© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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Ce n’était pas simple de vivre à New York – parfois j’avais les nerfs à vif – mais je ne m’ennuyais jamais. J’aimais ça. Il se passait toujours quelque chose à Manhattan, en bien ou en mal. Il y avait des choses à faire à peu près à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
À New York, il y avait une librairie à presque chaque coin de rue. J’y lisais des livres en cachette, jusqu’à ce que je réalise que tout le monde se fichait que je traine là pendant des heures. Je lisais uniquement de la poésie et de la fiction. Je ne voulais pas prendre le risque de découvrir que je n’étais pas assez maline pour comprendre la théorie. Mais j’étais attirée par le rayon Women’s Studies1. Feuilleter ces livres, c’était comme écouter en cachette ces discussions entre femmes. Mais en fin de compte, je ne comprenais effectivement pas grand chose à la théorie. C’était plutôt comme si je me précipitais dans un bâtiment en flamme pour sauver les idées dont j’avais besoin dans ma vie.
Au début, je sautais tous les passages qui parlaient de droits reproductifs. Je n’avais aucun lien avec mon propre utérus. Mais je me suis souvenu combien Theresa avait été bouleversée, après que j’ai été embarquée à Rochester, parce qu’elle n’arrivait pas à se rappeler la date de ses dernières règles. Je n’avais jamais prêté attention à mon cycle menstruel. Mais Theresa savait que mes règles étaient liées aux siennes. D’un coup, j’ai compris : elle avait eu peur que je sois enceinte. L’idée ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Qu’est-ce que j’aurais fait si je m’étais retrouvée enceinte après un viol ?
J’ai arrêté de zapper les passages des livres qui traitaient de comment les femmes contrôlent leurs corps. Peut-être que finalement toutes ces choses qui avaient tant d’importance pour les autres femmes auraient un intérêt pour moi aussi. Peu importait le temps passé à lire dans la librairie, une partie de ma paye partait toujours dans les livres.
J’ai aussi découvert la musique classique. Un matin, sur le chemin du boulot, je me suis arrêtée pour écouter un homme jouer du violoncelle dans la station de métro. La musique m’a pris aux tripes et m’a cloué sur place. Pendant qu’il jouait, je me suis accroupi contre un pilier près de lui. Pour moi, la musique exprimait des émotions, tout comme la poésie. Quand la foule de l’heure de pointe s’est dispersée, je me suis rendu compte que j’étais en retard au travail.
Le musicien a posé son archet et s’est essuyé le front.
– Qu’est-ce que tu jouais ? je lui ai demandé.
Il a souri.
– Mozart.
J’ai également commencé à fréquenter les magasins de musique. J’ai mis de côté assez d’argent pour acheter une chaine hi-fi. Je suis aussi partie à la découverte du reggae et du merengue, de la charanga et du guaguancó2, du jazz et du blues. Un après-midi de printemps, je me suis retrouvée à récurer mon appartement en écoutant le Canon en ré majeur de Pachelbel3 à fond la caisse.
J’ai réalisé que j’étais en train de changer autant de l’intérieur que de l’extérieur.
***
Le patron s’est penché sur son bureau.
– Si tu es un syndicaliste de la Local 64, tu peux pointer en arrivant, mais tu ne pointeras peut-être pas en repartant.
C’était de l’ironie. Il craignait que le syndicat ne m’ait envoyé pour que je mobilise ses travailleurs. J’avais peur qu’il découvre que je n’avais appris le boulot de typographe que très récemment.
Le contremaitre m’a dirigé vers une machine.
– Ça, c’est le manuel, je n’ai pas le temps de te former maintenant. Commence par composer ce texte. Quand c’est fait, tire-le et donne-le aux correctrices là-bas. Je te montrerai les codes de format plus tard, ou trouve-les toi-même, OK ?
J’ai fait oui de la tête, puis je l’ai retenu :
– Attendez ! Comment je fais pour imprimer ?
Il a secoué la tête d’un air dépité.
– C’est exactement pour ça que t’as un manuel.
De là où je bossais, je pouvais voir quatre femmes travailler dans le bureau de relecture. J’entendais leurs rires, tranquilles et décontractés. Le contremaitre a passé la tête dans le bureau et a dit quelque chose que je n’ai pas saisi. Elles ont stoppé net leur conversation. Une des femmes a fait oui de la tête. Il est parti. Leurs rires se sont élevés à nouveau.
Je me demandais si les hommes savaient que les femmes parlent différemment quand elles sont juste entre elles. J’imaginais que ça devait être la même chose pour les travailleurs Noirs et Latinos, quand il n’y a pas de blancs autour.
Les femmes se sont rapprochées pour parler à voix basse.
J’ai composé le texte et j’ai cherché la marche à suivre pour imprimer. En réalité, j’avais hâte de passer un moment dans l’espace de relecture – un espace de femmes. Elles se sont arrêtées de parler quand je suis entrée. J’ai tendu l’épreuve.
– Pose ça par là, m’a dit l’une d’entre elles.
Elle a parlé sans me regarder. J’ai soupiré, lâché la copie dans la bannette et je suis sorti. Alors que je m’éloignais, j’ai entendu leur conversation reprendre et leurs rires s’élever une fois encore.
Je n’ai tenu qu’un jour dans cette boite. Mais New York débordait d’imprimeries qui fonctionnaient jour et nuit. Ils cherchaient en permanence à recruter pour la troisième équipe, celle de nuit. Après avoir falsifié mon parcours dans de nombreux ateliers et appris un peu dans chaque, j’ai fini par réaliser que je ne bluffais plus. J’étais devenu typographe.
Ce n’était pas un mauvais rythme de vie. En six ou huit mois, j’avais gagné un max d’argent.
J’aimais le paisible trajet de retour avant l’aube, circuler en sens inverse des trains bondés de l’heure de pointe et des rues noires de monde. Mais il faisait nuit quand je me levais, et à partir de là j’ai eu l’impression d’être une taupe. Juste au moment où je commençais à me dire que j’allais perdre ma santé mentale, l’été est arrivé – et les licenciements avec. J’avais droit à un maximum d’allocations chômage.
Pendant l’été, j’ai exploré la ville. Mon plus gros problème, c’était la solitude. Je n’ai eu personne à qui parler de toute la période estivale. À l’automne, j’avais hâte de retrouver les conversations sur tout et rien entre collègues.
***
Bill a frappé la table pour marquer le coup. J’ai regardé le journal.
– C’est pas vrai ? m’a-t-il interrogé.
Il s’est penché en avant.
– C’est vraiment bizarre de bosser la nuit dans une usine sans fenêtre. Tu pourrais sortir le matin et apprendre que le cœur d’un réacteur nucléaire est entré en fusion, alors que tu n’en avais même pas entendu parler.
Jim a rigolé.
– Bon, si tu vois le soleil se lever à l’ouest, fais demi-tour et viens nous le dire, OK ?
Il a soupiré et a continué.
– Mais je vois ce que tu veux dire. Je me souviens d’une fois où je suis sorti du boulot à l’aube et y’avait soixante centimètres de neige au sol. Je savais même pas qu’il allait neiger. Ça m’a donné l’impression de rater un truc que tout le reste du monde avait vu, comme si j’étais parti ailleurs.
– C’est comme si on bossait dans un putain de sous-marin ! a ajouté Bill.
Puis Jim a continué.
– Tu sais ce que je déteste le plus ? Je me sens tellement perdu entre les jours. Est-ce qu’on est encore aujourd’hui ou déjà demain ? Quand je me lève dans la nuit pour aller bosser, ma copine me dit « à demain ». Mais pour moi, je vais la voir plus tard dans la journée.
J’ai hoché la tête.
– Je vois exactement ce que tu veux dire. J’ai l’impression de vivre dans la fissure entre aujourd’hui et demain.
Bill s’est exclamé.
– Oooh, j’aime cette image. J’ai le droit de te citer ?
On a tous ri. J’ai dit :
– Tu sais ce que je déteste vraiment avec les trois-huit ? C’est que le monde entier est calé sur le rythme de la première équipe. Quand je sors du boulot, je ne veux pas des œufs au bacon. Je veux un steak et des patates au four. Je veux un diner !
– Ouais, est intervenu Jim. Et je veux aller voir un film !
– Et aller danser avec ma gonzesse dans une boite de nuit assez azimutée pour être ouverte l’après-midi ! a ajouté Bill.
– Et quand j’allume mon poste, ai-je dit, je ne veux pas voir de jeux télévisés ou de feuilletons à l’eau de rose, c’est déprimant.
– Hé toi, a lancé Bill, pourquoi tu viens pas au sport avec nous, le matin ? On va nager directement après le boulot. Ils ont aussi un sauna. On peut te faire rentrer avec un de nos pass.
Ça faisait rêver. Mais j’ai bredouillé une excuse :
– Je n’ai pas de maillot de bain, ni de serviette, ni rien. Peut être une autre fois.
Jim m’a interrompu :
– Ils ont des serviettes là-bas. Et merde, ils diront rien si tu nages à poil.
J’ai secoué la tête.
– Je sens que je n’aurais pas dû mettre un caleçon Pierrafeu aujourd’hui !
Les gars ont ri.
– Une autre fois, mais merci pour la proposition !
Bill a haussé les épaules.
– Fais comme tu veux !
***
Pendant l’été, j’ai fait une liste de projets à mener : intégrer un club de sport, en apprendre plus sur ma tante qui avait été militante syndicaliste et me faire prendre en photo devant le Stonewall, le bar où la révolte avait eu lieu en 1969.
Après avoir visité un paquet de salles de sport, j’en ai trouvé une à Chelsea qui semblait convenable. Il y avait principalement des hommes gays, quelques lesbiennes, différentes nationalités. C’était cher, mais l’avantage d’avoir un travail bien payé la majeure partie de l’année, c’était que je pouvais me le permettre.
Ensuite, j’ai cherché des informations à propos de ma tante qui était morte à New York vers 1929. Elle était devenue militante syndicaliste de l’International Ladies Garment Workers’ Union5 après la mort de son mari. Mon père était particulièrement fier qu’elle ait eu droit à une chronique nécrologique dans le New York Times. Je me rappelais l’avoir vue dans l’album de famille.
J’ai passé deux semaines à éplucher les rubriques nécrologiques à la bibliothèque, mais en vain. J’étais sur le point d’abandonner, quand j’ai décidé d’essayer l’année 1930.
– Aujourd’hui, nous limitons à une demi-heure parce qu’on est débordés, m’a dit la femme derrière le bureau des recherches alors qu’elle me donnait la bobine.
J’ai chargé le microfilm et j’ai vite retrouvé ce mouvement habituel de balayer les titres des yeux. J’ai failli passer ce titre sans réaliser ce qu’il signifiait : Après sa mort, on découvre que le majordome était une femme.
Ma respiration s’est ralentie. J’ai mis une pièce dans la machine et imprimé l’article. J’ai lu chaque mot avec attention. La nécrologie rapportait la mort d’un domestique en 1930. Son corps avait été retrouvé dans une pension. Son nom n’était jamais cité. Rien de plus : pas de journal intime, aucun indice. Mon seul moyen de la connaitre, c’était ces quelques mots sur une page. J’ai fermé les yeux. Je ne saurais jamais les détails de sa vie. Pourtant, je pouvais en sentir la texture du bout des doigts.
À présent, je savais qu’il existait une autre femme dans le monde qui avait pris la même décision difficile que Rocco et moi. Le temps me séparait de ce domestique anonyme. L’espace me séparait de Rocco.
Le gros titre m’a frappé : sa vie réduite à ces onze mots creux. Je me suis demandé si ma vie serait résumée en onze mots, ou en moins que ça. J’ai fixé mon regard sur un point en hauteur, je me sentais vide et tout petit.
La voix de la bibliothécaire m’a tiré de mes pensées :
– Monsieur, votre temps est écoulé.
***
La dernière mission que je m’étais donnée, c’était de me prendre en photo devant le Stonewall Inn6. Je me souvenais du choc que ça nous avait fait d’entendre parler de la bagarre avec les flics en 1969. Je voulais demander à un passant de me prendre en photo devant. Je me disais qu’un jour, après ma mort, quelqu’un trouverait cette photo et me comprendrait un petit peu mieux.
J’ai interrogé deux hommes gays qui se tenaient adossés à un lampadaire, à Sheridan Square :
– Vous savez où se trouve le bar le Stonewall ?
L’un d’eux a désigné une brasserie.
– Avant, c’était un bar.
Je me suis assise avec lassitude sur un banc. Un sans-abri fouillait dans la poubelle à côté. Je l’avais déjà vu avant. Sa jupe aux motifs africains de couleur vive balayait le trottoir. Un tissu fin enveloppait le haut de son corps, jeté sur son épaule à la manière d’un sari est-indien. Il glissait sur le sol avec grâce et dignité. Pendant un moment, il a eu l’air de s’engueuler avec quelqu’un que lui seul pouvait voir. La langue gutturale qu’il parlait était étrangement belle. Personne d’autre sur terre ne comprenait ce langage. Ses mains s’agitaient autour de son visage pendant qu’il parlait, comme deux oiseaux sombres planant sur des courants d’air chaud.
J’ai fermé les yeux. Le soleil était haut et brillait fort. J’ai essayé de me rappeler ce qu’avait été ma vie à Buffalo. Mon passé ressemblait déjà à un rêve s’estompant au moment du réveil. La vie à New York me propulsait de jour en jour, comme le wagon bringuebalant d’une rame de métro lancée à toute allure. Je n’arrivais pas à me souvenir d’un temps où le monde allait moins vite, et où j’en faisais partie.
Des crissements de pneus m’ont tiré de ma rêverie. Le hurlement d’une femme m’a filé la chair de poule. J’ai couru au coin de la rue.
– Appelez une ambulance ! a-t-elle crié. Vite ! Pour l’amour de Dieu, dépêchez-vous !
L’ambulance pouvait bien prendre son temps.
Je me suis agenouillée près du corps sans vie du sans-abri. Ses mains étaient définitivement immobiles. J’ai essuyé avec mon pouce le filet de sang qui coulait de sa lèvre. Un bruit de gargouillis est sorti de sa bouche, du sang a jailli de ses lèvres et a coulé le long de sa joue. Une mare de sang s’étendait sous sa tête.
J’ai senti une matraque contre mon épaule.
– Sur le trottoir, mon gars, a dit le flic en me poussant.
Sa voiture était arrêtée en plein milieu de la 7e avenue. L’homme du kiosque à journaux est venu regarder le corps.
– Qu’est-ce qu’il porte ? Une jupe ? a-t-il demandé.
– Aucune idée, a dit le flic en haussant les épaules.
La femme sanglotait :
– Ils l’ont heurté délibérément, monsieur l’agent. Ils étaient quatre : deux hommes et deux femmes. Le feu était rouge. Ils ont appuyé sur l’accélérateur et l’ont écrasé. Ils étaient en train de rire.
Les mots déferlaient, ponctués de sanglots.
Elle s’est laissée tomber à genoux et a pleuré.
– Oh mon Dieu !
Elle pleurait de plus en plus fort.
– Oh mon Dieu !
Un homme plus âgé a posé sa sacoche et s’est approché d’elle. Il a demandé :
– Est-ce que ça va ?
– Oh mon dieu !
La voix de la femme s’est perchée dans les aigus.
– Madame, êtes-vous blessée ?
L’homme avait l’air affolé.
– Est-ce que ça va ?
Elle a secoué la tête et s’est balancée d’avant en arrière sur ses genoux.
– Oh mon dieu, répétait-elle, ils étaient en train de rire.
Il lui a tapoté l’épaule et lui a dit d’un ton apaisant :
– Calmez-vous Madame. Ce n’était qu’un clochard.
***
C’était l’une de ces étouffantes nuits d’été new-yorkaises, où le thermomètre affiche quarante foutus degrés. Je me suis déshabillé pour enfiler un pantalon de jogging léger et un t-shirt, et je me suis dirigé vers la salle de sport.
Je n’avais pas l’habitude d’y aller en soirée. Je détestais le troupeau de ceux qui venaient après le boulot et qui faisaient la queue pour les haltères. Mais ce soir-là, j’avais eu une bonne intuition. Les habitants de la ville, épuisés par la chaleur intense, s’orientaient vers les endroits les plus frais. J’avais presque la salle pour moi tout seul. J’ai fait travailler mes muscles jusqu’à ce que je me sente comme une bobine d’acier, et j’ai poussé un gémissement quand le coach a annoncé qu’il était 23h00 – l’heure de la fermeture.
Bondissant comme une panthère sur le chemin du retour, je n’aurais pas pu me sentir mieux. Alors que je tournais de l’avenue A vers la 4e rue, j’ai vu des lumières rouges scintillantes se refléter sur les immeubles et la foule. Tout le voisinage regardait dans la même direction, cloué sur place. J’ai marché un peu plus lentement. La rue était grasse et brillante. Il n’avait pas plu depuis des semaines. J’ai marché encore plus lentement.
J’ai entendu le feu avant de le voir. Les flammes de l’enfer rugissaient par les fenêtres de mon immeuble et s’élevaient droit vers le ciel. Les étincelles jaillissaient comme une éruption volcanique et se répandaient sur les toits avoisinants. Mes rideaux de coton jaune volaient à travers les fenêtres cassées, comme si une tempête faisait rage dans mon appartement. Une légère marque de brulé est apparue sur chaque rideau, et pouf, ils ont disparu, comme de la barbe-à-papa qui fondrait sous la langue.
L’alliance que Theresa m’avait offerte ! Un instant, je me suis dit de manière irrationnelle que je pourrais retrouver la flaque de métal refroidie et la faire refondre. J’ai imaginé le boum du chaton en céramique de Milli. Je me suis représenté l’eau dans le vase ambré sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, bouillant furieusement dans la fournaise. J’ai vu une petite flamme lécher la tige de chacun des narcisses du vase jusqu’à ce qu’ils se recroquevillent avant d’exploser dans des jaunes et des orange plus vifs que jamais. J’ai visualisé le petit livre de W.E.B Du Bois que Edwin m’avait donné, en train de se consumer jusqu’à la page sur laquelle elle avait écrit.
Le propriétaire n’aurait-il pas pu nous prévenir qu’il allait cramer l’immeuble ? Tout le monde savait qu’il avait du mal à le vendre. La plupart des immeubles de la zone avaient brulé pendant la décennie de gentrification7. Pourquoi ne pas avoir glissé un mot ce matin sous nos portes de cuisine pour nous prévenir d’emmener avec nous les choses auxquelles on tenait le plus ? Il était pourtant capable de nous notifier sur-le-champ chaque augmentation de loyer.
Mon portefeuille ! Je l’avais laissé à la maison en partant pour la salle de sport. Le reste de ma paye était dedans. Plus important encore, la seule photo que j’avais de Theresa y était aussi. J’avais tout perdu. Tout, excepté la veste en cuir de Rocco. Je l’avais déposée au pressing pour faire réparer une fermeture éclair.
– Abuela ! Abuela !
Une femme s’est échappée des bras de ses proches et s’est frayée un chemin à travers la foule jusqu’à l’immeuble en feu. Des amis l’ont maitrisée. Elle luttait pour se libérer.
– Qu’est-ce qu’elle dit ? ai-je demandé au chef des pompiers.
Il a levé les yeux vers le dernier étage.
– Sa grand-mère.
J’ai frissonné. Voulait-il parler de la vieille femme qui ne pouvait jamais sortir de chez elle parce qu’elle vivait au sixième étage ? De temps en temps, elle me demandait en espagnol de lui ramener du pain, du café, du lait ou du sucre, en me montrant les emballages quand je ne comprenais pas.
– Mrs Rodriguez ? ai-je demandé, incrédule.
Le chef a hoché la tête. La jeune femme s’est arrêtée de crier quand elle m’a entendu prononcer le nom de sa grand-mère. Dans ce moment hors du temps, nos yeux et nos existences se sont liées. Elle a commencé à sangloter de manière incontrôlable. Ses amis l’ont tirée en arrière.
Je me suis tourné, j’ai regardé les flammes balayer chaque étage et je me suis demandé : Où sont passées mes larmes ? Pourquoi suis-je incapable de pleurer alors que j’en ai besoin ? Pourtant, je savais que plus tard, le parfum des lilas ou le ronronnement grave d’un violoncelle déclencheraient mes larmes sans prévenir.
Finalement, le ciel noir s’est éclairci par-dessus l’East River. Je me suis assis sur le bord du trottoir, dos à l’immeuble qui se consumait. Une fine brume me tombait dessus : elle sortait d’un minuscule trou dans la lance à incendie qui continuait à balancer de l’eau dans nos appartements. J’étais assise, sans bouger, ne sachant pas vraiment où aller à partir de là.
***
Je recommençais à zéro. Je me suis installée sur un banc à Washington Square Park et j’ai fait l’inventaire de mes possessions : un jogging, un t-shirt et vingt dollars en poche. Tout le reste était caché dans mon appartement. C’était reparti pour les doubles journées de travail et les nuits dans les cinémas de la 42e rue le weekend. Je n’avais pas d’énergie mais je n’avais pas le choix.
Mon cerveau n’arrivait pas complètement à accepter cette perte. Pour un dollar, j’ai acheté un hot-dog et un soda, et j’ai marché dans le parc en mangeant pour me distraire. J’ai été attiré par un groupe de gens qui regardait un jeune homme. Il portait un haut de forme et une queue de pie, et jonglait avec des torches enflammées. C’était le côté cinglé de la vie dans cette ville que j’aimais malgré moi, même si c’était atrocement dur de survivre ici.
– Qui pourrait bien vouloir devenir jongleur ? Je veux dire, quel est l’intérêt ?
La femme à côté de moi posait la question à son compagnon. Ils ont tous les deux secoué la tête avant de s’éloigner.
La joie que j’avais éprouvée en regardant ce jongleur a quitté mon visage. Juste avant qu’elle ne parle, je songeais au fait que ça devait être vraiment merveilleux de développer un talent qu’on pouvait pratiquer seul, juste pour le plaisir de s’épater soi-même.
L’homme à ma droite m’a regardé dans les yeux en inclinant la tête. Son regard m’a mis mal à l’aise. Je voulais m’éloigner de lui. C’était comme s’il était capable de voir toute la gamme d’émotions qui me traversaient. Mais, je ne sais pas comment, il m’a donné envie de le regarder plus attentivement. J’ai vu un homme doux, dont les sentiments, chez lui aussi, se répercutaient sur le visage. C’était comme si on avait une discussion sans mots, pleine d’émotions.
Il a redressé les sourcils, comme une question. J’ai haussé les épaules.
– Des cyniques, j’ai dit en souriant.
Il a secoué la tête et a commencé à exécuter de gracieux mouvements avec les mains : il était sourd. Il a lu sur mon visage que je comprenais. J’ai souri. Il a souri. Puis je me suis sentie coincée. J’ai regardé mes mains pendre le long de mon corps, incapables de s’exprimer. Une fois encore j’étais dépourvu de mots, rêvant d’un langage qui passerait directement d’un cœur à l’autre.
J’ai relevé les paumes et hoché les épaules d’impuissance. Il a dressé un index. Un ? Non. Il disait : attends.
Il a examiné le sol autour de lui et a désigné quelque chose derrière un arbre, hochant la tête avec un sourire. Puis avec trois de ses doigts, il a ramassé un objet imaginaire. Qu’est ce que c’était ? C’était rond. Je pouvais le dire à sa façon de soulever ça avec deux mains pour l’amener vers son visage. Tenant toujours l’objet avec trois doigts, il l’a reculé comme s’il était en train de… jouer au bowling ! Une boule de bowling.
J’ai hoché la tête avec enthousiasme. Il a trouvé une seconde boule sur une branche au-dessus de ma tête. Celle-ci, il l’a placée délicatement sur son pied droit. Il a cherché une troisième des yeux et l’a trouvée. Avec une boule de bowling dans la main droite et une autre en équilibre sur le pied, il s’est délicatement courbé pour hisser la troisième avec sa main libre. Il a chancelé. Allait-il réussir à empêcher la boule de tomber de son pied ? Il a réussi !
J’ai retenu mon souffle quand il a commencé à jongler. Je pouvais voir le poids des boules de bowling et la force nécessaire pour les envoyer toujours plus haut. Son habileté s’accroissait : les boules passaient sous une jambe, derrière son dos et par-dessus ses épaules. Les trois boules ont bondi dans les airs – et ne sont pas retombées. Il a marqué une pause et a regardé le ciel, se grattant la tête avec perplexité. Soudain, il s’est élancé en avant et en a rattrapée une avec la main gauche, puis il a titubé vers la droite pour en saisir une autre. La troisième a atterri sur le bout de son pied. En feignant de souffrir le martyre, il a sautillé jusque derrière l’arbre. Caché derrière, il a regardé dans ma direction et m’a fait un clin d’œil.
Ça a été un tel soulagement de rire, non pas en dépit de mon chagrin mais à travers lui. On a ri ensemble. D’un rire profond, venu du ventre. Le genre qui te fait monter les larmes aux yeux. Le genre qui décharge des émotions aussi épaisses que de la boue.
Deux hommes se sont approchés de part et d’autre de lui. Il leur a souri et leurs bras se sont animés dans un tourbillon de mots. Il leur a signalé ma présence et nous nous sommes tous serrés la main.
Avant de se détourner pour partir, il a tendu sa main très lentement pour toucher une larme sur ma joue. Il l’a ramenée vers son propre œil. Puis il s’est éloigné.
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1. Les Women’s Studies sont nées suite aux mouvements de libération des femmes des années 1970. Il s’agit d’études interdisciplinaires qui analysent la société à partir d’une perspective féministe.
2. Le merengue est un genre musical et une danse originaire de République Dominicaine. La charanga désigne des ensembles de musique traditionnelle cubaine. Le guaguancó est une forme de rumba, musique populaire cubaine.
3. Le Canon en ré majeur sur une basse obstinée de Johann Pachelbel fait partie d’une pièce de musique de chambre baroque, écrite vers 1700 pour un effectif de trois violons et une basse continue.
4. Local 6 est une section new-yorkaise de l’International Typographical Union, responsable en 1963 d’une grève de 113 jours des journaux new-yorkais.
5. The International Ladies Garment Workers’ Union a été l’un des premiers syndicats états-uniens composés majoritairement de femmes (notamment immigrées) travaillant dans l’industrie textile. Ce syndicat a mené plusieurs grèves importantes, avec des revendications portant sur les conditions de travail des femmes.
6. Le Stonewall Inn est un symbole de la naissance des mouvements de libération gay et trans’ (voir note détaillée au chapitre 12).
7. Sorte d’« embourgeoisement urbain » à l’œuvre depuis des décennies dans de nombreuses grandes villes, on parle de gentrification quand des personnes de classes sociales aisées commencent à s’installer en nombre dans un quartier populaire de centre-ville. Cela a pour effet d’augmenter les prix (loyers, commerces de proximité) et donc de pousser les plus pauvres à quitter le quartier, modifiant à terme sa population. Dans les années 1970-1980, la ville de New York fait de grosses économies sur les quartiers les plus pauvres en espérant le départ des habitant·e·s : absence de rénovations, arrêt du ramassage des ordures, etc., ainsi que fermeture de nombreuses casernes de pompiers. En 1976 un décret modifiant le système de prime d’assurance fait exploser le nombre d’incendies volontaires, puisqu’il devient plus rentable pour les propriétaires de bruler leurs immeubles pour toucher l’assurance que de les rénover. Certains incendies sont également causés par des locataires, espérant ainsi être prioritaires en termes de relogement et réussir à quitter des quartiers devenus insalubres. Une bonne partie des immeubles du Bronx a notamment été détruite à cette époque par abandon ou incendie.
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