© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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8
– T’as passé le 5e échelon ?
Les butchs ont poussé des hourras dans la cafétéria de l’usine.
– Bravo ! Bien joué !
Elles sont toutes venues me taper dans le dos et me serrer la main. J’étais euphorique.
Butch Jan a passé son bras autour de moi.
– Bien joué, gamine.
J’ai rougi.
– Comment t’as fait ? a voulu savoir Frankie.
En fait, je ne savais pas pourquoi j’avais été prise pour ce boulot. Peut-être pour la même raison qui faisait que plein de boulots à l’usine s’ouvraient à nous : un peu partout, tous les jeunes gars étaient appelés par l’armée.
Je bossais dans cette usine de reliure depuis six mois. C’était une grosse usine. Grant et moi, on avait toutes les deux trouvé ce boulot à peu près au même moment. Deux mois plus tard, quand le service de documentation pédagogique a ouvert, il y a eu sept butchs de plus parmi les nouvelles embauches. On était neuf. Il y avait presque toute l’équipe avec laquelle j’avais joué au softball1 l’été d’avant. Être neuf, c’était le paradis.
Puisque je travaillais dans cette usine depuis un bout de temps, je connaissais les ficelles et j’étais déjà dans le syndicat. Donc, des fois, les autres butchs venaient me demander conseil à propos de problèmes dans leur secteur, ou à propos du syndicat. Cette inversion des rôles me plaisait.
Je travaillais avec Jan au secteur du rognage et du pliage. Des machines géantes pliaient des énormes tas de papier qui étaient ensuite rognés au format de pages. Celles-ci étaient chargées en tas sur des palettes, à côté de l’assembleuse. Des femmes faisaient des allers-retours en courant pour alimenter l’assembleuse en nouvelles feuilles. Puis, les pages tombaient sur un tapis roulant. En bout de chaine, les femmes ajoutaient et agrafaient les couvertures. Moi, j’entassais les brochures finies sur des palettes.
De temps en temps, on m’appelait pour aider à décharger les camions qui arrivaient avec un nouvel arrivage de papier. J’attendais ce moment avec impatience parce que j’avais le droit de conduire le chariot élévateur. Il y avait une seule chose qui me dérangeait là-dedans : me sentir en décalage avec les autres femmes. Aucune de mes collègues n’avait jamais quitté la chaine pour une autre tâche.
Un matin, le contremaitre m’a fait remplacer sur la chaine.
– Goldberg, viens, a ordonné Jack.
Je l’ai suivi dans le secteur des expéditions.
– Attends-là, a-t-il dit.
Tommy a fait une grimace dans le dos de Jack.
– Je déteste ce mec, m’a-t-il dit, une fois Jack parti. Il me rappelle l’officier que j’avais dans la Marine, toujours à me critiquer. Je pouvais pas le sentir.
J’ai hoché la tête mais je n’ai rien dit. Tommy était sympa, mais je ne savais pas s’il allait tenir sa langue.
Il a regardé l’heure.
– C’est presque la pause, a-t-il dit. Nom de dieu, je détestais la Marine. Deux ans de ma vie ils m’ont volés. Je passais toute la journée à regarder l’heure. Ils pouvaient peut-être m’obliger à faire ce qu’ils voulaient, mais ils pouvaient pas arrêter le temps. Un jour ou l’autre, ils ont bien dû me laisser partir.
J’ai haussé les épaules.
– Alors pourquoi tu t’es engagé ?
– Tu rigoles ou quoi ? Pour pas être appelé à l’armée. LBJ2 envoie à ce putain d’Vietnam n’importe quel type capable de marcher.
Jack est apparu dans un coin avec Kevin, son assistant, et Jim Boney. Merde, qu’est-ce que je détestais Jim Boney.
– Salut Tommy, tu fais de Jess une vraie femme ? a raillé Boney.
Tommy s’est attrapé l’entre-jambe en me reluquant.
– Allez viens, m’a ordonné Jack.
Je me suis retourné vers Tommy. Il a bougé les lèvres pour articuler sans un bruit : « Désolé ». J’ai répondu de la même manière : « Va te faire foutre ».
Jack m’a amenée jusqu’à une immense plieuse qui tournait au ralenti. J’ai vu qu’il sortait ses outils. Il a commencé à programmer la machine pour une taille de pliage différente et m’a ordonné :
– Maintenant, regarde.
Je n’y croyais pas. J’étais en apprentissage. Personne d’autre n’avait le droit d’apprendre les mystères de la programmation ou de la réparation des machines. L’apprentissage m’offrait un certificat de compétences. Mes vœux avaient été exaucés.
– Celui qui est vertical, tu le mets pareil, a dit Jack.
Il a attrapé un chiffon et a essuyé l’huile sur sa main pendant que j’essayais de mettre la plieuse en mode vertical.
– Non plutôt comme ça, a-t-il corrigé.
La sonnerie de midi nous a interrompus.
– On reprend après manger, a-t-il annoncé.
Je suis allé à la cafétéria. J’étais sur un petit nuage.
Pourquoi les moments de triomphe sont-ils toujours aussi éphémères ? Une fois que toutes les félicitations étaient retombées, Duffy, le délégué syndical s’est approché de notre table.
– Goldberg, je peux te parler une minute ?
J’ai tiré la chaise à côté de moi.
– Bien sûr.
Il m’a indiqué la porte. Le temps d’arriver dans le hall, je crois que je savais de quoi il voulait me parler.
– Duffy, me dis pas qu’il y a une putain de raison qui fait que je pourrais pas éclater la barrière du 5e échelon.
Il a croisé les bras et il a regardé par terre.
– Écoute Goldberg, je sais que tu veux cette promotion, et tu la mérites. Aucune femme dans cette usine n’est jamais allée plus haut que le 4e échelon, et aucun des gars, sauf un, n’a jamais travaillé en dessous du 5e. C’est pas juste.
J’ai plissé les yeux.
– Et donc ?
Il a soupiré.
– Alors, je veux bien remplir des dossiers de réclamation pour obtenir un boulot de 5e échelon pour toi ou n’importe quelle autre femme. Mais juste : pas cette place-là.
J’avais envie de le frapper.
– Putain ! Et pourquoi pas, Duffy ?
Il a essayé de passer son bras autour de mes épaules. Je l’ai enlevé. J’avais les poings serrés.
– Écoute Goldberg, Jack et Boney te filent une promotion.
Je ne comprenais pas.
– Qu’est-ce que Jim Boney a à voir là-dedans?
Duffy a sorti un paquet de cigarettes et m’en a offert une. Je l’ai prise.
– Tu connais Leroy ? Eh bien, il est au 4e échelon. La plupart du temps, ils le font balayer.
J’ai expiré lentement.
– Merde, je savais pas.
Duffy a incliné la tête.
– Il demande ce job du 5e échelon depuis plus d’un an. Quand Freddie a été appelé le mois dernier, Leroy a dit à Jack qu’il voulait ce boulot. Jack l’a laissé poireauter. Finalement, Leroy est venu me voir pour que je l’aide à se battre pour ce job. Donc on a rempli une fiche de réclamation.
Je commençais à voir le tableau.
– Jack se sert de toi. Boney est syndiqué, mais il est tellement raciste qu’il préfère s’unir avec Jack plutôt que de bosser avec ce mec noir. Leroy mérite ce boulot.
– Ouais, bah moi aussi, j’ai répliqué, mais sans trop y croire.
Duffy m’a regardée me débattre avec ce qu’il venait de dire.
– Oui, toi aussi. Et je t’aiderai à décrocher un meilleur boulot si tu veux te battre pour ça, mais juste pas celui-là. Fais-moi confiance pour cette fois, Goldberg. C’est vraiment important pour le syndicat en ce moment.
– Pourquoi en ce moment ? j’ai demandé.
– Notre accord3 se termine fin octobre. La boite va tout faire pour nous diviser maintenant, pour que ce soit plus difficile pour nous de faire grève si on doit le faire. On doit se serrer les coudes.
Je faisais la gueule.
– Écoute Duffy, tu sais que je suis du côté du syndicat. Mais les butchs peuvent même pas venir aux réunions.
Duffy n’avait pas l’air de comprendre de quoi je parlais. Je lui ai expliqué qu’on avait le droit de boire des coups au rez-de-chaussée du local mais qu’on n’était pas autorisées à monter pour la réunion.
– Qui est-ce qui dit ça ? a-t-il voulu savoir.
– C’est comme ça que ça marche. Ça a toujours été comme ça, de ce que j’en sais.
Duffy a passé son bras autour de mes épaules.
– Écoute, aide Leroy à gagner cette fois, et dès que la grève est finie, tu rassembles les butchs et je rassemble autant de syndiqués que je peux, on va à la ratification en groupe, et on insiste sur le fait que vous avez le droit d’être là.
Ça sentait le changement.
– Mouais, je lui ai dit. Mais comment ça se fait qu’on doit attendre la fin de la grève ?
Il a froncé les sourcils.
– Bah, c’est pas qu’on attend. C’est juste qu’avec cette histoire avec Leroy, ça va être le bordel, d’une manière ou d’une autre. J’essaie de nous garder unis cet été, pour qu’on soit forts si jamais on doit se battre, tu vois ?
J’ai haussé les épaules et hoché la tête. La sonnerie de midi a retenti. J’ai paniqué.
– Qu’est-ce que je dis à Jack maintenant ?
Jack est apparu au moment où je disais ça.
– T’es prête ? m’a-t-il demandé.
J’ai pris une grande respiration.
– Je me sens pas bien, Jack. Je vais rentrer chez moi.
Jack a foudroyé Duffy du regard.
– Comme tu veux.
Duffy a sifflé quand Jack est parti.
– T’es quelqu’un de bien, Goldberg.
J’ai souri à contrecœur.
– Appelle-moi Jess.
Le matin suivant, quand la sonnerie a retenti, j’ai pris ma place à l’assembleuse, prête à remplir des sacs. Je voyais Duffy et Leroy qui parlaient à Jack. Duffy remuait les bras et criait par-dessus le vacarme des machines. Jack se tenait les mains sur les hanches et son visage était déformé par la rage.
Quand j’ai relevé la tête quelques minutes plus tard, Leroy était en train de travailler sur une machine avec l’assistant de Jack. Je devais lui reconnaitre ça, ces gars n’allaient pas lui faire la vie facile. Vu la tournure des évènements, ils n’allaient pas être ravis de ma présence non plus.
– Enfant de putain ! m’a crié Jack dans les oreilles en passant devant moi.
Jim Boney me fixait depuis l’autre bout de la pièce, l’air furieux. De l’autre bout de la ligne d’assemblage, Jan observait tout.
Le plus dur a été de dire aux butchs, pendant la pause de midi, que j’étais de nouveau au 4e échelon.
– C’est vraiment pas juste, a dit Grant d’un air maussade.
Johnny et Frankie ont échangé un coup d’œil et ont secoué la tête. Jan regardait la scène, impassible. J’ai parlé à tout le monde de la promesse de Duffy de faire entrer les butchs dans les réunions syndicales.
– Génial, a rigolé Grant avec ironie. Cette gosse est comme Jack et le haricot magique4. Tu sais, elle échange une vache contre un haricot magique. Putain de bordel de merde. J’ai pas envie de faire partie d’un syndicat qui ne veut pas de moi.
J’avais le visage en feu.
– On peut pas envoyer le syndicat se faire foutre comme ça. On en fait partie. L’accord prend fin en octobre. Qu’est-ce qu’on va faire ? Aller voir le patron, une par une, et négocier ? On n’a pas le choix. Faut qu’on montre à ces gars qu’ils ont besoin de nous aussi.
Grant a frappé du poing sur la table.
– Si, j’ai le choix, a-t-elle dit. J’veux pas faire partie de ce syndicat. T’es une vendue, gamine. Va t’faire foutre.
La sonnerie a retenti, la pause de midi était finie. Tout le monde s’est levé pour retourner au travail. Je suis restée à table un moment, essayant de me rappeler comment c’était de me sentir si bien, comme la veille. J’aurais tout fait, ou presque, pour retrouver l’estime que j’avais perdue. Jan était restée à table. Elle s’est levée et a posé sa main sur mon épaule.
– Allez viens, gamine, on est en retard.
Je me suis levé et j’ai soupiré. Je me sentais vaincue et à fleur de peau. Jan m’a regardé dans les yeux.
– C’est pas facile la vie, pas vrai gamine ?
J’ai fait un signe de tête, incapable de la regarder dans les yeux.
Elle m’a touché la joue, avec douceur, de sa main calleuse.
– Je crois que t’as fait ce qu’il fallait faire.
Ça me rappelait ce que ma prof d’anglais m’avait dit, à propos de faire les choses non pas pour chercher l’approbation mais parce que tu crois que c’est la bonne chose à faire. Mais à ce moment-là, j’avais tellement besoin de l’approbation de Jan que des larmes de gratitude me sont montées aux yeux.
***
À partir de ce jour, Jim Boney s’est mis à me harceler sans relâche.
– Hé, suce ma bite ! me criait-il à travers l’atelier.
Personne ne voulait se battre avec lui, en partie parce qu’il avait une réputation de brute, et aussi parce qu’il était très proche du contremaitre.
– Qu’est-ce que je vais faire, Jan ? ai-je gémi devant une bière.
– Faut que tu te battes, m’a dit Jan.
Je ne voulais pas me battre avec lui, il me faisait peur.
– C’est le seul moyen de l’arrêter, m’a-t-elle dit.
Je savais qu’elle avait raison.
Deux semaines plus tard, Jim Boney est allé trop loin. J’étais penchée pour attraper des feuilles qui étaient coincées entre des rouleaux et j’ai senti quelque chose derrière ma cuisse. J’ai tapé comme pour écraser un insecte, mais j’ai touché de la chair. Jim Boney avait sorti sa bite de son pantalon et la frottait sur mon jean. Ça m’a provoqué un mélange de vertige, de peur et de nausée. Le pire, c’était que Jim Boney avait vu mon regard et reconnu ce qu’il y avait dedans. Avec Jack ils se sont moqués de moi.
Toutes les femmes regardaient au lieu de travailler, les brochures s’accumulaient en fin de chaine et s’éparpillaient par terre. Jack a éteint les machines, tout est devenu très silencieux.
Leroy a traité Jim Boney de trou du cul et lui a dit de ranger sa petite bite. Boney a poussé Leroy et ils se sont battus. J’ai hurlé :
– Bats-toi avec moi, pas avec lui, Jim Boney !
J’ai été aussi étonnée que les autres par cette audace soudaine. C’est la peur qui m’avait inspiré ces mots courageux.
– Viens ! Tu veux te battre ? Vas-y.
Tout le monde regardait Boney. En le voyant sourire de son air si suffisant et condescendant, j’ai compris qu’il cherchait à me désarçonner pour me réduire au même état que quelques minutes avant. Mais j’ai tenu bon.
– Viens, je lui ai dit. T’as peur de quoi, hein ? De te faire botter le cul par une bulldagger ?
Duffy a surgi et s’est arrêté dans sa course. Il a regardé la scène. Jim Boney s’époumonait. Jack et Kevin le retenaient. Mais c’était clair qu’il ne faisait pas beaucoup d’efforts pour m’attraper. Je ne comprenais pas pourquoi il ne cherchait pas plus que ça à se battre avec moi, mais ça m’a donné du courage.
– J’en peux plus de toi, Boney. Personne n’en peut plus. Fais ton putain de boulot et laisse-moi tranquille sinon je vais te botter le cul et te faire ravaler ta merde !
Jack et Kevin ont regardé Boney pour voir sa réaction puis ils lui ont lâché les bras. Boney a fait un geste de dégout dans ma direction puis il s’est détourné.
– Elle en vaut pas la peine, leur a-t-il dit. Elle vaut rien.
Quand Boney est parti, Duffy lui a crié.
– C’est une meilleure syndicaliste que toi, Boney !
Jan m’a serré la main, Duffy m’a tapé dans le dos.
– Bien joué ma grande !
Sammy, le conducteur de poids lourds, m’a donné une tape sur l’épaule.
– C’est un abruti.
J’ai croisé le regard de Walter, le réparateur, et il m’a fait un signe de tête.
– OK, a crié Jack quand il a rallumé la machine, retournez bosser, tout le monde !
***
C’est bien pour faire plaisir à Duffy qu’on est toutes venues au pique-nique du syndicat. C’était lui qui m’avait demandé de faire en sorte que toutes les butchs viennent. Il avait ajouté :
– Et vous pouvez ramener vos petites copines. Jess, t’as une copine ?
Il lui a suffi d’un regard vers moi pour comprendre. Je savais qu’il essayait juste d’apprendre à mieux me connaitre mais ce n’était pas le bon sujet pour commencer.
– Jess, a-t-il dit, est-ce que c’est comme ça qu’on dit ? Copine, je veux dire.
J’ai ri.
– Tu as tout bon, Duffy.
Les autres butchs n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de venir, mais Jan avait compris que ce serait une avancée et elle avait promis que son amoureuse, Edna, viendrait aussi. Une fois que Jan avait dit oui, les autres butchs avaient accepté, elles aussi.
On a emmené notre équipement de baseball. Quand le Abba’s avait réouvert au printemps, on avait formé une équipe de softball, le Abba Dabba Do.
Jan, Edna et moi, on s’est assises sous un arbre. Duffy nous a apporté des bières.
– Je l’aime bien, a dit Edna après son départ.
J’ai souri.
– Moi aussi.
Jan m’a tapé sur l’épaule et a dit à Edna :
– La petite est en train de devenir une vraie syndicaliste.
– Oh, c’est pas vrai, ai-je objecté.
– Hé, gamine, m’a dit Jan. Plus on sera unis, plus on sera efficaces. T’es devenue douée pour ce truc : essayer de maintenir les gens soudés. Accepte quelques compliments, OK ?
J’étais fier comme un paon.
Edna s’est levée.
– J’ai besoin d’un verre, a-t-elle expliqué.
J’ai observé Jan pendant qu’elle regardait Edna s’éloigner. On pouvait lire la souffrance sur son visage. J’avais remarqué, sans y prêter plus d’attention, cette tristesse qui pesait sur elle ces derniers temps, mais je n’y avais pas vraiment réfléchi. Jan m’a regardée et elle m’a laissé lire dans ses yeux un peu plus que d’habitude. Avant de parler, j’ai essayé de lui faire sentir combien je tenais à elle.
– Ça va ? je lui ai demandé.
Elle a secoué lentement la tête.
– Je crois que je suis en train de la perdre, a-t-elle répondu.
Mon estomac s’est serré. Jan m’a tapé sur la cuisse.
– J’vais chercher une autre bière, t’en veux une ?
Je me suis levée avec elle et, en lui posant la main sur le bras, je lui ai dit :
– Non, mais si jamais t’as besoin de parler, tu sais…
Jan a souri et elle est partie.
Duffy s’est assis à côté de moi.
– Hé, Jess, t’es la seule personne que je connaisse à qui je peux poser cette question.
Ça m’a flatté.
– Je voulais savoir à propos de Ethel et Laverne…
J’ai regardé autour de moi.
– Elles sont là ?
Il a fait non de la tête.
– Dommage, je lui ai dit, j’ai toujours voulu rencontrer leurs maris.
Duffy a parlé prudemment :
– C’est quoi l’histoire d’Ethel et de Laverne ? Elles sont amoureuses ?
– Nan, elles sont toutes les deux mariées. Tu le sais, non ?
Duffy cherchait ses mots.
– Ouais, mais c’est pas des butchs ?
J’ai compris où il voulait en venir.
– Bon, c’est des il-elles, mais c’est pas des butchs.
Duffy a ri et a secoué la tête.
– J’ai pas compris.
J’ai haussé les épaules.
– Y’a pas grand chose à comprendre. J’veux dire, elles ressemblent à Spencer Tracy et Montgomery Clift5, mais elles ont vraiment l’air d’aimer les types avec lesquels elles sont mariées.
Duffy a secoué la tête.
– Mais elles sont inséparables. Tu crois pas qu’elles sont peut-être amoureuses et qu’elles ont peur que les gens le sachent ?
J’y ai réfléchi un instant.
– Putain, Duffy, c’est pas parce qu’elles sont mariées qu’on les laisse tranquilles. C’est toujours des il-elles. Elles affrontent les mêmes merdes que les butchs. Imagine Laverne dans les toilettes pour femmes du cinéma, ou Ethel à une bridal shower6. Je crois que les gens qui leur en font baver se foutent bien d’avec qui elles couchent. C’est même, sans doute, encore plus dur pour elles, ai-je ajouté. Elles n’ont pas d’endroit pour se retrouver comme nous on en a. Je parle des bars. Tout ce qu’elles ont, c’est leurs maris et l’une l’autre.
Duffy a souri et a secoué la tête.
– En voyant comment elles se comportent l’une envers l’autre, j’étais persuadé qu’elles étaient amoureuses.
– Oh, elles s’aiment. Ça se voit. Mais ça veut pas forcément dire qu’elles ont du désir l’une pour l’autre, ou qu’elles sont attirées l’une par l’autre. Elles se comprennent vraiment. Chacune d’elles aime peut-être juste se regarder dans le miroir de l’autre, et voir un reflet qui lui sourit.
Duffy a passé son bras autour de mes épaules et m’a serrée contre lui.
– T’es vraiment fine pour comprendre les gens, a-t-il dit.
J’ai souri fièrement et je l’ai repoussé, gênée.
– Je vais chercher à manger.
J’ai entendu la voix de Grant s’élever avant de voir l’engueulade. Elle était en train de brailler à deux centimètres du visage de Jim Boney.
– T’entends quoi par je veux aucune putain de fille dans mon équipe ? a-t-elle hurlé.
Boney a crié en direction des autres gars.
– C’est qu’on veut gagner, pas vrai les gars ?
Il a embrassé son poing, vêtu de son gant de baseball. Je me suis rapprochée d’eux à grand pas et j’ai gueulé :
– Hé Boney, t’es en train de parler de softball ?! On va vous botter le cul !
Un silence s’est abattu sur le pique-nique. À présent, tout le monde savait qu’il ne s’agissait plus seulement d’une partie de softball. En plus, pour ces gars, le baseball c’était sacré. L’idée de jouer contre des filles frôlait l’hérésie. S’ils gagnaient, où était la victoire ? Et s’ils perdaient… c’était trop humiliant pour considérer cette possibilité.
Même les butchs me fixaient d’un air horrifié. Mais c’était trop tard, ma vantardise flottait dans l’air.
– Vas-y, Boney, j’ai dit. On te défie sur trois reprises et on va vous dérouiller !
Boney a ricané.
– J’te parie que non, Goldberg.
La manière dont il a prononcé mon nom m’a fait comprendre que s’il me détestait autant, c’était aussi parce que j’étais Juive.
J’ai souri.
– J’te parie ton gant qu’on va le faire.
Le sourire béat a disparu de son visage. Il aimait son gant de baseball de la même façon que d’autres aiment leur animal de compagnie. Il le gardait dans son casier au boulot, tout le temps, même en hiver. Il a riposté :
– Et si vous perdez ?
Tous les yeux se sont tournés vers moi. Son sourire est réapparu.
– Si vous perdez, Goldberg, tu vas devoir m’embrasser.
– Beuuuuh, berk, ont grogné les autres.
Quelques-unes ont craché par terre pour en rajouter.
– Allez, j’ai dit aux autres butchs, on va s’équiper.
Jan a secoué la tête quand on s’est rassemblées en mêlée dans le champ.
– Je suis pas sure, là, a murmuré Grant.
J’ai admis :
– Écoute, j’ai fait une connerie, OK ? Je m’en suis rendu compte à la seconde où les mots sont sortis de ma putain de bouche. Je suis désolée. Tout ce qu’on peut faire, c’est jouer du mieux qu’on peut. J’en assumerai les conséquences.
Grant a jeté son gant par terre et a posé la main sur sa hanche.
– Si on perd, on va toutes le payer. C’est bien ça le problème !
Frankie est intervenue.
– Elle a dit qu’elle était désolée, alors y’a plus qu’à gagner, OK ?
C’était plus facile à dire qu’à faire. À la première manche, les hommes ont marqué deux points. On n’avait pas du tout l’air de maitriser le terrain. Je ne comprenais pas pourquoi on jouait si mal.
Après tout, la plupart des hommes n’étaient pas en grande forme. Nous, on jouait toutes les semaines. On était peut-être intimidées parce qu’on les croyait meilleurs que nous. Tout à coup, j’ai réalisé qu’une équipe de il-elles aurait peut-être besoin de plus de trois manches pour surmonter sa peur. J’ai senti mon estomac se nouer. Quand on s’est rassemblées entre les reprises, j’ai dit : « Allez ! On peut leur montrer qu’on a la niaque, non ? »
On a marqué deux points mais les gars aussi. On avait deux points de retard. Entre les reprises, Frankie a demandé ce qui allait se passer si on faisait match nul. Jan a explosé :
– Putain, mais écoute-moi ça, a-t-elle grogné. Et pourquoi on admettrait pas tout de suite qu’on a perdu, hein ? Pourquoi on se ferait chier à jouer une autre manche ?
Elle s’est mise à parler d’une voix très basse, d’un ton menaçant.
– C’est pas une blague, putain. Réfléchis un peu à ce que ça va être de voir Jess embrasser Jim Boney. Je vais pas rester plantée là à rien faire. Hors de question que je laisse passer ça.
Ça, c’était mon amie : Butch Jan.
On s’est mises en place et on a joué. On a marqué trois points. On était à 5-4, en notre faveur. Mais quand Frankie a touché le marbre, Jim Boney l’a frappée si fort dans le dos avec la balle qu’elle a cogné le sol.
On a toutes foncé sur Boney, prêtes à le tuer. Jack et son assistant ont rejoint les rangs de Boney. À ce stade, on ignorait si tous les hommes étaient en train de se préparer à se battre avec des il-elles, ou si c’était juste ces trois-là. Duffy s’est précipité et s’est interposé entre les butchs et les hommes.
– Jack, tu sors avec Frankie, espèce de gros con. Si elles ont un joueur en moins, ton équipe aussi. Tu sors.
– N’importe quoi !
– C’était un putain d’accident, c’est tout, a dit Boney en faisant de grands gestes.
On avait envie de le tuer.
– Le pari marche plus, a crié Grant.
– Vous êtes des putains de lâches, a dit Boney.
Le pari était à nouveau en jeu. Duffy faisait les cent pas à côté.
– Il a pas fait exprès, a-t-il marmonné.
– Vraiment ? lui ai-je demandé avec colère. T’es de quel côté, toi ?
– Celui du syndicat, a-t-il répliqué.
– Alors vaut mieux qu’on gagne, nous, et pas l’équipe de Boney et Jack, je lui ai dit.
Duffy a ruminé ça un moment puis il a souri.
– T’as raison.
Il a frappé dans ses mains et a crié vers Jan quand elle a rejoint la base :
– Vas-y Jan !
La balle s’est envolée très haut quand Jan l’a frappée. On a toutes retenu notre souffle en la regardant tomber… pile dans le gant de Jack. C’était notre troisième balle en dehors du champ. On avait un point d’avance mais nos adversaires avaient encore une manche à jouer.
Sammy a voulu frapper en premier. Il a frappé la balle qui est retombée dans le gant de Grant. Avant de lâcher sa batte, il m’a fait un clin d’œil que j’ai pu voir depuis la première base.
Tommy était le prochain. Il a fait un faible grounder7 que Grant a ramassé de la troisième base mais il a réussi à atteindre la première base.
– Je suis désolé, il a murmuré.
– Je t’emmerde.
J’étais toujours en rogne contre lui.
Jack a porté un grounder bas au centre du champ – notre point faible– et a coupé vers ma base.
– Une fois que Boney se sera occupé de toi, je veux bien passer derrière, a ricané Jack.
J’ai essayé de rester concentrée sur le jeu.
Walter était le suivant. Il a sauté sur la base, a enlevé la poussière de ses chaussures en les tapant avec la batte et a relevé son cul pour se mettre en position. Il a frappé un pop-fly8 haut dans les airs. On a toutes enlevé nos casquettes et regardé la balle retomber tranquillement dans le gant de Jan. Walter a remis la visière de sa casquette en place et a quitté le marbre d’un bond.
Boney a sauté sur la base. On a concentré toute notre haine vers lui mais elle ne semblait pas l’atteindre. Il a frappé de toutes ses forces au premier lancer et il a raté la balle.
– Premier lancer, on a toutes hurlé.
Il a tenté de frapper la balle au deuxième lancer, l’air énervé, et il l’a ratée.
– Deuxième lancer, on a crié, euphoriques.
On a commencé à lui crier des trucs, toutes autant qu’on était.
La frappe de Boney au troisième lancer nous a fait taire. On a tous regardé vers le ciel comme si la balle flottait dans les airs. Tommy s’est attardé sur la troisième base, aussi hypnotisé que nous. Jack lui a couru dessus en lui criant de partir. Jim Boney s’est glissé vers la première base.
La balle est tombée en faisant plop, pile dans le gant de Grant. C’était le troisième hors-jeu, il n’y avait aucune raison de jeter la balle à la première base, mais elle l’a fait. La balle a atterri dans mon gant d’un coup sec. J’ai tendu le bras, puis j’ai lancé la balle et mon gant en direction du nez de Boney qui arrivait vers moi à toute vitesse. Il y a eu un petit craquement sec quand la balle a touché son nez. Le jeu était officiellement terminé. On avait gagné. Je n’avais pas à embrasser Jim Boney qui pissait le sang sur la première base. J’aurais dit que c’était un accident, mais personne ne m’a posé la question.
Mes yeux ont croisé ceux de Jack qui me foudroyait du regard : il restait contremaitre, même à un pique-nique. Son regard menaçant m’a fait froid dans le dos. Mais je suis vite passé à autre chose parce que tous les gars de l’autre équipe, ou presque, sont venus nous donner une tape dans le dos et nous dire qu’ils étaient bien contents qu’on ait gagné. J’ai réalisé que ces gars venaient de perdre contre une équipe de il-elles, juste devant leurs femmes ou leurs copines, mais qu’ils n’avaient pas l’air d’être vexés.
Les butchs étaient heureuses d’avoir gagné, mais elles se contenaient. Elles restaient un peu en retrait. Je savais qu’elles étaient plutôt en rogne contre moi. J’avais été arrogante en lançant ce pari. J’avais provoqué Jim Boney. Au boulot, ça aurait pu tourner au carnage pour toutes les butchs, et elles le savaient. C’est Jan qui a brisé la glace.
– Tout est bien qui finit bien, pas vrai gamine ?
Elle a mis son bras autour de moi.
– Je crois que je me serais fait tuer plutôt que de te laisser embrasser ce type.
J’ai pris un air indigné.
– Tu crois quand même pas que je l’aurais embrassé si on avait perdu ?
Tommy nous a rejointes en trombe, tout essoufflé.
– Beau match.
Il m’a tendu la main. Mon expression était glacée mais je lui ai serré la main.
– Écoute, je suis désolé, OK ? m’a-t-il dit.
J’ai haussé les épaules.
– T’es pas méchant, Tommy. Mais devant les autres gars, tu crains vraiment. Je te fais pas confiance, c’est tout.
Il a ouvert la bouche pour parler, mais aucun mot n’est sorti.
Jan et moi, on est parties.
– T’as été dure avec lui, a-t-elle dit. Mais je suis sure que t’as une bonne raison.
– Votre attention, tout le monde, est-ce que je peux avoir votre attention ?
C’était Tommy, debout sur une table de pique-nique.
On s’est tous rapprochés. Il avait le prix dans la main : le gant de baseball de Jim Boney.
– Au nom de l’équipe perdante, j’aimerais remettre à l’équipe gagnante ce gant de baseball.
Il m’a lancé le gant.
– Vous l’avez gagné à la loyale.
Edna a attendu que Jan se soit éloignée avant de venir me voir. J’ai vu la même souffrance profonde dans ses yeux quand elle l’a regardée au loin. J’aurais aimé qu’une femme m’aime autant. Quand Edna s’est approchée de moi, sa bouche s’est changée en un sourire taquin. Elle a tenu délicatement mon visage entre ses deux mains.
– Beau match, butch.
Je passais d’un pied à l’autre, mal à l’aise.
– Oh Edna, tu sais…
Elle m’a fait un signe de tête pour me faire taire.
– Oui, je sais. Mais ça s’est bien fini.
On a toutes les deux remarqué que Duffy attendait à côté pour venir me féliciter. Il m’a serré la main et m’a dit :
– T’avais raison Jess. Le syndicat a gagné cette partie. Mes premières intuitions étaient fausses, je suis désolé.
Je me suis pris une bière fraiche et un bout de poulet grillé, et je me suis assise toute seule sous un arbre. L’air était chaud, la brise était fraiche. J’avais l’impression d’être le roi du monde.
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1. Le softball est un sport collectif, ressemblant au baseball, pratiqué par deux équipes de neuf à douze joueur·euse·s alternant entre l’attaque et la défense. Le but du jeu est de faire avancer les coureur·euse·s autour de quatre bases jusqu’au marbre, et de marquer le plus de points possible.
2. Lyndon B. Johnson : président des États-Unis de 1963 à 1969.
3. Accord collectif : aux États-Unis, un contrat ou accord d’entreprise se négocie entre le syndicat et la direction. Le fonctionnement des syndicats états-uniens est le suivant : il y a un seul syndicat par entreprise (contrairement au pluralisme français) qui doit passer par une procédure complexe d’accréditation visant à le rendre légal. L’acte de se syndiquer relève donc d’une procédure collective et non individuelle, puisque le syndicat est élu par l’ensemble des travailleur·euse·s. Depuis la loi de 1947, le rôle du syndicat est la négociation, entreprise par entreprise, et il est interdit de faire grève, sauf aux périodes de renouvellement de l’accord collectif.
4. Jack et le haricot magique est un conte populaire anglais.
5. Spencer Tracy est un acteur états-unien au physique massif, célèbre pour ses rôles de gangster, policier, politicien, etc. des années 1930 à 1950. Célèbre également, Montgomery Clift est un acteur gay des années 1940 à 1960. Ils ont joué ensemble dans Jugement à Nuremberg (1961).
6. L’enterrement de vie de jeune fille est une adaptation, dans le contexte féministe des années 1970, de l’enterrement de vie de garçon, symbolisant le renoncement au célibat. De tradition plus ancienne, la bridal shower provient de la pratique de la dot : elle célèbre la future mariée et sa future vie, au cours d’une fête entre femmes pendant laquelle des cadeaux lui sont offerts, des animations et jeux sont organisés.
7. Grounder : balle qui rase le sol.
8. Pop-fly : lancé haut et court dans le champ intérieur.
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