Chapitre 14

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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14

Le ciel nocturne a fini par s’éclaircir, passant du noir à l’indigo. J’étais toujours dans notre cour, assise sur la même caisse. Le soleil n’allait plus tarder à se lever. Je ne voulais pas être là au moment où Theresa commencerait sa journée et où le reste du monde allait se mettre en route.

J’ai balancé ma jambe par-dessus ma Norton et je l’ai démarrée au kick. J’ai attaché mon casque et rabattu ma visière pendant que l’engin prenait vie, en rugissant entre mes jambes. C’était là, sur cette moto et sous ce casque, que je trouverais désormais ma mobilité et ma sécurité.

Alors que l’aube commençait à marbrer le ciel, j’ai roulé à travers le dédale des rues silencieuses de la ville. La brume s’accrochait à l’asphalte, suspendue comme de la fumée. Une fine pluie a commencé à tomber. J’ai roulé vers mon propre futur comme s’il ne s’agissait que d’un rêve. La pluie, de plus en plus forte, me bombardait. De l’eau perlait sur mon casque, puis courait en petits ruisseaux vers le bas de ma nuque et trempait ma chemise sous mon blouson en cuir. Mon jean mouillé était froid et rigide sur mes cuisses. Chaque coin de rue était une nouvelle crise existentielle. Tourner à gauche ? Tourner à droite ? Aller tout droit ?

La faim a fini par me tirer hors de la rue et par m’amener jusqu’au supermarché Loblaw’s. J’ai appelé chez Jan. Pas de réponse. Je ne voulais pas appeler chez Ed de si bonne heure parce que Darlene dormait sûrement encore.

J’ai rempli un sac en plastique de cerises, et je les ai mangées en arpentant les rayons de long en large. Mon jean me collait aux jambes à chaque mouvement. Je suivais des yeux les allées et venues de femmes qui poussaient des caddies remplis de céréales et d’enfants.

Celles qui me dévisageaient du regard s’assuraient que je remarque bien leur dégout avant de s’éloigner. Je le remarquais.

– Jess ?

La voix m’a fait sursauter. Je me suis retourné et je me suis retrouvé face à une femme qui m’était familière. Un enfant était agrippé à sa jambe. Un autre tenait sa main et me fixait.

– C’est moi, Gloria. Tu te souviens ? On travaillait ensemble à l’imprimerie. Tu bossais là-bas après l’école.

J’ai hoché la tête, mais mon esprit était comme enveloppé dans du coton. J’ai essayé de comprendre ce qu’elle disait à mesure que les mots atteignaient mon cerveau : Gloria était divorcée, le contremaitre l’avait draguée, elle avait démissionné. Et moi, quoi de neuf ?

Sa dernière question m’a surprise. J’ai haussé les épaules.

– Je cherche un endroit où me poser le temps de trouver un boulot et un appart. Au fait, j’ai toujours voulu te remercier de m’avoir donné le nom de ces bars. Ça a changé ma vie.

Gloria a jeté un regard nerveux vers ses enfants.

– Voici Scotty et voilà Kim. Dites bonjour à Jess. Jess et maman travaillaient ensemble, avant.

Scotty s’est caché derrière les jambes de Gloria. Kim a maintenu son regard fixe, la mâchoire pendante. Son regard m’a troublée mais il ne reflétait pas la moindre hostilité. Au contraire, son visage était plein d’émerveillement, comme si j’étais une pluie de feux d’artifice en train d’exploser dans un ciel obscur.

– Tu peux dormir chez nous ce soir, si tu n’as nulle part où aller. Sur le canapé, je veux dire.

Gloria m’a donné son adresse.

– Après 19h30, a-t-elle dit, une fois que j’ai couché les enfants.

Ça laissait beaucoup de temps à tuer.

Je me suis arrêtée pour prendre de l’essence. Une file de voitures serpentait dans tout le pâté de maison. Tout le monde était paniqué par l’annonce d’une pénurie d’essence qui faisait les gros titres des journaux.

– C’est une blague ? me suis-je plaint au pompiste quand j’ai vu le prix du plein.

– C’est pas à moi qu’il faut dire ça. Dites-le aux Arabes. Ils nous tiennent par les couilles.

– Oh, allez, lui ai-je dit en montrant le fleuve. Il y a des pétroliers pleins de carburant ancrés là-bas qui attendent juste que les prix crèvent le plafond.

Je savais ce que je disais. J’avais essayé de passer par l’agence d’intérim pour qu’ils m’envoient là-bas nettoyer les ballasts1, mais ils avaient dit que c’était un travail d’homme.

Quand je me suis enfin retrouvé sur la I-190 vers le nord, j’ai mis les gaz à fond. J’entendais dans le vrombissement du moteur tout ce que je ressentais à l’intérieur de moi.

En fin d’après-midi, je suis revenue vers la ville. Je me suis arrêtée dans une pizzeria du West Side pour manger des ailes de poulet. Je commençais à m’impatienter au comptoir mais le gars qui était derrière ne semblait pas vouloir me servir. Je me suis retourné pour voir ce qu’il était en train de regarder. C’est là que j’ai vu une table entière de supporters en train de me dévisager.

J’ai tapé un coup sur le comptoir :

– Excusez-moi.

J’ai entendu derrière moi la voix d’un homme :

– Qu’est-ce qu’on a là ?

Il était temps d’y aller.

Un des gars m’a barré l’unique sortie. J’ai réussi à passer en le poussant vraiment fort, puis j’ai couru dehors vers le parking. J’ai bondi sur ma moto, mais il était trop tard. Ils étaient presque sur moi. J’ai sauté de ma moto, qui s’est aussitôt renversée. Je l’ai laissée, couchée sur le bitume, et j’ai couru. Mes poumons me brulaient comme s’ils étaient sur le point d’exploser, mais je n’ai pas arrêté de courir avant d’avoir traversé plusieurs pâtés de maisons. J’ai fini par m’asseoir sous un arbre pour reprendre mon souffle. Je me suis demandé combien de temps j’allais devoir attendre avant de pouvoir retourner chercher ma moto sans prendre de risque.

C’était presque le crépuscule quand j’y suis retournée. Je me suis placé de l’autre côté de la rue, en face du restaurant. Je ne voyais personne à l’intérieur, à part le gars derrière le comptoir. J’ai retrouvé ma Norton sur le parking. Il ne restait pas grand chose sur la moto qui n’ait été écrasé ou tordu. Ils avaient sûrement dû y aller avec un démonte-pneus ou une batte de baseball. Je me suis demandé comment ils s’y étaient pris pour lacérer l’épais pneu en caoutchouc.

Je savais bien que ce n’était qu’une moto, mais j’avais l’impression d’être un fantôme en train de regarder d’en haut son propre corps mutilé sur l’asphalte. Je me suis éloignée de l’épave. On ne pouvait plus rien faire pour elle.

Ça m’a pris une éternité pour aller jusque chez Gloria. À Buffalo, t’avais le temps de mourir avant qu’un bus ne passe. Je ne lui ai pas dit ce qui s’était passé. Il y avait déjà bien assez de malaise entre nous. Je lui ai demandé si je pouvais utiliser son téléphone. Elle a dit oui, à condition que ça ne soit pas trop long. Elle attendait un coup de fil.

J’ai appelé Edwin. Sa voix semblait creuse et distante. Darlene avait fait ses bagages. Elle était partie.

– Oh merde, je suis tellement désolée, ai-je dit à Ed. Theresa et moi, on a aussi rompu.

On est restées silencieuses. Je n’avais aucun moyen de la rejoindre.

– Tu peux venir me chercher, Ed ?

– Darlene a pris la voiture.

– Elle a pris la voiture ? C’est allé aussi loin que ça ?

Ed avait l’air d’être dans le même état que moi. Engourdie et détachée.

– Non, je la lui ai laissée.

Gloria a attrapé mon regard et a regardé sa montre.

– Ed, j’ai plus de moto. Je te raconterai ce qui s’est passé plus tard. Je te rappelle, OK ? Mais… attends ? Est-ce que ça va ?

Je ne suis pas sure de ce qu’elle a répondu.

Gloria a appelé son amie. Je pouvais l’entendre pleurer à voix basse dans la cuisine, pendant qu’elles parlaient.

Je me suis allongée sur le canapé. J’avais passé une grande partie de ma vie sur le canapé des autres. Jusque-là, je ne m’étais pas vraiment laissée aller à ressentir quoi que ce soit par rapport à ma rupture avec Theresa. J’ai failli éclater en sanglots, mais j’ai contenu mes émotions comme si je serrais mon cœur avec un garrot. Je n’avais aucune intimité ici, ni aucun endroit au monde où j’aurais pu pleurer cette rupture tranquillement. J’ai donc tout refoulé et j’ai pris la seule issue de secours qui s’offrait à moi : dormir.

J’ai été réveillé par le bruit des bagarres d’un dessin animé. Mes yeux me brulaient. Ils étaient tellement enflés qu’ils semblaient impossibles à ouvrir. Kim et Scotty étaient assis par terre, adossés au canapé sur lequel je dormais. Kim a jeté un coup d’œil vers moi, par-dessus son épaule.

– Il est réveillé ? a demandé Scotty.

– Ouais, a répondu Kim, elle est réveillée.

***

– T’es bien mieux sans elle, mon petit, m’a dit Grant. C’était une putain de communiste.

J’ai inspiré profondément.

– Grant, ne fais pas ça. J’aime Theresa. Je suis à fleur de peau, là, et complètement bouleversé. Fais gaffe aux endroits où tu appuies.

Grant a haussé les épaules.

– Bon, maintenant, il faut que tu t’en remettes et que tu passes à autre chose.

La sirène a retenti. Grant et moi, on s’est dirigées vers la cantine en passant entre des palettes sur lesquelles s’entassaient des cartons en piles si hautes qu’elles me rappelaient les dunes du désert.

J’étais content d’avoir du boulot. La récession s’aggravait. Ford, Chrysler et General Motors venaient d’annoncer des licenciements massifs.

C’est Grant qui m’avait rencardée sur ce job régulier en intérim, à l’usine de boites en carton. On s’occupait de tracer et de pré-découper du carton ondulé, des boites à pizza et toutes autres sortes de boites en carton. Le staccato infini du poinçon mécanique qui traçait les coupes me faisait mal à la tête.

– Alors, est-ce que tu as un endroit à toi maintenant ? m’a demandé Grant.

J’ai hoché la tête.

– Ouais. Je suis resté chez Gloria pendant un mois. Ça m’a laissé le temps d’économiser assez d’argent.

Grant a souri.

– Elle t’a laissé rester si longtemps ? Peut-être qu’elle t’aime bien.

J’ai secoué la tête.

– Nan, c’est juste que ça tombait bien pour elle aussi. Elle bosse de nuit. Du coup je m’occupais d’emmener les enfants à l’école avec sa voiture et d’aller les rechercher. Comme ça, elle pouvait dormir quand elle rentrait du boulot. Ensuite, j’allais bosser dans l’équipe de l’après-midi. C’était parfait. J’aime bien ses mômes. Ça m’arrive encore de temps en temps de les prendre le weekend.

Grant a souri de toutes ses dents.

– On dirait une vraie petite famille…

– Oh, Grant ! Change de disque ! Ah, d’ailleurs, t’as des nouvelles de Ed ?

On s’est regardées l’une l’autre, surprises. L’espace d’un instant, j’avais complètement oublié la bagarre dans le bar, le jour où Grant avait lâché sur Ed toute sa rage, sans aucune bonne raison. Je détestais ce côté de Grant, si odieux et mesquin.

Grant m’a regardée me souvenir.

– Ed ne m’a jamais aimée, a-t-elle dit. Elle ne m’aime pas parce que je suis blanche.

J’ai secoué la tête.

– Oh, c’est pas vrai ça, Grant. Elle est en colère contre toi à cause des choses que tu lui as dites, le soir où tu l’as frappée, au bar.

Grant a baissé les yeux.

– Merde, j’ai dit que j’étais désolée.

– Allez, Grant !

J’ai claqué le dessus de la table.

– Et si un gars te traitait de pervers ou de monstre et qu’après il te disait qu’il était désolé d’avoir élevé la voix ? Je pige pas, Grant. Je t’ai observée au boulot, tu es sympa avec tout le monde.

Grant s’est frotté les yeux.

– Bon, des fois ma bouche s’emballe et mes mots vont plus loin que mes pensées. En particulier quand j’ai un peu trop bu.

Elle a haussé les épaules.

– Je suis vraiment une merde, des fois.

Je me suis demandé qui était vraiment Grant, sous toutes ces couches de douleur et de colère.

Grant s’est enfoncée dans sa chaise.

– Est-ce que tu vas vraiment par là ?

Je savais de quoi elle parlait : les hormones.

– Ouais. Je vois pas quoi faire d’autre.

Grant m’a servi du café de son thermos.

– Ce serait beaucoup plus simple si on allait à la clinique de ré-assignation. Là-bas, ils te donnent des hormones gratuitement. Le seul truc, c’est que tu dois faire tout plein de tests, et qu’ils veulent interroger ta famille et tout.

J’ai haussé les épaules.

– Ouais, mais moi je veux juste les hormones. Et la chirurgie.

Les yeux de Grant se sont écarquillés.

– Quelle genre de chirurgie ?

J’ai fait une grimace.

– Quel genre, à ton avis ? Je veux pas continuer à avoir des seins comme ça.

Grant a sifflé tout doucement.

– Comment tu sais que t’es pas transsexuel ? Peut-être que tu devrais aller au programme2 et te renseigner.

J’ai fait non de la tête.

– J’ai vu des trucs là-dessus à la télé. Je ne me sens pas comme un homme coincé dans un corps de femme. Je me sens coincé tout court.

Grant a pris une gorgée de son café.

– Je sais pas. Peut-être qu’en réalité je suis un homme et que je suis juste née dans le mauvais corps. Ça pourrait expliquer un tas de choses.

– Alors pourquoi, toi, tu vas pas au programme ? lui ai-je demandé.

Elle a souri d’un air mélancolique.

– Et si c’est pas ça ? Et si je me rends compte que je suis quelque chose d’encore pire que ce que je croyais ? Peut-être qu’il vaut mieux ne pas savoir.

J’ai posé ma main sur la sienne en souriant. Elle a balayé la pièce du regard et a enlevé sa main. J’ai soupiré.

– J’ai pas la moindre putain d’idée de ce que je peux bien être. Je veux juste arrêter d’être différente. Il n’y a nulle part où se cacher. Je veux juste que tout arrête d’être aussi douloureux.

La sirène a de nouveau retenti. Grant s’est levée pour retourner travailler.

– J’ai presque réussi à rassembler assez d’argent pour les hormones. Et toi ?

J’ai haussé les épaules.

– Si on arrive à enchainer deux postes de temps en temps, j’aurai bientôt l’argent.

– Je t’attendrai, a dit Grant.

L’espace d’un court instant, ses mains se sont appuyées sur mes épaules.

***

– Est-ce que tu vas m’aider à monter ma station-service Texaco ?

Scotty tenait à la main un sac plein de pièces en plastique colorées. Je me suis affalée sur le tapis et j’ai étalé les pièces.

– Comment tu fais pour savoir où vont les pièces ? a demandé Scotty.

Je lui ai montré le mode d’emploi.

– Grâce à ça. C’est comme une carte. Ça me dit que ça c’est A, que ça c’est B et que les deux vont ensemble.

Sauf que ça ne marchait pas.

– Je veux dire… que ça c’est A… et que peut-être ça c’est B.

Ce n’était pas ça non plus. J’ai continué en silence.

Une pub pour des Pet Rock3 est apparue à l’écran de la télé. Scotty l’a regardée d’un air affligé.

– J’aimerais bien avoir un Pet Rock.

– Un Pet Rock ? j’ai dit en riant, qu’est-ce que c’est que ça ?

Il a pointé la télé du doigt. Je lui ai ébouriffé les cheveux.

– T’inquiète pas, je vais te trouver un caillou qui sera vraiment bien.

Scotty s’est mis sur le ventre et m’a observé de très près.

– T’es pas censé les coller ensemble avant de savoir exactement où ils vont. Et il faut mettre du papier journal sur le tapis, m’a-t-il averti. Tu sais ce que je serai quand je serai grand ?

J’ai pris dans mes mains une pompe à essence minuscule et un autre truc non-identifié. Pour une raison totalement obscure, les deux allaient ensemble.

– Quoi ?

– Je serai le vent.

Kim a levé les yeux au ciel.

– Il est vraiment bizarre. Il reste assis dehors et attend de sentir le vent.

J’ai souri à Scotty.

– C’est pas bizarre. Si tu grandis et que tu deviens le vent, j’enlèverai mon casque quand je conduirai ma moto et tu pourras souffler dans mes cheveux.

Kim a secoué la tête.

– Ce serait dangereux.

J’ai hoché la tête.

– Ouais, t’as raison. Pourquoi tu ne deviendrais pas plutôt un rayon de soleil, Scotty ? Comme ça tu pourrais me tenir chaud.

Scotty a secoué la tête de gauche à droite d’un air catégorique.

– Non. Je serai le vent.

Kim regardait au loin. Je lui ai demandé :

– Hé, Kim, qu’est-ce que tu veux être quand tu seras grande ?

– Je sais pas, a-t-elle répondu.

– C’est pas grave, t’as pas besoin de savoir maintenant.

Elle a pris un air inquiet.

– Ma mère dit que je serai sûrement quelque chose de spécial quand je serai grande.

J’ai pris sa tête entre mes mains.

– Ça, tu l’es déjà, ai-je dit.

Elle observait mon visage. Petit à petit, son expression a vacillé. Puis son sourire a commencé à grandir jusqu’à ce qu’il remplisse son visage tout entier.

Gloria est rentrée tôt du travail. Elle avait attrapé une grippe intestinale. Elle m’a demandé de passer la nuit chez elle et de déposer les enfants à l’école le lendemain matin. Elle avait vraiment mauvaise mine. Quand je lui ai conseillé d’aller au lit, elle n’a pas protesté.

Quand Scotty a émergé le lendemain matin, on aurait dit qu’il s’était enlisé dans de la glu. Kim a ouvert les yeux, s’est assise raide comme un piquet et m’a fait un câlin.

J’ai fait des pancakes pour le petit-déjeuner. J’ai essayé de dessiner dessus des visages souriants avec des raisins secs, mais quand j’ai retourné les pancakes, les raisins ont coulé dans la pâte.

– Je crois que j’ai trouvé sa bouche, elle sourit ! a annoncé Kim, en picorant son pancake avec sa fourchette.

Scotty a regardé l’assiette de Kim.

– Il sourit pas, c’est son œil, a-t-il dit.

Je me suis entendu rire, un rire qui résonnait comme de l’eau de source en train de bouillonner sous la terre.

– Est-ce que t’es mariée ? m’a demandé Kim.

J’ai regardé la bague en or à mon doigt. Ma gorge s’est serrée.

– Plus maintenant.

Scotty a hoché la tête.

– Ma maman et mon papa sont diborcés.

– Di-vorcés, l’a corrigé Kim. T’étais mariée à qui ?

Est-ce que Gloria allait m’empêcher de voir les enfants si je leur répondais ouvertement ? J’ai pris une profonde inspiration.

– Elle s’appelle Theresa.

Kim a évalué l’information.

– Elle était jolie ?

J’ai souri.

– Très jolie.

Kim a froncé les sourcils.

– Attends un peu. Les filles ne peuvent pas se marier avec d’autres filles.

Du sirop coulait lentement le long du menton de Scotty.

– Si, elles peuvent, a-t-il dit.

J’ai essuyé son menton avec mon pouce.

– Non, elles peuvent pas, crétin, lui a dit Kim.

Elle s’est retournée vers moi.

– Ma maitresse dit que les garçons et les filles se marient ensemble quand ils sont grands.

J’ai regardé ma montre. Il était presque temps de les emmener à l’école.

– Bon, Kim, les maitresses savent des tas de choses, mais elles ne savent pas tout. Finis ton petit-déjeuner.

Kim a poignardé son pancake avec sa fourchette. Elle était en colère parce que je ne lui avais pas vraiment répondu.

J’ai soupiré.

– Tu sais, tout le monde peut tomber amoureux de tout le monde, je lui ai dit. Si un garçon et une fille tombent amoureux, tout le monde est très gentil avec eux. Mais quand une fille tombe amoureuse d’une fille ou un garçon tombe amoureux d’un garçon, certaines personnes se moquent d’eux ou essaient de leur faire du mal. Et tu as raison, Kim. Ils n’ont pas le droit de se marier de la même manière qu’un homme et une femme le peuvent. Mais ça n’empêche qu’ils s’aiment vraiment.

Le front de Kim s’est plissé. Je pouvais voir son esprit travailler pendant qu’elle mâchait.

– Tu l’as déjà embrassée ?

Des signaux d’alarme lumineux se sont mis à clignoter devant mes yeux.

– Hum, oui, bien sûr, ai-je dit aussi naturellement que possible.

– Beuuuurk ! s’est exclamée Kim en laissant tomber sa fourchette. Avec la langue ? J’ai vu papa mettre sa langue dans la bouche de maman une fois. Berk, c’était dégoutant.

J’ai ri.

– Tu n’es jamais obligée d’embrasser quelqu’un comme ça, si tu ne veux pas.

– Je ne le ferai jamais, a déclaré Kim.

– Moi non plus, a ajouté Scotty.

Kim a mangé en silence. Quand elle a levé les yeux, j’ai senti venir la question avant qu’elle ne la pose.

– Est-ce que tu l’aimais ?

Mon menton a tremblé.

– Oui, je l’aime.

– Alors pourquoi vous avez divorcé ?

La question est restée suspendue dans l’air. Je lui ai répondu avec honnêteté :

– Je sais pas, je peux pas expliquer.

Sur la route de l’école, Scotty a dit à voix haute le nom des marques de toutes les voitures qui passaient. Kim m’observait pendant que je conduisais. Elle a continué :

– Elle était gentille ?

J’ai fait oui de la tête.

– Tu crois que tu lui manques ?

J’ai souri.

– J’espère que oui.

Ça a été un soulagement d’arriver devant leur école, de les embrasser et de les prendre dans mes bras pour leur dire au revoir. Aussitôt que j’ai été sûr qu’ils étaient bien en sécurité à l’intérieur, j’ai appuyé mon front contre le volant et j’ai pleuré.

J’avais une voiture, et la journée entière à tuer.

Le Pet Rock de Scotty ! Je voulais aller voir si le muséum d’histoire naturelle avait un magasin de souvenirs où ils vendaient des pierres et des cristaux. Je n’étais jamais allée là-bas auparavant. Un bison géant empaillé m’a regardé quand je suis entré. À l’intérieur du bâtiment, tout avait l’air calme et immobile. J’ai trouvé exactement ce que je cherchais au guichet de la boutique de souvenirs. J’ai choisi une pierre qui faisait la taille du poing de Scotty. Elle était coupée en deux. À l’intérieur, il y avait une petite cavité constellée de cristaux. Certains étaient violets et d’autres blancs comme du lait. C’était une pierre dans laquelle on pouvait facilement se perdre, si on le voulait. Je me suis dit qu’il en aurait envie.

Le cadeau de Kim n’était pas difficile à choisir : une pierre verte, plate et polie, de la taille de ma main, avec des tourbillons blancs comme les courants rapides d’un torrent.

– Vous savez ce que c’est ? ai-je demandé à la jeune femme derrière le comptoir.

Elle a haussé les épaules.

– Je travaille ici, c’est tout.

J’aurais voulu passer toute la journée là-bas. Chaque salle attenante à l’immense hall central était dédiée à une branche différente de la science. L’une d’entre elles s’appelait la Salle de l’Homme – en l’occurrence, elle incluait aussi les femmes. Il y avait des salles qui révélaient les secrets des atomes, les secrets d’autres univers.

J’aurais aimé pouvoir rester et dévorer tout ce savoir. J’espérais quelque part que ça aurait donné à mes yeux du sens au monde. Mais je sentais ma vessie qui commençait à me faire mal, et les deux WC étaient en plein dans le champ de vision de la femme derrière le guichet. Je n’avais pas la force de gérer ça. J’ai laissé derrière moi les secrets de l’univers, je suis retournée à la voiture et j’ai conduit jusqu’à la maison de Gloria pour utiliser les toilettes en toute intimité.

***

Grant et moi, on était assises dans la voiture, devant le cabinet du docteur.

– J’ai peur, a-t-elle admis.

– Moi aussi.

Je lui ai raconté :

– Quand j’étais môme, j’avais l’impression qu’il n’y avait aucune place pour moi dans le monde. Et c’est comme ça que je me sens, maintenant.

Grant a hoché la tête et a soufflé la fumée de sa cigarette à travers ses dents.

– Je te le dis, gamin, je sais pas ce qui est le pire. Ne jamais savoir ce que ça fait d’être acceptée, ou te faire enlever le peu que t’avais, tu vois ?

Bien sûr que je voyais.

– Allez, on y va, l’ai-je encouragée.

Le nom du médecin était peint sur la porte en verre translucide. Ça avait l’air éteint à l’intérieur.

– Peut-être qu’il n’est pas là, a dit Grant.

J’ai attrapé son bras.

– Je ne te force pas, ai-je dit, mais moi, je ne vois plus d’autre choix.

Grant a pris une grande inspiration. J’ai poussé la porte, c’était ouvert. Il était là. Le Dr. Monroe nous a conduites jusqu’à son bureau privé et nous a fait signe de nous asseoir. J’ai décliné. J’ai regardé tout autour, sur les murs de son bureau.

– Où sont tous vos diplômes ?

Grant m’a regardée d’un œil mauvais.

Elle s’est adressée au Dr. Monroe.

– Vous vous souvenez de mon appel ?

Il me toisait de haut en bas. Mon dieu, il nous déteste, je me suis dit. Il a humecté ses lèvres.

– Si je me souviens bien, c’était au sujet d’un déséquilibre hormonal que vous partagez toutes les deux4

Qu’est-ce que ce type s’imaginait, qu’on avait des dictaphones sur nous pour enregistrer la conversation ?

– Est-ce que vous avez apporté l’argent ? a-t-il demandé.

Quand on a sorti nos portefeuilles, Monroe a sorti son carnet d’ordonnances.

– Je suppose que vous y avez bien réfléchi, a-t-il dit, comme s’il s’y intéressait vraiment.

On a toutes les deux hoché la tête.

Il nous a montré comment aspirer un millilitre d’hormones masculines dans une seringue et comment la planter dans le muscle de la cuisse.

– Vous vous faites une injection toutes les deux semaines. Des questions ?

– J’ai quelques questions, ai-je dit.

Grant et le docteur ont tous les deux eu l’air surpris.

– Par exemple : combien de temps avant que ça marche ? Et est-ce qu’il y a des effets secondaires ?

Le docteur a roulé un crayon entre son index et son pouce.

– Eh bien, c’est difficile à dire.

– Pourquoi ça ? ai-je voulu savoir.

– Parce que c’est plutôt… expérimental, a t-il hésité. Il se peut que vous fassiez l’expérience d’effets secondaires : chute de cheveux, prise de poids, acné.

Super, je me suis dit, vraiment super…

– Est-ce que c’est dangereux ? ai-je demandé.

Grant s’est penchée en avant pour entendre sa réponse.

Le docteur Monroe a arraché la page du bloc.

– Ce sont seulement des hormones. Votre corps en produit naturellement. Vous en voulez ou pas ? a-t-il demandé en agitant l’ordonnance sous notre nez.

J’ai fait oui de la tête et je l’ai prise. Il en a arraché une deuxième et l’a tendue à Grant. Elle n’avait pas l’air sure, mais elle l’a mise dans sa poche. Le docteur Monroe a compté notre argent, l’a glissé dans le tiroir de son bureau et nous a congédiées.

– Une dernière chose, ai-je dit.

Le docteur a soupiré lourdement.

– J’ai besoin que vous m’envoyiez chez un de vos confrères pour une mastectomie5.

Il a griffonné sur un bout de papier.

– Deux-mille dollars, m’a-t-il dit, en me tendant un nom et un numéro de téléphone.

C’était fini. On était de retour dans la rue.

J’ai donné à Grant une tape sur l’épaule.

– Allez ! On va à la pharmacie, et après je te paie une bière.

Elle a accepté à contre-cœur.

Au milieu de la journée, on était assises au bar. Le patron avait l’air de nous tolérer à peine. On a chacune posé devant nous sur le comptoir nos gros sacs en papier marron remplis de boites de seringues et d’ampoules d’hormones.

– Deux bières et deux shots, ai-je dit au barman. Sans vouloir faire de jeu de mots6, ai-je ajouté en aparté à Grant, mais elle n’écoutait pas.

– Qu’est-ce qui se passe, Grant ?

– Toute ma putain de vie est sens dessus dessous, a-t-elle dit.

Je comprenais bien ça.

– C’est un gros truc, ce qu’on est en train de faire, ai-je admis.

Elle a hoché la tête, mais elle avait autre chose à l’esprit.

On a commandé une autre tournée, puis une autre. Grant commençait à s’ouvrir un peu.

– Comment ça va être avec les femmes ? Je veux dire, qui voudra encore sortir avec nous ? J’aurais préféré qu’elle n’ait pas dit ça tout haut.

– J’ai quarante et un ans, elle m’a dit. Ma vie est complètement bousillée. Il ne reste aucune place pour nous. Je sais juste pas quoi faire.

Ses larmes ont commencé à tomber sur le bar. On a toutes les deux regardé autour de nous, pour voir si un des gars avait remarqué qu’elle pleurait. On a pris nos paquets et on s’est rapidement déplacées vers un box, à l’écart. Grant a éclaté en sanglots silencieux. Ça m’a fait peur de la voir pleurer comme ça.

Je me suis penchée par-dessus la table et je lui ai caressé les cheveux.

– Ça va aller, l’ai-je rassurée.

– Ah ouais ? a-t-elle lancé avec colère. Tu parles ! Pour toi, c’est différent.

– Tu rigoles ? Qu’est-ce qu’il y a de différent pour moi ?

Grant s’est essuyé le nez avec une serviette en papier.

– Y’a des choses que tu ne sais pas sur moi. Des choses que je ne peux dire à personne.

J’ai avalé une gorgée de whisky en jetant la tête en arrière. Ça m’a brulé la gorge et ça m’a réchauffé de partout.

– Grant, ma voix était douce, il n’y a rien que tu ne puisses me dire.

Elle a examiné mon visage.

– Je ne suis pas une vraie butch, a-t-elle dit.

Je l’ai regardée sans comprendre.

– Quoi ?

– Je ne suis pas une vraie butch.

J’ai ri, incrédule.

– Eh ben, tu m’as bien eue jusqu’à maintenant !

Elle a secoué la tête.

– Tu ne me connais pas vraiment.

L’alcool s’est mis à me marteler la tête, comme une tonne de briques. J’aurais aimé ne pas avoir autant bu. Le patron est venu et a commencé à essuyer la table où on était installées.

– C’est l’heure d’y aller.

On a reconnu la haine sur le visage des hommes qui bloquaient la porte qu’on aurait dû prendre pour sortir. Le patron a fait un signe de la tête vers la porte du fond.

– C’est l’heure d’y aller.

On a attrapé nos sacs et on est sorties à toute vitesse par la porte de derrière, jusque dans la voiture de Grant. J’ai verrouillé les portières pendant qu’elle démarrait le véhicule. Plusieurs des hommes se déployaient à travers le parking. L’un d’eux avait un démonte-pneu en fer. Grant a fait crisser les pneus. Elle est montée direct sur le trottoir et s’est retrouvée face à une voiture qui arrivait en sens inverse et qui a fait une embardée avant d’aller percuter un véhicule garé. Grant est partie à toute allure, jusqu’à ce qu’on soit assez loin pour être en sécurité.

On s’est arrêtées devant chez moi. On a chacune allumé une cigarette. Mes mains tremblaient.

– Merde, Grant. T’as toutes tes chances si tu tentes Indy 5007!

Ça ne l’a pas fait sourire. Je savais qu’elle était trop bourrée pour reprendre le volant.

– Monte avec moi, lui ai-je dit. Tu rentreras plus tard.

Grant a fait non de la tête.

– Où est-ce que tu vas aller ? lui ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

– Je ne sais pas.

– Monte avec moi, ai-je insisté, mais je savais que c’était inutile.

D’un mouvement de doigts, Grant a jeté sa cigarette par la fenêtre et a démarré la voiture.

Avant de refermer la portière, je lui ai dit :

– Eh Grant, essaie d’expliquer aux gars de tout à l’heure que t’es pas une butch.

Grant m’a regardé. C’était dur d’affronter la tristesse dans ses yeux. J’ai pointé du doigt le rétroviseur.

– Regarde-toi et dis-moi que t’es pas une butch. Tu es ce que tu es, Grant. Je sais pas ce qu’il te faut de plus comme preuve.

Grant m’a tendu son paquet d’hormones.

– T’es sure ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules.

– Je ne suis sure de rien, là maintenant.

Une fois en haut, j’ai appelé chez Edwin et j’ai laissé le téléphone sonner un long, long moment. J’ai bu une bière, avant de déballer les seringues pour les regarder. Les aiguilles me terrifiaient tellement que je n’arrivais pas à croire que j’étais sur le point de me piquer avec. J’ai examiné les ampoules d’hormones, comme si leur mystère allait se révéler à moi, juste là, sur la table de la cuisine. Mais il ne s’est rien passé.

Je suis allée dans la salle de bain, j’ai enlevé mon pantalon et je l’ai accroché à la porte. Je me suis assis sur la lunette des toilettes et j’ai préparé la seringue. Est-ce que j’allais vraiment faire ça ?

J’ai repensé à une des questions de Grant qui m’avait touchée d’un peu trop près. Est-ce qu’un jour je serai à nouveau allongé dans les bras d’une femme ? Pendant un court instant, je me suis rappelé le plaisir pur et simple que me procuraient les bras de Theresa quand ils m’enlaçaient. Cette pensée m’a fait me sentir encore plus seule. J’ai eu une montée de colère contre Theresa. Elle ne m’aimait pas assez pour rester lorsque les choses se compliquaient.

Ma vie a défilé dans ma tête comme un film que je ne voulais pas revoir. J’ai repensé à la fois où mes parents m’avaient surprise habillée avec les vêtements de mon père.

Des souvenirs réconfortants m’ont envahi : des amies butchs, des confidentes drag queens, des amantes fems. Mais je ne pouvais pas les rejoindre maintenant. J’étais seul à ce carrefour.

Je n’arrivais pas à me résoudre à enfoncer l’aiguille dans ma cuisse. Puis j’ai revu ma Norton, fracassée en mille morceaux sur le parking de la pizzeria. J’ai planté l’aiguille dans ma cuisse et j’ai injecté le produit. C’était moins dur que ce que j’avais pensé.

J’ai senti monter une vague d’excitation en moi. Je ressentais la possibilité que quelque chose change, qu’un énorme poids me soit enlevé. J’allais peut-être maintenant enfin être moi-même et simplement vivre. J’ai fermé les yeux et j’ai reposé ma tête contre le carrelage du mur.

Après un moment, je me suis levé et j’ai remis mon pantalon. J’ai regardé mon reflet dans le miroir de la salle de bain. C’était toujours moi, en train de me regarder.

***

Pendant les deux premiers mois, il ne s’est rien passé. Ma voix n’est pas devenue plus grave. Je le savais pour sûr car j’avais appelé les renseignements tous les jours et les opérateurs continuaient de m’appeler « m’dame ». Les seuls changements que je pouvais voir n’étaient pas ceux que j’espérais. Ma peau se couvrait de boutons. Mon corps devenait plus rondouillet. Mon humeur faisait des sauts, des vagues et des plongeons. Ce qui allait émerger, quoi que ce soit, n’était pas encore là. Mais ça arrivait.

J’allais bientôt devoir dire au revoir à Kim et Scotty. Gloria ne m’autoriserait jamais à voir les enfants une fois que j’aurais commencé à changer.

Un samedi d’hiver, je me suis arrangé pour les emmener au zoo. Il neigeait si fort que le trajet en bus jusqu’à chez Gloria m’a semblé interminable.

– Je m’en vais, ai-je dit à Gloria.

– Tu veux encore du café ? a-t-elle demandé.

J’ai recouvert ma tasse de la main en faisant non de la tête.

Gloria s’est assise à côté de moi.

– Tu l’as déjà dit aux enfants ?

J’ai secoué la tête.

– Ces mômes s’imaginent que le soleil se lève et se couche avec toi – je pige pas pourquoi.

Ses mots m’ont blessée.

– On ne peut que m’aimer, Gloria, que veux-tu que je te dise ?

Elle a secoué la tête.

– Fais attention quand tu leur diras, OK ? Ils sont encore tout chamboulés à cause de leur père et moi.

J’ai hoché la tête.

Scotty et Kim se sont pratiquement rentrés dedans en courant dans la cuisine pour venir me dire bonjour. Ils étaient si emmitouflés que je ne pouvais voir que leurs yeux, entre leur bonnet et leur écharpe.

Gloria m’a lancé les clés de sa voiture. Elle avait l’air contrariée.

– Sois prudente en conduisant sur la neige.

Je ne crois pas que c’était ça qui la préoccupait.

– T’inquiète pas pour nous.

Le temps qu’on aille au zoo, la couche de neige s’était épaissie et de gros flocons continuaient à tomber. Il n’y avait pas grand monde dehors, juste quelques parents avec leurs enfants.

– Venez, on fait des anges dans la neige, a suggéré Kim.

– Pas tout de suite, lui ai-je dit. On va éviter de se mouiller avant d’être prêts à repartir.

Je pouvais voir la silhouette d’un aigle royal sur son perchoir. Quand on s’est rapprochées, j’ai réalisé qu’il y avait en fait deux aigles, un mâle et une femelle posés l’un à côté de l’autre. La femelle a piqué vers le sol et a déployé ses puissantes ailes. Elle bondissait et tournoyait dans la neige. Je me suis souvenu que les journaux avaient raconté que son œuf avait éclos la semaine précédente, mais que l’aiglon était mort. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une danse funèbre traduisant une douleur amère.

– Qu’est-ce qu’il fait ? m’a demandé Kim.

– Elle joue dans la neige.

Je me suis dit que c’était une réponse aussi bonne qu’une autre.

– C’est l’aigle fille.

– Comment tu le sais ? a-t-elle demandé.

– Parce que les filles sont plus grandes que les garçons.

Les deux gamins ont repéré avant moi les ours polaires et ont couru dans leur direction. La maman ours était dehors avec son ourson. D’après les journaux, l’ourson était né trois mois plus tôt et n’avait pas encore été aperçu hors de la grotte.

– Ouah, se sont extasiés les enfants pendant que l’ourson tombait à la renverse dans une congère.

La mère s’est assise sur son arrière-train. Le petit ours a farfouillé pour trouver sa mamelle et a tété.

– J’ai faim, a annoncé Scotty.

Il n’y avait quasiment personne à l’intérieur de la buvette : deux hommes d’entretien du zoo sirotaient leur café dans un coin. J’ai commandé des hot-dogs et des chocolats chauds.

– Il nous faut des cacahuètes, m’a rappelé Kim, pour les animaux.

– Il me semble qu’on n’est pas censés les nourrir, lui ai-je dit.

– Alors il nous faut des cacahuètes pour nous !

– Et trois paquets de cacahuètes, ai-je ajouté, en direction de l’homme derrière le comptoir.

Il m’a lancé un regard de dégout manifeste. Oh s’il te plait, ai-je pensé, pas devant les gamins. J’ai préparé la monnaie en avance, histoire d’en finir au plus vite.

Il est revenu avec la nourriture et les boissons dans un carton.

– Ça fera neuf dollars et quatre-vingts cents, monsieur, a-t-il dit avec un sourire satisfait.

J’ai balancé un billet de dix dollars sur le comptoir et j’ai attrapé le carton.

– Gardez la monnaie, m’dame, ai-je répondu. Bon, allez les enfants, vous voulez aller manger sur un banc dans le parc ?

Scotty était d’accord, Kim n’avait pas l’air si sure. J’ai déblayé la neige sur le banc.

– Pourquoi tu l’as appelé m’dame ? m’a demandé Kim.

J’ai haussé les épaules.

– Il a été méchant avec moi.

Elle a insisté.

– Il ne t’aimait pas ?

J’ai secoué la tête.

– Pourquoi ? Comment il peut savoir qu’il ne t’aime pas ?

– Je sais pas. Ça ne t’arrive jamais à l’école de croiser des petites brutes qui sont méchantes avec toi sans raison ?

Elle a hoché la tête.

– Pourquoi il t’a appelé monsieur ? Il sait pas que t’es une fille ?

J’ai soupiré et j’ai remis mon hot-dog dans le carton. La dernière bouchée que j’avais prise faisait comme un nœud collé dans ma gorge. J’ai bu quelques gorgées de chocolat chaud avant de répondre.

– Il savait que j’étais une fille. Mais il s’en est pris à moi parce que je suis différente.

J’ai anticipé sa prochaine question.

– Je ne ressemble pas à ta maman. J’ai l’air différente de beaucoup d’autres filles. Certaines personnes n’aiment pas ça, ils pensent que ce n’est pas bien.

Kim a froncé les sourcils.

– Alors pourquoi tu ne mets pas de robes et tu ne te laisses pas pousser les cheveux, comme les autres filles ?

J’ai souri.

– Tu ne m’aimes pas comme je suis ?

Scotty a levé les yeux vers moi et m’a fait un grand sourire. J’ai essuyé le ketchup de son nez avec mon gant.

– Je ne veux pas changer, ai-je dit. Je pense que les filles et les garçons devraient pouvoir être tout ce qu’ils veulent être sans qu’on s’en prenne à eux.

Kim s’est agenouillée sur le banc, face à moi. Elle a enlevé ses gants et a caressé mes joues. Je me suis demandé si elle pouvait déjà voir de la barbe pousser.

– Qu’est-ce que tu vois ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules et a remis ses gants.

– Tu sais ce qu’on t’a pris pour Noël ? Une radio ! m’a dit Scotty, tout excité.

– Scotty ! la voix de Kim s’est élevée pleine de colère. Tu devais pas le dire. T’as tout gâché.

Les yeux de Scotty se sont remplis de larmes. Je l’ai pris dans mes bras.

– Ça va, c’est bon. Écoutez-moi les gars… heu… les enfants. J’ai quelque chose à vous dire.

Kim s’est assise lourdement, comme si elle avait attendu ce moment. Je les ai tous les deux entourés de mes bras.

– Je dois m’en aller avant Noël. Il faut que je trouve du travail.

Il y a eu un long silence. Scotty a enroulé son bras autour de moi et s’est mis à pleurer.

– Non ! Ne t’en va pas, a-t-il supplié. S’il te plait, je serai gentil. S’il te plait, ne t’en va pas.

J’ai embrassé le haut de la capuche de sa combinaison.

– Oh, Scotty, tu n’as rien fait de mal. Tous les deux vous êtes très, très gentils. C’est pas de votre faute si je m’en vais. Je vous aime tellement tous les deux. Je dois juste trouver du travail.

Kim était assise, les mains sur les genoux. Elle regardait droit devant elle.

– Je vous aime beaucoup, leur ai-je dit à nouveau. Vous allez vraiment me manquer tous les deux.

– Alors pourquoi tu t’en vas ?

La voix de Kim vibrait de colère.

– Pourquoi tu peux pas trouver un travail ici ?

Mon explication ne lui suffisait pas.

– Kim, c’est dangereux pour moi ici, parce que je suis différente.

Son visage s’est adouci, autorisant les larmes à lui monter aux yeux.

– Je vais quelque part où je serai en sécurité.

– Je peux venir avec toi ? a-t-elle demandé.

J’ai attiré Scotty plus près de moi et j’ai tendu le bras vers Kim. Elle ne s’est pas rapprochée mais j’aurais pu jurer qu’elle en avait envie.

– C’est pas vraiment un endroit, là où je vais.

Je me suis demandé jusqu’où les règles implicites m’autorisaient à parler aux enfants.

– Imagine que tu me cherches dans une pièce. Tu regardes partout – dans le placard, sous le lit, derrière la porte – mais je ne suis pas là.

Scotty a levé les yeux.

– Où t’es alors ? a-t-il demandé.

– Je suis quelque part en sécurité, là où personne ne va regarder. Je suis là haut, près du plafond. Imagine que tu me cherches ici – derrière les arbres, sous les bancs, derrière la maison de l’éléphant. Où est-ce que je serai en sécurité, d’après toi ?

Les deux enfants se sont regardés et ont secoué la tête.

– Là-haut dans les airs, là où le vent souffle, je leur ai dit. Je serai en sécurité dans le ciel, là où personne n’ira me chercher. Mais je serai toujours dans le coin. Je serai toujours là à veiller sur vous.

Scotty a essuyé les larmes de ses yeux avec ses mitaines.

– Quand je serai le vent, je pourrai venir dans les airs avec toi.

J’ai hoché la tête et je l’ai attiré plus près. Des larmes gouttaient du menton de Kim, mais son visage avait l’air calme.

– Est-ce que tu pourras rentrer et venir nous rendre visite ?

J’ai réfléchi avant de répondre.

– Vous me reverrez, mais pas pendant un moment. Pas avant que ça soit suffisamment sûr pour moi de rentrer.

J’ai pointé du doigt les aigles royaux tout proches.

– Vous savez, il ne reste pas beaucoup d’aigles. La nourriture qu’ils mangent a été complètement empoisonnée par des produits chimiques, et parfois des gens les tuent. Vous savez ce qu’ils ont fait, les aigles ?

Ils ont tous les deux fait non de la tête.

– Ils se sont envolés haut dans les montagnes, tout là-haut, au-dessus des nuages. Et ils vont rester là-haut à voler en cercle dans le vent jusqu’à ce qu’ils puissent à nouveau venir nous rendre visite en toute sécurité.

Kim s’est agenouillée sur le banc et a mis ses gants contre mes joues. Ils étaient froids et mouillés par la neige.

– S’il te plait, emmène-moi avec toi, a-t-elle chuchoté.

Les larmes brulaient mes yeux.

– Je dois me cacher seule, Kim. Et ta maman t’aime très fort. Elle a besoin de toi, elle aussi. Grandis du mieux que tu peux, Kim. Je reviendrai te voir, je te le promets.

La neige tombait si fort qu’elle nous a presque recouverts, sur le banc. Je me suis levé et je nous ai époussetés. J’ai embrassé le nez froid de Scotty avant de resserrer son écharpe autour de son visage. Agenouillée, j’ai attendu que Kim vienne vers moi. Elle s’est jetée dans mes bras tellement fort qu’on a failli tomber à la renverse toutes les deux.

Alors qu’on approchait des aigles, Kim a couru vers eux. Elle s’est arrêtée et les a observés.

– Ils sont heureux, ici ?

J’ai secoué la tête.

– Ils seraient plus heureux là-haut.

J’ai regardé vers le ciel. Des flocons de neige sont tombés sur mes cils et mes joues.

– Est-ce qu’on peut faire des anges dans la neige, maintenant ? a demandé Scotty.

J’ai hoché la tête. Scotty et Kim se sont laissés tomber en arrière dans la neige et ont agité leurs bras et leurs jambes dans tous les sens. Ils criaient tous les deux :

– Regarde-moi, regarde-moi !

J’ai fait une boule de neige et je l’ai roulée jusqu’à ce qu’elle soit grosse comme un rocher.

– Qu’est-ce que tu fais ? a demandé Kim.

Ils se sont rapprochés tous les deux.

– Je fais une bonne-femme de neige, ai-je répondu.

Kim a fait une grimace.

– C’est pas une bonne-femme de neige, c’est un bonhomme de neige, a-t-elle dit en boudant.

– Qu’est-ce que t’en sais ? Tu ne l’as pas encore vue.

Scotty a commencé à rouler un petit tas de neige.

– Je peux aider à la fabriquer ? a-t-il demandé.

J’ai fait oui de la tête et j’ai commencé pour lui une boule de neige à la bonne taille.

Kim a tapé du pied.

– Une bonne-femme de neige, ça n’existe pas. C’est un bonhomme de neige.

J’ai posé la boule de Scotty, qui était plus petite, au-dessus de la première.

– Aidez-moi à faire sa tête !

Kim a eu une montée de colère et a sangloté. J’ai posé ma main sur son épaule.

– T’es contrariée à ce point ?

Elle a hoché la tête et a pleuré. J’ai essuyé son nez qui coulait.

– Ça va aller, a dit Scotty gentiment. On peut dire qu’elle est un bonhomme de neige, d’accord ?

J’ai hoché la tête.

– Aide-nous à faire sa tête, d’accord ?

Kim a reniflé, puis a accepté. On a roulé la tête et je l’ai mise en place. J’ai récupéré des cailloux sous la neige et on les a utilisés pour faire une bouche, un nez et des yeux.

– Il a besoin d’une écharpe, pas vrai ? ai-je demandé.

Ils ont hoché tous les deux la tête. J’ai enlevé mon écharpe et je l’ai mise autour de son cou. J’ai sorti mon paquet de cigarettes.

– Non, ont-ils crié à l’unisson, ne fume pas !

– Ben, j’ai pas de pipe pour le bonhomme de neige. Est-ce que je peux lui mettre une cigarette dans la bouche ?

– Non, ont-ils crié. Il ne fume pas ! Il est intelligent.

J’ai ri.

– D’accord, d’accord. Mais c’est un bonhomme de neige sacrément joli qu’on a fait, vous trouvez pas ?

Scotty a hoché la tête et est tombé par terre.

– Regarde-moi faire un ange dans la neige !

Il a agité frénétiquement ses bras et ses jambes.

– Tu vas bien ? ai-je demandé à Kim.

Elle m’a fait signe que oui. J’ai serré son écharpe pour bien l’ajuster autour de sa nuque.

– Je suis désolée de t’avoir fâchée, je lui ai dit. Je te taquinais juste.

Elle a haussé les épaules.

– Ça me va.

– Je suis quand même désolée.

– Non, m’a-t-elle dit. Je veux dire que ça me va que ce soit une bonne-femme de neige.

J’ai souri.

– Et si on décidait juste que c’est une personne de neige et qu’on l’aime, lui ou elle, comme elle est ?

Kim a hoché la tête sans sourire.

Pendant le long retour à la maison, elle regardait en silence par la vitre de la voiture.

– Est-ce qu’ils ont mangé ? a voulu savoir Gloria.

– Oui.

– C’est l’heure du bain, leur a-t-elle dit.

– Oh, maman, on est trop crevés, a dit Scotty.

Gloria a ri.

– D’accord, petit malin. Mais demain soir, vous prenez tous les deux un bain, et je ne veux rien entendre.

Scotty a souri triomphalement de toutes ses dents.

– Est-ce que Jess peut nous mettre au lit ?

Gloria m’a regardé du coin de l’œil. Je lui ai fait un signe de la tête.

Scotty et Kim se sont mis en pyjama et ont embrassé Gloria pour lui dire bonne nuit. Je les ai bordés l’un et l’autre sous leurs couvertures.

– Tu dois nous lire l’histoire de quand on était des petits enfants, m’a informé Scotty.

J’ai attrapé le livre sur la table de chevet. Kim a montré un marque-page.

– C’est là que Maman s’est arrêtée, a-t-elle dit.

J’ai commencé à lire, d’une voix basse et tranquille.

Où est-ce que je vais ? Je ne sais pas bien.

Scotty a bâillé. J’ai embrassé ses cheveux moites. Un mobile tournait lentement au-dessus de nos têtes, projetant sur les murs des ombres de bateaux en mouvement.

Si tu étais un oiseau, et que tu vivais en l’air,

Ma voix craquait comme celle d’un adolescent. Puis, au fil de ma lecture, elle est un peu descendue dans les graves. Les hormones commençaient à faire effet.

Tu dirais au vent quand il t’emporterait :

« C’est justement là où je voulais aller ! »

Kim me fixait du regard. Son visage était immobile et triste.

– Je ne vais plus jamais te voir, n’est-ce pas ? a-t-elle demandé.

Je me suis approchée de son lit et je l’ai embrassée sur le front.

– Je reviendrai te voir quand ce sera plus sûr. Tu me reverras. Je te le promets. Je t’aime, Kim. Endors-toi, maintenant.

Elle a soupiré en remontant les couvertures sous son menton. J’ai continué à lire jusqu’à ce que sa respiration devienne profonde et régulière.

Qu’est-ce que ça peut bien faire où vont les gens ?

N’importe où, et partout, je ne le sais aucunement.8

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1. Un ballast est un réservoir rempli d’eau de mer, destiné à lester ou charger un bateau pour la navigation.

2. Si les opérations chirurgicales de réassignation génitale pour personnes trans’ commencent dans les années 1910-1920, les premiers traitements hormonaux débutent eux dans les années 1950-1960. À cette époque quelques médecins (H. Benjamin, J. Money, R. Stoller) théorisent le genre à partir de la médicalisation de l’intersexuation et de la transidentité. S’ouvrent alors des « cliniques d’identité sexuelle » qui déterminent, avec des tests mesurant la masculinité et la féminité, si les personnes sont « réellement » trans’ et qui mettent au point des protocoles, ou programmes, de réassignation sexuelle (chirurgie et hormonothérapie).

3. Pet rock : dans les années 1970 aux États-Unis, des cailloux sont commercialisés en tant que « faux animaux de compagnie » pour enfants, sous le nom de Pet Rock, ou « Roche de Compagnie ».

4. Dans le début des années 1970, les personnes qui ne veulent pas rentrer dans un protocole de réassignation sexuelle tel que proposé par les « cliniques d’identités sexuelles » peuvent trouver des médecins complaisants, par le bouche-à-oreille, qui prescrivent des hormones sous un faux prétexte, moyennant finances.

5. Une mastectomie, ou mammectomie, est une opération chirurgicale d’ablation des seins.

6. En anglais, injection peut aussi se dire shot.

7.  Indy 500 : course automobile.

8. « Spring Morning », poème de Alan Alexander Milne, l’auteur de Winnie l’ourson, paru en 1924.

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