Chapitre 6

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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6

La bague avait disparu. La seule preuve tangible de son existence, c’étaient les traces de sang sur mon doigt. Les flics avaient dû l’arracher quand mes mains enflées étaient menottées. La bague avait disparu. J’étais assise dans l’appartement, regardant fixement par la fenêtre. J’étais incapable de dire combien de temps j’étais restée éveillée.

Justine et Peaches avaient payé ma caution. Je me rappelle, elles ont dit qu’aucune charge n’était retenue contre nous. Arrivées à la maison, Justine a voulu monter avec moi mais j’ai été catégorique : je voulais être seule.

La première chose que j’ai faite a été de prendre un bain. J’ai appuyé ma tête sur le rebord de la baignoire en essayant de me détendre. Puis j’ai remarqué un dégradé de rose dans l’eau, qui devenait de plus en plus foncé, et une trainée rouge entre mes jambes. Ça m’a directement rappelé la sensation du bout de merde durcie contre ma langue. J’ai sauté hors de la baignoire dans un mouvement de panique, juste à temps pour atteindre les chiottes.

À présent, j’étais calme. Je ne sentais vraiment plus grand-chose. Mais même à travers cette tranquillité meurtrie, je pleurais la bague qui aurait pu me protéger ou au moins me dispenser sa sagesse. La bague avait disparu. Il n’y avait plus rien à espérer maintenant. Elle avait disparu.

Betty a frappé à la porte et est entrée. Elle a remarqué que le plat de poulet froid qu’elle m’avait amené la veille n’avait pas bougé. Les morceaux de poulet ressemblaient à des membres humains et je n’arrivais pas à me résoudre à mordre dans la chair. Cette seule idée m’avait fait traverser la salle de bain en courant, avec un haut-le-cœur.

– Je t’ai apporté de la tarte aux pommes, m’a dit Betty.

Elle avait dans la main un morceau de toile de coton jaune.

– Je crois que je vais faire des rideaux pour cette fenêtre, si ça te va.

Je vivais sans rideaux depuis que j’avais emménagé ici, plus de six mois auparavant. J’ai fait oui de la tête et Betty s’est mise à coudre. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil vers moi. Quand elle s’est levée pour repasser les rideaux, elle avait probablement passé plusieurs heures à coudre dans ma chambre mais ça ne m’avait paru durer que quelques secondes.

Les rideaux étaient vraiment jolis mais mon visage refusait de bouger, même pour sourire. Betty s’est approchée pour s’asseoir à mes côtés.

– Tu devrais manger quelque chose.

J’ai levé les yeux vers elle pour lui signifier que je l’avais entendue. Elle s’est dirigée vers la porte d’entrée pour s’en aller, puis elle s’est arrêtée.

– Je sais, a-t-elle dit. Tu penses que personne d’autre ne sait. Tu ne peux pas t’imaginer que quelqu’un d’autre comprenne. Mais moi, je comprends.

J’ai lentement secoué la tête. Non, elle ne comprenait pas.

Betty s’est agenouillée face à moi. Quand nos regards se sont croisés, j’ai senti comme un électrochoc émotionnel. Dans ses yeux, j’ai vu tout ce que je ressentais comme si je contemplais mon propre reflet. J’ai détourné le regard, horrifié. Betty a hoché la tête. Sa main a serré mon genou.

– Je sais, répéta-t-elle, en se levant pour partir. Je comprends.

Je n’ai pas bougé du canapé. L’obscurité s’est installée dans la pièce. Ça a de nouveau frappé à la porte. J’avais envie que tout le monde s’en aille et me laisse tranquille.

Peaches est entrée, sur son trente-et-un.

– J’avais rencard avec un ringard, a-t-elle dit en se dirigeant vers la cuisine.

Un moment plus tard, elle a ramené deux coupes de crème glacée à la vanille, avec une petite cuillère plantée dans chacune. Elle s’est assise à côté de moi sur la banquette et m’en a offert une. En glissant dans ma gorge, la crème glacée était tellement douce et sucrée que des larmes me sont montées aux yeux.

Peaches m’a ébouriffé les cheveux. Je me souvenais de ce à quoi ressemblait le monde quand il était profondément enfoui sous des mètres de neige : chaque brindille ou fil de téléphone redessiné par une couche de neige scintillant dans la lumière de la lune. Paysage silencieux et calme. Assourdi. C’est comme ça que les choses m’apparaissaient maintenant. J’aurais aimé pouvoir dire à Peaches ou à Betty combien je me sentais sereine, mais je n’arrivais pas à parler.

– Tu as peur de dormir, n’est-ce pas, petite ?

La voix de Peaches était si douce.

– Mais Miss Peaches est là pour toi maintenant. Ce soir, tu vas dormir en sécurité dans ses bras. Je ne laisserai personne te faire de mal.

Puis elle a disparu dans la chambre. Elle est revenue un moment plus tard et m’a emmené au lit. Elle avait changé les draps. Ils étaient propres et frais. Elle m’a glissé à l’intérieur comme un enfant et s’est allongée à côté de moi. Je sentais le vomi remonter dans ma gorge, mais elle m’a délicatement attiré contre son corps. Mes lèvres ont rencontré la courbe de ses seins.

– C’est les hormones qui les ont fait gonfler comme ça, mais ce sont les miens maintenant.

Elle m’a embrassé les cheveux.

Elle m’a chanté une chanson d’une voix si douce et satinée que je me suis accrochée aux notes et les ai suivies tout droit vers le sommeil.

***

Edwin a rapporté ma veste de costume bleue. Elle a trouvé le pantalon assorti sur un tas derrière la porte de la salle de bain, et elle a emmené l’ensemble au pressing.

Quand elles ont vu que je ne me pointais pas au Malibou le vendredi d’après, Ed, Georgetta et Peaches sont venues me chercher et m’ont trainée avec elles. Quand je suis arrivée, Cookie m’a balancé un torchon et m’a dit de commencer à débarrasser les tables. J’ai passé plusieurs semaines dans cet état léthargique, incapable de ressentir la température, le froid comme le chaud. Le monde me paraissait lointain.

Un soir au boulot, un type m’a appelée à sa table pour me demander de ramener ses frites en cuisine. Il a prétendu qu’elles étaient froides. Je les ai rapportées à Cookie, mais elle a dit qu’elle était trop occupée. J’ai donc ramené les frites au type, en m’excusant. Il a attrapé un verre d’eau et l’a versé sur les frites.

– Elles sont froides, a-t-il dit.

Il a ouvert sa valise et en a sorti un immense serpent qu’il s’est enroulé autour du cou. Puis il a croqué un morceau du verre d’eau et s’est mis à le mâcher.

– Les frites sont froides, il a répété.

– Cookie ! ai-je hurlé en me ruant dans la cuisine, donne-moi des frites chaudes, et tout de suite !

Elle a commencé à râler.

– Maintenant, bordel de merde ! Je les veux maintenant !

Le mec m’a laissé un bon pourboire.

– Tu ne le connais pas ce type ? a demandé Booker en éclatant de rire.

Tout le monde riait.

– C’est l’Homme-Rasoir. Il se produit dans un club, pas loin d’ici, a-t-il continué.

J’ai jeté mon tablier.

– Ce job est pourri !

Je râlais, mais moi aussi je commençais à sourire.

– Qu’est-ce qui te fait marrer ? a craché Toni dans mon dos.

Je me suis retournée pour lui expliquer, mais son visage était déformé par la colère.

– J’ai dit : qu’est-ce qui te fait marrer, putain !

Une des butchs l’a attrapée pour essayer de l’entrainer plus loin.

– Allez Toni, viens, laisse tomber.

Elle s’est dégagée d’un coup sec et a titubé jusqu’à moi.

– Tu te crois drôle ?

– Et merde Toni, c’est quoi ton problème ? lui ai-je demandé, irritée.

Un groupe de pros a passé la porte. Je me suis dirigé vers elles pour les accueillir mais Toni me tournait autour.

– Tu crois que je sais pas ce qui se passe entre toi et ma nana ?

Tout le monde a retenu son souffle. J’étais sonnée.

– Toni, qu’est-ce que c’est que ces conneries ? De quoi tu parles ?

– Tu penses que je suis pas au courant, hein !

Betty s’est approchée de Toni, mais Angie, une des prostituées qui venaient d’entrer, l’a tirée en arrière.

– On va régler ça dehors, putain de dégonflée ! a dit Toni tout en crachant par terre.

Je ne voulais pour rien au monde me battre avec Toni. C’est pour ça que je suis sortie. Pour parler avec elle. Toute les autres nous ont suivies dehors, pour écouter.

– Toni, l’ai-je suppliée.

– La ferme et bats-toi, petite ordure ! Allez, viens, fils de pute. T’as la trouille ou quoi ?

– Écoute Toni, si tu veux me frapper, vas-y. Si ça t’aide à te sentir mieux, je vais pas essayer de t’en empêcher. Mais pourquoi est-ce que moi je voudrais te frapper ? Tu m’as dépannée quand j’en avais besoin. Putain, tu sais très bien que je ne ferais rien pour te manquer de respect, à toi ou à Betty.

J’ai croisé les yeux de Betty et elle m’a lancé un regard d’excuse.

– Arrête de regarder ma nana, salope ! a aboyé Toni.

– Toni, je suis en train de te dire que je ne ferais rien pour te manquer de respect. Jamais.

– Dégage de ma putain de baraque ! m’a-t-elle hurlé. Barre-toi !

Angie était juste derrière moi.

– Allez, viens bébé.

Elle me tirait par le bras.

– Ça va finir par dégénérer. Allez, viens.

Elle disait ça tout en me tirant vers le bar.

Grant et Edwin ont proposé de m’aider à remballer mes affaires et à les déménager.

– Merde, j’ai dit, ça va aller, pour l’instant mes affaires tiennent encore dans quelques taies d’oreiller. Je pourrai les ramener en moto.

Quand je suis revenue au club avec mes affaires, j’ai trouvé un tabouret au bout du comptoir et j’ai commencé à descendre une bière. Angie s’est assise à côté de moi.

– T’as un endroit où dormir cette nuit ?

Elle a écrasé sa cigarette. J’ai secoué la tête.

– Écoute.

Elle a posé la main sur mon bras.

– Je suis fatiguée, je veux juste rentrer me coucher. Si tu as besoin d’un endroit où pieuter cette nuit, OK. Mais ne te fais surtout pas d’idées.

– T’as fait des passes toute la nuit ? je lui ai demandé.

Angie m’a regardé avec méfiance.

– Ouais.

– Alors comment je pourrais m’imaginer que ça t’exciterait que quelqu’un te ramène chez toi pour te baiser ?

Angie s’est étouffée avec son whisky en riant.

– Viens trésor, rien que pour ça je t’offre le petit-déjeuner.

***

– Dis-moi la vérité, a lancé Angie en beurrant sa tartine. Ne me raconte pas de conneries. Pourquoi t’as pas voulu te battre ? Est-ce que c’est vraiment parce que c’est ton amie, ou est-ce que t’avais la trouille ?

J’ai secoué la tête.

– Ce n’est pas ma meilleure amie ni rien, mais elle m’a vraiment aidée pas mal de fois. Je veux pas la frapper, c’est tout. Elle était bourrée.

Angie m’a lancé un petit sourire moqueur.

– Alors, tu t’envoyais en l’air avec Betty ou pas ?

J’ai secoué la tête.

– Je joue pas à ça.

Elle a regardé mon visage, en plantant sa fourchette dans ses œufs.

– Quel âge as-tu bébé ?

– Quel âge t’avais quand t’avais mon âge ?

Je me sentais agacée.

Elle s’est penchée en arrière contre la banquette.

– J’imagine que la rue nous fait vieillir avant l’âge, hein, gamine ?

– Je suis pas une gamine.

Ma voix était sèche.

– Je suis désolée.

Elle avait l’air de le penser.

– T’as raison, t’es plus une gamine, a-t-elle repris.

J’ai baillé et je me suis frotté les yeux. Elle a ri.

– T’es encore avec moi ?

Le regard d’Angie s’est posé sur une vieille pro qui payait à la caisse.

– Tu sais, a-t-elle dit, je me souviens d’une fois, quand j’étais petite. J’étais au restaurant avec ma mère et mon beau-père, et j’ai vu une femme qui ressemblait un peu à celle-là.

– Elle est belle, non ? j’ai dit.

Angie m’a regardée en penchant la tête.

– Tu aimes les femmes de caractère, pas vrai, butch ?

J’ai souri en plantant ma fourchette dans mes œufs au plat.

Angie a continué :

– Je me souviens, mon beau-père avait lancé : « sale trainée », tout haut, pendant que cette femme payait sa note. Tout le monde dans le resto l’avait entendu. Mais cette femme a juste payé, elle a pris un cure-dent et elle est sortie très tranquillement, comme si elle ne l’avait pas du tout entendu. Je me suis dit : Quand je serai grande, je serai comme ça.

J’ai hoché la tête.

– C’est comme la fois où j’avais dans les quatorze ans et que j’ai vu cette il-elle.

Angie écoutait, le menton appuyé sur le dos de sa main.

– J’avais complètement oublié cette histoire. Mes parents m’avaient trainée avec eux pendant qu’ils faisaient des courses. Tu vois bien comme les magasins sont bondés et bruyants avant Noël. Et d’un seul coup, tout est devenu silencieux. Les caisses ont arrêté de sonner et plus personne ne bougeait. Tout le monde avait le regard braqué sur le rayon bijouterie. Il y avait ce couple, une il-elle et une fem. Tout ce qu’elles faisaient, c’était regarder des bagues, en fait.

Angie s’est appuyée sur le dossier en expirant lentement la fumée.

– Tout le monde les fusillait du regard. Au final, la pression a expulsé les deux femmes hors du magasin, comme deux bouchons hors d’une bouteille. J’avais envie de leur courir après et de leur demander de m’emmener avec elles. Et pendant tout ce temps je me disais : Oh merde, un jour ce sera moi.

Angie a hoché la tête :

– C’est dur quand tu le vois venir, hein ?

– Ouais. C’est un peu comme conduire sur une seule voie et voir un dix-huit tonnes arriver en face, droit sur toi.

Elle a frissonné :

– Allez viens, j’ai besoin de dormir.

L’appartement d’Angie ressemblait plus à un « chez soi » que tous les endroits où j’avais vécu.

– J’aime bien le tissu des rideaux de la cuisine, ai-je commenté, comment ça s’appelle ?

– De la mousseline, a-t-elle répondu.

Elle a sorti deux bouteilles du frigo.

– Écoute, si tu cherches quelque chose, cet appart sera peut-être libre très très bientôt, si tu vois ce que je veux dire.

J’ai incliné la tête :

– Bientôt comme demain ?

Elle a ri :

– Peut-être plus tôt, qui sait ?

J’ai bu ma bière et allumé une cigarette, puis j’ai balancé le paquet sur la table de la cuisine. Angie en a pris une et s’est assise face à moi.

– J’ai quelques problèmes en ce moment, tu vois ?

J’ai hoché la tête.

– Alors si tu veux cet appart, il est pas très cher.

– Tu vois, ai-je dit, je sais même pas comment on paie un loyer et tout ça. J’ai jamais habité nulle part, sauf chez Toni et Betty.

Angie a posé la main sur mon bras.

– Je vais te donner un conseil, t’en fais ce que tu veux. Trouve-toi un boulot à l’usine, ça t’évitera de passer ta vie au bar. Vivre dans ce quartier c’est comme lécher une lame de rasoir, tu vois ce que je veux dire ? Je te dis pas que l’usine c’est le paradis ou quoi que ce soit, mais peut-être que tu pourrais bosser quelque part avec d’autres butchs, payer tes factures, t’installer avec une fille.

J’ai haussé les épaules.

– Je sais que je dois grandir un peu.

Angie a souri en secouant la tête.

– Non chérie, moi je te parle de rester jeune. Je ne veux pas que tu sois obligée de grandir trop vite. Ma jeunesse s’est finie la nuit où ils m’ont embarquée pour la première fois – j’avais treize ans. Le flic n’arrêtait pas de me hurler dessus en m’ordonnant de lui tailler une pipe, et il m’a défoncé la gueule parce que j’obéissais pas. En fait, c’est juste que je ne savais pas ce que ça voulait dire « tailler une pipe ». C’est pas comme si j’avais jamais eu à faire ça avant.

Je me suis levé pour aller vers l’évier. J’avais l’impression que j’allais me mettre à vomir. Angie m’a rejoint et a posé ses mains sur mes épaules :

– Je suis désolée. C’était une histoire de merde. C’est pas une histoire à raconter.

J’étais incapable de me retourner pour lui faire face.

– Viens chérie. Viens t’asseoir.

Elle m’a tiré doucement.

– Ça va aller, a-t-elle dit en me retournant. Ça va ?

Je lui ai répondu par un sourire, mais ce n’était pas très convaincant. Elle m’a passé la main dans les cheveux :

– Ça va pas, hein ?

J’étais tellement soulagée de l’entendre dire ça à voix haute que je me suis mise à pleurer. Elle m’a pris dans ses bras et m’a bercé. Elle m’a repoussée contre l’évier et m’a regardée dans les yeux :

– Tu veux en parler ?

J’ai secoué la tête.

– OK, a-t-elle murmuré, c’est pas un problème. C’est juste que parfois, ça fait du bien de sortir des choses.

Elle m’a pris le menton dans la main. J’ai essayé de me détourner, mais elle ne m’a pas lâchée.

– Tu sais, a-t-elle dit, peut-être que c’est un peu plus facile pour nous, les fems, que pour les butchs de raconter ces choses-là, qu’est-ce que t’en penses ?

J’ai haussé les épaules. Je me sentais piégée et mal-à-l’aise.

– Qui t’a fait du mal chérie ? Les flics ?

Elle observait mon visage.

– Qui d’autre ? a-t-elle conclu tout haut.

Puis elle a murmuré :

– Oh, chérie, toi aussi tu as déjà vieilli, en me tirant vers elle.

J’ai enfoui mon visage à l’abri de son cou.

– Allez bébé, assieds-toi.

Elle a tiré une chaise de cuisine à côté de moi.

– Je vais bien, j’ai dit.

– Tss tss, tu n’es pas en train de causer à une butch, tu sais. Est-ce que tu t’es déjà confiée à ta copine ?

– Je n’ai pas de petite copine, ai-je admis à contrecœur.

Angie a paru surprise, ce qui m’a flatté. Puis elle m’a souri, d’un air faussement timide.

– Est-ce que tu t’es déjà confiée à l’une de tes petites amies ?

Je me sentais comme un papillon épinglé.

– Je…

Elle a secoué la tête et m’a regardée dans les yeux.

– Tu n’as encore jamais eu de nana ?

Elle a baissé les yeux au sol, embarrassée.

– Comment c’est possible qu’une superbe jeune butch comme toi réussisse à échapper à toutes les fems affamées qui rôdent dehors ? m’a-t-elle taquinée en me relevant le menton. Combien de fois t’as été arrêtée, bébé ?

J’ai haussé les épaules :

– Deux fois.

Elle a hoché la tête.

– C’est plus dur quand tu sais déjà ce qui t’attend, pas vrai ?

Je l’ai laissée me regarder dans les yeux.

– Bébé.

Elle s’est assise sur mes genoux. Elle a attiré mon visage contre sa poitrine.

– Chérie, je suis désolée qu’ils t’aient fait du mal. Mais plus que tout, je suis désolée que tu n’aies pas d’espace pour décharger ça. Tu peux lâcher ça maintenant, avec moi, c’est pas un problème.

Elle m’enveloppait de sa chaleur. Sans un mot, je lui ai livré tout ce que je ressentais. Sans rien dire, elle m’a fait sentir qu’elle comprenait.

Puis mes lèvres ont effleuré sa poitrine et un bruit s’est échappé de sa gorge. On s’est dévisagées l’une l’autre, ébahies. Elle avait un regard fixe, angoissé, comme un chevreuil dans la lumière d’une lampe torche. C’est là que j’ai compris que le sexe était quelque chose de très puissant.

Angie m’a saisie par les cheveux et a lentement tiré ma tête en arrière. Elle a approché sa bouche de la mienne, jusqu’à ce que je puisse sentir la chaleur de son souffle. Un gémissement s’est échappé de ma gorge. Angie a souri. Elle a ramené ma tête encore plus en arrière et elle a doucement fait glisser ses ongles le long de mon cou. J’ai senti une douleur de la taille jusqu’aux genoux.

Elle m’a embrassée à pleine bouche. J’avais toujours trouvé dégoutante l’idée que les adultes se lèchent la langue. J’en étais venue à penser que ce n’était sans doute pas vraiment ça qui se passait quand deux personnes s’embrassaient. Mais ce que faisait maintenant la langue d’Angie à la mienne a enflammé tout mon corps. J’ai attiré sa langue avec la mienne pour en avoir plus.

Soudain, elle m’a de nouveau tiré la tête en arrière et m’a regardé avec un air étrange, un peu sauvage. J’ai eu peur et elle a dû le remarquer parce qu’elle a souri et m’a attiré plus près. J’ai enlacé sa taille avec mes mains, et mes lèvres ont trouvé ses tétons durcis.

Sans un mot, elle s’est levée et m’a prise par la main. Dans sa chambre, elle m’a embrassée, repoussée, regardée, puis elle m’a embrassée encore.

Sa main a glissé le long de mon ventre jusqu’à mon entre-jambes, et je me suis écartée.

– T’es pas équipée ? a-t-elle demandé.

Je ne savais pas de quoi elle parlait.

– Ça ne fait rien, a-t-elle dit en se dirigeant vers son armoire.

Elle se parlait à elle-même :

– Si je n’ai pas de harnais là-dedans, je vais me flinguer.

Je me suis rendu compte qu’elle cherchait un godemiché. Je n’arrivais pas à me souvenir de ce que Al m’avait dit, pas un seul mot. Tout ce dont je me rappelais, c’était des mises en garde de Jacqueline : avec ça, tu peux donner beaucoup de plaisir à une femme. Ou tu peux lui rappeler toutes les fois où elle a été blessée dans sa vie.

– Qu’est-ce qui se passe chérie ? a demandé Angie.

Nos regards ont convergé vers le gode et le harnais qu’elle tenait dans ses mains. Plusieurs expressions se sont succédées sur le visage d’Angie mais je n’arrivais pas à les déchiffrer.

– Ça va aller, a-t-elle dit alors que je commençais à me détourner. Viens-là bébé.

Elle m’a tourné autour. Elle m’a amadouée.

– Je vais te montrer.

C’était les mots les plus rassurants que j’avais jamais entendus.

Elle est allée jusqu’à la radio et a tourné le bouton jusqu’à ce qu’on entende la voix soyeuse de Nat King Cole chantant Unforgettable1. Elle est venue dans mes bras.

– Danse avec moi, bébé. Tu sais comment me faire du bien. Tu sens comment je te suis, là ?

Elle me murmurait à l’oreille :

– C’est ça que je veux que tu fasses pour moi quand on baise. Je veux que tu danses lentement avec moi. Je veux que tu me suives comme je suis en train de te suivre. Viens-là.

Elle a balancé le gode sur le côté, s’est allongée sur le lit et m’a attirée au-dessus d’elle.

– Écoute la musique. Tu sens comme je bouge ? Bouge avec moi, a-t-elle dit.

C’est ce que j’ai fait. Elle m’apprenait une nouvelle danse. Quand la chanson s’est terminée, un autre morceau lent a suivi, un morceau du film avec Humphrey Bogart – Casablanca2. Quand la chanson est arrivée au moment où le type chante « une femme a besoin d’un homme, et l’homme doit avoir sa compagne »3, on a ri toutes les deux.

Angie m’a fait rouler sur le côté et a commencé à déboutonner ma chemise, me laissant en t-shirt. Elle s’est mise à genoux et a doucement défait mon pantalon. Elle me l’a enlevé, mais m’a laissé le caleçon. J’ai eu du mal à enfiler le harnais et le gode. Puis elle m’a poussé sur l’oreiller et a pris le gode entre ses mains. Sa manière de le tenir m’a fascinée.

– Tu sens comme je te touche ? a-t-elle chuchoté dans un sourire.

Elle a fait courir ses ongles sous mon t-shirt et le long de mes cuisses. Sa bouche était très proche de ma queue.

– Si tu me baises avec ça, a-t-elle dit en la caressant, je veux que tu la sentes aussi. C’est un doux jeu d’imagination.

Elle a pris le bout du gode entre ses lèvres et a commencé à bouger sa bouche dessus, de bas en haut.

Quand elle a recommencé à parler, elle a simplement dit : « Maintenant ».

Elle s’est glissée sur le dos, pendant que je me débattais avec sa robe. Je la touchais, avec toute la maladresse d’une adolescente. Au début, j’ai pensé qu’elle était vraiment patiente avec moi. Ensuite je me suis demandé si justement, elle n’était pas plus excitée par ma maladresse qu’elle ne l’aurait été si j’avais eu de l’expérience.

Quand je me montrais craintive ou hésitante, elle devenait plus démonstrative dans notre jeu sexuel et m’encourageait. Quand je commençais à m’agiter comme un jeune poulain, elle reprenait le contrôle.

De tous les bons conseils que j’avais reçus des vieilles butchs, aucun ne m’avait préparé à ce moment où je me suis agenouillée entre les jambes d’Angie, sans avoir la moindre idée de ce que je devais faire.

– Attends, a-t-elle dit en appuyant sur mes cuisses du bout de ses doigts. Laisse-moi faire.

Elle a doucement guidé la queue à l’intérieur d’elle.

– Attends, elle a répété. Ne pousse pas. Sois tendre. Laisse-moi m’habituer à te sentir en moi avant de commencer à bouger.

Je me suis délicatement allongée sur elle. Au bout d’un moment, son corps s’est détendu contre le mien. « Oui » a-t-elle dit, alors que je bougeais en elle, en la laissant me guider. Je me suis rendu compte que si j’essayais de réfléchir à ce que j’étais en train de faire, je perdais le rythme de son corps. Alors j’ai arrêté de penser. « Oui ». Elle montait en excitation. Elle s’enflammait de plus en plus entre mes bras. Ça m’a fait peur, je ne comprenais pas ce qui se passait. Soudain, elle a commencé à crier et m’a tirée par les cheveux. J’ai arrêté de bouger. Une longue pause a suivi. Son corps s’est affaissé sous le mien. Un de ses bras est retombé sur l’oreiller, au-dessus de sa tête, dans un geste d’agacement.

– Pourquoi tu t’es arrêtée ? a-t-elle demandé tranquillement.

– J’ai cru que je te faisais mal.

– Me faire mal !?!

Sa voix s’est élevée un peu.

– Tu n’avais jamais…

Elle s’est arrêtée au milieu de sa phrase.

– Trésor, m’a-t-elle dit, en cherchant la vérité sur mon visage, as-tu déjà été avec une femme avant ?

Le sang m’est monté au visage à tel point que la chambre s’est mise à tourner tout autour de moi. Je me suis détourné, mais j’étais toujours en elle.

– Attends, a-t-elle dit en me tenant fermement les fesses. Sors de moi. Doucement. Fais attention. OK, c’est bon.

Elle s’est levée lentement et a ramené un paquet de cigarettes, des allumettes, un cendrier et une bouteille de whisky.

– Je suis désolée, s’est-elle excusée.

J’ai détourné la tête.

– Écoute-moi Jess. Je suis désolée. Je ne savais pas que tu n’avais jamais couché avec une femme. La première fois doit être spéciale. Tu vois, c’est une drôle de responsabilité. Viens-là bébé.

Elle m’a attiré contre elle. J’étais étendue dans ses bras, silencieuse. Billie Holiday était en train de passer à la radio. On a toutes les deux réalisé au même moment que ma bouche était très proche de sa poitrine, et quelque chose s’est allumé entre nous.

– Mets-toi sur le ventre, a dit Angie.

J’ai obéis.

– Détends-toi. Je ne vais pas te faire de mal.

Elle s’est mise à califourchon sur mes hanches et a commencé à masser mes épaules à travers mon t-shirt. Je pouvais sentir la force des muscles de ses cuisses. Je me suis retournée et elle est restée sur moi. J’ai attrapé son visage et l’ai attiré vers moi pour l’embrasser.

Elle m’a donné une deuxième chance. Cette fois-ci, j’ai été meilleure.

On est restées dans les bras l’une de l’autre pendant un moment, sans dire un mot. Puis elle s’est mise à rire :

– Ça, c’était bon. C’était vraiment génial.

C’était gentil de sa part de dire ça. Elle m’a doucement guidé hors d’elle, puis elle a couvert mon visage de baisers et m’a fait rire.

– Tu es vraiment tendre, a-t-elle dit, tu le sais ?

J’ai rougi et ça l’a fait rire. Elle a à nouveau embrassé mon visage enflammé.

– Tu es vraiment belle, je lui ai dit.

Elle a fait une grimace en attrapant une cigarette. J’ai secoué la tête.

– Comment c’est possible que tu gagnes ta vie grâce à ton apparence et que tu ne saches pas à quel point tu es belle ?

– À cause de ça, justement.

Elle a eu un petit rire amer, avant de continuer :

– Tout ce qu’ils trouvent attirant en toi, tu te dis que ça doit être quelque chose de plutôt moche, tu vois ?

Je ne voyais pas, mais j’ai hoché la tête.

– Tu me respecteras encore au réveil ?

– Tu veux m’épouser ? je lui ai demandé.

On a éclaté de rire et on s’est serrées dans les bras, mais il y avait quelque chose de triste : je crois qu’on était toutes les deux un peu sérieuses.

Angie m’a fixée d’un regard long et profond.

– Quoi ?

J’étais inquiète.

– Quoi ? lui ai-je répété.

Elle a passé ses mains dans mes cheveux.

– Je me disais juste que j’aimerais pouvoir te faire autant de bien. T’es déjà une stone4, pas vrai ?

J’ai baissé les yeux. Elle m’a soulevé le menton et m’a regardé droit dans les yeux :

– N’aie pas honte d’être une stone face à une pro, chérie. On a besoin de se rendre intouchables pour faire ce boulot. C’est juste qu’il faudrait pas non plus que tu te retrouves coincée là-dedans. Tant mieux si tu trouves une fem en qui t’as confiance au lit et que tu peux lui dire ce dont t’as envie, la laisser te toucher. Tu vois ce que je veux dire ?

J’ai haussé les épaules. Elle a continué à parler.

– Je me souviens, quand j’étais gamine, j’ai vu une bande de gosses plus âgés, tous en cercle dans la cour. Je me suis approchée d’eux pour voir ce qu’ils faisaient.

Je me suis redressée sur un coude pour l’écouter.

– Il y avait ce gros scarabée. Les gosses le bousculaient avec une branche. La bestiole s’est juste roulée en boule pour se protéger.

Elle a ricané, puis a repris :

– Dieu sait qu’on m’a bousculée avec des branches un paquet de fois.

Je l’ai embrassée sur le front.

– Putain, elle a dit, au moment où on atteint l’âge de faire du sexe, on a déjà trop honte pour se laisser toucher. C’est pas un scandale, ça ?

J’ai hoché la tête. Elle a demandé :

– Est-ce que tu me fais un peu confiance ?

Je me suis raidie.

– Je ne vais pas te toucher dans les endroits où tu as été blessée, je te le promets. Tourne-toi bébé, a-t-elle chuchoté.

Elle a soulevé l’arrière de mon t-shirt :

– Merde, ton dos ressemble à de la viande hachée. C’est moi qui t’ai fait ça ?

J’ai ri.

– Mon Dieu, ça saigne un peu. Est-ce que je t’ai fait mal ?

J’ai secoué la tête.

– Quelle magnifique butch ! a-t-elle lancé en riant.

Ses mains ont effacé toute trace de douleur de mes épaules et du bas de mon dos. Elle a fait glisser ses ongles le long de mon dos et sur mes flancs. Peu de temps après, ses lèvres ont suivi le même chemin. Je me suis agrippée à l’oreiller. Je savais que ça lui plaisait, de me sentir réagir et me tordre sous ses caresses.

Quand elle a fait courir sa main le long de ma cuisse, je me suis glacée.

– Excuse-moi bébé, ça va, a-t-elle dit pour me rassurer.

J’ai roulé sur le dos et elle est venue dans mes bras.

– D’habitude, c’est moi qui réagis comme ça, a-t-elle continué. C’est bizarre, c’est comme si je me retrouvais de l’autre côté du miroir, tu vois ce que je veux dire ?

Non, je ne voyais pas. Je me sentais glisser malgré moi dans le sommeil.

Angie m’a soufflé à l’oreille :

– Dors maintenant, bébé, tu es à l’abri ici.

– Angie ? lui ai-je demandé alors que j’étais presque endormi, est-ce que tu seras là quand je me réveillerai ?

– Dors maintenant, bébé, a-t-elle répondu.

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1. Unforgettable, « Inoubliable », chanson de Nat King Cole, 1951.

2. Casablanca est un film états-unien de 1942.

3. « Woman needs man and man must have his mate », extrait des paroles de As Time Goes By, BO du film Casablanca.

4. Stone signifie ici que Jess ne permet pas à ses partenaires de la toucher génitalement.

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