Chapitre 9

© Leslie Feinberg, 2014 & © Hystériques & AssociéEs, 2019.
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9

Le lundi, Jim Boney ne s’est pas montré au travail. J’étais content. Je ne l’aurais jamais admis devant personne, mais il me faisait encore peur. Alors, quand il a appelé lundi matin pour dire qu’il était malade, je me suis baladée dans l’usine avec un petit sentiment de satisfaction.

Jack m’a retirée de la chaine et m’a conduite à une presse qui découpait des fiches scolaires en forme de cartes à jouer. D’habitude, un des gars utilisait une puissante soufflerie pour enlever la poussière avant qu’elle n’enraye la machine.

Jack a gueulé par-dessus le vacarme des machines :

– La soufflerie est en réparation. Tu aides Jan à charger les palettes quand elle en a besoin. De temps en temps, tu essuies les merdes de la presse, comme ça.

Il a passé la main sur le plateau de la presse, profitant de la fraction de seconde entre les découpes. Avant de s’en aller, il m’a prévenue :

– Ne la laisse pas s’enrayer.

Jan a jeté un œil à la machine puis m’a regardée.

– Fais attention, m’a-t-elle averti.

J’ai regardé la presse découper les cartes en essayant de mémoriser son rythme comme une chanson. Ma main s’est élancée et a rapidement essuyé la poussière. J’en ai eu une bonne partie. Mes mains tremblaient. Quand tu travailles avec des machines, tu apprends à respecter leur pouvoir hypnotique. J’essayais de rester synchro avec la poinçonneuse. Juste une fois, ma main a été un peu trop lente. Mais il a suffi d’une fois.

C’est arrivé si vite. Un instant, mes doigts étaient tous attachés à moi. L’instant d’après, je pouvais sentir mon annulaire contre ma paume. Mon sang a giclé en arc sur la machine, sur les paquets de cartes empilés sur les palettes, et sur le mur d’en face.

J’ai essayé de ne pas regarder ma main droite, mais je n’ai pas réussi. Mon estomac s’est soulevé avant même que mon cerveau comprenne ce que mes yeux voyaient. Les autres n’avaient rien dû entendre par-dessus le fracas des machines, mais ça n’avait pas d’importance. Je ne pouvais pas émettre le moindre son. Tout s’est passé au ralenti. Jan a remué les bras en gueulant. Des gens se sont approchés mais ont été tétanisés par l’horreur.

J’ai réalisé que je devais aller à l’hôpital. Et je savais que je ne pouvais pas conduire ma moto. En me dirigeant vers la porte, je me suis demandé si j’avais assez d’argent pour le bus. Walter et Duffy m’ont couru après.

Après ça, la première chose dont je me souviens c’est d’être dans une voiture. Walter avait passé son bras autour de moi. Duffy conduisait et n’arrêtait pas de se retourner, guettant un signe de Walter. Ma main était entièrement bandée dans un chiffon imbibé de sang. J’étais tellement anéantie à cause de mon doigt que de chaudes larmes coulaient le long de mes joues. Je me suis dit que je devrais peut-être l’enterrer, et je me suis demandé qui j’inviterais à la cérémonie.

D’une de ses grandes mains douces, Walter tenait en l’air ma main blessée, et de l’autre, il me serrait fort contre lui. Je tremblais violemment.

– Ça va aller, ma belle, a-t-il dit doucement. J’ai déjà vu plein de fois ce genre de choses arriver. Ça va bien se passer.

Tout ce dont je me souviens, c’est qu’ensuite j’étais allongée sur une table d’opération. Je paniquais. Et s’ils m’enlevaient mes vêtements ? J’étais seul. Une mouche bourdonnait autour de moi. Elle a fini par se poser sur ma main. J’ai vacillé. La mouche a volé en cercles et elle s’est posée à nouveau. Cette fois-ci, quand j’ai fait un geste avec ma main blessée, mon doigt a eu l’air de partir dans une autre direction. Je me suis évanouie.

Quand j’ai repris conscience, c’est le visage de Duffy que j’ai vu. Il souriait, mais avait aussi l’air soucieux. J’ai murmuré :

– Duffy, où est mon doigt ?

Il a grimacé.

– C’est bon, Jess. Ils l’ont sauvé.

Je ne le croyais pas. J’avais vu des tas de films où on ment comme ça aux blessés. J’ai légèrement relevé la tête pour regarder ma main. Elle était couverte de bandes de gaze et il y avait une sorte de pièce en métal qui partait de mon avant-bras, rentrait dans le bandage, puis ressortait au bout, là où était censé être mon doigt. Duffy a hoché la tête :

– Ton doigt va bien, Jess. L’os n’était pas complètement sectionné.

En disant ça, il s’était retourné. Je me suis dit qu’il allait peut-être vomir.

Je portais encore mes habits de travail pleins de sang.

– Fais-moi sortir d’ici, Duffy.

Il s’est arrêté à la pharmacie pour prendre mes médicaments et m’a conduit jusqu’à la maison. Quand je me suis réveillée, il était parti. Il y avait un mot sur la table de nuit qui expliquait comment je devais prendre les médicaments. Il avait aussi laissé son numéro de téléphone et disait de l’appeler à mon réveil. J’ai été soulagée de voir que j’étais encore dans mes habits de travail.

Je l’ai appelé plus tard ce soir-là et il est revenu aussitôt.

– Jack a monté un coup contre toi, Jess.

Duffy faisait les cent pas dans ma cuisine.

– Juste avant que Jack te mette sur cette machine, un des gars a vu Kevin enlever le dispositif de sécurité. Jack pourrait prétendre qu’il l’a enlevé parce que la soufflerie était détraquée, mais ordonner à quelqu’un de mettre ses mains là-dedans c’était totalement contraire au règlement.

J’avais du mal à suivre ce qu’il disait. Ce n’était pas seulement parce que les anti-douleurs m’embrumaient le cerveau, mais je ne voulais tout simplement pas comprendre.

– Mais écoute ça, Jess…

Duffy s’est penché et a tapé du poing sur la table de la cuisine.

– Après qu’on t’a emmenée à l’hôpital, Jack a réinstallé le dispositif de sécurité et il a juré qu’il était en place depuis le début. Ce connard a monté un coup contre toi, Jess.

La peur me troublait l’esprit. Ça m’a rappelé quand mes parents m’avaient fait interner, ou encore quand les flics ouvraient la porte de ma cellule. Tant de gens dans ce monde avaient le pouvoir démesuré de me contrôler et de me faire du mal. J’ai haussé les épaules comme si je m’en fichais.

– Écoute, Duffy. C’est fait. En plus, mon contrat se termine dans deux mois. On a d’autres chats à fouetter.

Duffy m’a regardée comme si j’étais cinglée, mais au moment de parler, sa voix était calme.

– Écoute-moi, Jess. On va s’occuper de ça. On va prouver ce que Jack t’a fait et on va expliquer à la direction que soit ils le virent, soit on fait grève.

J’étais ébahi à l’idée que des hétéros se mobilisent pour moi, ou pour n’importe quelle il-elle. Duffy a ajouté :

– Tu sais, je crois que je n’avais pas réalisé à quel point c’est dur pour toi. Je sais quel genre de connards peuvent parfois être les gars au boulot.

Il s’est appuyé contre l’évier et a croisé les bras.

– Mais quand j’étais à l’hôpital avec toi, j’ai vu comment ils te traitaient, comment ils parlaient de toi.

Il s’est passé les mains sur le visage. Quand il m’a à nouveau regardée, j’ai vu des larmes dans ses yeux.

– Je me suis senti tellement impuissant, tu sais ? J’ai pas arrêté de leur crier que tu étais un être humain, que tu comptais, mais on aurait dit qu’ils ne m’écoutaient même pas. Je ne pouvais rien faire pour t’aider. Je ne pouvais pas les obliger à prendre soin de toi comme j’aurais voulu, tu sais ?

J’ai hoché la tête. Je savais. Et maintenant je savais que Duffy aussi.

***

Le vendredi soir, Jan m’a emmené au Abba’s. Tout le monde m’a acclamée quand je suis entrée. Une banderole où l’on pouvait lire Bon rétablissement, Jess ! était accrochée sur le mur de l’arrière salle. Frankie, Grant et Johnny m’ont dit que Duffy menait une enquête avec le syndicat à propos de l’« accident ».

Je regardais Jan. Elle avait l’air tellement triste.

– Où est Edna ? ai-je chuchoté à Grant.

Elle a passé son index en travers de sa gorge. J’ai attendu de voir Jan s’asseoir seule dans le fond et j’ai apporté deux bières.

– Je peux m’asseoir avec toi ?

Elle m’a désigné une chaise vide. Je lui ai dit :

– T’es mon amie Jan, et je t’aime.

Elle a eu l’air surprise quand j’ai dit ça.

– Si tu ne veux pas en parler, ça me va. Mais je ne vais pas faire semblant de ne pas voir que tu vas mal.

Jan s’est penchée en avant et a posé les coudes sur la table.

– Je l’ai perdue. Je l’aime et je l’ai perdue. Qu’est-ce qu’il y a de plus à dire ?

J’ai haussé les épaules.

– Je sais que vous vous aimez beaucoup toutes les deux.

Jan a bu une gorgée de bière.

– Des fois, l’amour ne suffit pas, a-t-elle dit.

J’espérais qu’elle avait tort. Elle a soupiré.

– Le pire, c’est que c’est de ma faute. Je savais qu’elle allait me quitter et je n’ai pas réussi à changer assez vite pour l’en empêcher. Qui sait, peut-être que je suis trop vieille pour changer tout court.

Je ne savais pas de quoi elle parlait, mais je n’ai pas ouvert la bouche. Jan s’est effondrée.

– Si je te dis pourquoi elle a rompu avec moi, tu me promets que tu ne le diras jamais à personne ?

J’y ai réfléchi, avant de répondre :

– Tu peux me faire confiance.

– T’as mis du temps à répondre, a-t-elle dit avec méfiance.

– Je devais d’abord être sure de le penser.

La voix de Jan est devenue rauque.

– J’arrivais pas à la laisser me toucher. On n’en a jamais parlé. Je ne sais même pas comment parler de ça. Au début ça lui allait, elle comprenait. Mais au bout d’un moment elle m’a dit qu’elle était fière d’avoir toujours réussi à faire fondre ses amantes stones. Ça m’a fichu la trouille de ma vie, tu vois ?

Je me disais que ça devait vraiment être agréable d’avoir une amante fem assez attentionnée pour essayer.

– En tout cas, a dit Jan, je ne pouvais pas, et elle a fini par me quitter. Après toutes ces années. T’y crois à ça ?

Elle a ri jaune.

– C’est la seule femme que j’ai aimée à m’en tordre le bide, et elle m’a quittée.

Elle m’a attrapé le bras.

– Je ferais n’importe quoi pour la récupérer.

Elle avait les larmes aux yeux quand elle parlait.

– Je me mettrais à genoux devant tout ce putain de bar. Je ferais n’importe quoi. C’est juste que je ne peux pas changer qui je suis. Je sais pas ce qui cloche chez moi. J’y arrive juste pas, tu vois ?

Je voyais très bien. Je me suis penchée en avant et j’ai passé mon bras autour d’elle. Elle a posé la tête sur mon épaule. Si elle n’avait pas été bourrée, ça l’aurait sans doute mise mal à l’aise.

Au fond de moi, je bouillonnais. Je savais que j’étais stone, moi aussi. Être stone, c’était comme être équipée d’un système d’alarme qui ne semblait pas avoir d’interrupteur. Une fois installées, les sirènes se déclenchaient et les barrières se fermaient, même si l’intruse était tendre et aimante. Est-ce qu’un jour j’allais finir par trouver une femme qui m’aimerait et par la perdre à cause de ça ? Si c’était le cas, la vie semblait trop dure à surmonter.

J’étais obsédée par une chose que Jan avait dite : Edna était fière de savoir séduire ses amantes stone butchs. Je me demandais comment elle s’y prenait. Je me demandais comment ça pouvait être, de se laisser toucher sans avoir peur. J’ai beaucoup pensé à Edna.

***

Pendant mon arrêt de travail, j’ai passé presque toutes mes soirées à trainer au Abba’s. Jan a arrêté de venir au bar, de peur de tomber sur Edna. Edna, elle, venait au bar les samedis. Toute la semaine, j’attendais cette soirée avec impatience. Ce samedi-là, quand elle a passé la porte, tout le reste a disparu. Toutes les autres étaient en noir et blanc. Seule Edna, vive et étincelante, était en couleur.

Elle s’est dirigée vers moi. Je suis descendue du tabouret à son approche. Elle a attrapé ma main blessée. Elle a doucement soulevé l’attelle et a levé les yeux vers moi.

J’ai haussé les épaules.

– Ça va mieux, le docteur dit que je retrouverai des sensations, l’ai-je rassurée.

– Tu dois la garder combien de temps ?

– Je sais pas. Ils me diront dans un mois.

J’ai vu de l’inquiétude dans ses yeux. Je me suis sentie flattée.

On s’est assises toutes les deux et d’un geste, j’ai commandé deux verres à Meg. J’ai sorti mon portefeuille. Edna a posé sa main sur mon bras.

– Je travaille, a-t-elle dit. Laisse-moi payer.

Elle a bu une gorgée.

– T’as vraiment du courage, m’a-t-elle dit.

J’ai eu honte, parce que ce n’était pas vrai. En toute sincérité, je lui ai répondu :

– Non, vraiment pas. J’ai tout le temps peur, Edna.

Son visage s’est adouci.

– C’est courageux de me dire ça.

J’ai rougi. Elle a posé sa main sur la mienne. Un vernis rouge tout frais brillait sur ses ongles. Elle m’a demandé :

– Tu sais ce que je pense ?

Je me suis approché pour l’écouter.

– Je crois que tout le monde a peur. Le courage, c’est de ne pas laisser tes peurs te paralyser.

J’ai décrété que c’était la personne la plus sage que j’avais jamais rencontrée.

Edna a glissé ses doigts dans ses cheveux. C’était un geste si intime. Elle a vu l’expression de mon visage, puis elle a baissé les yeux et a souri. Quelqu’un a mis une pièce dans le juke-box. Les Righteous Brothers ont commencé à chanter You’re my soul and my heart’s inspiration1.

Je me suis demandé si j’avais le courage de l’inviter à danser. J’ai marmonné :

– Edna, tu veux danser ?

À ce moment précis, la porte du bar s’est ouverte et tout le monde s’est tu. Dans l’embrasure de la porte se tenait une femme gigantesque. Elle portait un blouson en cuir noir, ouvert. Son torse était plat et il était clair qu’elle ne portait pas de bande. Elle avait un jean taille basse sans ceinture. Elle tenait ses gants de moto et son casque à la main. Rocco. Sa légende la précédait.

J’ai jeté un coup d’œil à Edna. Elle était perdue dans des souvenirs qui m’étaient invisibles. J’ai observé leurs visages alors qu’elles se revoyaient pour la première fois depuis des années. Mes yeux passaient de l’une à l’autre comme si c’était un match de tennis dont je ne voulais pas louper la moindre balle. Je pouvais sentir à quel point elles s’aimaient.

– Salut Rocky, a dit Edna d’une voix basse.

On aurait dit une réplique de film.

– Salut Edna, a répondu Rocco d’une voix grave.

Leurs visages étaient proches l’un de l’autre, et du mien. Je pouvais voir la barbe de trois jours sur le menton et les joues de Rocco.

Jan m’avait dit un jour que Rocco avait été tabassée tellement de fois que personne ne pouvait les compter. La dernière fois que les flics l’avaient tabassée, elle avait failli en mourir. Jan avait entendu dire que Rocco avait pris des hormones et s’était fait opérer de la poitrine. Maintenant, elle travaillait comme un homme dans une équipe de construction. Jan disait que Rocco n’était pas la seule il-elle à avoir fait ça. C’était une histoire fantastique. Je n’y ai cru qu’à moitié mais elle m’a obsédé pendant longtemps. Peu importe à quel point ça pouvait être dur d’être une il-elle, je me suis demandé quel genre de courage il fallait pour quitter ainsi le sexe que tu avais toujours connu, et oser vivre aussi seule.

J’avais envie de connaitre Rocco. J’avais des tonnes de questions à lui poser. J’avais envie de voir le monde à travers ses yeux. Mais par-dessus tout, j’espérais qu’elle était différente de moi. Je craignais de voir mon reflet en elle.

J’ai scruté le visage d’Edna. Elle se retenait avec tant de force et de dignité que la douleur qu’elle essayait de cacher en était d’autant plus visible. J’étais incapable de savoir si elle était en train de tendre la main vers la joue de Rocco ou si je lisais juste dans ses pensées. La proximité de deux femmes aussi puissantes m’a fait frissonner.

Rocco a touché le coude d’Edna. Edna s’est levée et l’a conduite à une table dans l’arrière-salle. Je suis resté assis seul, secoué. Je me sentais délaissée, jalouse. Je désirais ardemment l’attention des deux femmes. En jetant à nouveau un coup d’œil vers Edna, j’ai brulé d’envie qu’elle me regarde de cette manière-là. J’aurais voulu être si puissante qu’un simple coup d’œil de ma part puisse suffire à secouer les feuilles de ses branches. Et je voulais que Rocco soit mon amie, qu’elle me révèle tous les secrets de l’univers dans lequel on gravitait. Je voulais qu’elle soit mon refuge, pour les jours où je n’avais pas la force.

J’ai essayé de lire leur langage corporel pendant qu’elles discutaient.

Rocco s’est levée. Edna a saisi le revers de son cuir. Leurs lèvres se sont effleurées, puis Rocco s’est retournée pour partir. J’aurais aimé qu’elle voie l’expression sur le visage d’Edna après qu’elle lui avait tourné le dos. Ça aurait sans doute signifié beaucoup pour elle.

Pour sortir, Rocco devait passer devant moi. J’ai cherché dans mon esprit quelque chose à dire pour l’intercepter et la faire parler. Peut-être à cause de mon air abattu, elle s’est arrêtée face à moi. D’un seul mouvement de sourcils, elle m’a posé une question. Je ne parvenais pas à trouver les mots pour exprimer ce que je voulais. Je ne suis pas sûr que je le savais moi-même.

Pendant un court instant, le doute s’est lu sur son visage. Je l’ai vue monter sa garde. Je n’avais aucune idée de quoi faire, alors j’ai lui ai tendu la main. Elle l’a regardée puis a jeté un coup d’œil à mon autre main, toute bandée, qui ressemblait à celle d’un robot. Quand elle m’a serré la main, elle a hoché la tête. Je ne saurai jamais pourquoi. Puis elle a quitté le bar.

Une fois qu’elle était partie, le volume sonore est remonté. Je me suis sentie vide, amoindrie par son absence. Si moi j’avais mal, je savais que Edna devait saigner. J’ai laissé passer un laps de temps raisonnable avant de retourner vers elle.

– Je peux t’offrir un verre ? lui ai-je demandé.

Elle a paru surprise.

– Quoi ?

Elle a hésité.

– Oui, merci.

On a bu en silence. Je me suis sentie connectée à son chagrin. J’ai observé les couples qui dansaient dans l’obscurité enfumée. Tout à coup, Edna m’a regardé et a murmuré :

– J’ai mal.

Elle avait parlé si doucement et si calmement que j’ai eu peur d’avoir compris de travers. Mais en voyant la douleur dans ses yeux, j’ai rapproché ma chaise. Edna s’est lovée contre moi, explorant tendrement mon corps avec le sien. Le simple fait de la serrer me mettait en joie. Elle a soupiré une fois, puis son corps a commencé à trembler alors qu’elle fondait en sanglots.

Au début, ça m’a gênée, j’étais préoccupée par ce que les gens allaient penser. Mais après je me suis livrée à Edna, inquiète seulement de son confort. Elle me faisait suffisamment confiance pour déposer sa tristesse dans mes bras. J’ai embrassé ses cheveux. L’odeur m’a étourdi. Elle a levé les yeux vers moi. J’avais envie de lui caresser le menton de la main et de l’embrasser sur la bouche, lentement et profondément. Elle a vu ce regard dans mes yeux. Il n’y avait aucune raison de se cacher.

– J’arrive tout de suite, a-t-elle dit.

Elle est restée aux toilettes pendant un bon moment. Quand elle est revenue, je lui ai offert une cigarette et je l’ai allumée pour elle. Edna a secoué la tête lentement.

– Juste au moment où je pensais que je ne pouvais pas souffrir plus, qui est-ce qui passe la porte ?

J’ai soufflé ma fumée et j’ai regardé son visage.

– Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Je n’arrivais pas à croire que je lui posais une question aussi personnelle.

Edna a cligné des yeux, surprise par mon côté direct.

– Elle a entendu dire que Jan et moi on s’est séparées. Elle a attendu à peu près un mois et elle est venue me demander s’il y avait une chance qu’on se remette ensemble.

J’ai doucement tapé mon zippo contre mon verre de whisky : code morse de butch.

– Et y’en a une ? Une chance, je veux dire.

Edna a soupiré.

– Les gens fonctionnent par périodes, tu vois ? Par cycles. Je viens juste de quitter un mariage de huit ans. Rocco a été seule un long moment.

Ça m’a fait mal d’imaginer Rocco seule.

– Je pense pas que j’ai déjà vu une femme comme Rocco avant, je lui ai dit.

J’ai senti que Edna n’était pas complètement sure de ce que je voulais dire et j’ai réalisé qu’elle se battrait jusqu’à la mort pour défendre Rocco.

– J’aimerais être amie avec elle, j’ai ajouté rapidement, pour clarifier.

Elle a souri chaleureusement et a tendu le bras pour toucher le mien.

– Rocco t’apprécierait.

Mon visage s’est illuminé.

– Tu le penses vraiment ?

Edna a fait oui de la tête.

– Tu me fais penser à elle sur plein d’aspects. Tu lui ressembles beaucoup, quand elle était plus jeune.

Je voulais lui demander ce qu’elle voulait dire, mais une partie de moi avait peur d’entendre sa réponse. J’ai dit :

– La première fois que j’ai trouvé un de nos bars, la nuit où j’ai rencontré Al…

Edna a hoché la tête.

– Tu étais amie avec Al ? a-t-elle dit.

Ses yeux se sont embrumés.

– Tu as connu Al ? lui ai-je demandé.

Je voulais dire connaitre au sens biblique du terme2. Elle a compris ma question.

– C’est un petit monde, a-t-elle répondu, le cercle de personnes reste plus ou moins le même.

Elle m’a touché le bras.

– Quoi que tu fasses maintenant, assure-toi de pouvoir vivre avec pour le restant de ta vie.

Je savais que je ferais bien d’y réfléchir sérieusement.

– Enfin, a-t-elle dit, je t’ai interrompue.

Je me suis penché en arrière.

– Quand j’ai posé les yeux sur Al la première fois, ça a été comme un coup de foudre, tu vois ?

Le visage d’Edna s’est adouci.

– Je veux dire, il y a plusieurs sortes d’amour, je ne peux pas expliquer ce que je ressens, mais c’est de l’amour. C’est ce que j’ai ressenti ce soir quand j’ai vu Rocco.

Edna m’a touché le visage du bout des doigts. Elle a dit :

– Plus je te connais, plus je t’apprécie.

Elle s’est appuyée en arrière et m’a doucement embrassée sur les lèvres. J’ai rougi de la tête aux pieds. Edna a souri.

– Je dois rentrer me coucher, a-t-elle dit, tu veux que je te dépose ?

J’ai secoué la tête.

– Je crois que je vais rester un peu, merci.

Après son départ, j’ai repassé la soirée entière dans ma tête, encore et encore.

***

« Sales jaunes ! » C’est ce qu’on criait tous pendant que les flics tentaient de les aider à traverser nos lignes pour qu’ils nous piquent notre travail.

Plusieurs centaines d’entre nous ont poussé les barricades avec force, alors les flics ont tiré les jaunes en arrière.

– Pédés ! a hurlé l’un des nôtres aux briseurs de grève.

Toutes les butchs se sont éloignées du barrage de police. Le mot brulait comme du métal en fusion.

– Duffy, ai-je dit en le tirant par le bras, c’est quoi ces conneries de pédé ?

Duffy a eu l’air tiraillé dans tous les sens.

– D’accord, a-t-il repris. Écoutez les gars. Arrêtez avec ce truc de pédé. C’est des jaunes.

Les gars ont eu l’air perplexe.

Puis une ampoule s’est allumée au-dessus de la tête de Walter.

– Ah, merde.

Il a tendu la main vers moi.

– On parlait pas de vous, les amies !

Je lui ai serré la main.

– Écoute, j’ai dit, appelle-les comme tu veux, mais pas pédés.

Walter a hoché la tête.

– Entendu.

– Espèces d’enculés, allez baiser vos mères ! ont-ils gueulé à la place.

Je me suis frayé un passage sur le devant de la barricade.

– Espèces de jaunes, ai-je hurlé, vous faites tous du sexe avec d’autres hommes.

Les gars ont eu l’air déconcertés.

– De quoi elle parle ? a demandé Sammy.

– Vous avez des relations sexuelles avec votre propre mère, j’ai crié.

– C’est dégueulasse, a dit Walter.

Duffy est intervenu.

– OK, c’est des jaunes et des briseurs de grève. On n’a qu’à les appeler par ce qu’ils sont, d’accord ?

Duffy m’a regardée avec colère, mais il y avait un sourire caché derrière.

Grant m’a tiré en arrière et a montré Duffy du doigt.

– T’es au courant que ce gars c’est un communiste ?

J’étais abasourdi. Je lui ai dit :

– C’est pas vrai.

– Ah ouais, et qu’est-ce que t’en sais ?

Jan a eu l’air embêtée. Elle a voulu savoir :

– C’est vrai ?

– C’est des conneries, leur ai-je dit.

Quand elles sont retournées gueuler sur les jaunes et les flics, je me suis mis à côté de Duffy.

– Ça va ? s’est-il renseigné.

J’ai haussé les épaules.

– Est-ce que t’es un communiste ?

J’avais espéré qu’il se marre, ou au moins qu’il ait l’air surpris, mais au lieu de ça il a eu un regard triste. Il a demandé :

– On doit en parler maintenant ?

– Je leur ai dit que c’était des conneries. C’est des conneries, hein ?

Il a insisté :

– On peut en parler plus tard ?

J’ai hoché la tête mais j’aurais aimé résoudre ça tout de suite. Je voulais juste l’entendre dire que c’était faux.

Tout à coup, les flics ont mis leurs casques anti-émeute et ont sorti leurs matraques. On s’est tous raidis et on s’est rassemblés face à eux. Ils étaient prêts à faire passer les jaunes de l’autre côté. On a fait tellement de bruit que des habitants des HLM d’à côté sont venus voir ce qui se passait. On a entrechoqué les barrières pour montrer à quel point elles étaient fragiles et on a levé nos pancartes, mal agrafées à des tasseaux.

Quand les jaunes se sont approchés, l’un d’eux a sorti une matraque et a frappé les doigts de Frankie qui étaient posés sur la grille. Ça a tellement énervé Jan de voir ça qu’elle a cogné sur la tête du jaune avec sa pancarte. Les flics l’ont attrapée et l’ont tirée de l’autre côté des barrières. Ils l’ont balancée contre le fourgon de police et l’ont tabassée. Trois grévistes ont essayé de sauter la grille pour l’aider, mais les flics les ont chopés et les ont menottés. Ils se sont tous les quatre fait balancer à l’arrière du fourgon.

– Duffy, ai-je hurlé par-dessus de la cohue, Duffy, on doit la sortir de là. Aide-la !

Duffy s’est frayé un passage dans la foule.

– Jess, ils sont quatre membres du syndicat dans ce fourgon.

– Duffy, tu comprends pas. Réfléchis. C’est pas pareil pour elle de se faire arrêter. Écoute-moi, s’il te plait.

Je n’avais pas le temps d’expliquer. Duffy m’a pris le bras et m’a regardée dans les yeux, essayant d’y trouver une réponse. Je l’ai laissé y lire la peur et la honte – ce que je n’avais jamais laissé voir à un homme de mon plein gré. Duffy a fait oui de la tête. Il avait compris.

Il s’est frayé un chemin jusqu’aux grilles, a levé sa chaussure de sécurité et donné un coup de pied dedans. Il a fait signe aux grévistes :

– Allez !

On a pris les flics par surprise en déferlant sur eux. Il y a eu des frictions, mais la plupart d’entre nous se sont attaqués au fourgon et l’ont encerclé. Les gens des HLM ont fait un cercle autour de nous.

– Libérez-les, on a gueulé en faisant tanguer le fourgon.

– Libérez-les ! Libérez-les !

Un flic blême qui portait des galons a chuchoté quelque chose à l’officier à côté de lui. On s’est resserrés autour d’eux. Rapidement, ils ont ouvert le fourgon. Quatre paires de menottes se sont ouvertes. Aussi rapidement qu’ils avaient été arrêtés, les quatre étaient libres.

On s’est tous retournés vers les jaunes près de la porte de l’usine. Sans cordon de police pour les protéger, ils ont détalé comme des rats. Plusieurs d’entre eux ont couru à l’intérieur de l’usine et ont essayé de maintenir la porte fermée. Des grévistes ont tiré la porte, essayant de les rattraper. D’autres ont pourchassé les jaunes dans les rues. La police s’est retirée de l’autre côté de la rue.

On a installé un piquet de grève pile en face de l’entrée de l’usine. On a crié pour s’encourager :

– Un accord3 ! À nos conditions !

– On a gagné, j’ai gueulé à Duffy, on a gagné !

Il a secoué la tête.

– On a gagné cette bataille, demain ça sera plus dur encore.

Quel rabat-joie, ai-je pensé.

J’ai vu Jan trembler. J’ai prévenu Duffy que j’allais l’emmener ailleurs. On a marché toutes les deux jusqu’à sa voiture, quelques pâtés de maison plus loin. Elle s’est adossée contre la portière et son estomac s’est soulevé. Ses mains tremblaient tellement qu’elle ne parvenait pas à allumer sa cigarette. J’ai sorti mon Zippo.

– J’ai eu peur là-bas, a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête.

– Moi aussi.

– Non.

Elle m’a attrapé par l’épaule.

– Je veux dire, je crois pas que j’aurais pu le supporter, pas toute seule, pas sans retrouver Edna à la maison.

J’ai rougi à l’idée d’Edna m’attendant à la maison. Mais j’ai refoulé cette pensée. J’ai murmuré :

– Je sais, Jan. Quand ils t’ont arrêtée, ça m’a d’un coup remis en tête ces choses que j’essaie d’oublier, comme si elles m’arrivaient à nouveau.

Elle m’a regardée et m’a souri avec reconnaissance.

– Tu comprends, a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête et baissé les yeux.

Jan a fanfaronné :

– J’y crois pas que vous m’ayez sortie de là les gars. C’était incroyable ! Je croyais que j’étais foutue et vous m’avez sortie de là, les gars. Putain, c’était incroyable !

On a ri jusqu’à ce que des larmes nous coulent le long des joues.

– Je dois y retourner, maintenant, lui ai-je dit. Pourquoi tu rentrerais pas te reposer ?

Jan a hoché la tête.

– Demain matin ? Sept heures du mat’ ?

J’ai souri et je me suis retournée pour partir.

Jan m’a rappelé.

– Tu sais que t’es une vraie amie ?

Si seulement elle savait ce que je ressentais pour Edna, elle aurait compris quel traitre j’étais.

***

Quand Duffy a appelé cette nuit-là, je dormais à poings fermés.

– T’avais raison, il a gueulé, on a gagné à la table des négociations ce soir ! Et on a forcé la direction à virer Jack !

J’ai essayé de m’extirper des profondeurs du sommeil.

– Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?

– Jess, on a gagné !

Il a ri.

– Y’a l’assemblée générale demain soir. Tu dois convaincre toutes les butchs de venir à la réunion syndicale pour voter, tu peux le faire ?

– Bien sûr, j’ai marmonné, et j’ai raccroché.

Le lendemain matin, j’ai appelé toutes les butchs de l’usine pour qu’elles viennent à la réunion le mardi soir en tant que groupe. Quand j’ai appelé Grant, elle avait de grandes nouvelles.

– L’aciérie doit embaucher cinquante femmes, m’a-t-elle dit. Ils prennent les candidatures mercredi matin. Je sais pas pour toi, mais moi je vais aller camper dans la queue mardi soir. Au matin, la queue va s’étirer de Lackawanna à Tonawanda4.

C’était un peu exagéré, mais j’avais saisi.

J’ai appelé Jan.

– Je sais pas, a-t-elle répondu. Qu’est-ce que tu penses qu’on devrait faire ?

– J’espérais en quelque sorte que t’allais me le dire.

J’ai appelé Duffy mardi après-midi. Je lui ai dit que toutes les butchs sautaient sur l’occasion d’aller à l’aciérie.

Il y a eu un long silence sur la ligne.

– C’est une erreur, il a dit.

J’ai gueulé :

– Tu comprends pas, tu sais pas ce que ça représente pour nous d’être dans une grande usine comme ça.

Il a essayé d’argumenter :

– Si les votes passent, venez au moins pointer mercredi matin, sinon vous serez automatiquement virées.

Il n’avait pas l’air de réaliser que j’étais déjà partie.

– Tu comprends pas ce que ça représenterait de travailler à l’aciérie, hein ?

Il m’a gueulé dessus en retour.

– C’est quoi le truc, jouer les dures ?

– Ouais, ai-je hurlé. Dans un sens. Mais pas comme tu le penses. Tout ce qu’on a c’est les fringues qu’on porte, les motos qu’on conduit et l’endroit où on bosse, tu vois ? Tu peux conduire une Honda et bosser dans un atelier, ou tu peux conduire une Harley et bosser à l’aciérie. Les autres butchs partiront un jour ou l’autre, et je veux pas rester coincée dans cet atelier de merde avec ce syndicat à la mords-moi le nœud.

Je savais que je l’avais blessé mais je n’arrivais pas à trouver le moyen de revenir en arrière. Je lui ai dit :

– Si tu comprends pas ça, je peux pas te l’expliquer.

– Eh bien, je pense que c’est stupide.

On aurait dit un gosse. C’est là que j’ai compris que je l’avais vraiment blessé.

– L’entreprise doit embaucher cinquante femmes, mais elle n’est pas obligée de les garder. Si cinq d’entre vous dépassent les quatre-vingt-dix jours pour entrer au syndicat, je veux bien manger le gant de baseball de Jim Boney.

J’étais énervée.

– C’est mon gant de baseball, je lui ai rappelé avant de raccrocher le téléphone.

Mardi soir, le froid était mordant. On se pressait autour des flammes qui jaillissaient du bidon en métal. Ça a été une très très longue nuit. Mon estomac se serrait à chaque fois que je pensais à la réunion de signature de l’accord collectif.

– Tu crois qu’on a fait une erreur ? m’a demandé Jan.

Je n’ai pas répondu.

Qu’il aille se faire foutre, Duffy, je me suis dit, il ne nous comprend pas.

Les cinquante premières d’entre-nous ont rempli un formulaire de candidature, puis on nous a dit de revenir le lendemain soir à minuit.

Il y a eu une tempête de neige la journée, pendant qu’on dormait, mais Jan et moi on était déterminées à aller bosser de toute façon.

On a déambulé dans l’usine comme si on venait à peine d’atterrir sur cette planète rouillée en tôle ondulée. Des bruits, étouffés et sourds, nous ont fait sursauter. Le haut fourneau illuminait le ciel d’orange et de rouge.

On a donné nos feuilles d’affectation au contremaitre. Il nous a regardées de haut en bas.

– Venez avec moi, a-t-il dit, et il nous a conduites dehors.

Le vent fouettait la couche supérieure de poudreuse en petites rafales. Le contremaitre a pris des pelles et a creusé jusqu’à ce qu’on entende un bruit de métal contre métal.

– Vous entendez ça ? C’est des rails.

Il nous a tendu une pelle chacune.

– Dégagez-les.

Il a regardé ma main gauche. J’avais enroulé une écharpe autour de ma main blessée. Je sentais mon attelle contre ma peau, brulante à cause du froid.

– Tu vas être capable de bosser ?

Il a fait un signe de tête vers ma main.

– Bien sûr, ai-je répondu. Eh, les rails ils vont jusqu’où ?

Il a répondu par-dessus son épaule.

– Vous pouvez pelleter toute la nuit et ne jamais arriver au bout.

Jan et moi on a regardé les congères. Jan a balancé sa pelle qui a doucement heurté la neige. J’ai commencé à me tendre, mais elle a parlé calmement :

– Je suis trop vieille pour ces conneries. Ils vont nous faire vivre l’enfer jusqu’à ce qu’on démissionne.

Je savais qu’elle avait raison.

– Allez, m’a-t-elle dit, je te ramène.

Je suis resté debout jusqu’à l’aube à regarder la neige tomber. Je savais que j’avais été virée la veille en n’allant pas pointer à la première embauche, après la fin officielle de la grève. Quand la lumière a rougeoyé à l’horizon, j’ai marché vers l’usine pour y être quand Duffy arriverait. Dès que sa voiture s’est arrêtée, je suis sortie de derrière la porte. Je n’ai pas pu lire l’expression sur son visage quand il m’a vue.

– Qu’est-ce que tu veux ?

Il l’a demandé doucement, mais ses mots étaient froids.

– Tu avais raison.

J’ai failli m’étrangler avec ces mots.

Il a secoué la tête.

– Ça ne me fait pas plaisir d’avoir eu raison.

J’ai haussé les épaules.

– Ça ne fait rien, vraiment. Je viens juste te dire que je suis désolée. J’ai fait une erreur.

Il a passé un bras autour de moi.

– Moi aussi j’ai fait une erreur. J’y ai beaucoup pensé. Tu te souviens quand tu étais en compétition avec Leroy pour ce poste ?

J’ai hoché la tête.

– Eh bien, a continué Duffy, tu as accepté de t’effacer pour être sure que Leroy ait ce boulot. Et tu m’as dit que les butchs n’étaient pas les bienvenues aux réunions syndicales. Je t’ai demandé d’attendre la fin de la grève pour qu’on s’en occupe. C’est pas que je pensais que tes revendications avaient moins d’importance. Je n’avais juste pas assez d’énergie pour m’occuper de tout. Mais ça t’a peut-être donné cette impression. Je suis désolé, Jess. Si je pouvais le refaire, j’emmènerais Leroy et toutes les butchs à la réunion d’après et je dirais aux gars : « On est là tous ensemble, on est le syndicat ! » Je crois que j’ai fait une erreur, moi aussi.

Tommy et Duffy étaient les deux seuls hommes à s’être déjà excusés auprès de moi.

– Je dois y aller, lui ai-je dit, tu vas être en retard.

Il a levé la main :

– Attends ! J’ai quelque chose pour toi.

Il a ouvert la portière de sa voiture et m’a tendu un paquet cadeau.

– Quand j’ai réalisé qu’on avait gagné la grève, je suis allé te chercher ça.

Duffy a eu l’air embarrassé en me le tendant. Il a enlevé son gant et m’a serré la main.

– Au revoir, Jess. Merci.

– Merci pour quoi ?

Il a souri.

– Merci de m’avoir tant appris.

Il s’est retourné et il est parti.

Je suis rentrée à pied sous la neige, en essayant de ne penser à rien. Quand je suis arrivé, je me suis rendu compte que je tenais encore le paquet à la main. Il était enveloppé dans un bulletin de l’AFL-CIO5, avec un gros nœud doré qu’il avait dû garder depuis Noël. C’était un livre, une autobiographie d’une syndicaliste nommée Mother Jones6. À l’intérieur de la couverture, Duffy avait écrit : Pour Jess, avec beaucoup d’espoir.

Je suis allée à la fenêtre et j’ai regardé dehors, par-delà les monceaux de neige, en rêvant de pouvoir vivre toute ma vie une première fois comme entrainement, puis de revenir au début et tout recommencer.

***

J’étais assise au bar et je fumais nerveusement, en attendant que Edna arrive. Justine a levé un sourcil.

– Elle est pas encore là ?

– Qui ? ai-je demandé d’un air innocent.

Justine a souri en levant son verre pour porter un toast.

– À l’amour, a-t-elle dit, ou bien c’est du désir ?

Mes défenses se sont fissurées.

– Je sais juste que toute la semaine j’attends de la voir, et quand ça arrive…

Justine a ri :

– Hum hum ! Et est-ce qu’elle ressent la même chose ?

J’ai haussé les épaules.

– Je crois qu’elle m’aime bien.

Justine s’est penchée en arrière.

– Alors quel est le problème, chérie ?

– Je sais pas. Elle est célibataire, je suis célibataire. Il n’y a aucune loi contre ça, pas vrai ?

Justine n’a pas répondu.

– Je sais pas, Justine, c’est juste que ça semble pas correct. Je veux dire, Jan est mon amie. Elle m’a raconté des trucs, elle s’est confiée à moi. Ça casserait un truc entre elle et moi. Mais après quand je vois Edna… Je la désire tellement que c’en est douloureux.

Justine n’a pas dit un mot. Je l’ai implorée :

– Dis quelque chose.

Elle a haussé les épaules.

– Cette fois-ci, tu vas devoir décider par toi-même.

– Merci beaucoup.

Edna a passé la porte. On ne pouvait pas prétendre qu’il ne se passait rien. Son regard m’a attrapée alors qu’elle marchait vers moi. Elle a lissé les revers de ma veste et m’a embrassé légèrement sur les lèvres. Mon cœur battait la chamade. Elle m’a conduit par la main vers l’arrière-salle. J’ai posé mon verre sur la table et j’ai commencé à m’asseoir, mais Edna m’a tirée vers la piste de danse. J’avais rêvé de ce moment.

Le plaisir de danser était si intense que c’en était presque insupportable. Pendant le morceau, je n’ai ouvert les yeux qu’une seule fois. Mais là, j’ai vu Jan qui nous regardait. Même si ce n’était qu’une silhouette, j’ai reconnu sa rage jalouse. L’instant d’après, elle était partie.

Edna m’a tirée en arrière et m’a regardée.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? m’a-t-elle demandé.

Mes yeux se sont remplis de larmes. Elle a posé ses doigts sur mes joues et m’a tirée plus près.

– Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?

Je ne pouvais pas lui dire que j’avais peur d’avoir moi aussi perdu Jan à l’instant.

Elle m’a conduit à la table.

– Edna, ai-je commencé.

Elle a secoué la tête.

– Je n’aime pas ce ton. Tu n’as pas à t’expliquer.

Elle a dit ça en rassemblant son sac à main et sa veste dans ses bras.

– Attends, l’ai-je interrompue, tu ne comprends pas.

Elle a laissé tomber sa veste d’un air las.

– J’ai tellement envie d’être avec toi, ça me rend dingue. C’est juste que c’est pas bien.

Edna n’a pas dit un mot. C’était à moi d’expliquer.

– J’arrive pas à m’empêcher de penser à toi.

Elle s’est penchée en arrière et a posé sa main sur ma main non-blessée, mais elle ne parlait toujours pas.

– Tu te souviens de cette chose que tu m’as dite, que les gens fonctionnent par périodes ? Tu viens juste de rompre avec Jan et tu souffres. J’aime Jan moi aussi, c’est mon amie.

Edna a baissé la tête, puis l’a relevée. Ses yeux étaient pleins de tristesse.

– Je croyais que tu allais me dire que j’étais trop vieille pour toi.

– Je crois pas du tout que t’es vieille, Edna. Je crois que je suis un petit peu trop jeune pour toi. Je ne parle pas tant de l’âge que du fait d’être adulte. Des fois, je m’imagine rentrer dans le bar avec toi et être un instant plus âgée parce que tu es à mon bras.

Edna n’a rien dit. C’est clair qu’elle ne me facilitait pas la tâche.

– Et des fois, quand je suis trop embrouillée et que je ne sais plus quoi faire, je me dis que tu pourrais donner un sens au monde pour moi.

Edna a souri doucement.

– Mais je ne peux pas vieillir en un instant. Je ne peux pas sauter par-dessus toutes les choses que je dois apprendre et je ne peux pas toutes les obtenir à travers toi. Ce que je suis en train de dire, j’imagine, c’est que la première fois que je te prendrai dans mes bras comme amante, et je le ferai un jour, je voudrais être plus adulte que je le suis maintenant.

J’ai pris une grande respiration.

– Et deuxièmement j’aime Jan, c’est mon amie. Tu m’as dit que quoi que je fasse maintenant, j’allais devoir vivre avec le reste de ma vie.

– C’est ce que j’ai dit.

Edna a soupiré avec mélancolie. Elle s’est assise au fond de sa chaise, à l’instant même où j’aurais voulu qu’elle se rapproche. Elle m’a dit :

– Je ne suis pas prête à m’installer avec une butch. Si je l’étais, je serais ravie d’entrer dans ce bar à ton bras. Si quelqu’un m’avait dit que je pouvais souffrir autant que je souffre et être malgré ça encore attirée par toi, j’aurais pensé que cette personne était cinglée.

J’ai rougi. C’étaient les mots que j’attendais. Elle a souri.

– Et je suis très flattée qu’une jeune butch comme toi me prête autant d’attention. Tu m’as fait me sentir belle à un moment où je ne pensais pas l’être. Mais je crois que je n’avais pas vraiment réalisé de quel bois tu étais faite avant d’entendre ce que tu viens de dire. J’adore les butchs.

Elle m’a caressé le bras. Ses mots étaient comme un feu auprès duquel me réchauffer les mains.

– J’aime Rocco et Jan parce qu’elles sont prêtes à affronter le monde entier plutôt que de tricher sur ce qu’elles sont. Et tant bien que mal, elles se débrouillent encore pour être des femmes d’honneur. Elles ont été loyales envers moi et envers leurs amies.

J’ai hoché la tête et baissé les yeux.

– Je les respecte pour ça, m’a-t-elle dit, ça fait partie de pourquoi je les aime tant. Et je vois ça en toi.

J’avais peur d’oublier ma décision et de plonger dans ses bras si on continuait à discuter. J’avais envie de lui demander de m’apprendre à me laisser toucher, mais je ne pouvais pas trahir la confidence de Jan.

Edna a parlé avant.

– Je dois rentrer maintenant.

J’ai soupiré de soulagement. Je me suis levée et je lui ai tendu sa veste. Elle a glissé les bras dans les manches et s’est tournée vers moi. Elle m’a embrassé légèrement sur les lèvres. Je l’ai prise par la taille. Sa bouche s’est ouverte pour moi et j’ai découvert tout le plaisir que j’avais pensé trouver dans sa chaleur.

Elle s’est reculée. Moi aussi. Elle a levé ma main blessée et m’a embrassée le bout des doigts. L’instant d’après, elle était partie. Je suis resté sur place un long moment, incapable de bouger.

Peaches est apparue à mes côtés.

– Allez, mon p’tit, a-t-elle dit en me conduisant vers le bar. Sers-nous à boire, Meg, et ne t’arrête pas.

Justine a levé son verre pour me saluer.

– Je n’aurais pas voulu te dire que tu te trompais, mais selon moi tu as fait le bon choix.

Je me suis effondrée sur le bar.

– Jan me déteste de toute façon, lui ai-je dit, elle nous a vues danser ensemble.

Justine m’a ébouriffé les cheveux.

– C’est toujours ton amie.

J’ai soupiré :

– J’ai peur de les avoir perdues toutes les deux.

Justine a secoué la tête.

– Jan reviendra. Et Edna pleurait et souriait quand elle est sortie d’ici. T’as dû faire quelque chose de bien.

J’ai secoué la tête.

– J’en sais rien, j’ai pas l’impression d’avoir fait quoi que ce soit de bien.

Peaches a ri.

– Attends et observe. La fille idéale est en route, elle se dirige vers toi.

Si c’était vrai, j’espérais vraiment qu’elle se dépêche.

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1. « Tu es l’inspiration de mon âme et de mon cœur », 1966.

2. Connaitre au sens biblique du terme est une expression qui signifie avoir eu une relation sexuelle.

3. Les grévistes exigent ici que leurs revendications soient reprises dans l’accord collectif de l’usine qui est en cours d’élaboration (voir note au chapitre 8).

4. Lackawanna et Tonawanda sont deux villes de l’État de New York, séparées d’environ 26 kilomètres.

5. L’AFL-CIO (American Federation of Labour– Congress of Industrials Organisations) est le principal regroupement syndical des États-Unis.

6. Mary Harris Jones, dite Mother Jones est une syndicaliste et socialiste états-unienne, et l’une des fondatrices des IWW (Industrial Workers of the World, ou Wobblies), syndicat internationaliste fondé en 1905, qui prône l’abolition du salariat et défend l’unité des travailleur·euse·s en tant que classe ainsi que des pratiques d’action directe et d’autogestion. À la fin du 19e et au début du 20e siècle, elle organise notamment des manifestations d’épouses et d’enfants de travailleurs en lutte, pour soutenir les grèves ouvrières. Elle milite également pour les droits des enfants et contre leur exploitation dans les usines. Elle est la cible de plusieurs arrestations, expulsions d’États, procès pour sédition, etc. Accusée par un sénateur d’être la grand-mère de tous les agitateurs, elle répond qu’elle espère vivre assez longtemps pour devenir l’arrière-grand-mère de tous les agitateurs. Elle publie en 1925 une autobiographie décrivant de nombreuses luttes ouvrières.

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