Chapitre 5

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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5

– Hé gamine, quoi de neuf ? a lancé Meg en essuyant le bar.

Des visages familiers se sont adoucis pour m’accueillir. J’étais devenue une régulière du Abba’s.

– Hé, Meg. Donne-moi une bière, tu veux ?

– Bien sûr mon petit, tout de suite.

Je me suis assise à côté d’Edwina.

– Hé Ed, je peux te payer une bière ?

– Ouais, a-t-elle dit en riant. Pourquoi je refuserais ?

C’était vendredi soir. J’avais de l’argent en poche et je me sentais bien.

– Oh ! Et moi ? a dit butch Jan en riant.

– Et une bière pour mon ainée, Meg.

– Eh, déconne pas avec cette connerie d’ainée, a dit Jan.

J’ai senti une main sur mon épaule. À en juger la longueur des ongles peints en rouge, ça devait être Peaches.

– Salut, chérie, a-t-elle dit en m’embrassant doucement sur l’oreille.

J’ai soupiré de plaisir.

– Et un verre pour Peaches, ai-je lancé à Meg.

– Mon petit, tu es d’une putain de bonne humeur ce soir, a dit Peaches. T’as eu de la chance avec une fille ou quoi ?

J’ai rougi. Elle avait touché un point sensible.

– C’est juste que je me sens vraiment bien. J’ai un boulot, une moto et des amies.

Ed a sifflé.

– T’as une moto ?

– Ouais, j’ai gueulé, ouais, ouais ! Toni m’a vendu sa vieille Norton. On est allées sur le parking du supermarché dimanche, et je me suis entrainée jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et qu’elle rentre à la maison sans moi.

Ed a souri.

– Ouah. Une grosse moto.

Elle m’a tapé dans la main.

– Merde, Ed, tu sais ce que j’ai fait après l’avoir immatriculée en ville hier ? Je veux dire, quand j’ai vraiment réalisé qu’elle était à moi ? Je suis montée dessus et j’ai roulé trois-cents kilomètres aller et trois-cents kilomètres retour.

Tout le monde s’est exclamé. J’ai hoché la tête.

– Il m’arrive quelque chose. Je me sens enfin vraiment libre. Je suis tellement excitée. J’aime cette moto. Je veux dire, je l’aime vraiment. Putain j’aime cette moto tellement fort que je peux même pas l’expliquer.

Toutes les butchs qui roulaient à moto ont hoché la tête pour elles-mêmes. Jan et Edwin m’ont donné une claque sur l’épaule.

– Les choses se passent bien pour toi, gamine. Je suis contente pour toi, a dit Jan. Meg, mets-en une autre pour le jeune Marlon Brando1, ici.

La bague devait marcher !

– C’est déjà Chapeau melon et bottes de cuir2? ai-je demandé.

Meg a secoué la tête.

– Encore cinquante minutes. Mon dieu, j’en peux plus d’attendre de voir ce que Diana Rigg porte cette fois.

J’ai soupiré.

– J’espère que c’est encore ce pantalon en cuir. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse d’elle.

Meg a ri.

– Va falloir faire la queue !

Le lieu commençait à se remplir. Un jeune mec qu’on n’avait jamais vu auparavant est venu et a commandé un gin tonic. Meg avait à peine posé le verre en face de lui qu’un gars plus vieux est arrivé et a sorti un badge. Des flics en uniforme se sont rués derrière lui. Le jeune gars était une taupe.

– Vous venez de servir un mineur. OK, mesdames, messieurs, laissez vos verres sur le bar et sortez vos papiers, c’est un contrôle.

Jan et Edwin m’ont toutes les deux empoigné par la chemise et m’ont trainé jusqu’à la porte du fond.

– Dehors ! Maintenant ! Pars d’ici ! ont-elles crié pendant que je bataillais pour faire démarrer ma moto.

Quelques flics se sont déployés autour du parking. J’avais les jambes en coton. Je n’arrivais pas à la lancer.

– Dégage d’ici ! m’ont-elles crié.

Deux flics en uniforme se sont dirigés vers moi. L’un d’eux a attrapé son flingue.

– Descends de cette moto, a-t-il ordonné.

– Allez, allez, me suis-je chuchoté à moi-même.

Un coup sec du pied et la moto a poussé un vrombissement. J’ai donné un bon coup d’embrayage et j’ai fait une roue arrière sans le vouloir en sortant du parking. Dès que je suis arrivée chez Toni et Betty, j’ai frappé violemment à la porte de la cuisine. Betty semblait alarmée.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Le bar… Tout le monde… Ils se sont fait arrêter.

– Du calme, a dit Toni en me mettant la main sur l’épaule. Calme-toi et dis-nous ce qui s’est passé.

J’ai bredouillé en décrivant la descente de flics.

– Comment on peut savoir ce qui leur est arrivé ? leur ai-je demandé.

– On le saura bien assez vite quand le téléphone sonnera, a dit Betty.

Le téléphone a sonné. Betty a écouté tranquillement.

– Personne n’a été arrêté à part Meg, nous a-t-elle dit. Butch Jan et Ed ont été un peu tabassées.

Je me suis frotté le front avec les mains.

– Elles ont morflé ?

Elle a haussé les épaules. Je me suis sentie coupable.

– Je pense qu’elles ont encore plus morflé parce qu’elles m’ont sorti de là.

Betty s’est penchée sur la table de la cuisine et s’est pris la tête dans les mains. Toni est allée vers le frigo.

– Tu veux une bière, gamine ?

– Nan, merci, ai-je répondu à Toni.

– Comme tu voudras.

La peur ne m’a pas lâché pendant que je m’endormais ce soir-là. Mais la vraie terreur n’a fait surface que lorsque je me suis réveillée au milieu de la nuit. Je me suis assise droit comme un piquet, trempée de sueur, en me rappelant la descente au Tifka’s. J’avais grandi de trois ou quatre centimètres depuis ce moment-là. La prochaine fois qu’un policier me mettrait la main dessus, mon âge ne me sauverait pas. La peur bouillait au fond de ma gorge. Ça allait m’arriver. Je le savais. Mais je ne pouvais pas changer qui j’étais. J’avais l’impression de rouler en direction d’une falaise, de voir ce qui allait arriver mais d’être incapable de freiner.

J’aurais voulu que Al soit dans le coin. J’aurais voulu que Jacqueline me borde dans leur canapé, m’embrasse le front et me dise que tout allait bien se passer.

***

Quelques années plus tôt, le propriétaire du Abba’s s’était tellement endetté qu’il avait dû transporter ses caisses de bière à la main. La mafia n’aurait pas autorisé de livraison avant qu’il ait payé. Alors il avait fait tourner le mot que le bar devenait gay. Il a fait fortune grâce à nous. On était un marché lucratif, et captif. En général, il n’y avait pas plus d’un club ouvert à la fois où on pouvait aller. D’autres propriétaires voulaient de notre clientèle pour un temps, mais celui du Abba’s était devenu gourmand. Alors, la mafia y avait organisé une descente et l’avait fait fermer.

Le nouveau bar était plus proche du quartier de Tenderloin, dans le centre de Buffalo. Il s’appelait le Malibou – un bar de jazz qui nous accueillait après une heure du matin, une fois le spectacle fini. C’était aussi une organisation criminelle qui le possédait, mais c’était une lesbienne qui le dirigeait. On se disait que ça faisait une différence. Elle s’appelait Gert. Elle voulait qu’on l’appelle tante Gertie mais ça nous donnait l’impression d’être une troupe de scouts, alors on l’appelait Cookie.

Ce nouveau club avait une plus grande piste de danse mais il n’avait qu’une seule sortie. Par contre, il y avait une table de billard, et Edwin et moi on jouait pendant des heures jusqu’au lever du soleil.

Ed attendait sa copine, Darlene, jusqu’à l’aube. Darlene dansait à côté, dans un bar sur Chippewa Street. Juste en bas du pâté de maison en face du Malibou, il y avait un hôtel où beaucoup de pros3, femmes et hommes, avaient l’habitude de faire des passes. À l’aube, toutes les travailleuses débauchaient et venaient remplir le Malibou qui semblait ne jamais fermer, ou allaient prendre un petit-déjeuner dans un restaurant près de l’arrêt de bus.

J’ai commencé à remarquer que parfois Ed ne venait pas le weekend. Qu’est-ce qu’il y avait d’autre dans la vie, à part l’usine et les bars ?

– Hé, Ed, lui ai-je demandé un matin. T’étais où le weekend dernier ?

Elle a levé les yeux de la bille qu’elle était en train de viser.

– Dans un autre club.

Sa réponse m’a surprise. Il n’y avait qu’un seul club ouvert à la fois, de ce que j’en savais.

– Ah ouais ? lui ai-je demandé. Où ça ?

– Dans l’East Side4, a-t-elle dit en mettant du bleu sur sa queue.

– Tu veux dire que c’est un club nègre ?

– Noir, a-t-elle dit en tapant d’un coup sec dans une bille cerclée5, l’envoyant ainsi dans le trou. C’est un club Noir.

J’ai engrangé cette nouvelle information pendant que Ed préparait son prochain coup.

– Merde, a-t-elle dit en le loupant.

– C’est différent de ce club ? ai-je dit en observant la table.

– Oui et non.

Ed n’était pas très bavarde ce matin-là.

J’ai haussé les épaules et désigné le coin d’en face. J’ai raté mon coup. Ed a souri et m’a tapoté le dos. J’avais un tas de questions mais je ne savais pas comment les poser.

Ed a rentré la huitième bille par erreur6.

– Merde, a-t-elle sifflé, merde.

Elle m’a regardé de haut en bas.

– Qu’est-ce qu’y a ? a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules. Elle a dit :

– Écoute. Je bosse toute la journée avec ces vieilles bulls7;à l’usine. J’aime venir ici et passer du temps avec vous toutes. Mais j’aime aussi être avec les miens, tu comprends ? Et puis entre Darlene et moi ça ne durerait pas un mois si je trainais dans l’East Side.

J’ai secoué la tête. Je ne comprenais pas.

– Darlene ne s’inquiète pas quand elle sait que je suis ici. Si je passais autant de temps dans mes propres clubs, ben, disons juste qu’il y aurait trop de tentations.

– T’as la dalle ? lui ai-je demandé.

– Nan, Jess, je suis juste humaine.

Elle avait l’air sur la défensive.

J’ai ri.

– Non, je veux dire : tu veux aller prendre un p’tit-déj ?

Elle m’a claqué l’épaule.

– Allez.

On a retrouvé Darlene et les autres au restaurant. Elles étaient toutes excitées à propos d’une bagarre avec un client à laquelle toutes les filles avaient pris part.

– Hé, Ed, lui ai-je demandé par-dessus le café pendant que Darlene rejouait son rôle dans la bagarre, tu penses que je pourrais venir avec toi un jour ? Je veux dire, je sais pas si ça se fait de demander ou pas.

Ed a eu l’air interloquée.

– Pourquoi ? Pourquoi tu veux aller dans mon club ?

– Je sais pas, Ed. T’es mon amie, tu vois ?

Elle a haussé les épaules.

– Et alors ?

– Alors ce matin j’ai réalisé qu’il y a beaucoup de choses que je ne connais pas de toi, c’est tout. J’imagine que j’aimerais te voir dans ton propre univers.

Darlene lui a tiré la manche :

– Bébé, t’aurais dû être là. On lui a botté le cul à ce gars, jusqu’à sa tombe ! Il nous suppliait d’avoir pitié.

– Je dois y réfléchir. Je sais pas, a dit Ed.

– Comme tu veux. Je demande juste.

***

Ed a arrêté de venir au Malibou peu après. J’ai demandé à Grant ce qui se passait, mais elle a juste dit que Ed « était à cran » depuis que Malcolm X8 avait été tué à New York. Je voulais appeler Ed et lui parler, mais Meg m’a dit de ne pas le faire. Elle m’a dit que les butchs à l’usine automobile disaient que Ed était vraiment en colère et que c’était mieux de la laisser seule. Ça ne me disait rien de bon, mais le conseil venait des vieilles bulls, alors je l’ai écouté.

C’est seulement au printemps suivant que je suis tombé sur Ed par hasard au restaurant. J’étais tellement content de la voir. J’ai ouvert les bras pour la serrer. Elle m’a observée, sur ses gardes, comme si c’était la première fois. J’ai eu peur qu’elle n’aime pas ce qu’elle voyait. Au bout d’un moment, elle m’a ouvert les bras. La serrer contre moi, c’était comme rentrer à la maison.

Ed a commencé à revenir au Malibou. Sans prévenir, un matin elle a dit :

– J’y ai réfléchi.

C’était drôle, car je savais exactement de quoi elle parlait : de venir au club avec elle.

– Je ne savais pas comment je me sentais de t’emmener, tu vois ? Mais samedi soir prochain, y’a une fête d’anniversaire pour deux femmes. L’une d’elles est blanche. Je sais pas, je me disais… si tu voulais venir…

Je voulais. On a décidé de prendre la voiture de Ed.

Le samedi soir elle est venue me chercher tard. On a roulé en silence.

– T’es nerveuse ? m’a-t-elle demandé.

J’ai fait oui la tête. Elle a grogné et secoué la sienne.

– Peut-être que c’était une connerie.

– Non, lui ai-je dit. Pas pour les raisons que tu penses. J’ai toujours peur avant d’aller dans un nouveau club, n’importe lequel. Tu te sens comme ça des fois ?

– Non, a dit Ed. Enfin, oui, peut-être. Je sais pas.

– T’es nerveuse, Ed ? D’aller au club avec une butch blanche, je veux dire.

– Ouais, peut-être un peu, a-t-elle dit en jetant un coup d’œil au rétroviseur.

Elle s’est arrêtée à un feu rouge et m’a offert une cigarette.

– Je t’aime quand même, tu sais.

J’ai regardé par la vitre et j’ai souri.

– Je t’aime aussi, Ed. Beaucoup.

J’ai réalisé que j’avais déjà trainé en bordure du quartier Noir avec des amis après l’école, mais que je n’avais jamais vraiment été dans le cœur de l’East Side.

– Buffalo est comme deux villes, ai-je dit. J’imagine qu’un tas de blancs n’ont jamais été dans cette ville-là.

Ed a ri amèrement et a hoché la tête.

– La ségrégation est bel et bien vivante à Buffalo. C’est là, a-t-elle ajouté en montrant un bâtiment.

– Où ?

– Tu verras.

Elle a garé la voiture dans une rue à côté.

On s’est approchées de la porte. Ed a frappé fort. Un œil est apparu dans le judas. À peine la porte ouverte, une musique forte est montée jusqu’à nous. La boite était remplie d’un bout à l’autre. Un tas de butchs sont immédiatement venues pour accueillir Ed et lui ont serré la main ou l’ont prise par l’épaule. Elle a fait des gestes dans ma direction et leur a gueulé quelque chose à l’oreille mais il y avait trop de bruit pour en entendre plus. Des femmes nous ont fait signe de partager leur table et elles m’ont toutes serré la main quand je me suis assise. Ed nous a commandé des bières et s’est posée à côté de moi.

– Daisy a déjà les yeux sur toi, a hurlé Ed dans mon oreille. La femme assise juste en face de nous de l’autre côté de la piste de danse, en robe bleue. Elle te reluque.

J’ai souri à Daisy. Elle a baissé les yeux puis a planté son regard dans le mien. Au bout de quelques minutes elle a chuchoté quelque chose à son amie et s’est levée. Elle portait des talons aiguilles bleus qui s’accordaient à sa robe. D’un pas rapide, elle s’est frayée un chemin directement vers notre table.

– Le Seigneur ait pitié de ton âme, ma fille, m’a gueulé Ed pendant que je me levais pour aller à la rencontre de Daisy.

Daisy a tendu la main et m’a emmenée vers la piste de danse. Edwin a attrapé mon autre main et m’a tiré vers le bas, près de son oreille.

– Tu es toujours tendue ? a-t-elle hurlé.

– Je m’adapte, lui ai-je gueulé en retour par-dessus l’épaule.

***

– J’y crois pas que tu sois revenue entière, m’a dit Ed des heures après qu’on ait quitté le club.

Elle m’a imitée en riant et en me donnant un coup de poing dans l’épaule :

– Je m’adapte. Ma fille, t’as vraiment de la chance que l’ex de Daisy n’était pas là. Elle aurait botté ton putain de cul blanc.

Elle a été interrompue par une main sur son épaule qui l’a fait se retourner. J’ai été poussée violemment par derrière. Quand je me suis retournée j’ai aperçu une voiture de flics avec toutes les portes ouvertes. Deux flics nous poussaient avec leur matraque.

– Allez, contre le mur, les filles.

Ils nous ont emmenées dans une allée. Ed a posé ses mains sur l’arrière de mes épaules en signe de réconfort.

– Garde tes mains pour toi, bulldagger, a hurlé un flic en la jetant brutalement contre le mur.

J’avais beau être plaquée contre un mur en brique, je pouvais encore sentir le réconfort que m’avait procuré sa main l’instant où elle m’avait touché l’épaule.

– Écartez les jambes, les filles. Plus que ça.

Un des flics m’a attrapé par les cheveux et m’a tiré la tête brutalement en arrière pendant qu’il écartait mes jambes d’un coup de botte. Il a sorti mon portefeuille de ma poche arrière et l’a ouvert.

J’ai jeté un coup d’œil à Ed. Le flic la palpait le long des jambes et baladait ses mains sur elle, remontant le long de ses cuisses. Il a sorti son portefeuille de sa poche, a pris l’argent et l’a fourré dans sa poche à lui.

– Les yeux droit devant, a dit le flic derrière moi, la bouche près de mon oreille.

L’autre flic a commencé à gueuler sur Ed :

– Tu crois que t’es un mec, hein ? Tu crois que tu peux encaisser comme un mec ? On va voir ça. Qu’est-ce que c’est que ça ? a-t-il dit.

Il a tiré d’un coup sec sur sa chemise et a baissé sa bande autour de sa taille. Il a attrapé ses seins tellement fort que ça lui a coupé le souffle.

– Laissez-la tranquille, ai-je hurlé.

– Ta gueule espèce de tordue, a gueulé le flic derrière moi.

Il m’a cogné la tête contre le mur. J’ai vu un kaléidoscope de couleurs.

Ed et moi on s’est retournées et on s’est regardées pendant un quart de seconde. C’était drôle, parce que c’était comme si on avait eu plein de temps pour se consulter. Les vieilles bulls m’avaient dit qu’il y avait des fois où c’était mieux de prendre ta raclée et d’espérer que les flics te laisseraient par terre quand ils en auraient fini avec toi. D’autres fois, ta vie ou ta santé mentale pouvaient être en danger alors il valait mieux essayer de riposter. C’était toujours une décision difficile.

En un clin d’œil, Ed et moi on a décidé de se battre. On a toutes les deux donné des coups de poing et des coups de pied au flic le plus proche. Pendant un instant, les choses ont eu l’air de s’améliorer pour nous. J’ai donné des coups de pied dans le tibia du flic face à moi, encore et encore. Ed avait eu l’autre flic à l’aine et le frappait sur la tête des deux poings.

Un flic m’a envoyé un coup et la pointe de sa matraque m’a saisie en plein milieu du plexus solaire. Je me suis écrasée contre le mur, incapable de respirer. Puis j’ai entendu un horrible bruit sourd : celui d’une matraque qui percutait le crâne de Ed. J’ai vomi. Les flics nous ont frappées à un tel point que je me suis demandé à travers la douleur pourquoi ils n’étaient pas épuisés par l’effort. D’un coup, on a entendu des voix gueuler tout près.

– On y va, a dit un flic à l’autre.

Ed et moi on était au sol. Je pouvais voir les bottes du flic qui se tenait au-dessus de moi se retirer.

– Putain de tordue, a-t-il dit en crachant, pendant que sa botte faisait craquer une de mes côtes pour ponctuer sa phrase.

Mon souvenir suivant est la lumière luisant dans le ciel au-dessus de l’allée. Le trottoir était chaud et dur contre ma joue. Ed était étendue à côté de moi, le visage tourné de l’autre côté. J’ai étiré mes doigts pour la toucher mais je ne pouvais pas l’atteindre. Mes mains reposaient dans la mare de sang autour de sa tête.

– Ed, ai-je chuchoté. Ed, s’il te plait, s’il te plait, réveille-toi. Oh mon dieu, s’il te plait ne sois pas morte.

– Quoi ? a-t-elle gémi.

– On doit se tirer d’ici, Ed.

– OK, a-t-elle dit. Tu prends le volant.

– Me fais pas rire, lui ai-je dit. Je peux à peine respirer.

Je suis retombé dans les pommes.

Darlene nous a raconté plus tard qu’une famille en route pour l’église nous avait découvertes. Ils avaient trouvé des gens pour les aider à nous porter dans leur maison toute proche. Ils ne nous avaient pas emmenées à l’hôpital parce qu’ils ne savaient pas si on avait des problèmes avec la justice ou pas. Quand Edwin a repris connaissance, elle leur a donné le numéro de Darlene. Elle est venue avec ses amies pour nous emmener. Elle a pris soin de nous deux dans leur appartement pendant une semaine avant que Ed ou moi on soit vraiment lucides.

– Où est Ed, elle va bien ?

C’est la première chose que je me rappelle avoir demandé à Darlene.

– C’est la première chose qu’elle m’a demandé : comment tu allais, a répondu Darlene. Vivante. Vous êtes toutes les deux vivantes, bande de saloperies.

Aucune de nous n’est allée aux urgences, de peur qu’ils appellent la police pour voir si on était impliquées dans une embrouille. Quand Ed et moi on a pu s’asseoir et même marcher un peu, on a fini notre convalescence ensemble dans le salon pendant la journée, pendant que Darlene dormait. Le canapé était convertible en lit.

Ed m’a donné The Ballot or the Bullet de Malcolm X9. Elle m’a encouragée à lire W.E.B. Du Bois10 et James Baldwin11. Mais on avait toutes les deux tellement mal à la tête qu’on pouvait à peine lire le journal. Toute la journée, on restait allongées l’une à côté de l’autre et on regardait la télévision : Max la Menace, The Beverly Hillbillies, Les Arpents verts12. On a réussi à guérir malgré ça.

Ed a eu des indemnités d’invalidité pendant son absence. Moi, j’ai perdu mon boulot à l’imprimerie.

Quand Ed et moi on a fini par se pointer au Malibou un mois plus tard, quelqu’un a débranché la prise du juke-box et tout le monde s’est rué vers nous pour nous serrer dans ses bras.

– Non, attendez, doucement, a-t-on gueulé en reculant toutes les deux vers la porte.

– Vous voyez la ressemblance ? ai-je demandé alors que Ed et moi mettions nos visages l’un près de l’autre. Sur nos sourcils droits, nos balafres étaient assorties.

En ce qui me concerne, j’ai perdu beaucoup de confiance en moi après cette raclée. La douleur dans ma cage thoracique me rappelait à chaque inspiration à quel point j’étais vulnérable.

Je me suis appuyée sur une table du fond et j’ai regardé toutes mes amies danser ensemble. C’était bon d’être de retour à la maison. Peaches s’est assise à côté de moi, a enroulé son bras autour de mon épaule et m’a planté un long et doux baiser sur la joue.

Cookie m’a proposé un boulot de videur pendant les weekends. Je me suis tenu les côtes et j’ai grimacé. Elle a dit que jusqu’à ce que je guérisse je pouvais faire le service. J’avais évidemment besoin de cet argent.

J’ai regardé Justine, une drag queen magnifique, passer de table en table avec une boite à café Maxwell House pour collecter de l’argent.

Elle est venue à la table où Peaches et moi étions assises et a commencé à compter les billets.

– Tu n’as pas à participer, chérie.

– C’est pour faire quoi ? ai-je demandé.

– Pour ton nouveau costume, a-t-elle répondu avant de reprendre le compte.

– Quel nouveau costume ?

– Ton nouveau costume, mon chou. Tu ne t’attends quand même pas à être le Maitre de Cérémonie de la Fabuleuse Nuit du Drag Show de Monte Carlo13 dans cette vieille tenue de tocard, si ?

Je l’ai regardée, perplexe.

– On t’emmène acheter un nouveau costume, a expliqué Peaches. Tu vas animer le drag show le mois prochain.

– C’est ce que je viens de te dire, a dit Justine d’un air agacé.

– Je ne sais pas faire le maitre de cérémonie.

– Ne t’inquiète pas, chérie, a ri Justine, c’est pas toi la star !

Peaches a rejeté la tête en arrière.

– Les stars c’est nous !

– Mais tu vas avoir l’air divin, a dit Justine, en agitant une liasse de billets.

***

J’avais déjà entendu des histoires d’horreur sur des butchs et leurs fems qui avaient essayé d’acheter un costume au magasin de vêtements Kleinhan’s. Mais cette fois-ci, une sorte de gêne flottait dans l’air pendant que trois drag queens, fortes et assurées, entièrement travesties, m’aidaient à faire mon choix.

– Non, a dit Justine en secouant la tête énergiquement. C’est un maitre de cérémonie, pas un putain de croque-mort !

– Des tons neutres, a dit Georgetta en me prenant la tête entre ses mains, pour aller avec son teint.

– Non ! Non ! Non ! a dit Peaches, voilà.

Elle tenait une veste de costard bleu profond.

– Oui, a soupiré Justine quand je suis sorti de la cabine d’essayage, oui !

– Oh, mon chou, je pourrais changer de bord pour toi, s’est exclamée Georgetta.

Peaches a caressé le revers de ma veste.

– Oui ! Oui ! Ouiiii !

– On va le prendre, a dit Georgetta au vendeur qui avait visiblement l’air ennuyé. Ajustez-le à la gamine. Et arrangez-vous pour que ça rende bien !

Le vendeur a pris le mètre-ruban posé sur sa nuque et a essayé de marquer le pantalon et la veste sans me toucher. Enfin, il s’est redressé.

– Vous pouvez venir le chercher dans une semaine, a-t-il annoncé.

– On peut passer le prendre aujourd’hui, a déclaré Georgetta. On va juste se balader dans le magasin et essayer des choses jusqu’à ce qu’il soit prêt.

– Non, a laissé échapper le vendeur. Revenez dans deux heures. Partez maintenant, partez.

– On sera là dans une heure, chéri, a dit Justine par-dessus son épaule.

– À plus, a lancé Georgetta en lui envoyant un baiser.

– Allez, a dit Peaches en me faisant signe de les suivre, c’est notre tour.

Elles m’ont entrainée vers le magasin d’à côté. On a foncé vers le rayon lingerie.

J’ai secoué la tête.

– Je dois aller aux toilettes. Merde, j’aimerais vraiment pouvoir attendre, mais je peux pas.

Justine m’a touché la joue.

– Désolée, chérie.

Peaches s’est redressée de toute sa taille.

– Allez, on y va toutes ensemble.

– Non, ai-je dit en joignant les mains. J’ai peur qu’on se fasse toutes arrêter.

Ma vessie me faisait mal. J’aurais aimé ne pas avoir attendu si longtemps. J’ai pris une grande inspiration et j’ai poussé la porte des toilettes des femmes.

Deux femmes rafraichissaient leur maquillage face au miroir. L’une a jeté un regard à l’autre et a fini d’appliquer son rouge à lèvres.

– C’est un homme ou une femme ? a-t-elle demandé à son amie quand je suis passée derrière elles.

L’autre femme s’est tournée vers moi.

– C’est les toilettes des femmes, m’a-t-elle informée.

J’ai hoché la tête :

– Je sais.

J’ai fermé la porte du compartiment derrière moi. Leurs rires m’ont laissé sans voix.

– On ne sait pas vraiment si c’est un homme ou pas, a dit une des femmes à l’autre. On devrait appeler la sécurité pour être sures.

J’ai tiré la chasse d’eau et de colère je me suis emmêlé avec ma fermeture éclair. C’était peut-être juste une menace en l’air. Ou peut-être allaient-elles vraiment appeler la sécurité. Je me suis dépêché de sortir des toilettes dès que j’ai entendu les deux femmes s’en aller.

– Ça va chérie ? a demandé Justine.

J’ai hoché la tête. Elle a souri.

– Elles ont pris dix ans d’un coup, ces femmes, en te voyant, a-t-elle continué.

Je me suis forcée à sourire.

– Nan. Elles ne se seraient jamais moquées d’un gars comme ça. J’ai eu peur qu’elles appellent les flics. C’est moi qui ai pris dix ans d’un coup.

– Allez, a dit Peaches en me tirant par la manche avec impatience. C’est l’heure des high fems14.

Elle m’a tirée vers le rayon lingerie.

– Qu’est-ce que t’en penses ? a dit Georgetta. Elle tenait une nuisette en soie rouge.

– Noire, je lui ai dit, celle-là, en dentelle noire.

– Seigneur, ce garçon a du gout, a-t-elle dit.

Peaches a soupiré.

– C’est drôle, te voir essayer ce costume, toute excitée et tout, ça m’a rappelé quand mon père m’a fait acheter un costume pour l’office du dimanche. Dans mes rêves, quand je m’habillais bien, c’était pas en costume. Tu peux me croire, mon petit ! Je rêvais de quelque chose, tu vois, de bon gout, avec des bretelles ultra-fines. Et un décolleté.

Elle a passé un doigt sous son corsage et a continué.

– Je me sentais comme une danseuse étoile dans un costume trois-pièces.

Georgetta a grogné :

– Ou plutôt comme une folle15.

Peaches a rejeté sa tête en arrière et m’a tirée plus loin.

On est retournées à Kleinhan’s une heure plus tard. Le costume était prêt.

– Il nous reste encore assez d’argent pour choisir une chemise et une cravate, a annoncé Georgetta.

Justine a choisi une chemise habillée bleu pastel. Elle était plus belle que toutes les chemises que mon père avait possédées dans sa vie. Les boutons étaient bleu ciel avec des tourbillons blancs, comme des nuages. Peaches et Georgetta se sont mises d’accord sur une cravate en soie bordeaux.

Les vendeurs se tenaient la tête entre les mains, comme s’ils avaient tous la migraine. Après tout, autant que ce soit eux plutôt que nous.

– Je ne sais pas comment vous remercier, vous toutes, leur ai-je dit.

– Mais si tu sais, mon chou. Il suffit de me choisir comme gagnante de ce spectacle.

– Elle voit bien que c’est moi la plus belle de nous toutes.

– Oh s’il te plait, ma p’tite, ne me fais pas rire.

J’ai joint les deux mains.

– Attendez, j’ai protesté, vous ne m’avez jamais dit que j’allais juger le spectacle.

– Écoute, chérie, a dit Justine en souriant, c’est dans un mois. N’encombre pas ta jolie petite tête avec ça.

***

Le mois est passé vite. J’ai essayé d’éviter toutes les prises de tête entre les candidates qui se disputaient pour savoir comment mener le spectacle. Je suis arrivé au Malibou un peu tard, la nuit du spectacle. J’ai enlevé mon casque et je me suis assise sur ma Norton au fond du parking, pour fumer une cigarette.

– Mon petit, où est-ce que t’étais ? a demandé Peaches en se balançant d’un pied à l’autre sur le gravier, du haut de ses talons.

– J’arrive ! ai-je gueulé en écrasant ma cigarette. J’arrive tout de suite !

Quand je suis entrée, tout le monde s’est arrêté pour me regarder.

– T’es craquante, a dit Peaches, en lissant les revers de ma veste.

Georgetta a joint les mains devant elle :

– Je crois que je suis en train de tomber amoureuse.

– Ouais, elle dit ça après chaque pipe, a marmonné Justine.

Cookie a vérifié le programme avec moi. Je me rongeais l’ongle du pouce pendant qu’elle parlait. J’avais passé ma vie entière à espérer devenir invisible. Comment est-ce que j’allais pouvoir grimper sur scène, un projecteur braqué sur moi ? Quand je suis monté sur la rampe, le club était plongé dans l’obscurité. Puis quand le spot m’a éclairé, je n’ai plus vu la foule.

– Chante quelque chose, a gueulé une des butchs.

– De quoi j’ai l’air, de ce putain de Bert Park16? ai-je hurlé en retour. OK.

J’ai commencé à chanter :

– Here she comes, Mis-cell-an-eous17.

– Houuu !

– Écoutez maintenant, ai-je supplié. Sérieusement.

– C’est pas sérieux, c’est un drag show ! a hurlé quelqu’un.

– Si, j’ai dit, c’est sérieux.

J’ai pris conscience de ce que je voulais dire.

– Vous savez, toute notre vie on nous dit que notre manière d’être n’est pas bonne.

J’ai entendu quelques murmures :

– Ouais !

– Bon, ici c’est chez nous, on est une famille.

Il y a eu une cascade d’applaudissements dans le public.

– T’as bien raison, a gueulé une des drag queens derrière moi.

– Alors ce soir on va célébrer notre manière d’être. Elle n’est pas juste acceptable, elle est belle. Et je veux que ce soir vous fassiez toutes sentir à nos splendides sœurs sur scène combien on les aime et on les respecte.

La foule a manifesté bruyamment son approbation. Justine et Peaches ont couru, m’ont embrassé et sont rapidement retournées en coulisses pour attendre leur tour.

J’ai feuilleté les fiches que Cookie m’avait données.

– Est-ce que vous voulez bien accueillir ce soir Miss Diana Ross18, qui va nous chanter Stop in the Name of Love ?

La musique s’est élevée et j’ai fait un pas de côté.

La robe de Peaches scintillait sous la lumière du projecteur. C’était une personne d’une beauté à couper le souffle.

– Stop in the name of love, a-t-elle chanté en empoignant ma cravate, before you break my heart19.

Ses lèvres étaient proches des miennes. J’ai haleté, entrainée par la force de sa performance.

Les applaudissements étaient tonitruants.

– Donnez une serviette au gamin, a hurlé quelqu’un alors que je m’essuyais le front avec le dos de la main.

– Est-ce que vous voulez bien accueillir Miss Barbara Lewis qui va nous chanter Hello Stranger20 ?

Justine a marché droit vers moi, lentement, parfaitement stable sur ses talons aiguilles, pendant que la musique s’élevait.

– Hello stranger, a-t-elle chanté en enroulant un bras autour de mes épaules, it seems like a mighty long time21.

Je commençais à aimer ça.

L’artiste suivant était le petit ami de Georgetta, Booker. Je ne l’avais jamais vu se travestir auparavant. Même en robe, je pensais encore à Booker comme il. Booker faisait aussi Stop in the Name of Love. Georgetta a jeté un coup d’œil furtif de derrière le mur de la scène pour voir.

– Évidemment, m’a-t-elle chuchoté. Tu crois que tu t’es mariée à un vrai homme et tu découvres que tu as une sœur qui emprunte ton rouge-à-lèvres et qui ne te le rend pas.

J’ai laissé échapper un rire.

– Seigneur aie pitié, a-t-elle dit, cette fille a un problème.

La bretelle de la robe de Booker glissait à chaque fois qu’il levait les bras pour chanter « Stop ! » Ça aurait pu être très sexy, mais il était tellement nerveux qu’il n’arrêtait pas d’essayer de la remonter.

– Aide-la, m’a dit Georgetta.

Je lui ai tendu le micro et je suis allé sur la scène en face de Booker. J’ai mis un genou à terre face à lui et j’ai fait comme s’il chantait pour moi. Puis je lui ai tourné autour et j’ai baissé sa bretelle de manière aguichante.

– Laisse-la, ai-je chuchoté en lui embrassant l’épaule.

Booker m’a repoussée théâtralement, en chantant before you break my heart. La foule a clamé son approbation. Tout le monde appréciait vraiment sa manière de conclure son numéro.

Personne n’a vu la lumière rouge s’allumer.

La musique s’est éteinte et tout le monde a grogné. Puis la police a envahi le club. J’ai levé la main pour me protéger les yeux du projecteur mais je n’arrivais toujours pas à voir ce qui se passait. J’ai entendu des cris et des bruits de tables et de chaises renversées. Je me suis rappelé qu’il n’y avait qu’une seule porte – il n’y aurait pas d’échappatoire cette fois-ci. À seize ans, je n’avais pas encore l’âge requis.

J’ai lentement enlevé ma nouvelle veste de costard bleue, je l’ai pliée proprement et je l’ai mise sur le piano au fond de la scène. Pendant un instant j’ai songé à enlever ma cravate, pensant que ça serait plus facile pour moi si je le faisais. Mais, bien sûr, ça n’aurait pas été le cas. En fait, la cravate m’aidait à me sentir plus forte pour faire face à ce qui m’attendait. J’ai retroussé mes manches et je suis descendue de la scène. Un flic m’a attrapée et m’a attaché les mains bien serrées dans le dos. Un autre flic était en train de frapper Booker, qui sanglotait.

Ils avaient reculé le fourgon de police juste devant les portes du club. Les flics nous tabassaient en nous poussant à l’intérieur. Sur la route du poste, certaines des drag queens ont fait des blagues pour soulager la tension. J’ai fait la route en silence.

Ils nous ont toutes mises dans une énorme cellule. Mes mains liées étaient toutes gonflées et froides à cause du manque de circulation. J’ai attendu dans la cellule. Deux flics ont ouvert la porte. Ils riaient et parlaient entre eux. Je n’écoutais pas.

– Qu’est-ce que tu veux, une putain d’invitation ? Allez ! a ordonné un des flics.

– Allez, Jesse22, a raillé un flic, fais un beau sourire pour la photo. T’es une jolie fille. Elle est pas jolie, les gars ?

Ils ont pris ma gueule en photo. Un des flics a desserré ma cravate. Quand il a ouvert ma nouvelle chemise en la déchirant, les boutons bleu ciel ont rebondi et ont roulé sur le sol. Il a soulevé mon t-shirt, exposant ainsi mes seins. J’avais les mains menottées dans le dos. J’étais dos au mur.

– Je crois pas qu’elle t’apprécie Gary, a dit un autre flic, peut-être que je lui plairais plus.

Il a traversé la pièce. Mes genoux tremblaient. Lt Mulroney, disait son badge. Quand il a vu que je le lisais, il m’a giflé violemment. Ses mains m’ont enserré le visage comme un étau.

– Suce-moi la queue, a-t-il dit tranquillement.

Il n’y avait pas un bruit dans la pièce. Je n’ai pas bougé. Personne n’a rien dit. J’ai presque eu l’impression que ça pouvait rester comme ça, en suspens, mais ça n’a pas été le cas. Mulroney s’est tripoté l’entre-jambe.

– Suce-moi la queue, bulldagger.

Quelqu’un m’a frappé le côté du genou avec une matraque. Mes genoux ont cédé, plus à cause de la peur que de la douleur. Mulroney m’a attrapée par le col et m’a trainée sur quelques mètres jusqu’à des toilettes en acier. Il y avait un bout de merde non évacué qui flottait dans l’eau.

– Soit tu me bouffes moi, soit tu manges ma merde, bulldagger. À toi de voir.

J’étais trop terrifiée pour réfléchir ou bouger.

La première fois qu’il a fourré ma tête dans les toilettes, j’ai retenu ma respiration. La deuxième fois, il m’a tenu sous l’eau si longtemps que j’ai aspiré de l’eau et senti la forme dure de la merde contre ma langue. Quand Mulroney m’a tiré la tête des toilettes, je lui ai vomi partout dessus. J’ai continué à avoir la nausée et des haut-le-cœur pendant un bon moment.

– Oh, merde, putain, dégagez-la d’ici, se sont mutuellement hurlé les flics alors que je continuais de vomir.

– Non, a dit Mulroney, menottez-la ici, sur le bureau.

Ils m’ont soulevée et m’ont lancée sur le dos en travers du bureau et m’ont menottée les mains au-dessus de la tête. Quand un flic a enlevé mon pantalon j’ai essayé de calmer les spasmes de mon ventre pour ne pas m’étouffer avec mon propre vomi.

– Ah, c’est pas mignon ça, un slip, a lancé un flic à un autre. Espèce de tordue !

J’ai regardé la lumière au plafond. Une grosse ampoule jaune brillait derrière un grillage en métal. La lumière m’a rappelé la longue série de westerns que j’avais regardé à la télé après avoir emménagé dans le Nord. Quand quelqu’un était perdu dans le désert, la seule image qu’on voyait était un soleil éblouissant. Toute la beauté du désert était réduite à cette unique impression. Regarder cette ampoule de prison m’a évité de voir ma propre déchéance : je suis simplement partie.

Je me suis retrouvé dans le désert. Des couleurs striaient le ciel. Chaque changement de couleur jetait une nouvelle nuance à travers l’étendue sauvage : saumon, rose, lavande. L’odeur de sauge était écrasante. Même avant de le voir planer dans un courant ascendant au-dessus de moi, j’ai entendu le cri de l’aigle royal comme s’il venait de ma propre gorge. J’ai eu très envie de voler avec lui mais je sentais mes racines dans la terre. Les montagnes se sont élevées à ma rencontre. J’ai marché vers elles, cherchant un refuge, mais quelque chose m’a tiré en arrière.

– Fais chier, a craché Mulroney. Tournez-la, sa putain de chatte est trop large.

– Merde, Lieutenant, comment ça se fait que ces putains de bulldagger aient des chattes aussi grandes si elles ne baisent pas avec des hommes ?

– Demande à ta femme, a dit Mulroney.

Les autres flics ont ri.

J’ai paniqué. J’ai essayé de retourner dans le désert mais je n’arrivais pas à retrouver l’ouverture qui flottait entre les dimensions par laquelle je venais de passer. Une explosion de douleur dans mon corps m’a projetée en arrière.

J’étais à nouveau étendue sur le sol du désert, mais cette fois le sable était frais. Le ciel était couvert, préparant une tempête. La pression de l’air était insupportable. C’était difficile de respirer. Au loin, j’ai entendu l’aigle crier encore. Le ciel était en train de devenir aussi noir que les montagnes. Le vent m’a soufflé dans les cheveux.

J’ai fermé les yeux et j’ai tourné la tête vers le ciel du désert. Alors, enfin, ça s’est relâché – le soulagement bienvenu de la pluie chaude sur mes joues.

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1. Marlon Brando est considéré comme l’un des plus grands acteurs états-uniens du 20e siècle. Il est perçu comme un sex symbol masculin et connu pour son image de rebelle, notamment due à son rôle de motard dans L’équipée sauvage (1953).

2. Chapeau Melon et Bottes de Cuir (The Avengers) est une série télévisée fantastique d’espionnage britannique, créée en 1976. Diana Rigg y joue le rôle d’Emma Peel, héroïne brillante, spécialiste en arts martiaux, aux tenues inhabituelles et particulièrement moulantes.

3. Pro (raccourci pour professionnel·le) désigne un∙e prostitué∙e.

4. L’East Side est un important quartier de Buffalo, habité majoritairement par des personnes noires.

5. Au billard américain, la moitié des billes sont cerclées pour les différencier des autres. Chaque équipe doit gagner les billes de son camp : cerclées ou pleines.

6. Au billard américain, si un∙e joueur∙se marque avec la huitième bille (la noire) avant la fin, elle/il a perdu (ici, c’est donc Jess qui gagne la partie).

7. Raccourci pour bulldagger, lesbienne particulièrement masculine (voir chapitre 3).

8. Malcolm X est un militant afro-états-unien, défendant le séparatisme noir et l’autodétermination. Il ne partage pas la non-violence prônée par une partie du mouvement des droits civiques. Il ne cherche pas à unir les noir·e·s et les blanc·he·s, mais les noir·e·s entre elles/eux. Le 21 février 1967, il est assassiné alors qu’il prononce un discours à Harlem. Il est l’auteur des mots suivants : « Nous déclarons notre droit sur cette terre à être des hommes, des êtres humains, à être respectés comme des êtres humains, à obtenir des droits d’êtres humains dans cette société, sur cette terre, en ce jour, ce que nous avons l’intention de faire exister par tous les moyens nécessaires » (1965).

9. The Ballot or the Bullet, « Le bulletin ou la balle », est un discours prononcé par Malcolm X en 1964. Il y défend le nationalisme noir, refuse de voter et d’être représenté par des blanc·he·s, et promeut un programme politique et économique par et pour la communauté noire. « Ce sera… le bulletin de vote, ou une balle. Ce sera la liberté ou la mort. Et si vous n’êtes pas prêts à payer ce prix, n’utilisez pas le mot liberté dans votre vocabulaire. »

10. William Edward Burghardt Du Bois, est un sociologue et historien, première personne noire à obtenir un doctorat aux États-Unis, en 1895. Il lutte contre le racisme et la domination blanche, pour la défense du panafricanisme et de l’indépendance des colonies africaines.

11. Écrivain états-unien noir et homosexuel, James Baldwin est un militant pour les droits civiques. Auteur de romans, poésies, pièces de théâtre et ouvrages théoriques, il place les discriminations raciales et liées à l’orientation sexuelle au centre de ses œuvres. Son livre le plus connu est Go Tell It on the Mountain (en français, La Conversion, 1953).

12. Il s’agit de trois sitcoms états-uniennes de la fin des années 1960.

13. Un drag show est un spectacle de travestissement, ici de drag queens. Le titre de la soirée évoque Monte Carlo, un quartier de Monaco connu pour ses casinos et salles de spectacle, haut lieu du divertissement de prestige.

14. Une high fem est une lesbienne qui cultive dans son apparence une forme d’ultra-féminité, par le maquillage, l’habillement, les talons aiguilles, les ongles vernis, etc. La high fem joue intentionnellement avec les codes du genre, et peut sembler « plus féminine » que la grande majorité des femmes hétérosexuelles.

15. En anglais, elle dit « plutôt comme une fairy », ce qui est un jeu de mot car ce terme signifie fée, mais aussi tapette.

16. Bert Park est un présentateur télé, animateur de l’émission de Miss America.

17. « La voilà, diverse et variée » : jeu de mot qui fait référence à « There she is, Miss America », l’émission de miss animé par Bert Parks.

18. Diana Ross est une chanteuse de soul, pop et rythm and blues états-unienne, chanteuse du groupe The Supremes, qui sort Stop in the Name of Loveen 1965.

19. « Au nom de l’amour, arrête ! Avant de me briser le cœur. »

20. Hello Stranger, chanson de Barbara Lewis, 1963.

21. « Salut, l’inconnu ! On dirait que ça fait un p’tit bout de temps… »

22. Jesse est un prénom masculin.

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