutait mon visage. Ses yeux étaient rouges et humides. Mes yeux à moi étaient secs comme la poussière. Ma respiration était lente et calme. J’avais plus l’impression d’inspirer et d’expirer de la mélasse que de l’air. Theresa a touché mon visage avec sa main, tournant légèrement ma tête pour étudier le gonflement autour de ma bouche.
Je n’avais pas les mots. Si j’avais su les trouver, je les lui aurais livrés. Mais rien ne me venait. J’ai regardé les émotions se succéder sur son visage, mouvantes comme des dunes de sable balayées par le vent. Elle ne trouvait pas de mots non plus. À quoi auraient-ils ressemblé s’ils avaient résonné dans l’air ?
Theresa s’est mordu la lèvre inférieure et a fermé les yeux. Je me suis assis sur la cuvette des toilettes. Elle a nettoyé la plaie autour de ma bouche avec de l’eau oxygénée.
– Je vais te mettre deux pansements, a-t-elle dit, pour être sure. Tu auras peut-être besoin de points de suture.
J’ai fait non de la tête, en m’efforçant de ne pas trop bouger. Pas d’hôpital. J’avais besoin de douceur et de sécurité. Theresa m’apportait les deux. Elle m’a emmenée jusqu’au lit. Elle m’a pris dans ses bras, elle m’a caressé, elle a passé sa main dans mes cheveux et s’est mise à pleurer.
Plus tard, quand je me suis réveillée, j’ai réalisé que Theresa n’était pas à mes côtés. Il faisait encore nuit. Je me suis dirigée vers la cuisine en chancelant. Mon corps me faisait mal, mais je savais que les pires douleurs et courbatures viendraient le lendemain.
Theresa était assise à la table de la cuisine, la tête entre les mains. J’ai remarqué que le niveau de whisky avait baissé dans la bouteille. J’ai ramené sa tête contre mon ventre et j’ai caressé ses cheveux.
– Je suis désolée, a-t-elle répété en boucle. Je suis tellement désolée.
Elle s’est maladroitement remise sur ses pieds et s’est affalée sur moi avec lourdeur. J’ai senti la frustration grandir en elle comme un orage prêt à exploser. Je l’ai entendue venir à travers les sons étouffés de sa gorge. Elle m’a martelée avec ses poings.
– Je n’ai pas pu les arrêter ! a-t-elle hurlé. Ils m’ont tout de suite menottée. Je n’ai rien pu faire.
Je me sentais exactement pareil. On vivait vraiment les choses de la même façon. On n’avait peut-être pas les mots qu’il fallait, mais on savait toutes les deux très bien ce qui nous étouffait. Il y avait tellement de choses que j’aurais voulu lui dire à ce moment-là. Mes émotions remontaient dans ma gorge et y restaient coincées, comprimées comme un poing serré.
J’ai embrassé son front en sueur.
– Ça va, ai-je murmuré. Ça va aller.
L’ironie de mes mots nous a fait sourire toutes les deux. J’ai pris sa main et je l’ai entrainée vers notre lit. Les draps étaient froids. Le ciel de la nuit était rempli d’étoiles. Theresa a levé les yeux vers moi. Son visage était doux et attentionné.
L’espace d’un instant, j’ai failli lui dire que j’avais peur de ne pas pouvoir continuer comme ça encore longtemps – malgré son amour. Les émotions montaient de ma gorge vers ma bouche et les mots se heurtaient à l’arrière de mes dents. Puis ils se sont évanouis. Theresa m’a questionné du regard. Je n’avais pas de réponse. Je ne parvenais pas à trouver quoi dire. Alors, comme je n’avais aucun mot à offrir à la femme que j’aimais, je lui ai donné toute ma tendresse.
***
J’ai trouvé Theresa dans la salle de bain en train de se rincer le visage à l’eau froide. Ses yeux étaient rouges et gonflés à cause des gaz lacrymogènes. J’ai essayé de la prendre dans mes bras, mais elle était tout excitée. Elle s’est reculée et a commencé à me parler de ce qui s’était passé sur le campus. Tous ses mots s’entrechoquaient de manière confuse.
– Les étudiantes appellent à la grève ! Ils ont bloqué le campus et la rue principale. Il y avait partout des flics en tenue anti-émeute. Je suis restée dans le coin mais il y avait tellement de gaz lacrymo que j’ai fini par ne plus rien voir. Ma copine Irma m’a vue et m’a ramenée à la maison en voiture. On dirait que je vais pas retourner bosser avant un bon bout de temps.
J’ai secoué la tête d’étonnement.
– Tu vas pas avoir des problèmes si tu pointes pas ?
Theresa a souri et m’a caressé la joue.
– Est-ce que tu traverserais un piquet de grève ? m’a-t-elle demandé. Viens avec moi dans la cuisine, je veux te montrer quelque chose.
J’ai préparé du café pendant qu’elle déballait un paquet qu’elle avait rapporté à la maison.
– Laquelle de ces affiches tu préfères ? m’a-t-elle demandé.
J’en ai tenu une devant moi.
– Tu te rends compte de ce que c’est ?
Elle a hoché la tête.
– Ça ressemble à ce que c’est.
J’ai de nouveau regardé l’affiche.
– Il n’y a pas des lois contre ça ?
Elle a ri doucement.
– Comme t’es coincée ! Et qu’est-ce que tu penses de celle-là ?
C’était l’image de deux femmes nues dans les bras l’une de l’autre. J’ai lu les mots à haute voix : « La sororité : faites-en une réalité ».
– Ça veut dire quoi ? ai-je demandé.
Theresa souriait toujours.
– Réfléchis, Jess ! Ça veut dire que les femmes doivent rester soudées. Est-ce qu’on peut la mettre au mur ?
J’ai haussé les épaules.
– Ben oui, si tu veux. Tu t’y mets vraiment à ces trucs de libération des femmes, hein ?
Theresa m’a fait asseoir sur une chaise de la cuisine et elle s’est assise sur mes genoux. Elle a écarté mes cheveux de mes yeux.
– Ouais, a-t-elle commencé, je m’y mets vraiment. Je me rends compte de plein de trucs sur ma vie. Sur le fait d’être une femme. Des trucs auxquels je n’avais jamais pensé avant de rencontrer le mouvement des femmes.
Je l’écoutais.
– Je les sens pas trop, moi, lui ai-je répondu. Peut-être parce que je suis une butch.
Elle a posé un baiser sur mon front.
– Les butchs aussi ont besoin du mouvement de libération des femmes.
J’ai éclaté de rire.
– Ah oui, vraiment ?
– Mais oui ! Tout ce qui est bon pour les femmes est bon pour les butchs ! a-t-elle confirmé.
– Ah oui ?
– Ouais, et y’a autre chose, a-t-elle continué.
– Hmmm, ai-je soupiré. C’est quoi ?
Theresa a souri.
– Quand une femme me dit : « si je voulais un homme, j’irais avec un vrai », je lui réponds : « moi, je suis pas avec un faux mec, je suis avec une vraie butch ».
J’ai eu un grand sourire de fierté.
– Mais, a-t-elle ajouté, ça ne veut pas dire que les butchs n’ont pas deux ou trois trucs à tirer du mouvement des femmes, pour apprendre à mieux respecter les fems.
J’ai fait descendre Theresa de mes genoux.
– Hé, mais de quoi tu parles ?
Je me suis levée et j’ai commencé à faire la vaisselle.
Elle m’a fait tourner sur moi-même en me prenant par les épaules.
– Ce que je dis, a-t-elle expliqué, c’est qu’il est temps que les femmes commencent à regarder comment elles se traitent les unes les autres. Les fems aussi doivent travailler là-dessus.
Il y a eu un court silence, mais je l’ai saisi.
– Qu’est-ce que les fems ont besoin d’apprendre ?
Theresa a réfléchi un moment.
– Elles doivent apprendre à être solidaires. À être loyales les unes envers les autres.
– Hum, ai-je grommelé en pesant l’information. Et qu’est-ce que les butchs doivent apprendre ?
Theresa m’a repoussée contre l’évier.
– La prochaine fois que vous toutes, les butchs, vous serez ensemble à parler au bar, écoute combien de fois tu entends les mots « poulette », « gonzesse », « nibards » ou « pare-chocs ».
Theresa a appuyé son corps contre moi.
– Bébé, tu vois, des fois tu dis des trucs comme : « Je ne comprendrai jamais les femmes » ? Eh bien, penses-y, mon amour : tu es une femme. Alors, qu’est-ce que ça dit en réalité ? C’est un peu comme un flingue avec un canon ouvert des deux côtés. Quand tu tires, tu finis par te blesser toi aussi.
Je me suis retourné pour finir la vaisselle en silence. Theresa a enroulé ses bras autour de moi.
– Mon chou ?
– Oui, je t’ai écouté. J’y réfléchirai.
Je suis restée silencieuse pendant un long moment.
– Mais, attends une seconde, ai-je dit en me retournant vers elle. Je ne dis pas que je ne comprendrai jamais les femmes. Je dis que je ne comprendrai jamais les fems.
Theresa a souri. Elle a passé ses doigts dans la boucle de mon jean et elle a attiré mon bassin contre le sien.
– Oh bébé, a-t-elle murmuré avec sensualité, tu as raison sur ce coup-là.
***
Surprise ! Il y avait plein d’amies dans notre salon. Theresa était rayonnante.
– Joyeux anniversaire, mon cœur.
Son sourire s’est effacé de son visage. Elle m’a saisi la tête avec douceur et l’a tournée vers elle. L’entaille au-dessus de mon œil semblait plus grave qu’elle ne l’était en réalité.
Elle m’a calmement pris par la main.
– Viens, on va aller nettoyer ça.
Je me suis assise sur les toilettes et elle a commencé à tamponner la blessure.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
J’ai haussé les épaules.
– Trois gars devant le 7-Eleven2. Ils étaient bourrés.
– Tu vas bien ?
J’ai souri.
– Oui et non.
Elle a posé deux pansements sur la coupure.
– Peut-être que cette fête n’était pas une si bonne idée, finalement, a-t-elle soupiré.
Je lui ai pris la main.
– Tu rigoles ? Toutes les personnes que j’aime sont réunies, justement quand j’ai besoin d’elles.
Theresa m’a embrassée sur le front. Elle a pris ma main et l’a retournée. Les articulations de mes doigts étaient gonflées et saignaient.
Elle a souri.
– Très bien, bébé. J’espère que tu leur as donné du fil à retordre à ces salauds.
– C’était du trois contre un, mais ils étaient vraiment très très bourrés. J’ai fait de mon mieux.
Elle a attiré ma tête contre son ventre avec douceur. Elle m’a embrassé les cheveux et y a passé ses doigts.
– T’as été super, bébé.
Ça avait été une fête formidable. L’ambiance était redescendue mais on pouvait toutes sentir à quel point on comptait les unes pour les autres.
Jan était appuyée sur le bord du réfrigérateur. J’ai pris deux bières et je lui en ai offert une.
– Ça va ? a-t-elle demandé.
J’aurais voulu lui dire que j’avais le sentiment de ne pas aller bien du tout. C’était si dur d’être différente. Je n’avais jamais une seconde de répit. Je me sentais toute désorientée et mon corps fatigué me pesait. Je voulais lui dire tout ça. Mais les mots ne venaient pas.
J’ai haussé les épaules.
– J’ai vingt-et-un ans aujourd’hui et je me sens vieille.
J’ai perçu la tristesse dans le sourire de Jan.
– T’as traversé beaucoup de choses. L’âge ne se compte pas toujours en années. Tu sais, c’est comme quand on scie le tronc d’un arbre pour compter le nombre d’anneaux. Tu as un tas d’anneaux dans ton tronc, toi. Et tu sais quoi ? Je crois qu’il est temps que j’arrête de t’appeler « gamine ». Ça fait longtemps que t’es plus une gamine.
J’ai hoché la tête. Ed a surgi derrière moi et m’a pris par les épaules.
– Joyeux anniversaire, mon pote.
J’ai glissé mon bras autour de sa taille pour la serrer plus fort.
– Hé, nous a lancé Grant. Vous êtes toutes là, agglutinées devant le frigo. Qu’est-ce qu’il faut faire pour avoir une bière ici, bordel ?
– Tu dois me faire un câlin, ai-je réclamé.
– Oh, viens par là !
Grant a ri et elle a passé ses bras autour de moi.
– Maintenant, donne-moi une bière !
J’ai entendu le son de la voix de Tammy Wynette chanter Stand By Your Man. Je suis allé chercher Theresa dans le salon et je lui ai tendu la main. Elle a pressé son corps contre le mien. On a commencé à suivre la musique ensemble. Elle a fait courir ses doigts le long de ma nuque. Je l’ai serrée plus fort, cherchant du réconfort contre son corps. Elle m’en a donné. Ses bras me semblaient être le seul havre de paix au monde.
– Bébé, a-t-elle murmuré, est-ce que ça va ?
– Ouais, ai-je répondu. Je vais bien.
***
– Salut, chérie.
Theresa se tenait dans l’encadrement de la porte de la cuisine. J’ai croisé les bras.
– Le diner est foutu, j’ai dit.
Theresa s’est avancée vers moi, bras tendus. Je l’ai esquivée.
– T’étais où ?
– Oh, bébé, a-t-elle répondu en m’embrassant dans le cou, t’avais oublié que j’avais cette réunion ce soir après le travail ?
– Quelle réunion ? ai-je demandé en faisant la moue. Tu batailles encore pour te faire une place dans ces réunions féministes ?
Comme prévu, j’avais visé droit dans le mille.
– Eh bien non. C’était pour réunir du soutien pour les Indiens de Wounded Knee3, figure-toi. J’aurais pensé que tu serais sensible à ce genre de choses.
Theresa avait marqué un point. Son ton s’est adouci.
– Toujours pas de travail, bébé ?
J’ai fait non de la tête.
– Rien. J’aurais jamais pensé que ça arriverait. Qu’il y ait si peu de boulot pendant si longtemps. Il ne me reste plus que cinq semaines de chômage.
Theresa a hoché la tête et m’a caressé les cheveux.
– On va se débrouiller.
– Pas si tu continues à foutre en l’air les repas que je te prépare. On verra, tiens, si je me décarcasse encore pour toi.
– T’inquiète pas mon cœur, a-t-elle murmuré, ça va aller. Tu vas trouver du boulot bientôt, tu verras.
Elle se trompait. En 1973, c’en était venu au point où on aurait dit que toutes les personnes qu’on connaissait avaient été virées4.
Theresa a perdu son travail à l’université, ce qui a anéanti nos espoirs de vacances ensemble. On en avait pourtant bien besoin. Les mois passés à chercher un boulot se faisaient sentir et l’argent commençait à manquer. Il fallait qu’on s’en sorte, mais toutes les issues semblaient bloquées.
– Je ne veux même plus partir en vacances, ai-je annoncé un jour à Theresa.
– T’es folle ? a-t-elle crié. On va devenir dingues si on se casse pas d’ici bientôt. On sort jamais, on fait jamais rien.
Je me suis affalée sur la table de la cuisine.
– Ça devient trop flippant là dehors, tu sais, Theresa. Ça a l’air de pire en pire. Au point que je déteste même sortir maintenant.
Theresa s’est assise près de moi.
– T’es déprimée, c’est tout. C’est une raison de plus pour partir d’ici.
Je n’étais pas sûr de comprendre ce qu’elle voulait dire.
– Écoute ce que je te dis. C’est de plus en plus dur dehors !
Theresa a tapé du poing sur la table.
– Mais ça a toujours été dur ! Quand est-ce que ça a été plus simple, dis-moi ?
– Putain, mais j’y crois pas ! ai-je hurlé. J’essaie de te dire que je peux pas encaisser plus, et toi tu me reproches de me laisser abattre ?
Theresa s’est appuyée sur le dos de la chaise en cherchant à capter mon regard avec ses yeux.
– Jess, j’ai jamais dit que tu te laissais abattre !
Ses mots ont résonné dans le silence de la cuisine. Je me suis levée et je me suis dirigée vers la chambre.
– Jess, attends un peu. Où tu vas ?
– Au lit. Je suis vraiment crevée.
***
Quand je suis arrivée devant l’agence d’intérim de Chippewa Street à l’aube, deux hommes étaient adossés à l’entrée du bureau.
– Hé, bulldagger ! m’a interpellée l’homme aux cheveux noirs.
Son ami a ri. Ils étaient tous les deux bourrés. Une fois de plus, il n’y avait sans doute pas de boulot à l’intérieur.
L’homme aux cheveux blonds s’est touché l’entrejambe.
– J’ai du travail pour toi ici, bulldagger. Mais c’est un boulot important, tu crois que tu peux t’en charger ?
J’ai continué mon chemin sans répondre à leurs ricanements.
J’ai salué le répartiteur.
– Salut Sammy.
Il avait l’air désolé.
– Tu veux attendre par ici, Jess ? Peut-être qu’autour de 10h30, on aura besoin de deux ou trois gars.
Je me suis demandé si je correspondais bien à cette catégorie – si j’étais un des gars.
J’ai observé autour de moi les mecs qui attendaient pour bosser. Certains fixaient le plafond. Leurs cigarettes sans filtre se consumaient dangereusement jusqu’à presque bruler leurs doigts jaunis par le tabac. D’autres me lançaient des regards chargés de colère. Je ne leur avais rien fait, mais sur le moment, j’étais la personne la plus simple à haïr.
– Nan, Sammy. Appelle-moi plus tard si t’as quelque chose, OK ?
Sammy a hoché la tête et m’a fait un signe de la main.
– Peut-être demain, Jess.
– Ouais, peut-être demain.
Je me suis armé de courage avant de repasser devant les deux hommes dehors. Je savais qu’ils m’attendaient. Quand je suis arrivé à leur niveau, le brun m’a lancé une bouteille de rhum vide qui a atterri à mes pieds. Je suis tombée en arrière, contre le mur de briques, sonnée.
– Putain de il-elle ! Vous volez notre boulot ! a-t-il hurlé alors que je m’éloignais rapidement.
Je me suis demandé qui je pouvais bien blâmer, moi.
Cette nuit-là, je me suis réveillée en plein milieu d’un rêve. La lumière de la lune illuminait notre chambre. Je voulais me replonger dans le rêve, mais j’étais déjà trop réveillée. Je me sentais encore emplie des sensations que j’y avais ressenties.
Dans le rêve, je marchais à travers une ville. Toutes les fenêtres étaient fermées. Il n’y avait aucun signe de vie : personne, pas un aboiement, rien. Tout était totalement silencieux.
La ville était entourée de champs et de forêts. Je suivais un filet de fumée dans le ciel au-dessus de la forêt et j’ai trouvé une hutte au milieu d’une petite clairière. Je me suis faufilé à l’intérieur à quatre pattes. Un modeste feu brulait au centre. J’ai pressé ma joue contre le sol chaud près du foyer et j’ai attendu.
Toutes les drags queens étaient là : Justine, Peaches et Georgetta. Butch Al était là aussi, et Ed. Il y avait d’autres gens autour, mais des ombres couvraient leurs visages. Je me suis aperçue que Rocco était assise près de moi. Elle s’est avancée vers moi et a passé la main sur ma joue. J’ai touché mon propre visage. J’ai senti la peau rugueuse d’une barbe de plusieurs jours. J’ai caressé mon torse plat. Je me sentais bien dans mon corps, à l’aise au milieu de mes amies.
– Où sont les autres ? ai-je demandé.
Justine a hoché la tête.
– Tout le monde va dans des directions différentes.
J’ai été envahie par un sentiment d’abandon.
– On ne se retrouvera plus jamais.
Peaches riait doucement.
– On se retrouvera, petite, ne t’inquiète donc pas.
Je me suis allongé et j’ai serré la main de Peaches.
– S’il te plait, ne m’oublie pas. S’il vous plait, que personne ici ne m’oublie. Je ne veux pas disparaitre.
Peaches m’a enlacée et m’a attirée contre elle.
– Tu es l’une d’entre nous, gamine. Tu le seras toujours.
J’étais paniquée.
– Je suis vraiment comme vous ? J’ai vraiment ma place ici ?
Des rires affectueux ont répondu à ma question. Une par une, chaque personne dans la cabane m’a prise dans ses bras. Je me sentais en sécurité et aimé, dans leurs bras.
Puis, j’ai regardé vers le haut : la hutte n’avait pas de toit. Les étoiles brillantes clignotaient comme des lucioles. L’air frais sentait l’eucalyptus. J’ai croisé mes jambes face au feu et je me suis réchauffée avec délectation.
– Où est Theresa ? j’ai demandé.
***
Je me suis réveillé sans entendre la réponse. J’ai secoué doucement Theresa.
– Bébé, s’il te plait, réveille-toi !
Elle a levé sa tête de l’oreiller.
– Qu’est-ce qu’il y a, Jess ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Je viens de faire un rêve incroyable.
Theresa s’est frotté les yeux.
– J’étais dans un endroit qui avait l’air ancien, en plein air, dans une forêt. J’étais avec Peaches, Justine et Georgetta. Et Rocco était assise près de moi.
Je ne savais pas comment lui décrire les émotions que j’avais ressenties dans ce rêve.
– Je sentais que j’étais comme elles, tu vois ?
J’ai senti la main de Theresa caresser l’arrière de mon t-shirt, puis elle s’est rendormie.
– Theresa.
Je l’ai secouée à nouveau. Elle a ronchonné.
– J’ai oublié de te raconter une partie du rêve. J’avais une barbe et ma poitrine était plate. Et ça me rendait tellement heureuse. C’était une partie de moi que je ne peux pas expliquer, tu comprends ?
Theresa a secoué la tête.
– Qu’est-ce que ça veut dire, Jess ?
J’ai écrasé ma cigarette.
– C’était comme un truc qui était en moi depuis longtemps. Comme si j’avais grandi différemment. Jamais de ma vie je n’ai voulu être différente, mais dans le rêve, j’aimais ça et j’étais avec d’autres gens qui étaient différents, de la même façon que moi.
Theresa a hoché la tête.
– Mais je croyais que c’était ce que tu avais ressenti en découvrant les bars.
J’ai réfléchi un moment à ce qu’elle venait de dire.
– C’est vrai, ai-je repris, c’était la même chose. Mais dans le rêve, c’était pas le fait d’être gay, c’était le fait d’être un homme ou une femme. Tu vois ce que je veux dire ? D’habitude, je dois toujours prouver que je suis comme les autres femmes, mais dans le rêve, je ne ressentais pas cette obligation. Je ne suis même pas sure que je me sentais comme une femme.
La lune éclairait l’air renfrogné de Theresa qui fronçait les sourcils.
– Tu te sentais comme un homme ?
– Non. C’est ça qui est bizarre. Je me sentais ni homme, ni femme, et j’aimais cette façon d’être différente.
Theresa n’a pas répondu tout de suite.
– Tu traverses beaucoup de changements en ce moment, Jess.
– Ouais. Mais qu’est-ce que tu penses de mon rêve ?
Theresa m’a jeté un oreiller.
– Je pense qu’il faut qu’on se rendorme.
Quelle que soit la réponse que j’attendais de Theresa, ce n’était pas celle-là. Mais le sujet n’allait pas être clos si facilement.
Vers la fin de l’été, Edwin et Grant ont débarqué chez nous. Jan est arrivée plus tard, avec des sacs de courses. Jan et sa nouvelle amante Katie avaient l’air très mal à l’aise, comme si elles s’étaient engueulées avant.
– C’est vraiment la crise, a dit Grant. Il faut qu’on change notre apparence ou on finira par crever de faim. Katie a ramené quelques perruques et du maquillage. Il y a un peu de boulot dans les supermarchés. Bon dieu, je sais pas pour vous, mais moi j’ai vraiment besoin de bosser. C’est juste pour un moment, le temps que les usines rouvrent.
Katie et Theresa se sont retirées dans la cuisine.
On était donc quatre stone butchs en train d’essayer des perruques à la mode. C’était comme Halloween, sauf que c’était effrayant et douloureux. Les perruques nous donnaient l’impression de nous tourner nous-mêmes en ridicule.
– J’en ai mis une. Jess, maintenant c’est ton tour, m’a dit Grant.
Edwin secouait la tête pendant qu’elle tenait le miroir devant moi.
J’ai jeté violemment la perruque par terre.
– Je ressemble encore plus à une il-elle avec cette perruque qu’avec une putain de banane !
– OK, fais comme tu veux, alors ! a crié Grant.
– Fous-moi la paix, Grant, j’ai hurlé en retour. Tu crois que t’es la seule à flipper ?
Grant s’est collée nez-à-nez avec moi.
– Bordel, qu’est-ce que je vais faire s’ils me mettent à la rue, hein ?
Je ne voulais pas me battre avec elle.
– Écoute, Grant. Si ça marche pour toi, alors vas-y, fais-le. Mais personne ne va m’embaucher avec cette putain de perruque sur le crâne. Et le maquillage non plus, ça va pas aider. Il faudrait me mettre un panier en osier sur la gueule pour cacher qui je suis.
Jan s’est levée et est partie. Comme ça, sans rien dire. Ed est allée chercher Katie à la cuisine pour la prévenir. Avec Grant, on s’est serré la main à contrecœur.
– Bébé, j’ai dit à Theresa, si ça te dérange pas, Ed, Grant et moi, on va aller chercher Jan et peut-être boire quelques bières, d’ac ?
Je savais que Theresa aurait préféré que je reste, mais comme Katie aussi était super énervée, elle m’a juste fait oui de la tête.
On était toutes les quatre assises en silence autour d’une table, dans l’arrière-salle d’un bar presque vide du West Side. On évitait de se regarder, Jan, Grant, Edwin et moi. On fixait nos bières des yeux, comme si elles allaient nous donner les réponses qu’on cherchait.
– J’ai fait beaucoup de rêves, dernièrement, ai-je commencé. La nuit dernière, y’a eu ce cauchemar. J’étais poursuivie par quelque chose jusqu’au bord d’une falaise. J’avais peur de ce qui arrivait derrière moi, et je ne savais pas ce qu’il y avait devant moi. Et d’un coup, j’ai décidé qu’il valait mieux sauter plutôt qu’attendre que la chose me rattrape.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Grant.
– Tu le sais bien, j’ai répondu.
Elle a haussé les épaules.
– Je sais ce que tu ressens. Mais je ne comprends pas ce que ça veut dire.
J’ai regardé Ed. Elle savait de quoi je parlais. J’en étais sure.
– J’ai pas mal pensé à Rocco, ai-je dit.
Jan a soupiré et a fait un mouvement de la tête. Elle était en train d’arracher l’étiquette de sa bouteille de bière avec ses ongles.
– J’étais sure que tu étais en train de parler de ça.
– Je peux pas m’empêcher de penser que je serais plus en sécurité. Vous comprenez ?
Ed évitait toujours mon regard.
Grant a hoché la tête.
– J’avoue que j’y ai pensé aussi. Tu connais Ginni ? Elle a été acceptée dans le programme de changement de sexe, maintenant elle se fait appeler Jimmy.
Edwin a lancé à Grant un regard furieux.
– Il nous a demandé de dire il, tu te rappelles ? On doit respecter ça.
Jan a reposé sa bouteille sur la table.
– Ouais, mais je suis pas comme Jimmy. Jimmy m’a dit qu’il pensait déjà être un garçon même quand il était petit. Je suis pas un mec, moi.
Grant s’est avancée vers elle.
– Comment tu sais ça ? Comment tu sais qu’on est pas des hommes ? On peut pas non plus dire qu’on soit des vraies femmes, hein ?
Edwin a secoué la tête :
– Putain, j’ai pas la moindre idée de ce que je suis !
Je me suis approchée d’elle et j’ai posé mon bras sur ses épaules.
– T’es mon amie.
Ed a eu un rire cynique.
– Oh super. Avec ça, je vais pouvoir payer mon loyer ! Merci.
– Oh va te faire foutre ! je lui ai dit en lui embrassant l’épaule.
Grant est partie commander une autre tournée au comptoir. Jan a filé aux toilettes. Je l’ai regardée pousser la porte des toilettes sur laquelle était écrit Femmes. Aucune femme n’est sortie en courant, aucun homme ne l’a suivie pour la jeter dehors, alors je me suis dit que ça devait aller.
Ed m’a tapé sur l’épaule.
– Je suis désolée, a-t-elle dit.
– Ça fait combien de temps qu’on est amies, Ed ?
Elle a baissé les yeux. J’ai continué :
– Alors, comment ça se fait que tu ne me dises pas ce qui t’arrive ? Tu sais que j’ai deviné, mais tu vas pas lâcher le morceau.
Ed a haussé les épaules
– J’ai honte.
– Honte de faire ça ou honte tout court ?
Grant est revenue à la table en trimbalant maladroitement les quatre bières. Jan a rappliqué peu après. Ed n’arrêtait pas de se frotter les yeux.
– Qu’est-ce qui se passe ? a demandé Grant.
J’ai regardé Ed.
– Y’a pas de honte à avoir.
Ed a hoché la tête :
– Ouais, je sais.
– On est toutes face au même questionnement, t’es pas toute seule, lui ai-je rappelé. Si tu peux pas t’ouvrir à tes amies, à qui tu vas parler de ça, bordel ?
– Je sais qu’il va bien falloir que j’en parle, a soupiré Ed.
– Quelqu’un va enfin me dire ce qui se passe, bordel ? a grogné Grant.
Ed a soupiré, avant de continuer :
– J’ai commencé à prendre des hormones masculines. Je les ai eues au marché clandestin, avec le charlatan un peu flippant.
– Putain de merde, a dit Grant. Waouh. Mais comment t’as deviné ça, Jess ?
– Ben, ta voix est en train de changer, Ed. Juste un petit peu, mais je l’entends. Et puis, forcément, je le sais. Je lutte avec le même souci, moi aussi.
Grant a tapé du poing sur la table, en rythme avec la musique du jukebox.
– Ed, tu pourrais me donner le nom de ce médecin ? Je dis pas que je vais faire quoi que ce soit. Mais j’aimerais avoir plusieurs options. Tu vois ce que je veux dire ?
Ed a hoché la tête.
J’ai frappé la table, dans un geste de frustration.
– J’ai besoin de parler à Rocco. Quelqu’un sait où elle est ?
Tout le monde a fait non de la tête.
– Qu’est-ce que ça fait ? Est-ce que ça dure juste un temps ? Je veux dire, est-ce qu’on pourra redevenir des butchs après, quand ce sera moins dangereux ?
Grant a souri d’un air triste.
– J’ai vu un film un jour. C’était sur un mec qui avait une maladie incurable, alors des scientifiques l’ont congelé. Plus tard dans le futur, d’autres médecins ont trouvé comment soigner sa maladie, alors ils l’ont ramené à la vie et l’ont guéri. Mais le seul problème, c’était que le mec venait du passé, et qu’il n’arrivait plus du tout à s’adapter au présent.
Je retenais mes larmes.
– Ouais, mais nous on n’est pas malades.
Jan a approuvé :
– Ouais, et qu’est-ce qui vous dit qu’un jour ce sera possible pour une butch de marcher dans la rue sans danger ? Peut-être que c’est foutu pour les gens comme nous. Peut-être qu’on est coincées là-dedans pour toujours.
Jan a baissé la tête.
– Ma sœur m’a dit que je pouvais venir vivre chez elle et son mari à Olean. Ils gèrent une petite laiterie. Le problème, c’est qu’ils ont dit que je pouvais emménager chez eux seulement si je venais seule, sans Katie. Ils disent qu’ils ne veulent pas que leurs filles voient ce genre de trucs tordus et contre-nature.
Elle a cogné lourdement la table.
– J’ai quarante-quatre ans, bordel. Et ma petite sœur me traite comme si elle était ma mère. C’est pas juste. Rien de tout ça n’est juste.
J’ai hoché la tête.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
Elle a haussé les épaules.
– J’en sais rien encore, a-t-elle répondu en passant son bras autour de mes épaules. C’est censé être moi la vieille bull, mais là, j’aimerais bien avoir une ainée à qui parler. Je voudrais que Butch Ro soit encore en vie. Elle, elle saurait quoi faire.
J’ai souri avec tristesse.
– Je suis pas sure, Jan. Je crois qu’aucune d’entre nous ne sait ce qu’il faut faire.
Grant s’est levée.
– Je vais aller acheter un pack de bières et rentrer à la maison me coller devant la télé. Vous voulez venir ?
J’ai secoué la tête. Jan et Grant sont parties ensemble.
Ed a enfilé sa veste.
– Hé Ed, je lui ai dit, il faut qu’on parle, mon pote. Si tu parles pas, tu vas exploser. Et moi, j’ai vraiment besoin de te parler. J’ai la trouille, Ed.
Elle s’est mordu la lèvre inférieure en fixant le sol.
– Tu te rappelles le bouquin que je t’ai filé ?
J’avais espéré qu’elle ne me poserait pas de questions là-dessus. J’avais apprécié le cadeau mais je ne l’avais pas lu.
– Ouais, le livre de Du Bois ?
Ed a hoché la tête.
– Il y a ce paragraphe que j’ai souligné pour toi. Je l’ai recopié sur un papier que j’ai tout le temps dans mon portefeuille. Lis-le. C’est comme ça que je me sens. Je pourrais pas le dire mieux.
J’étais si près d’elle que je pouvais sentir l’odeur délicate de sa peau et de ses cheveux.
– Ed, j’ai dit tout bas, je veux pas te perdre. Tu es mon amie. Je t’aime tellement fort.
Elle m’a repoussée fermement.
– Il faut que j’y aille, je t’appellerai.
– Ed, attends, hum, c’est quoi le nom de ce docteur ?
Elle a soupiré, puis elle a griffonné le nom et l’adresse sur une serviette en papier.
– Bonne chance, a-t-elle dit.
Je lui ai tapé amicalement sur l’épaule.
– Merci. J’en ai besoin.
J’avais trainé trop longtemps dehors. Je savais que ce n’était pas bien. Quand je suis rentrée à la maison, j’étais bien saoule. Je ne m’attendais pas à ce que Theresa soit encore debout à m’attendre. Elle était assise sur le canapé du salon dans un silence si complet que j’ai failli sauter au plafond quand elle s’est mise à parler.
– T’étais où ?
Quelque chose dans le ton de sa voix m’a fait peur.
Je me suis assis près d’elle sur le canapé. Je voulais la toucher mais j’ai commencé à réaliser à quel point elle était en colère contre moi. Au bout d’un moment, elle s’est rapprochée et elle a attiré tout le poids de mon corps contre elle. Elle était plus inquiète et contrariée qu’énervée.
– Je suis désolée, chérie, vraiment désolée, je lui ai dit. J’ai pensé qu’à moi. Je suis désolée.
Elle a hoché la tête.
– T’étais où ?
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’étais bourrée et un peu perdue.
– Je sais bien où j’étais. Je sais juste pas où je vais.
C’était le seul truc que j’avais trouvé à dire.
Elle a regardé mon visage en essayant d’y lire toutes mes pensées et toutes mes émotions. Je ne sais pas si elle y a trouvé ce qu’elle cherchait, mais elle s’est mise ensuite à me caresser les cheveux.
– Tu te rappelles ce que je t’ai raconté sur Butch Al et sur Jacqueline ?
Elle a tressailli. J’ai continué.
– Theresa, je commence à croire que je vais passer par là moi aussi.
Elle m’a regardée. Elle avait l’air calme et inquiète en même temps.
– Jan, Grant, Ed et moi, on a parlé presque toute la nuit, ai-je expliqué.
– Oui, ça en a tout l’air, a-t-elle dit en souriant. Vous avez parlé de quoi ?
– Bébé, je peux pas survivre en tant que il-elle plus longtemps. Je peux pas continuer à me prendre le système en pleine face, comme ça. Je vais pas tenir le coup.
Theresa m’a serré encore plus fort. Elle n’a pas dit un mot.
– On a parlé de peut-être commencer à prendre des hormones. Des hormones masculines. J’ai pensé que je pourrais peut-être essayer de passer en tant qu’homme.
J’attendais que Theresa dise quelque chose. Je pouvais entendre sa respiration, profonde et régulière. Je lui ai caressé l’épaule et le bras. Je sentais sous ma main le contour de chacun de ses muscles.
– Bébé, il faut qu’on en parle, ai-je dit.
Elle est restée un long moment assise en silence à côté de moi. Puis elle s’est levée sans un mot et elle est allée se coucher.
***
On n’a pas reparlé de ça pendant des semaines. D’ailleurs, on n’a pas beaucoup parlé tout court. En revanche, on trouvait régulièrement des petits trucs sur lesquels se prendre la tête, des petites explosions qui menaçaient d’en déclencher des plus grosses.
Quand j’ai commencé à me fermer sexuellement, Theresa réussissait encore à faire fondre mon mur de glace. Mais petit à petit, je me suis transformé en un roc monolithique d’émotions. Je me suis complètement fermé, comme un bloc de granit. J’avais besoin que Theresa en taille la pierre et qu’elle m’en libère, mais au lieu de ça, elle perdait patience et me maudissait. Ça ne marchait pas. J’étais toujours bloquée en stone, figée dans la pierre5.
– Parle-moi ! a-t-elle crié.
– Je regarde la télé, ai-je menti.
Elle s’est levée et s’est plantée devant la télé.
– Tu me parles jamais.
J’ai soupiré de manière exagérée, pour bien montrer mon exaspération.
– Super. Maintenant, tu veux bien parler. Génial. Eh bien, allons-y, parlons.
Mon ton était plat et scellé comme une porte encore fermée à double tour.
– Tant pis, a lancé Theresa.
Elle est sortie de la pièce en claquant la porte, furieuse.
J’ai continué à regarder la télé. Elle a claqué la porte de la chambre. Maintenant, nos deux portes étaient fermées. J’ai éteint la télé et j’ai fumé en silence. Les murs de pierre qui m’entouraient étaient en train de s’effriter. Je me sentais vulnérable et à vif. Maintenant que Theresa avait battu en retraite, je me rappelais à quel point j’avais besoin d’elle.
Tout à coup, je me suis mis à paniquer. Peut-être que je l’avais déjà perdue et que je ne m’en étais juste pas rendu compte. Je me suis levé et je me suis lentement dirigé vers la chambre. Au même moment, Theresa a ouvert la porte et s’est avancée vers moi. On s’est embrassées fébrilement.
– Je suis tellement désolée, chérie, je lui ai dit. Quand je deviens comme ça, je ne sais pas comment en sortir.
Theresa m’a serrée fort dans ses bras.
– Je sais, Jess. Je suis désolée, moi aussi.
Je pouvais entendre le faible son des accords de Marvin Gaye sur une radio, dehors.
– Tu sais ce que j’aimerais ? lui ai-je demandé. J’aimerais qu’il y ait encore un bar gay où on pourrait aller danser, comme on faisait avant.
Theresa a soupiré.
– Il y a des soirées lesbiennes au campus. J’aimerais qu’on puisse y aller. J’aimerais qu’il y ait quelque part où on puisse aller et se sentir les bienvenues.
On se balançait doucement au rythme de la musique, serrées dans les bras l’une de l’autre. Theresa s’est légèrement écartée de moi. Elle m’a regardé de haut en bas avec un sourire et a passé un doigt dans la boucle de ma ceinture. Elle m’a doucement tiré vers notre chambre, en chantant à voix basse :
– Let’s get it on6.
On s’engueulait, puis on faisait l’amour pour se réconcilier. C’est devenu une habitude assez inquiétante.
***
– Tu es une femme ! a crié Theresa en plein petit-déjeuner.
Elle a repoussé son assiette. C’était son boulot d’intérim à temps partiel qui avait apporté ce repas sur la table.
– Non, je n’en suis pas une, ai-je hurlé en retour. Je suis une il-elle, c’est différent.
Theresa a frappé sur la table avec colère.
– C’est un mot dégueulasse. Ils t’appellent comme ça pour te faire du mal.
Je me suis penché en avant.
– Mais je les ai écoutés. Ils ne disent pas « il-elle » aux butchs du samedi soir. Ça veut dire quelque chose d’autre. C’est une manière de dire qu’on est différentes. Ça veut pas simplement dire qu’on est… lesbiennes.
Theresa a froncé les sourcils.
– Qu’est-ce qui se passe ?
J’ai haussé les épaules.
– Rien. C’est juste que j’avais encore jamais prononcé ce mot. Ça a l’air si simple quand c’est toi qui le dis. Mais pour moi, ça sonne trop comme une insulte. J’ai même du mal à l’articuler.
On s’est souri malgré nous.
– Chérie, ai-je repris sur un autre ton. Il faut que je fasse quelque chose. Toute ma vie, je me suis battue pour défendre qui je suis. Je suis fatiguée. Je ne sais vraiment plus comment continuer. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour rester moi-même et réussir à survivre. Je ne vois plus aucun autre chemin.
Theresa s’est rassise dans sa chaise.
– Je suis une femme, Jess. Je t’aime parce que tu es une femme, toi aussi. En grandissant, j’ai décidé que je ne trahirais pas mes désirs en me résignant à épouser un fermier crasseux ou le mec de la station service. Est-ce que tu comprends ça ?
J’ai secoué la tête avec tristesse.
– Est-ce que tu préférerais que je ne sois pas une butch ?
Elle a souri.
– Non, j’adore ta butchitude. Je ne veux juste pas être la femme d’un homme, même si cet homme est une femme.
– Alors qu’est-ce que je suis censée faire ? ai-je demandé en tournant la paume de mes mains vers le ciel.
Elle a secoué la tête.
– Je n’en sais rien.
Theresa m’a demandé d’aller récupérer le linge sec et d’aller faire les courses pendant qu’elle était au travail. Mais au moment où elle a quitté la maison, je me suis sentie perdue. J’ai erré dans l’arrière-cour et je me suis agenouillée près de son potager.
Le temps que le soleil arrive au zénith, j’étais assise entre les rangées de courges en fleurs et de plants de tomates. Ce jardin était une partie de Theresa que je ne connaissais pas. J’ai commencé à réaliser que ce petit lopin de terre était en fait une photo souvenir du sol du pays où elle avait grandi. Où étais-je au printemps, quand Theresa avait semé ce jardin ? Maintenant, tout était flétri.
J’ai pensé à la manière dont chaque chose pousse à sa saison, et à toute la place que ça devait prendre sous la terre. J’ai pensé aux différentes choses qui échappent au contrôle du jardinier, comme la météo et les bestioles.
Derrière moi, le bruit des pas de Theresa sur l’herbe m’était familier, mais il m’a tout de même surpris. Je n’avais pas réalisé qu’il était si tard dans l’après-midi.
Je me suis souvenu que plus tôt dans l’été, je l’avais un jour trouvée en train de travailler dans le jardin, toute en sueur et rougie par le soleil. Je l’avais allongée juste à côté sur l’herbe, j’avais plaqué son corps au sol avec mes hanches et j’avais embrassé sa bouche jusqu’à ce qu’elle pousse ces petits gémissements de désir que je pouvais reconnaitre.
– Jess ?
La voix de Theresa a interrompu mes pensées.
– Qu’est-ce que tu fais dans mon jardin ?
– Je réfléchis, ai-je soupiré.
– T’es allée chercher le linge ? m’a-t-elle demandé. Et les courses ?
J’ai fait non de la tête.
– T’es restée assise là toute la journée ?
J’ai hoché la tête.
– Bordel, Jess, a-t-elle grommelé avec colère en repartant. J’aurais bien besoin d’un peu d’aide dans cette maison !
***
Ed et moi, on gardait un œil sur les mecs à côté de nous dans le bar.
– Qu’est-ce que ça fait, Ed ? je lui ai demandé avec empressement.
– C’est pas très différent. Pas encore, en tout cas, a-t-elle dit en haussant les épaules.
Sa voix était plus grave et elle commençait à avoir quelques poils de barbe fins et clairsemés.
– Est-ce que tu réussis à passer7 ? je lui ai demandé.
Elle a secoué la tête de gauche à droite.
– On ne me prend plus pour une femme. Mais apparemment on ne me prend pas pour un homme non plus. On me voit comme quelque chose entre les deux. Ça fait peur. J’aimerais pouvoir accélérer et arriver direct au moment où on me verra juste comme un homme.
– Mais Ed, les gens ont toujours fait comme si on était moitié femme, moitié homme.
– C’est vrai. Mais maintenant, ils ne savent pas ce que je suis, et ça les rend dingues. Je te le dis, Jess, si ça change pas bientôt, je vais pas réussir à encaisser encore longtemps. J’ai doublé les doses d’hormones juste pour essayer d’en accélérer les effets.
J’ai posé ma main sur son épaule. Deux hommes se sont retournés pour nous regarder. J’ai retiré ma main.
– Et comment Darlene prend tout ça ?
Ed a lentement tourné son visage vers moi. La tristesse qu’il y avait au fond de ses yeux m’a terrifiée.
– On n’en parle pas, a-t-elle répondu.
J’ai secoué la tête, sceptique.
– Vous n’en parlez pas ? Comment est-ce qu’on peut ignorer un truc aussi énorme ? Attends une minute, qu’est-ce que je suis en train de raconter ? On peut pas vraiment dire que Theresa et moi on communique sur ce sujet non plus.
On est restées assises en silence à siroter nos bières. Je me sentais rassurée par sa présence. Le bar a commencé à se remplir d’hommes. Il était temps de partir.
– Tu sais ce que c’est le pire dans le fait de ne pas parler à Theresa ? ai-je dit à Ed en partant. C’est que je n’ai même pas la moindre idée de ce que je veux lui dire.
Theresa était déjà endormie quand je suis rentré à la maison cette nuit-là. J’ai rampé dans le lit et je me suis blotti contre elle.
– Theresa, ai-je murmuré, il y a tellement de choses que j’essaie de te dire, mais je ne sais pas comment faire.
Elle a soupiré dans son sommeil.
– J’ai le sentiment que la prochaine engueulade va me démolir, que je vais en mourir et que ma vie n’aura eu aucun sens. Certains jours, quand tu m’embrasses sur le pas de la porte pour me dire au revoir, ça me met tellement en colère. Tu agis comme si tu étais sure que j’allais rentrer à la maison le soir, alors que j’aimerais que tu me dises au revoir comme s’il y avait un risque qu’on ne se revoie plus jamais.
Je me suis mordu la lèvre inférieure.
– J’ai l’impression que je ne vaux rien. C’est seulement quand tu me montres ton amour que j’ai le sentiment d’avoir une valeur. Et j’ai peur d’être en train de te perdre. Qu’est-ce que je ferais si jamais tu me quittais ?
J’ai essayé de pleurer en silence pour ne pas la réveiller.
– Je suis tellement désolée pour toutes les fois où je me suis conduite comme une abrutie. Je t’aime tellement fort. Peut-être trop fort. S’il te plait, ne me quitte pas, bébé. S’il te plait, ne t’en va pas.
Theresa s’est retournée et a touché mon visage. J’ai essuyé mes larmes.
– Jess, tu as dit quelque chose ?
Sa voix était enrouée par le sommeil.
– Non, chérie.
Je lui ai caressé les cheveux et je l’ai embrassée sur la joue.
– Rendors-toi.
***
Depuis la porte de la cuisine, Theresa me regardait rempoter une phalangère.
– Il y a un pot plus grand sous l’évier, m’a-t-elle rappelé.
J’ai secoué la tête.
– Cette plante préfère quand elle est à l’étroit. Plus il y a de tension sur ses racines, plus elle pousse.
Theresa est venue derrière moi et a passé ses bras autour de ma taille.
– Est-ce que c’est comme ça pour nous aussi, bébé ?
Je n’ai pas répondu. Elle m’a tournée face à elle. Je ne parvenais pas à la regarder dans les yeux.
– Qu’est-ce qu’il y a bébé ? m’a-t-elle demandé avec insistance.
J’ai haussé les épaules.
– Je crois que je n’ai pas les mêmes sentiments que les autres gens, que je ne ressens pas les mêmes émotions. Parfois, tu veux que je te dise comment je me sens et je suis incapable de savoir si je suis comme les autres, à l’intérieur. Peut-être que je n’ai pas de vrais sentiments.
Theresa n’a pas répondu immédiatement. Elle a posé sa tête sur mon épaule et elle m’a attirée contre elle.
– Assieds-toi bébé, a-t-elle dit en soupirant.
Elle a rapproché une autre chaise de cuisine à côté de la mienne.
– Oh, bien sûr que tu as des sentiments, bébé. Je pense que tu peux ressentir l’amour, peut-être même mieux que n’importe qui d’autre.
Elle a pris mes mains dans les siennes.
– Il y a tellement de choses qui se passent dans ton cœur que ça m’effraie parfois. J’ai peur que tu exploses si tu ne trouves pas une sorte de soupape de sécurité. J’ai l’impression que la colère est un sentiment difficile pour toi. Peut-être que c’est ta propre rage qui te terrifie. Je pense aussi que l’humiliation est un sentiment extrêmement dur à encaisser et à gérer pour n’importe qui, et j’ai l’impression que tu y es beaucoup confrontée.
Je pouvais à peine supporter d’entendre ses mots. Je commençais à avoir chaud et j’avais la tête qui tournait. Theresa m’a attirée contre elle et a effleuré ma joue de ses lèvres.
– Calme toi, chérie, a-t-elle murmuré.
Je me suis écartée brusquement.
– Mais peut-être que j’éprouve pas de sentiments comme les autres gens. Peut-être que la façon dont j’ai grandi m’a changée à l’intérieur. Peut-être que je suis comme cette plante. Mes sentiments ont été tellement étouffés que je me suis développée d’une autre manière.
Theresa a souri en réfléchissant à ce que je venais de dire.
– Oui, peut-être que c’est ce qui te rend si sensible aux sentiments des autres. Tu vois si bien à l’intérieur des gens que parfois, ça me donne l’impression d’être nue en ta présence.
– Pourquoi est-ce qu’il faut que les sentiments aient autant d’importance ? ai-je soupiré.
Theresa a souri de nouveau.
– Tu veux dire tes sentiments, bébé. Tu considères toujours les sentiments des autres comme quelque chose de très important. C’est une position difficile pour toi, chérie. Mais ne me laisse pas toute seule dans le brouillard.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? ai-je demandé en fronçant les sourcils.
Theresa a pris une voix douce.
– Je veux dire que moi aussi je ressens des choses par rapport à ce qui nous arrive. Et tu es la seule personne avec qui je peux vraiment en parler. Mais parfois, tu n’es pas là pour moi. Tu te rappelles l’année dernière quand on est allées t’acheter un nouveau costume ?
J’ai grimacé en essayant de chasser ce souvenir douloureux. Je ne voulais pas y penser, mais Theresa m’y a forcé.
– Jess, c’était un cauchemar. J’étais là aussi, tu te rappelles ? On s’est toutes les deux senties humiliées. Quand on est rentrées à la maison, je n’avais personne au monde vers qui me tourner pour en parler, à part toi. Mais tu étais déjà toute refermée et éteinte, et je savais que ça prendrait des jours ou des semaines avant que tu t’ouvres de nouveau. J’avais besoin de toi.
J’ai regardé fixement mes mains jointes sur mes cuisses.
– Tu sais comment je me sens, parfois, Theresa ? Comme si je n’avais absolument rien pour toi. J’aurais envie de te donner tout ce qui est en mon pouvoir, mais j’ai l’impression de ne rien avoir à t’offrir. Je le pense vraiment. C’est toi la plus forte, c’est toi qui fais tout tenir en place, qui nous maintiens à flot. Tout ce que je sais faire, tout ce que je peux faire, c’est te faire l’amour.
Theresa a dénoué mes mains.
– Alors, aime-moi simplement, Jess. Et je t’en prie, ouvre-toi à moi de temps en temps. S’il te plait.
J’ai haussé les épaules.
– J’ai essayé de te dire ce avec quoi je me débats en ce moment, mais tu as refusé d’en parler. Je ne peux pas continuer plus longtemps sans d’abord changer quelque chose.
Theresa a soupiré.
– Je suis une fem, Jess. Je veux être avec une butch. En plus, je commence vraiment à me sentir appartenir au mouvement des femmes, même si tous les aspects de moi-même ne peuvent pas forcément s’y épanouir en même temps. Mais mon monde s’agrandit vraiment.
– Génial, ai-je grommelé. Le mien se rétrécit. Mais les hormones, c’est comme des lunettes adaptées à ma vue. Si j’arrive à le voir à travers ce filtre, il se pourrait bien que mon monde s’élargisse aussi.
Theresa a secoué la tête.
– Je ne veux pas être avec un homme, Jess. Je ne le ferai pas.
– Mais je serai toujours une butch ! ai-je protesté. Même sous hormones.
Ensuite, j’ai dit quelque chose qui me faisait réellement peur mais que j’ai regretté d’avoir formulé à haute voix.
– Peut-être que ça te plairait si j’étais un mec. Ce serait plus facile d’être avec moi.
Theresa s’est enfoncée dans sa chaise. La chaleur de son visage s’est estompée.
– Je mets du rouge à lèvres et des talons hauts, et je marche dans la rue main dans la main avec toi, Jess. C’est ma vie, et je suis sacrément courageuse d’aimer qui j’aime. N’essaie pas de m’enlever qui je suis.
Mon menton s’est mis à trembler.
– Bien, et qu’est-ce que tu penses des choses qui m’éloignent de qui je suis, moi ? Mais putain, qu’est-ce que je vais faire, Theresa ? Dis-moi, qu’est-ce que je peux faire ?
Je suis resté assis, crispé, alors que Theresa m’enveloppait dans ses bras.
– Je ne sais pas Jess, a-t-elle murmuré. Je n’en ai tout simplement plus la moindre idée.
***
Theresa et moi, on est restées assises sur le canapé un long moment sans parler. On était toutes les deux usées et vidées par de longs mois de distance et de piteuses disputes.
– Tu as déjà pris ta décision, n’est-ce pas ? a-t-elle demandé.
Je savais que son ton était plus froid qu’elle ne l’aurait voulu.
J’ai hoché la tête.
– Ouais, et j’ai passé en revue des centaines d’options.
Je n’avais pas voulu paraitre si sarcastique.
– Bon dieu, Theresa, je suis si terrifiée. Je ne veux pas mourir, mais je ne sais pas comment vivre. J’ai vraiment peur.
Theresa m’a tiré vers elle. Elle m’a serré si fort que j’avais du mal à respirer.
– Je ferais n’importe quoi pour être assez forte pour te protéger, a-t-elle dit. Je ferais n’importe quoi juste pour pouvoir te garder en sécurité avec moi.
Elle a posé ses doigts sur mes lèvres pour m’empêcher de parler.
– Peut-être que je comprends ce que tu veux dire. Je crois que je ne veux juste pas admettre que tu as raison.
J’étais soulagée. J’ai essayé de la prendre dans mes bras, mais son corps était inerte. Je me suis écartée pour examiner son visage. Elle n’avait pas encore fini de parler.
– J’ai peur aussi, a-t-elle repris. Si je ne suis pas avec une butch, tout le monde va penser que je suis hétéro. C’est comme si moi aussi j’allais devoir passer, contre mon gré. J’en ai ras-le-bol de ce monde qui présume que je suis hétéro. J’ai travaillé dur pour être perçue comme lesbienne.
On a souri toutes les deux.
– Tu as pris ta décision. Je le sais. Ça ne me surprend pas vraiment. J’ai eu tellement peur pour toi.
Les larmes ont commencé à couler sur son visage. J’ai essayé de les essuyer, mais elle a repoussé mes mains et les a tenues fermement dans les siennes.
– Mais je ne peux pas le faire, Jess. Je ne peux pas arpenter le monde avec toi et faire semblant que tu es un homme. Je ne peux pas être heureuse en me faisant passer pour une femme hétéro. Je ne peux pas vivre comme ce couple dans Appartement 3-G8 qui a trop peur des gens pour leur faire confiance et se faire des amis. Je ne peux pas vivre comme une fugitive avec toi. Je serai incapable d’y survivre, Jess. S’il te plait, essaie de comprendre, mon cœur.
Je me suis écartée d’elle.
– Qu’est-ce que t’es en train de dire ?
Elle s’est contentée de secouer la tête. Je me suis levée lentement.
– Qu’est-ce que tu es en train de dire ? Tu ne vas pas rester avec moi ? Pourquoi ? Ce n’est donc que ça, la force de l’amour que tu me portes ?
Theresa s’est levée et s’est avancée vers moi.
– S’il te plait, bébé. Je ne peux pas. Je ne peux juste pas rester avec toi si tu fais ça.
La rage bouillonnait au fond de ma gorge.
– Mais, si tu m’aimais…
Le visage de Theresa était froid et empli de fureur.
– Ne me dis plus jamais ça.
Mes yeux se sont remplis de larmes de colère.
– Mais, c’est la vérité, non ?
Tout ce que j’avais retenu en moi a fini par déborder et par exploser quand Theresa s’est mise à pleurer. Elle a enfoui sa tête dans mon cou.
– Ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas. Je t’aime si fort que je ne sais pas quoi faire. Je ne peux juste pas te suivre là-dedans. J’essaie de te comprendre. Tu ne peux pas essayer de me comprendre aussi ?
J’ai secoué la tête.
– Comment ça se fait que personne ne me laisse jamais le choix dans la vie ? Je ne peux pas continuer à vivre comme ça, mais tu ne passeras pas avec moi la seule porte qui m’est ouverte. Merci beaucoup.
Theresa m’a frappée violemment l’épaule. Je lui ai attrapé les poignets. On a lutté jusqu’à ce qu’on tombe l’une contre l’autre, exténuées. On s’est assises côte à côte sur le canapé.
– Je ne sais pas comment tu pourrais survivre autrement, a-t-elle dit. Mais moi je peux pas le faire.
Ma gorge s’est serrée. J’espérais pouvoir la faire changer d’avis.
– N’essaie pas de me faire changer d’avis, a-t-elle ajouté.
Elle avait toujours su lire dans mes pensées.
– Et je n’essaierai pas de te faire changer d’avis non plus, d’accord ?
Je l’ai regardée, dubitatif.
– Chérie, s’il te plait, ne me quitte pas maintenant. Je suis terrifiée. C’est trop dur. S’il te plait.
Theresa s’est levée brusquement.
– Arrête ça tout de suite, a-t-elle exigé.
Ça lui faisait trop mal. Je me suis rétractée.
Je me suis avancée vers elle et j’ai tourné doucement son visage vers le mien.
– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? lui ai-je demandé.
– Tu ferais mieux de partir, a-t-elle simplement répondu.
C’était étrange de l’aimer autant et de me sentir en même temps aussi loin d’elle.
– T’es sérieuse ?
Elle a hoché la tête et elle a marché jusqu’à la fenêtre, comme si elle pouvait voir au dehors à travers l’obscurité de la nuit.
– Je vais rassembler toutes les affaires dont tu as besoin. Tes amies viendront t’aider.
Je continuais à croire que tout ceci ne pouvait pas être en train d’arriver.
– S’il te plait, ai-je répété, est-ce qu’on pourrait pas au moins essayer ? J’ai besoin de toi !
– Je ne sais pas quoi faire non plus, a dit Theresa. Il va juste falloir que je trouve mon propre chemin, maintenant. Je sens que je suis en train de sombrer, moi aussi. Mais cette fois-ci, on ne peut pas se secourir l’une l’autre.
J’ai fixé le sol des yeux.
– Et si je ne prenais pas d’hormones et que je n’essayais pas de passer ?
– Eh bien, tu seras sans doute tuée en pleine rue ou bien tu deviendras tellement folle que tu finiras par te flinguer, je ne sais pas.
On est restées debout, sans parler.
– Quand est-ce que tu veux que je m’en aille ?
– Ce soir.
Après avoir dit ça, Theresa s’est effondrée et s’est mise à sangloter. Je l’ai enlacée et je l’ai serrée fort dans mes bras, pour la dernière fois.
Elle avait raison. Une fois qu’on avait toutes les deux compris qu’on ne pouvait plus continuer ensemble, il fallait que je parte. La douleur était déjà trop insupportable. Theresa m’a caressé le visage et a répété :
– Je t’aime tellement.
J’ai hoché la tête en laissant les larmes ruisseler sur mon visage. Je savais que c’était vrai, mais une partie de moi était en rage contre elle, parce qu’elle ne m’aimait pas assez pour qu’on reste ensemble.
Je suis allée dans la chambre pour mettre quelques vêtements dans un sac à dos. Je savais qu’elle emballerait le reste de mes affaires avec précaution.
Theresa m’a raccompagnée jusqu’à notre porte. On ne parvenait pas à ravaler nos larmes, mais on essayait de ne pas s’effondrer complètement.
– Une part de moi veut venir avec toi, a-t-elle dit. Mais si je le faisais, je vivrais ta vie, pas la mienne. Je finirais par t’en vouloir de ma décision.
Elle me caressait le visage tout en parlant. Ça faisait tellement de bien de sentir le bout de ses doigts contre ma peau.
J’ai regardé par terre.
– Il y a tellement de choses que j’aurais aimé te dire. Mais je n’ai jamais pu trouver les mots.
Elle a souri.
– Écris-moi une lettre un jour.
– Je ne saurais pas où l’envoyer.
– Écris-la quand même, a-t-elle dit.
– On en est vraiment là ? C’est fini ? ai-je demandé.
Elle a fait oui de la tête.
On s’est embrassées aussi profondément qu’on a pu. Puis, on s’est détachées l’une de l’autre. J’ai passé la porte et je me suis retourné pour la regarder une dernière fois. Elle a souri, presque comme pour s’excuser. Je lui ai fait un signe de la tête. Elle a refermé la porte.
Soudain, j’ai pensé à plein de choses que j’avais besoin de lui dire, mais je savais qu’elle n’avait pas besoin de les entendre tout de suite. Je suis restée assise sur le palier pendant un bon moment. Mais je me suis dit que Theresa allait peut-être appeler une amie pour la consoler, alors je ne voulais pas être dans nos escaliers quand elle arriverait.
Je suis descendue et j’ai traversé la cour. J’ai retourné une caisse en bois et je me suis assise dessus. Le ciel était noir et constellé d’étoiles. Je me suis sentie seule au monde. J’avais tellement peur que j’avais du mal à respirer. Je n’avais aucune idée de vers où je me dirigeais. Je ne savais pas quoi faire de ma vie. Je ne parvenais même pas à identifier une direction vers laquelle commencer à marcher.
Je suis resté assis sur cette caisse toute la nuit, à regarder vers le ciel. De temps en temps, je pleurais, le reste du temps, j’étais juste assis là. Je m’efforçais de penser à mon avenir, essayant d’imaginer la route qui s’ouvrait devant moi, et cherchant à entrevoir qui j’allais bien pouvoir devenir.
Mais tout ce que je pouvais voir, c’était le ciel nocturne et les étoiles au-dessus de moi.
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1. « Elle t’aime, ouais, ouais, ouais », 1964.
2. 7-Eleven est une enseigne de commerces de proximité ouverts 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, développée principalement en Asie et en Amérique du Nord.
3. Au début des années 1970, des habitant∙e∙s de la réserve sioux oglala de Pine Ridge dénoncent la corruption du chef du conseil tribal, la vente des terres de la réserve à des prix bradés aux gouvernements états-uniens successifs et les conditions de vie dans la réserve, l’une des plus pauvres du pays. Après avoir épuisé tous les recours légaux, elles/ils se tournent vers l’American Indian Movement (AIM), organisation militant pour les droits civiques des peuples natifs aux États-Unis. Le 27 février 1973, habitant∙e∙s et militant∙e∙s de l’AIM occupent le hameau de Wounded Knee situé dans la réserve, prenant onze otages. Le choix de ce lieu est symbolique, puisqu’il a été le théâtre du massacre de plus de 300 Sioux Lakotas Miniconjou par l’armée états-unienne en 1890, l’un des derniers du génocide. Alors que le FBI commence un siège militaire et menace de donner l’assaut, un soutien important se met en place et la lutte bénéficie d’une forte visibilité médiatique, poussant le gouvernement à renoncer à un second massacre. Les militant∙e∙s proclament l’indépendance du territoire, et l’occupation devient un symbole de la lutte contre la gestion états-unienne des réserves indiennes en général. Le 8 mai 1973, après soixante-et-onze jours d’occupation, les militant∙e∙s annoncent leur reddition et quittent les lieux avant l’arrivée des autorités.
4. Dans les années 1970, après une période de forte croissance économique, l’inflation, le chômage et les limites de production annoncent une crise économique aux États-Unis comme dans de nombreux pays industrialisés.
5. Feinberg joue dans ce paragraphe sur le double sens du mot stone en anglais, qui signifie pierre mais qui fait aussi référence, dans ce contexte, aux stone butchs.
6. « Recommençons ensemble », paroles de la chanson éponyme de Marvin Gaye, 1973.
7. Le passing renvoie à la façon dont une personne trans’ est « lue » en terme de genre. Passer, c’est être perçu∙e par les autres, les inconnu∙e∙s, comme appartenant au genre de transition (qui n’est pas celui assigné à la naissance). Dans le cas de Ed, il s’agit de passer en tant qu’homme. Puisque d’un simple coup d’œil on nous attribue un genre ou l’autre, l’idée de passing repose sur tous les marqueurs du genre : habillement, posture corporelle, gestuelle, tonalité et intonation de la voix, activités et comportements jugés socialement comme masculins ou féminins. Ces marqueurs reflètent les codes sociaux en matière de genre et peuvent donc être vécus comme normatifs. Ils comportent également une part de subjectivité qui fait qu’une personne peut être perçue de genre différent selon son interlocuteur∙rice. Pour beaucoup de personnes trans’, avoir un passing apporte une sécurité en protégeant des agressions transphobes.
8. Apartment 3-G est une bande dessinée publiée à partir de 1961 sous forme de série dans un journal états-unien, qui raconte l’histoire de trois femmes partageant un appartement (le fameux appartement 3G) à Manhattan.
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